Le programme du socialisme et ses contradictions

Dans cet article du Journal des économistes, paru en avril 1883, Ernest Martineau met le doigt sur la nature contradictoire d’un récent programme socialiste : si d’un côté on prétend sauvegarder les libertés publiques et vaincre les monopoles, de l’autre on place l’État dans une position d’omnipotence complète. Liberté ou non-liberté : il faut pourtant choisir.

Ernest Martineau, « Un programme contradictoire », Journal des économistes, avril 1883


UN PROGRAMME CONTRADICTOIRE

 

    Le comité radical socialiste du 5e arrondissement de Paris a proposé à son candidat, M. Bourneville, qui l’a accepté, un programme que l’on peut diviser en deux parties : 1° un exposé de principes politiques proprement dits ; 2° une partie consacrée à certaines revendications au point de vue social.  Si on analyse avec soin ces deux éléments du programme socialiste, on est frappé de la contradiction qui règne entre eux, et l’on est tenté de penser qu’à l’exemple de Proudhon les membres du comité ont cherché à établir un système d’antinomies composé d’une thèse et d’une antithèse, mais où fait défaut malheureusement, là comme dans les livres du maître, une synthèse supérieure de nature à les concilier.  Pour le démontrer, passons successivement en revue les diverses parties de ce programme.

I

    Au point de vue politique, en voici les articles principaux :

    Liberté individuelle, liberté de réunion, d’association et de la presse.

    Suppression des privilèges et des monopoles.

    Séparation des Églises et de l’État.

   Décentralisation gouvernementale et administrative. Franchises communales, cantonales, départementales.  Autonomie communale.

    C’est là ce que l’on peut appeler la thèse, j’ajoute la bonne moitié de ce programme.  Ici, en effet, ce qui domine, c’est l’idée de justice et de liberté, c’est la revendication des droits de l’individu à l’effet de faire cesser les empiètements et les usurpations de l’État.  Il semble que, modifiant une formule célèbre, les rédacteurs dans cette première partie aient été tentés de s’écrier : « Le Césarisme, c’est l’ennemi. »

    Et ici, nous applaudissons.  Rien de plus dangereux, en effet, que les doctrines d’État répandues sous l’influence pernicieuse des représentants de l’esprit légiste, de l’esprit césarien du bas-empire.

    D’après eux, il semblerait que l’État est une vivante entité, un personnage ayant une vie propre, investi de je ne sais quelle souveraineté ; une providence sociale, en un mot, chargée de prévoir pour les individus, sorte de servum pecus qu’elle doit diriger de haut et à qui elle a pour mission d’imprimer l’impulsion et la vie.

    Chimère que tout cela, et chimère dangereuse.  Dans la société, il n’y a que les individus qui existent : ce sont les seuls êtres réels, et ce qu’on appelle la société, le peuple, n’est pas autre chose qu’une collection, un ensemble d’individus. Qui donc, à moins d’être aveugle, oserait le contester ?

    Et l’État, qu’est-il en réalité ?  L’État, c’est l’ensemble des services publics ; mais ici se présente une question, la plus importante de toutes, d’une importance fondamentale : quelles sont les limites de ses attributions ?  Pour la résoudre, il faut d’abord déterminer la notion de la loi.  Or, cette notion, elle se dégage nettement de cette admirable définition de Montesquieu : La loi est l’expression des rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. Appliqués à l’homme, ces principes nous conduisent à cette solution : la loi de l’homme, c’est la liberté ; de sa nature, en effet, il est une activité douée de facultés, et partant il a pour devoir de développer ces facultés, jusqu’à cette limite où il rencontre le développement des facultés égales d’autrui.  Être sociable, il a donc, pour le régir, la loi de justice qui se formule ainsi : respecte la liberté des autres. Dans ces limites, il reste juste ; que s’il va au-delà, s’il franchit la borne sacrée, alors il empiète sur le droit d’autrui, il devient oppresseur, et c’est le droit naturel de l’opprimé de repousser la force par la force, c’est la légitime défense.

    Mais dans une société livrée à l’anarchie, le triomphe du droit est bien précaire, le plus faible est exposé à subir les coups du plus fort, de là la nécessité de l’État.  L’État est né d’une pensée de protection et de garantie ; c’est la justice armée de la force, les forces des individus s’étant réunies comme en un faisceau pour constituer la force publique.

    Tel est l’État, non un être réel, mais une abstraction constituée par délégation.  Le droit de l’État, ne nous lassons pas de le répéter, le droit social n’est pas un droit propre, c’est un droit dérivé, sa source première est dans le droit de l’individu.  Nous pouvons maintenant déterminer ses limites ; l’État agissant toujours avec la sanction de la force, sa limite d’action se trouve à cet endroit au-delà duquel cesserait d’être légitime l’intervention de la force. Or, cette limite, c’est la justice, le respect de la liberté des autres.

    L’au-delà, c’est le domaine sacré de la liberté, des services privés entre les individus, auxquels l’État doit garantir le développement de leur activité. Ainsi nous pouvons dire des rapports entre la société et l’État ce que Bentham a dit des rapports de la morale et du droit : ce sont deux cercles concentriques dont l’un est contenu dans l’autre. Appliquant ces principes à notre sujet nous disons : liberté individuelle, suppression des monopoles et des privilèges, séparation de l’Église et de l’État, franchises communales et départementales, tout cela appartient aux saines doctrines, aux doctrines de la liberté et de la réduction de l’État à ses véritables limites.

    Cependant il faut placer ici deux observations : D’abord, au sujet de ce qu’on appelle l’autonomie communale à fonder, c’est fort bien, mais à la condition de ne pas oublier qu’il en est du droit de la commune comme du droit de l’État ; ce n’est pas un droit propre, mais un droit délégué, dérivé de cette source première, le droit de l’individu. Pour être précis et logique, il fallait donc poser la base d’abord, bâtir sur ce fondement solide le droit de l’individu.  À ce point de vue, la rédaction du programme manque de netteté et de précision.

    Ensuite, et pour que la garantie due par l’État à l’individu soit complète, ce n’est pas assez d’en faire le gardien de la liberté ; il ne suffit pas de proclamer ce principe : L’homme est un être libre, maître de lui-même, maître de ses facultés ; il manque à cette formule un complément ; pour qu’elle soit complète il faut ajouter : maître du produit de ses facultés.  Tel est, en effet, l’invincible enchaînement logique ; on peut contester la prémisse, la base première, la liberté, auquel cas il y aurait lieu de discuter ; mais si vous l’admettez, et c’est ce que vous faites, je défie bien que vous contestiez le reste de la série, que vous refusiez à l’individu le produit de ses facultés.  Or, remarquez que c’est là la propriété.

    Oui, on a eu raison de dire que, dans toute la force du terme, l’homme naît propriétaire. Il naît propriétaire parce qu’il naît avec des besoins, impérieux et pressants, auxquels il ne peut satisfaire que par l’appropriation des choses extérieures, et la propriété n’est pas autre chose que l’appropriation devenue un droit par le travail.  Oh ! Vous ne pouvez pas contester cela, vous ne pouvez pas refuser à un homme le droit à la satisfaction résultant de son effort propre. Voilà un homme pressé par le besoin, il a fait un effort, pris de la peine, je dis qu’il est juste que ce soit lui qui recueille la satisfaction.  Et qui donc, grand Dieu ! pourrait légitimement lui disputer ce droit, le droit sur la chose qu’il a marquée de son individualité, sur la valeur qu’il a produite à la sueur de son front ? Finalement la notion de propriété est donc identique à celle de la liberté dont elle est le nécessaire complément.

    Liberté, propriété, voilà donc le domaine sacré de la justice ; par contre, oppression, spoliation, c’est le principe antagonique, contre lequel l’État est armé et qu’il doit réprimer.

II

    Appliquons maintenant ces principes ainsi complétés à l’examen de la seconde partie du programme, à la partie consacrée aux revendications sociales. Voici l’énumération des principaux articles :

    Droit à l’existence par le travail pour toute personne valide.

    Réorganisation de la Banque de France. Crédit au travail.

   Droit à l’assistance pour toute personne incapable de travailler. Création de caisses nationales de retraite pour les vieillards et les invalides du travail.

    Droit de l’enfant à l’instruction intégrale.

    1° Droit à l’existence par le travail pour toute personne valide.

    Voilà une formule singulièrement vague. Ah ! Voltaire avait bien raison de dire, en s’adressant aux publicistes de son temps : Définissez les termes. C’est un conseil qui ne s’applique que trop justement aux politiciens qui, de nos jours, s’occupent de questions d’économie sociale. La confusion des termes trahit manifestement, d’ordinaire, chez eux la confusion et l’incohérence des idées.

    Droit à l’existence par le travail : qu’entend-on par là ? Si c’est la liberté du travail, le droit de travailler que vous revendiquez, si votre formule n’est, en d’autres mots, que la reproduction de la pensée de Turgot exprimée dans le préambule de l’immortel édit de 1776 : « Dieu, en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes », oh ! alors, je vous entends. Vous êtes d’accord avec les principes de votre première partie, avec vos idées de liberté individuelle, de suppression des privilèges et des monopoles. Mais je crains bien qu’il ne s’agisse d’autre chose, que le comité qui a fait élire autrefois Louis Blanc, n’entende parler ici, à l’exemple du célèbre socialiste, du droit au travail. Mais, dans ce cas, je ne comprends plus.

    Le droit au travail, c’est une créance ; au profit de qui et contre qui ? Au profit des travailleurs ; mais voilà une formule bien générale. Le travail, c’est l’application des facultés de l’homme à la satisfaction de ses besoins : en ce sens, les médecins, les avocats, les savants, les professeurs, sont incontestablement des travailleurs, aussi bien que les ouvriers proprement dits ; est-ce ainsi que vous entendez le sens du mot ? Non, direz-vous, nous voulons parler seulement des travailleurs manuels, de ceux qui apportent leurs bras à l’œuvre de la production.  Mais quoi ! vous créez ainsi des catégories, des classes parmi les travailleurs ; vous voilà donc établissant des privilèges au profit des uns, à l’exclusion des autres, et alors que devient votre principe de la première partie : suppression des privilèges et des monopoles ?

    Mais ce n’est pas tout : le débiteur c’est l’État. L’État, qu’est-ce donc que ce personnage, ce Deus ex machina que vous mettez ainsi en scène ? L’entité État ! vous ne l’aviez donc détruite dans la première partie que pour la ressusciter dans la seconde ? Rappelez-vous les principes par vous admis implicitement. L’État n’a pas de droits propres, ce n’est pas un être réel, c’est une abstraction. Et voilà cet être fictif ainsi chargé par vous de procurer des instruments de travail à ceux qui en désirent. Mais l’État n’a pas de ressources à lui propres ; pour se procurer des instruments de travail, à qui les prendra-t-il ? Apparemment à ceux qui les possèdent, qui seront forcés de les lui fournir. Que devient alors votre État de la première partie du programme, cet État garant de la liberté des individus, chargé de les défendre contre l’oppression. Voilà que vous en faites maintenant un oppresseur et un spoliateur, tournant contre la liberté et la propriété ces forces puissantes qu’il avait pour mission de mettre à leur service ?

    N’avais-je pas raison de dire que cette seconde partie de votre programme était l’antithèse de la première ; que vous veniez en dernier lieu adorer ce que vous aviez brûlé, brûler ce que vous aviez adoré.

    Mais cette vérité apparaîtra bien plus évidente encore lorsque nous serons arrivé à la fin de ce travail.  Poursuivons donc et arrivons à un autre article.

    2° Réorganisation de la Banque de France. – Crédit au travail.

     Réorganisation de la Banque de France :

    Qu’est-ce que cette Banque ? Une société privilégiée, ayant le monopole de l’émission des billets à vue et au porteur.  Demandez-vous la suppression de ce monopole, de ce privilège, par suite la liberté des banques ? Il le faudrait pour demeurer d’accord avec votre principe de la suppression des monopoles et des privilèges. Mais la logique est le moindre de vos soucis ; cette contradiction choquante, criante dans votre programme, à dix lignes d’intervalle, vous ne vous en inquiétez pas.

    Vous voulez donc la réorganisation de cette société privilégiée, la Banque de France ? Fort bien, mais sur quelles bases ? Est-ce la fameuse banque d’échange de Proudhon que vous voulez continuer, ce système renouvelé des assignats et du papier-monnaie ? Est-ce une autre invention plus ou moins ingénieuse de votre fertile imagination ? Vous ne l’avez pas dit, et c’est là une lacune dans votre programme.

    Vous demandez le crédit au travail. Ici reviennent les mêmes objections que précédemment au sujet du droit au travail ; droit au crédit, c’est, en effet, une créance analogue à celle du droit au travail. Au profit de qui et contre qui ? Au profit des travailleurs manuels ? C’est un privilège que vous établissez. Contre qui ? Contre l’État ; c’est l’entité État qui est débitrice. Mais où sont les ressources de l’État, et quels capitaux a-t-il à sa disposition ? Il les prendra par l’impôt aux riches pour les prêter aux travailleurs. Mais alors c’est la spoliation que vous organisez.

    D’ailleurs, pourquoi cette formule vague : crédit au travail ; si c’est le crédit gratuit que vous voulez, il fallait vous expliquer franchement. Peut-être n’avez-vous pas osé ; peut-être vous êtes-vous rappelé que dans une polémique fameuse, jadis engagée entre Proudhon et Bastiat, Proudhon avait été battu, si bien qu’il s’était fâché et avait clos brusquement le débat. Mais s’il en était ainsi, si votre foi n’est pas entière, si votre croyance en la gratuité est ébranlée, prenez garde, socialistes, à cette parole de Proudhon : « Si je me trompe là-dessus, si la gratuité du crédit est une chimère, le socialisme est un vrai rêve. »

    L’entendez-vous, vos formules sont des rêveries, vous êtes des rêveurs si vous ne démontrez pas la justice du crédit gratuit. Or, vous ne démontrerez jamais cela ; là où le maître a échoué, où le subtil et puissant dialecticien a été convaincu de sophismes et d’absurdité, vous ne sauriez relever une thèse ainsi abattue et ruinée.  En tout cas, je dénonce vos contradictions ; au nom de la logique, je proteste et je vous dis : tâchez de concilier vos privilèges et votre foi en l’État au point de vue social, avec les principes contraires de votre programme politique, votre thèse avec votre antithèse.

   3° Création d’une caisse nationale de retraites pour les vieillards et les invalides du travail.

     Ici encore, c’est l’État qui apparaît en scène ; c’est l’entité funeste que vous resssuscitez après l’avoir d’abord détruite.

    Sur les fonds d’État, vous demandez que l’on constitue des pensions aux vieillards ; lesquels ? ceux que l’État désignera. Mais alors vous créez des catégories, vous organisez de nouveau un système de privilèges.

     Vous parlez des invalides du travail ; mais évidemment vous êtes dupes ici d’une fausse analogie.  Vous voyez que les invalides d’une armée sont pensionnés, et vous réclamez le même droit au profit de travailleurs quelconques. Mais vous ne prenez pas garde que les soldats et les marins ont servi l’État, qu’ils peuvent invoquer des services publics leur donnant droit à une compensation sur les fonds du public. Vous êtes victimes de cette dangereuse erreur qui confond l’État avec la société ; vous oubliez que ce sont là deux cercles inégaux qui ont le même centre, sans doute, mais non la même circonférence.

     Rappelez-vous donc que la racine des droits de l’État est dans les droits de l’individu, en sorte que pour savoir si un invalide du travail a droit à une pension nationale de retraite, il faut se demander s’il aurait le droit de la réclamer à un autre de ses concitoyens, s’il serait fondé à réclamer de lui une pension de ce genre. Or, cela est manifestement impossible, le bon sens dit qu’une telle créance est purement chimérique. Si donc le droit de l’État n’est qu’un droit délégué, s’il n’y a pas de droit social propre, et vous l’avez admis dans votre thèse, il n’y a pas non plus d’obligation et de dette sociale propre, partant votre prétendue créance n’est pas légitime.

    « Voilà bien, direz-vous, cette économie politique sans entrailles qui refuse des secours à des vieillards, à des travailleurs infirmes. » Mais quoi donc, n’y a-t-il rien en dehors de l’État, et la société n’est-elle pas plus vaste que la loi ? Ce que nous disons, c’est que la charité ne se décrète pas ; c’est que, de sa nature et de son essence, elle suppose la spontanéité, l’élan du cœur, et qu’on ne légifère pas là-dessus.

    Mais si l’économie dit ces choses, et je défie qu’on prouve le contraire, qu’on démontre que la charité légale n’est pas une injustice légale.  Est-ce que la morale ne se fait pas un devoir de la solidarité, de la fraternité ? Est-ce que l’économiste oublie ces paroles d’un grand ancien : « Homo sum, et  humani nihil a me alienum puto » ? Est-ce que la charité privée est impuissante et inhabile à secourir la misère et l’infortune ? Mais regardez donc agir les peuples libres ; voyez donc comment les citoyens des États-Unis savent organiser, en dehors de l’État, des associations philanthropiques nombreuses et puissantes. Et c’est là la vraie charité, celle qui commande l’admiration, et qui est d’autant plus méritoire qu’elle est spontanée et ne suppose pas un ordre de la loi.

    4° Droit de l’enfant à l’instruction intégrale.

    C’est encore une créance contre l’État. Une créance au profit de l’enfant, du mineur, de l’être incapable de diriger son propre développement ; oui, sans doute, cette créance existe, elle s’appelle la créance d’éducation, mais le débiteur n’est pas l’État, c’est la famille, et c’est aux père et mère qu’incombe d’abord cette dette sacrée.

    Et puis que signifient ces mots : instruction intégrale. Voulez-vous que tous les enfants aient droit à la même somme d’instruction ? Est-ce cette égalité de Procuste qui est votre idéal ? Mais alors la tâche est rude, si vous voulez la mener à bonne fin. Vous jetterez toutes ces jeunes intelligences dans le même moule ; mais après, croyez-vous qu’elles en sortiront toutes semblables ? Bannirez-vous de votre société égalitaire toute supériorité quelconque ; direz-vous comme ce niveleur de la Révolution, Baboeuf, que toute supériorité intellectuelle est un attentat à l’égalité, et que c’est un crime d’avoir du génie ?

    Voyez donc d’ailleurs la contradiction : c’est l’État qui doit l’instruction dans ce système, c’est l’enseignement d’État que vous demandez. Mais alors que devient la liberté d’enseignement ? La liberté d’enseigner, c’est une des libertés dont l’ensemble constitue la liberté complète, l’idéal de votre programme politique, et vous la sacrifiez ici à l’entité État. Que signifie donc votre réclamation en faveur de la liberté de la presse ? C’est une presse d’État qu’il vous faut demander, car apparemment la presse est un enseignement, et un enseignement de chaque jour.  Que de contradictions accumulées dans les vingt lignes dont se compose ce programme électoral, et combien j’avais raison d’y signaler deux parties opposées, une thèse et une antithèse.

III

    Une tâche me reste à remplir maintenant : il faut rechercher et signaler la cause de ces oppositions, de ces contradictions. La cause principale, dominante, c’est l’influence funeste de l’esprit légiste, de l’esprit césarien du bas-empire, conservé dans notre droit moderne par l’enseignement monopolisé. Et c’est ici qu’apparaît nettement la vérité de cette maxime que le monopole produit l’immobilisme, fait obstacle au progrès.

    N’est-il pas vrai, en effet, que ce qui est actuellement à la base de notre enseignement classique, c’est le droit romain ? que c’est de ce droit que se sont inspirées notamment nos lois modernes sur la propriété. Or, ce droit, c’était celui d’un peuple qui avait fondé ses moyens d’existence sur la spoliation, sur l’esclavage et la conquête. La liberté pour lui, c’était le droit de faire tout ce qui n’était pas défendu par la loi ; la propriété, le droit de disposer de ses biens dans les limites permises par la loi. Et comme la loi était l’œuvre des législateurs, ceux-ci étaient des souverains investis de la mission de créer les droits et d’organiser la société à leur guise.

    Voilà à quelle source ont été puisés nos principes juridiques et sociaux : c’est à une société basée sur l’esclavage et la conquête, c’est-à-dire sur la force, que nous avons été demander les règles organiques d’une société industrieuse qui doit être basée sur le travail et la propriété, c’est-à-dire sur le droit. Comment s’étonner après cela des contradictions de nos politiciens quand on trouve à la base cette contradiction première si monstrueuse ?

    Cependant, malgré de tels obstacles, le progrès a fait son œuvre, l’expérience a montré les dangers du despotisme, une perception plus nette de la liberté s’est faite dans les esprits, ç’a été l’œuvre du glorieux dix-huitième siècle. De là la réaction contre l’esprit césarien et autoritaire, de là les programmes de liberté et de décentralisation politique. Mais si l’idée de liberté a été dégagée des ténèbres qui l’enveloppaient, il n’en a pas été de même de l’idée de la propriété. La lumière n’a éclairé qu’une moitié de l’horizon politique, laissant dans l’ombre l’autre partie, l’horizon économique et social.  Et si les ténèbres sont épaisses encore de ce côté, la cause en est surtout au monopole de l’État en matière d’enseignement.

    Quelle n’est donc pas l’erreur des socialistes de revendiquer l’extension de ce monopole, cause du mal, en réclamant pour l’enfant le prétendu droit à l’instruction intégrale, et en imposant à l’État la mission de distribuer cette instruction. On ne prend pas garde que ce monopole a maintenu l’immobilisme, qu’il a conservé jusqu’à nos jours la funeste tradition des républiques de l’antiquité, notamment l’idée de la souveraineté du peuple, de la souveraineté du législateur.

  Qu’il me soit permis en terminant de réfuter cette erreur dont les conséquences sont particulièrement redoutables pour une démocratie, et dont s’est inspiré certainement le programme social que je combats.

    La doctrine de la souveraineté du peuple ne saurait résister à un examen attentif et sérieux. Qui dit souveraineté dit toute puissance, et ceux qui soutiennent l’omnipotence du peuple et par suite du législateur devraient bien prendre garde à ne pas faire ainsi des demi-dieux mortels à qui tout est permis et qui n’ont aucune limite devant leur capricieuse volonté. Le bon sens des masses proteste contre cette fausse idée, puisqu’il identifie la loi avec le droit et réclame ainsi du législateur l’obligation de respecter cette limite : la justice. Combien Mirabeau était heureusement inspiré lorsqu’il s’écriait : « Le droit est le souverain du monde. »

    La souveraineté de la justice, voilà la véritable formule, et la justice c’est le respect de la liberté des autres. Il n’y a pas de droit contre le droit, et si un homme n’a pas le droit de violer la liberté d’un autre homme, cent millions d’hommes n’ont pas davantage ce droit. Le droit des majorités sans doute est de faire les lois écrites, mais sous l’obligation de consacrer la justice, avec le devoir de mettre la sanction de la force publique au service du droit. Si ma personnalité et ma liberté m’appartiennent, nul n’a le droit d’y porter atteinte, et je ne reconnais à aucune majorité, quelle qu’elle soit, le droit de violer mon droit, de me dépouiller de mon patrimoine. Le nombre des oppresseurs ne légitime pas l’oppression, et si cela est vrai, le système de la souveraineté du peuple est jugé et condamné comme une erreur certaine.

    La souveraineté du roi, c’était le principe de la monarchie absolue, il se formulait dans cette maxime célèbre : « Car tel est notre bon plaisir ». Sous un tel régime, il n’y avait pas de citoyens, mais un troupeau d’esclaves, et c’est pour cela qu’on les appelait des sujets. Ce régime était odieux sans doute, mais il n’était pas absurde, car la souveraineté était attribuée à un personnage vivant qui en retenait les privilèges et les jouissances.

    Mais la souveraineté du peuple, qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce que le peuple est une entité vivante, est-ce que ce mot désigne autre chose que la collection des individus qui composent un État ? Dès lors le peuple n’est pas un être réel, et, dans ces conditions, faire de lui un souverain c’est couronner un mythe et un fantôme, c’est constituer un souverain fantastique et au-dessous de lui un peuple de sujets.

    Singulière évolution du progrès : la marche de l’esprit humain est si lente qu’il ne peut se débarrasser d’un coup du joug du despotisme. La monarchie lui était odieuse, il a fait une révolution pour la détruire, mais au lieu d’abolir la souveraineté il s’est borné à la déplacer : du prince il l’a transportée au peuple, du despotisme d’un seul il a fait un despotisme collectif. Cette signature fameuse : « Car tel est notre bon plaisir », n’a pas été supprimée, elle a été donnée au peuple et désormais ce n’est plus le roi, mais la majorité qui a tenu la plume et mis la monstrueuse formule au bas de ses décrets.

    Eh bien, la vérité n’est pas dans cette demi-évolution ; il faut avancer encore, faire un pas de plus dans la voie du progrès : il ne suffit pas de déplacer la souveraineté, il faut l’abolir. Il ne faut reconnaître ni à un homme ni à une majorité d’hommes le droit d’opprimer le droit. Il faut enfin proclamer le règne de la justice, dire avec Mirabeau : « Le droit, voilà le souverain du monde », car sous ce régime il n’y a pas de sujets, et chacun peut dire avec une plus légitime fierté que le Romain antique : « Je suis citoyen d’un pays libre. »

   En résumé une contradiction flagrante existe entre les deux parties du programme socialiste : si la partie politique s’inspire de la liberté, l’autre, la partie sociale, relève des doctrines d’autorité et d’État césarien.

    Entre ces deux doctrines antagoniques entre elles, entre la thèse et l’antithèse, il n’y a pas de conciliation, pas de synthèse possible ; la contradiction demeure, et cela suffit pour la condamnation du programme.

 E. MARTINEAU.

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