B. Constant, La souveraineté n’existe que d’une manière limitée.

Benjamin Constant, Principes de politique. Chapitre 1,
de la souveraineté du peuple. (Extrait)

La souveraineté n’existe que d’une manière limitée et relative. Au point où commencent l’indépendance et l’existence individuelle, s’arrête la juridiction de cette souveraineté. Si la société franchit cette ligne, elle se rend aussi coupable que le despote qui n’a pour titre que le glaive exterminateur ; la société ne peut excéder sa compétence sans être usurpatrice, la majorité, sans être factieuse. L’assentiment de la majorité ne suffit nullement dans tous les cas, pour légitimer ses actes : il en existe que rien ne peut sanctionner ; lorsqu’une autorité quelconque commet des actes pareils, il importe peu de quelle source elle se dit émanée, il importe peu qu’elle se nomme individu ou nation ; elle serait la nation entière, moins le citoyen qu’elle opprime, qu’elle n’en serait pas plus légitime.

Rousseau a méconnu cette vérité, et son erreur a fait de son contrat social, si souvent invoqué en faveur de la liberté, le plus terrible auxiliaire de tous les genres de despotisme. Il définit le contrat passé entre la société et ses membres, l’aliénation complète de chaque individu avec tous ses droits et sans réserve à la communauté. Pour nous rassurer sur les suites de cet abandon si absolu de toutes les parties de notre existence au profit d’un être abstrait, il nous dit que le souverain, c’est-à-dire le corps social, ne peut nuire ni à l’ensemble de ses membres, ni à chacun d’eux en particulier ; que chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et que nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres ; que chacun se donnant à tous, ne se donne à personne ; que chacun acquiert sur tous les associés les mêmes droits qu’ il leur cède, et gagne l’ équivalent de tout ce qu’ il perd avec plus de force pour conserver ce qu’ il a.

Mais il oublie que tous ces attributs préservateurs qu’ il confère à l’ être abstrait qu’ il nomme le souverain, résultent de ce que cet être se compose de tous les individus sans exception. Or, aussitôt que le souverain doit faire usage de la force qu’il possède, c’est-à-dire, aussitôt qu’il faut procéder à une organisation pratique de l’autorité, comme le souverain ne peut l’exercer par lui-même, il la délègue, et tous ces attributs disparaissent. L’action qui se fait au nom de tous étant nécessairement de gré ou de force à la disposition d’un seul ou de quelques-uns, il arrive qu’ en se donnant à tous, il n’est pas vrai qu’on ne se donne à personne ; on se donne au contraire à ceux qui agissent au nom de tous. De là suit, qu’en se donnant tout entier, l’ on n’entre pas dans une condition égale pour tous, puisque quelques-uns profitent exclusivement du sacrifice du reste ; il n’est pas vrai que nul n’ait intérêt de rendre la condition onéreuse aux autres, puisqu’ il existe des associés qui sont hors de la condition commune.

Le peuple, dit Rousseau, est souverain sous un rapport, et sujet sous un autre : mais dans la pratique, ces deux rapports se confondent. Il est facile à l’autorité d’opprimer le peuple comme sujet, pour le forcer à manifester comme souverain la volonté qu’elle lui prescrit. Aucune organisation politique ne peut écarter ce danger.(…)

Il est des objets sur lesquels le législateur n’a pas le droit de faire une loi, ou en d’autres termes, que la souveraineté est limitée, et qu’il y a des volontés que ni le peuple, ni ses délégués, n’ont le droit d’avoir. C’est là ce qu’il faut déclarer, c’est la vérité importante, le principe éternel qu’il faut établir. Aucune autorité sur la terre n’est illimitée, ni celle du peuple, ni celle des hommes qui se disent ses représentants, ni celle des rois, à quelque titre qu’ils règnent, ni celle de la loi, qui, n’étant que l’expression de la volonté du peuple ou du prince, suivant la forme du gouvernement, doit être circonscrite dans les mêmes bornes que l’autorité dont elle émane.

Les citoyens possèdent des droits individuels indépendants de toute autorité sociale ou politique, et toute autorité qui viole ces droits devient illégitime. Les droits des citoyens sont la liberté individuelle, la liberté religieuse, la liberté d’opinion, dans laquelle est comprise sa publicité, la jouissance de la propriété, la garantie contre tout arbitraire. Aucune autorité ne peut porter atteinte à ces droits, sans déchirer son propre titre. La souveraineté du peuple n’étant pas illimitée, et sa volonté ne suffisant point pour légitimer tout ce qu’il veut, l’autorité de la loi qui n’est autre chose que l’expression vraie ou supposée de cette volonté, n’est pas non plus sans bornes. Nous devons au repos public beaucoup de sacrifices ; nous nous rendrions coupables aux yeux de la morale, si, par un attachement trop inflexible à nos droits, nous résistions à toutes les lois qui nous sembleraient leur porter atteinte ; mais aucun devoir ne nous lie envers ces lois prétendues, dont l’influence corruptrice menace les plus nobles parties de notre existence, envers ces lois, qui, non-seulement restreignent nos libertés légitimes, mais nous commandent des actions contraires à ces principes éternels de justice et de pitié que l’homme ne peut cesser d’observer sans dégrader et démentir sa nature. (…)

Résumons maintenant les conséquences de nos principes. La souveraineté du peuple n’est pas illimitée ; elle est circonscrite dans les bornes que lui tracent la justice et les droits des individus. La volonté de tout un peuple ne peut rendre juste ce qui est injuste.

1815

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