Ecole française : Gustave de Molinari

Par Gaëtan Pirou (1886 – 1946),

Gaëtan Pirou fut professeur d’économie à la Faculté de droit de Bordeaux et rédacteur en chef avec Charles Rist de la Revue d’économie politique. Dans ce second extrait, Pirou présente les idées radicales de Gustave de Molinari, le second rédacteur en chef du Journal des Economistes à Paris.

Les doctrines économiques en France depuis 1870, Librairie Armand Colin, 1925

Livre II : Les doctrines individualistes

Chapitre I : L’individualisme extrême

Gustave de Molinari était Belge. Il doit cependant figurer dans une histoire des doctrines françaises, parce que c’est en France que son activité d’écrivain s’est déployée. Rédacteur en chef du journal des Débats de 1871 à 1876, rédacteur en chef du Journal des Économistes de 1881 à 1909, de Molinari a mené chez nous ses grandes campagnes individualistes. Son ami et disciple Yves Guyot a déclaré que l’œuvre de Molinari « comptera parmi les monuments intellectuels du XIXe siècle ». La formule est un peu excessive. Pourtant il faut reconnaître que G. de Molinari avait un don remarquable de synthèse et qu’il a construit une doctrine d’une belle envergure.

Une formule que de Molinari affectionnait en résume excellemment l’esprit. En matière économique, disait-il, l’État n’a qu’une chose à faire, c’est de « maintenir le milieu libre », ce qui veut dire que l’État n’a d’autre mission que de veiller à ce que les activités économiques individuelles se puissent déployer librement.

Sur quelle conception du mécanisme économique cette théorie s’appuie-t-elle ? et à quelles conclusions pratiques va-t-elle conduire ?

Comme, tous les économistes individualistes, de Molinari pense que le jeu des lois naturelles de la concurrence et de la valeur assure automatiquement l’adaptation de la production aux besoins. L’argumentation qu’il donne à l’appui de cette thèse générale n’est qu’une reprise et une confirmation de l’analyse classique que nous avons précédemment rappelée.

Mais dans la réponse que de Molinari fait aux économistes animés de préoccupations sociales on nationales, il donne, à la thèse de l’harmonie spontanée, des développements complémentaires qui méritent d’être signalés.

Les adversaires du libéralisme ont coutume de dire que la misère dont la classe ouvrière a souffert dans la première moitié du XIXe siècle a été la conséquence directe de la libre concurrence et du libre contrat, et ils en tirent argument pour affirmer que l’harmonisation spontanée ne se réalise pas dans les faits. De Molinari leur réplique que les souffrances de la classe ouvrière sont venues, au contraire, de ce que dans les rapports entre le capital et le travail, « le milieu libre » n’a été qu’incomplètement réalisé. Alors que le marché des produits et des capitaux s’est agrandi et internationalisé, celui du travail est demeuré local. Par suite de l’insuffisance de leurs ressources et de l’absence d’informations sur les autres marchés de la main-d’œuvre, les ouvriers ont été confinés ait lieu même de leur naissance ou aux localités immédiatement avoisinantes. Les lois sur le domicile de secours et le vagabondage, ainsi que les restrictions d’immigration, ont accentué encore la localisation des marchés du travail dans la première moitié du XIXe siècle. Et si, depuis lors, la condition des ouvriers s’est sensiblement relevée, c’est que peu à peu ces entraves se sont atténuées et que l’on s’est rapproché du « milieu libre ». Il reste toutefois à l’heure actuelle une grande différence entre le marché du travail et celui des capitaux ou des produits. Tandis que pour ceux-ci, toute une série d’institutions spécialisées – les banques, les bourses – se chargent de dresser et de transmettre le tableau des offres et des demandes, il n’existe rien de tel pour la main-d’œuvre. Jadis, sous le régime de l’esclavage, le marché du travail était organisé. Dans l’Antiquité, le métier des marchands d’esclaves consistait à acheter la main-d’œuvre là où elle était à bon marché – en Afrique, en Syrie – pour la revendre là où elle était chère – en Grèce, en Italie -. Grâce à eux, un lien et un équilibre s’établissaient entre l’offre et la demande. De Molinari demande que l’on s’inspire de ce précédent et que l’on commercialise le marché du travail en créant des « bourses » qui régulariseraient le marché et dépersonnaliseraient les prix. De Molinari consacra tout un livre à l’esquisse de l’organisation de ces bourses du travail. Les bourses virent effectivement le jour, mais elles ne tardèrent pas à prendre une orientation tout autre que celle que de Molinari avait rêvée.

Très curieuse également, la démonstration qu’oppose de Molinari à ceux qui craignent que l’élargissement mondial des marchés et des échanges ne risque de mettre en péril l’indépendance nationale. Jadis, dit-il, les sociétés en voie de civilisation étaient d’une manière permanente menacées d’asservissement par les peuples moins civilisés qui demandaient leur subsistance au meurtre et au vol. La société qui voulait vivre était alors obligée de mettre au premier plan de ses préoccupations la sécurité extérieure, et c’est le gouvernement qui avait tout naturellement la charge d’assurer cette sécurité. Les choses ont changé depuis l’invention de la poudre à canon, parce que le monde civilisé a été mis par elle à l’abri des attaques des peuples primitifs. Dans Grandeur et décadence de la guerre (1898), de Molinari expose comment la guerre, qui a; pu être jadis un agent de progrès, n’a plus aujourd’hui de raison d’être et inflige aux nations des dommages d’autant plus considérables qu’elle, brise des liens d’échange plus nombreux et plus étroits. La guerre ne subsiste que parce que la multitude intéressée au maintien de la paix ne possède pas une influence suffisante sur la direction des affaires publiques, laquelle demeure entre les mains d’une classe intéressée à la persistance de l’état de guerre. Mais cet anachronisme ne subsistera pas indéfiniment.

« Après avoir eu sa période de grandeur, elle (la guerre) est entrée clans sa période de décadence et elle est destinée à disparaître pour faire place à la paix qu’elle a rendue possible. »

Cette vision optimiste du mécanisme économique et des relations internationales permet à, de Molinari de porter l’individualisme à son degré extrême et de réduire presque à rien la sphère d’action de l’État. Pour fixer à l’État les limites qu’il ne doit pas dépasser, de Molinari classe en deux catégories les ‘produits et services nécessaires à l’individu et à la société, suivant que leur consommation est individuelle ou collective.

Les services à consommation individuelle doivent être intégralement laissés à l’entreprise privée. Deux exemples montreront jusqu’où de Molinari va dans ce sens. S’agissant de la monnaie, il critique très vivement le monopole gouvernemental du monnayage, qui a donné naissance aux altérations de frappe et complique de difficultés de change les transactions internationales. De Molinari voudrait que l’industrie du monnayage fût libre. Les banques se chargeraient de fournir au public les monnaies métalliques ou de papier. De toutes ces monnaies, la plus appréciée du public, celle jugée par lui la plus commode et la plus sûre, triompherait des autres. On posséderait ainsi une monnaie internationale par laquelle le « voiturage des valeurs » dans le monde serait facilité comme l’a été le transport des marchandises par l’unification internationale des entre-voies de chemin de fer. Et cette monnaie, uniformisée dans l’espace, pourrait être stable dans le temps parce que la banque émettrice en réglerait la circulation en fonction de la cote des marchandises, la restreignant par exemple lorsqu’elle constaterait une tendance à la hausse générale des prix, symptôme d’une surabondance monétaire.

S’agissant de l’enseignement, de Molinari dresse un réquisitoire contre l’établissement d’État. Au lieu de se plier aux désirs des consommateurs, l’État leur impose les siens. Il les oblige à l’étude des langues mortes « quoiqu’elles aient visiblement cessé d’être les instruments nécessaires de la culture de l’esprit et des communications intellectuelles d’un pays à un autre ». Il surcharge à l’excès les programmes. Il exalte fâcheusement la vanité nationale. « Sous prétexte de développer en eux l’amour de la patrie, les institutions officielles enseignent aux enfants que leur nation est la première entre toutes. » De Molinari voudrait donc que l’enseignement à tous les degrés fût abandonné à l’industrie privée et qu’il fût absolument interdit au gouvernement de le distribuer ou de le subventionner. Toutefois, il admet que l’État édicte l’obligation pour les parents de faire donner une instruction à leurs enfants. Cette concession à l’étatisme lui fut reprochée par un autre individualiste, plus radical encore, Frédéric Passy, qui prétendit que si l’on ouvrait la porte sur ce point à l’intervention de l’État, on ne serait plus en mesure d’arrêter ses autres empiétements. De Molinari répondit à F. Passy que les parents, par le fait volontaire de la procréation, contractent une dette envers leurs enfants. S’ils ne s’acquittent pas de cette dette, l’État est fondé à leur en imposer payement, comme il l’est à exiger des débiteurs récalcitrants qu’ils s’acquittent envers leurs créanciers. Il n’y a rien là de contraire à la doctrine du « milieu libre ». De Molinari spécifie d’ailleurs qu’instruction obligatoire ne veut pas dire instruction gratuite. Tout au plus la charité pourra-t-elle venir en aide aux parents pauvres en leur distribuant des bons d’enseignement analogues aux bons de pain. Encore est-il à souhaiter que cette bienfaisance ne se développe pas trop, car l’obligation de subvenir aux dépenses d’instruction des enfants est un frein utile à une procréation excessive.

« La force de reproduction de l’espèce humaine a besoin d’être incessamment contenue, réfrénée ; elle n’a pas besoin d’être encouragée… ; il importe que l’esprit de prévoyance combatte les impulsions physiques de la reproduction… ; il faut pour cela que l’homme qui procrée sache qu’il contracte une dette égale au montant des frais d’élève et d’éducation de l’enfant, et que l’assistance qui pourra lui être donnée n’a aucun caractère d’exigibilité et de certitude. »

Quant aux services à consommation collective, de Molinari admet l’intervention de l’État, mais il accueille avec faveur les moyens qui permettraient de restreindre son champ d’action. Pour ce qui est de la sécurité extérieure, l’importance de la tâche de l’État est destinée à aller en décroissant puisque, nous l’avons vu, la guerre jouera de moins en moins dans l’avenir le rôle utile qu’elle a joué dans le passé. Pour les services collectifs internes (justice, police, éclairage et pavage des rues, etc.), l’idéal serait que l’État s’adressât à des entreprises spéciales et conclût avec elles des contrats, en mettant autant que possible ces entreprises en concurrence les unes avec les autres. Enfin, la faculté de sécession, c’est-à-dire le droit pour les individus de changer de nationalité, établirait entre les États une salutaire émulation et pousserait chacun d’eux à faire tout le possible pour donner à ses administrés les services les meilleurs au plus bas prix. Ainsi de Molinari, lorsqu’exceptionnellement il se résigne à laisser à l’État quelque fonction, entend que cette fonction soit soumise au jeu des lois de l’économie privée et concurrentielle.

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