L’abbé de Saint-Pierre, critique de Mandeville

L’abbé de Saint-Pierre reconnaît, contre une opinion fort répandue de son temps, que l’amour propre est une passion qui en soi n’est ni injuste ni blâmable. Contre Mandeville, cependant, il tient à préciser que l’amour propre n’est ainsi innocent que lorsqu’il ne fait de mal à personne et tourne à l’avantage de la société.


L’abbé de Saint-Pierre, critique de Mandeville

(Ouvrages de politique et de morale, Tome 15, p. 197-212)

Contre l’opinion de Mandeville.

Que toutes les passions sont injustes, et que les passions injustes sont néanmoins plus utiles que nuisibles à l’augmentation des richesses et au bonheur de la Société, parce qu’il n’y a que les passions injustes qui excitent les hommes au travail.

Quelques écrivains, faute de distinguer trois espèces de plaisirs, et trois espèces de passions, font souvent dans la Morale de mauvais raisonnements.

II y a en premier lieu des plaisirs permis et innocents que l’on prend sans offenser personne, sans faire aucun tort à personne et avec reconnaissance pour l’Auteur de la nature, qui seul peut nous faire sentir du plaisir là ou il n’y a nulle nécessité que nous en sentions : plaisir de la musique ; plaisir de la table ; plaisir de voir ses amis, plaisir des amants ou mariés ou qui veulent se marier ; plaisir du jeu ; plaisir de l’admiration ; plaisir des amusements.

En second lieu, il y a des plaisirs vertueux et dignes de louanges. Car le plaisir que l’on prend à être loué et estimé pour avoir fait, pour avoir procuré de grands plaisirs et de grands bienfaits à ses citoyens, et pour les avoir délivrés de grands malheurs, est non seulement innocent et permis, mais il est encore vertueux et digne de louange.

En troisième lieu il y a des plaisirs injustes que l’on prend en offensant les autres ; en leur faisant tort, en leur causant des déplaisirs, des peines. Tels sont les plaisirs des méchants, des tyrans, des voleurs, des calomniateurs, des médisants, des fripons, et autres scélérats. Tels sont les plaisirs des injustes qui font contre les autres ce qu’ils ne voudraient pas que l’on fit contre eux.

De là il suit qu’il n’y a que les plaisirs vertueux qui soient estimables et dignes de louanges et des autres récompenses. De là il suit qu’il n’y a que les plaisirs injustes qui soient odieux, dignes de blâme et de punition, et que l’on peut bien féliciter les hommes de leurs plaisirs innocents, mais qu’il serait ridicule de les en louer.

On ne Ioue point un écolier d’avoir bien dîné, mais on loue celui qui se prive d’un bon fruit pour le donner à son camarade et à son ami, c’est qu’il est évidant que cette libéralité est une action de bienfaisance et de vertu. On loue celui qui hasarde sa vie pour remporter une victoire importante et difficile pour faire cesser les grands malheurs de ses compatriotes. On loue volontiers l’auteur d’un bon règlement, d’un bon établissement comme l’auteur d’un grand bienfait.

II est vrai que ces bienfaiteurs en reçoivent le plaisir des louanges, mais celui qui loue son bienfaiteur du bienfait qu’il reçoit, n’achèterait-il pas volontiers souvent de pareils bienfaits à pareil prix, et n’est-il pas fort heureux que ses bienfaiteurs se contentent du plaisir des louanges qui leur sont si légitimement dues ?

II est vrai que le bienfaiteur goûte fort le plaisir qui rejaillit sur lui de la grande joie de ses compatriotes à qui il vient de procurer un grand bienfait, et qu’il est fort sensible aux louanges, que ce bienfait lui attire, mais le plaisir qu’il a à bienfaire doit-il diminuer en nous notre reconnaissance et son mérite ?

Et cela me fait croire que certains tuteurs sont ou très imprudents, ou très ingrats, ou citoyens très injustes pour chercher à diminuer les louanges dues au bienfaiteur, parce que dans son entreprise il a cherché à procurer des bienfaits pour gouter le plaisir des louanges, et cependant c’est ce que font souvent avec esprit et peu de jugement certains auteurs de morale un peu misanthropes qui n’aiment pas à estimer les hommes et qui se plaisent à les mépriser et à les faire mépriser, et à ne les regarder que par les côtés défectueux, comme s’il n’était pas de leur nature d’être fort bornés dans tous leurs âges.

Passions innocentes, amour propre innocent.

De là il suit qu’il y a parmi les hommes des passions innocentes et permises, un amour propre innocent avec lequel on peut chercher avec ardeur des plaisirs permis et innocents.

Telle est la passion réciproque ou non réciproque de deux amans qui vont se marier légitimement, ou après le mariage. Tel est l’amour propre ou la passion d’un marchand qui désire avec ardeur amasser de grandes richesses sans faire tort à personne, et qui hasarde sa vie sur la mer pour faire une grande fortune aux Indes. Telle est la passion d’un avocat, d’un poète, d’un peintre, d’un capitaine qui veut acquérir une grande réputation par de grands travaux. Car l’on suppose ici que c’est sans faire tort à personne. Telle est la passion d’un savant qui sans blesser, sans offenser personne, emploie les jours et les nuits à cultiver la science qu’il a choisie, afin de se procurer le plaisir de surpasser de beaucoup ses pareils et d’être beaucoup plus estimé et loué que ses concurrents.

Passions vertueuses, amour propre vertueux.

De là il suit qu’il y a des passions vertueuses et qui sont d’autant plus vertueuses que l’homme passionné surmonte avec beaucoup de peine de grandes difficultés, de grands obstacles pour goûter les plaisirs d’être loué et estimé des plus honnêtes gens du monde, à cause du grand nombre de grands bienfaits qu’il procure au plus grand nombre de familles, et surtout à celles qui sont pauvres, malheureuses, et cependant estimables et vertueuses.

C’est qu’heureusement pour augmenter le bonheur des hommes dans la société, le Créateur nous a donné à tous du plaisir à voir la joie que nous avons procurée aux autres, et à recevoir de leur part des louanges et autres marques d’estime et de distinction pour les grands plaisirs que nous leur procurons, et pour les grands maux dont nous les délivrons. Ainsi le plaisir du marchand devenu riche qui goûte le plaisir d’être estimé et loué pour avoir bâti et fondé un hôpital pour les pauvres malades de son pays est un plaisir vertueux. Tel est le plaisir d’un général qui est loué pour avoir procuré la cessation de grands malheurs à ses concitoyens par une victoire qu’il a remportée.

De là il suit qu’il y a non seulement des ambitions très innocentes, mais qu’il y en a encore quelquefois de très vertueuses. Telle est l’ambition du ministre qui dans ses travaux vise à la vérité toujours à son plaisir, à sa propre satisfaction, mais qui vise toujours aussi en même temps à la plus grande utilité publique.

Tel est le plaisir d’un physicien qui a l’ambition de surpasser ses pareils à procurer de plus grands bienfaits aux hommes en général et à sa patrie en particulier, et pour en recevoir plus de louanges en cherchant particulièrement à perfectionner les arts les plus utiles à la société. Tel est le philosophe qui préfère de cultiver la morale et la politique à la culture de la physique pour être plus utile à sa patrie.

De là il suit que l’amour des grandes richesses et d’un grand pouvoir, quand c’est pour en faire un usage innocent et vertueux, non seulement n’est pas blâmable, mais qu’il est louable. Telle est l’ambition d’un avocat qui devenu riche, emploie son talent à faire rendre justice gratis à des familles pauvres.

De là il suit que chercher dans ses entreprises non seulement son propre bonheur, son propre plaisir, mais encore celui des autres, est un désir très permis, très innocent, mais encore très vertueux et très louable.

De là il suit que les passions ne sont pas toutes injustes et que ces passions ou permises ou vertueuses, suffisent pour exciter les hommes aux travaux nécessaires pour enrichir les États.

Passions injustes, amour propre injuste.

Quand on désire des plaisirs injustes, quand on travaille pour avoir des richesses, des honneurs, des biens qui appartiennent aux autres, et par des voies injustes et honteuses, cet amour propre, ces passions sont toujours blâmables et punissables.

II est vrai que les passions injustes excitent au travail, mais les passions innocentes et vertueuses n’y excitent pas moins. L’amour propre innocent et l’amour propre vertueux sont actifs aussi bien que l’amour propre injuste, ils excitent tous les hommes au travail et servent extrêmement à augmenter les richesses et le bonheur des républiques ; mais les passions pleines d’injustice font plus de mal que de bien ; c’est que nul État ne peut être fort heureux dans lequel règne l’injustice.

De là il suit qu’il n’y a que l’injustice des passions, l’injustice de l’amour propre qui nuise au bonheur de la société, qu’il n’y a que les vices injustes, et qu’il n’y a que l’injustice qui soit blâmable et punissable dans la société.

Les maux que les passions injustes apportent dans la société sont plus grands et en plus grand nombre que les biens qu’elles y procurent. Quand on désire des passions dans la société pour en augmenter les travaux et le bonheur, ce ne peut être que les passions innocentes et les passions vertueuses, et qu’il n’y a que ces passions innocentes et vertueuses qui soient préférables pour la société à l’indolence, à la paresse, à la modération des désirs ; mais plus il y aurait dans la société d’injustice dans les passions, plus elles rendraient cette société malheureuse : elles en banniraient la tranquillité ; elles y causeraient des divisions dans tous les membres ; elles en banniraient toute confiance et la détruiraient nécessairement à la fin.

Conclusion contre l’ouvrage de Mandeville.

De là il fuit que si Mandeville dans son explication de sa Fable des Abeilles, soutient que les vices et les passions, même injustes, sont plus utiles à la société que la modération des désirs, il a grand tort ; et que s’il soutient que tout amour propre, toutes passions sont vicieuses et injustes, il a encore plus grand tort ; et que s’il soutient que pour l’augmentation du bonheur d’une république, on a besoin d’autres passions que de celles qui sont innocentes et vertueuses, il est dans l’erreur, puisqu’à tout peser, on trouvera que si les passions injustes y produisent des biens, elles y produisent beaucoup moins de biens que de maux, et que pour les excuser, et pour en diminuer l’horreur, on ne peut dire autre chose en leur faveur, sinon ce que dit le proverbe, à quelque chose malheur est bon. Car le bien qu’elles produisent, déduit sur les maux que causent les injustices, est toujours un malheur.

Cet auteur se serait bien épargné de la peine s’il avait compris, que les passions innocentes et vertueuses suffisaient pour exciter les hommes à acquérir des richesses et de la réputation, et que tout pour les exciter aux travaux qui augmentent le bonheur de la société. Il ne se serait pas tant fait d’ennemis en Angleterre parmi les gens de bien pour soutenir une opinion aussi singulière que celle qu’il paraît soutenir, qui est : que les passions et les vices injustes étaient les seules passions qui pussent exciter au travail et être ainsi utiles à la société, comme si les passions innocentes et vertueuses ne pouvaient pas exciter aux mêmes travaux, c’est qu’il n’avait pas encore compris qu’il pouvait y avoir des passions permises et même des passions vertueuses.

Le pauvre Mandeville a aussi employé bien de mauvaises raisons à soutenir d’autres thèses mauvaises et pernicieuses à la société ; c’est dommage qu’il ait eu beaucoup d’esprit et si peu de bon esprit.

De là il suit que le bon citoyen qui est prudent et bienfaisant, n’a garde de blâmer l’amour du plaisir que causent l’estime, la gloire, la grande distinction, la belle réputation et les louanges, lorsqu’il est évident par l’expérience que les plaisirs que donnent les louanges et la belle réputation, excitent les grands hommes aux grandes entreprises : source des grands bienfaits envers la patrie.

De là il suit que deux célèbres écrivains français de nos jours pourraient bien n’avoir pas eu assez de pénétration dans la morale et dans la politique pour voir, qu’en blâmant tout amour propre, tout amour de gloire de distinction, tout intérêt, tout désir du plaisir d’être loué et estimé, toute passion de surpasser ses pareils, ils affaiblissaient, sans y penser, le plus grand ressort que la bonté de l’auteur de la nature nous ait donné pour pousser les hommes et les grands hommes aux travaux et aux ouvrages les plus importants à l’augmentation du bonheur de leur patrie.

Ces deux auteurs n’avaient pas encore vu que tout amour propre et toute passion n’est pas injuste et blâmable, qu’il en est d’innocentes et de permises, et qu’il en est même de vertueuses qui ne font tort à personne, qui sont même louables et qui, procurant des plaisirs innocents aux autres, méritent des louanges de leur part à proportion qu’elles leur sont utiles.

Si Mandeville avait employé son esprit à montrer combien les grandes et les petites injustices journalières et fréquentes de chaque habitant de Londres rend le commerce de la société désagréable, et s’il avait montré quelques moyens de diminuer le nombre de ces injustices en augmentant parmi le peuple par ses écrits, le désir de la gloire et de l’estime, et en faisant désirer fortement le plaisir d’être distingué en douceur, en indulgence, en complaisance, en bienfaisance, il aurait été loué et estimé de tout le monde.

Si son but eût été d’augmenter le bonheur de son pays en diminuant l’injustice des vices des particuliers, c’eut été un but très louable : il aurait montré beaucoup de bon esprit, et son ouvrage aurait été utile et approuvé des honnêtes gens.

Au lieu d’un dessein sage, il a voulu se singulariser, en choisissant follement de prouver des thèses nouvelles mais pernicieuses à la société. Il a montré à la vérité de l’esprit, mais sans se soucier si son pays en pourrait retirer aucune augmentation de bonheur.

Il a prouvé effectivement que l’on pouvait avoir de l’esprit et de la force dans l’esprit, mais que l’on pouvait s’en servir d’une manière folle, de sorte que contre son intention, il s’est fait soupçonner avec quelque fondement d’avoir eu de mauvais desseins contre le bonheur de la société. Voilà ce que lui a produit non une passion vertueuse pour la distinction précieuse, mais une passion injuste pour une distinction très odieuse pour les gens de bien.

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