Un antécédent du XVIIIe siècle à la pétition des chandelles de Bastiat

C’est grâce au témoignage de ses amis que nous connaissons les conditions dans lesquelles Frédéric Bastiat composa son œuvre. L’étonnante facilité de son écriture nous a notamment été décrite par son ami Gustave de Molinari, dans la nécrologie qu’il fit paraître dans le Journal des économistes. « Chaque jour il prenait à partie les champions de la protection, dit-il, et il leur livrait des combats à outrance. Voyait-il le matin poindre un sophisme (et Dieu sait si la denrée était rare !) dans un journal un peu accrédité, aussitôt il prenait la plume, démolissait le sophisme avant même d’avoir songé à déjeuner, et notre langue comptait un petit chef-d’œuvre de plus. » C’est certainement aussi dans la hâte et l’emportement du génie que fut composée la célèbre Pétition des marchands de chandelles, qui paraîtra en 1845.

Une « étrange proximité », découverte entre ce texte de Bastiat et un article d’un physiocrate français du XVIIIe siècle, peut toutefois nous laisser émettre l’hypothèse d’un emprunt. Il est vrai qu’il a existé au XVIIIe siècle un économiste libéral, grand défenseur du libre-échange, dont le profit ressemble à celui de Bastiat : il s’agit du physiocrate Guillaume-François Le Trosne (1728-1780). Dans son livre sur François Quesnay, Gustave Schelle indiquait déjà que « Le Trosne écrivit des articles qui, par leur verve, peuvent être rapprochés des pamphlets de Bastiat ». Au-delà du style de Le Trosne, que nous illustrerons prochainement en publiant quelques-uns de ses plus fameux articles, un article rappelle particulièrement Bastiat. En 1765, Le Trosne insère en effet dans le Journal des l’agriculture, du commerce et des finances, une Requête des rouliers d’Orléans à l’effet d’obtenir le privilège exclusif de la voiture des vins de l’Orléanais.

Le titre même de l’article nous rappelle la Pétition des marchands de chandelles. Le Trosne fournit comme Bastiat une requête fictive soi-disant présentée devant l’assemblée (municipale, dans le cas du physiocrate français). Une différence existe cependant : la requête, manifestement abusive, ne l’est pas au point d’être absurde, comme c’est le cas de la pétition de Bastiat. La requête de Le Trosne se fonde sur des idées fausses mais ne heurte pas le sens commun. C’est pour cette raison que l’économiste physiocrate la fait suivre d’une lettre de réponse qui en prend le contre-pied. On y lit notamment que « la Requête, sous prétexte de l’intérêt de la Province, présente le projet d’un véritable monopole qu’on désirerait exercer contre elle : la liberté dans toutes les opérations du commerce fera toujours l’intérêt de la société, sans pouvoir jamais lui être préjudiciable. »

Ce qui rend surtout l’hypothèse d’un emprunt possible, à défaut de probable, c’est la correspondance des dates. Quand Frédéric Bastiat publie sa Pétition des marchands de chandelles, en 1845, son éditeur Guillaumin et son collègue Eugène Daire achèvent la préparation du volume Physiocrates de la Collection des grands économistes. Il s’agit tout simplement de la première réédition globale d’écrits physiocratiques. Le Trosne, naturellement, est repris dans le volume. Cette requête n’est pas republiée, mais Eugène Daire la mentionne dans sa notice biographique sur Le Trosne, et il n’est pas impossible que d’autres économistes proches de lui, ceux de la sphère Guillaumin, de la Société d’économie politique (c’est le cas de Bastiat), en aient eu connaissance. En l’absence de preuve tangible, tout cela reste bien entendu de simples conjectures. La valeur de cette discussion réside sans doute ailleurs : c’est de nous signaler qu’avant Frédéric Bastiat, il y eut des auteurs capables de mobiliser des techniques innovantes pour populariser les idées libérales en France. 


Requête des rouliers d’Orléans

(Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, tome III, troisième partie, décembre 1765, p.56-85)

On nous a envoyé la Lettre et la Requête suivantes, qui nous ont paru propres à intéresser nos Lecteurs, et que nous croyons devoir publier purement et simplement.

Lettre à MM. les Auteurs de la Gazette et du Journal des l’Agriculture, du Commerce et des Finances, par Monsieur M. [1]

MESSIEURS,

Comme tout ce qui intéresse le commerce est de nature à entrer dans votre ouvrage, j’ai cru devoir vous faire part d’un projet assez singulier pour mériter l’attention du public ; je vous supplie d’insérer le morceau suivant dans le Journal de Décembre.

PROJET DE REQUÊTE

Des Rouliers-Voituriers par terre de la Ville, Faubourgs et Banlieue d’Orléans, à présenter à l’Assemblée Municipale des Habitants de ladite Ville.

Supplient humblement les Rouliers de la Ville, Faubourgs et Banlieue d’Orléans :

Disant que les services qu’ils rendent à cette Province méritent la protection la plus étendue ; que ce sont eux qui procurent aux productions, dont le vin est la principale, les débouchés nécessaires pour leur consommation, en les transportant à Paris ou dans d’autres Provinces, ce dont ils se sont toujours acquittés à la satisfaction du public ; qu’ils n’insistent pas sur l’importance de leurs services, parce qu’ils ne croient pas que personne puisse en douter ni leur envier des salaires si bien mérités.

Cependant, continuent les Suppliants, nous avons le malheur de voir les Rouliers Normands, Flamands et Picards venir journellement partager nos travaux, et nous enlever des salaires qui naturellement devraient nous être réservés en entier.

La construction du canal d’Orléans nous a déjà fait autrefois un tort considérable, et a mis à bas un grand nombre de Rouliers, qui n’ont plus trouvé d’emploi : et quoique cet établissement puisse à certains égards être regardé comme avantageux, peut-être d’un autre côté pourrait-on penser qu’il a préjudicié à cette Province en diminuant l’emploi des hommes, qu’on ne peut trop multiplier, ainsi que celui des animaux qui procurent une consommation utile des denrées ; mais tous les vins ne peuvent être voiturés par le canal qui n’est ouvert qu’une partie de l’année, et dont la navigation est très incommode par la longueur ; et il resterait encore dans l’état actuel beaucoup d’emploi pour nous, si, faisant droit sur les conclusions de cette Requête, et d’après les moyens que nous allons vous exposer, vous voulez bien prendre des mesures pour nous assurer tous les bénéfices de la voiture des vins, et en exclure tous les Rouliers étrangers.

Nous pouvons d’abord, Messieurs, vous représenter que nous avons l’honneur d’être vos Concitoyens, et que ce titre si favorable ne nous permet pas de douter que nos intérêts ne vous soient plus chers que ceux des Étrangers. Vous sentez qu’il n’est pas juste d’ôter le pain de la main des enfants pour le donner à ceux de dehors, en les admettant à la voiture de nos productions. D’ailleurs, Messieurs, nous partageons avec les Citoyens les impôts qui se lèvent dans cette Ville. Nous payons la capitation en raison du gain que nous pouvons faire, et la portion que nous en supportons tourne à votre décharge : plus nos profits seront assurés et étendus, plus vous serez en état de nous imposer et de soulager les autres Habitants.

Mais, Messieurs, quelque droit que nous donne à votre protection la qualité de vos Compatriotes, nous sommes bien éloignés de vouloir vous en faire un titre à votre préjudice, et de nous en prévaloir pour solliciter de vous une grâce qui pût être contraire à vos véritables intérêts. Nous espérons vous faire voir que si la faveur que nous demandons nous est utile, elle sera également avantageuse au public. Permettez-nous d’en établir la preuve.

La voiture des vins est une dépense nécessaire pour leur procurer un débouché : mais bien loin d’être à la charge de cette Province, elle devient pour elle une nouvelle source de richesses ; et cette source sera d’autant plus abondante, que toutes les sommes qui en résultent seront concentrées chez elle.

Si vous exportez année commune cent mille pièces de vin par charroi à 15 liv. l’une dans l’autre, c’est 1 500 000 liv. qui tourneront en entier au profit de cette Province, lorsque vous n’admettrez à la voiture que des Rouliers domiciliés chez vous.

Vous êtes trop éclairés, Messieurs, pour ne pas sentir que la véritable économie consiste à ne laisser échapper aucuns profits, et à faire par soi-même tout son ouvrage. Si les Étrangers enlèvent le tiers des vins, c’est une perte de 500 000 liv. pour vous, et on ne peut connaître l’étendue de cette perte qu’autant qu’on se forme une idée de la consommation qui aurait résulté de la dépense de cette somme qui se serait faite chez nous. C’est ainsi que la Province fait tous les ans une perte dans le même genre, en admettant les Étrangers pour partager les travaux de la moisson : la somme qu’ils emportent est très considérable, et va circuler chez eux à notre préjudice. Si les Cultivateurs prétendent ne pouvoir absolument se passer de ce secours, c’est un inconvénient nécessaire, et qu’il est difficile d’empêcher. Mais il serait digne de vos soins et de votre zèle pour le bien de la Province d’examiner si ce besoin est réel, ou si la cause de ce désordre ne viendrait pas de ce que le Cultivateur cherche le meilleur marché, et est bien aise de faire baisser le prix des ouvrages par la concurrence, préférant ainsi son intérêt personnel à celui de ses Concitoyens. En ce cas le gain que paraît faire le Cultivateur par cette épargne, deviendrait une perte réelle pour la Province, et par contrecoup pour le Cultivateur lui-même, qui ne songeant qu’au bénéfice du moment ne réfléchit point assez sur les suites, pour sentir que les Journaliers de la Province, qui auraient reçu ces salaires auraient rendu par cette voie, non seulement l’excédent du prix dont les Étrangers auraient pu se contenter, mais la somme entière.

S’il n’est pas possible de se passer en tout genre du service des Étrangers, rien n’empêche de le faire pour la voiture de nos vins ; et s’il paraît en résulter quelque inconvénient (car les opérations les plus utiles n’en sont pas exemptes), il n’est pas comparable avec le bénéfice que l’exclusion doit procurer.

Le seul inconvénient qui se présente paraît être le renchérissement de la voiture ; mais ne vaut-il pas beaucoup mieux payer un peu plus à des Concitoyens qui consomment chez vous, que de payer moins à des Étrangers qui emportent le prix entier des voitures qu’on leur laisse faire.

D’ailleurs, le paiement de la voiture n’est point à vos charges ; c’est un tribut que vous imposez aux autres Provinces qui paient ces frais, ainsi que le prix principal. Vous êtes en état de leur faire la loi : et ne craignez pas qu’elles portent ailleurs leur consommation ; elles ne peuvent se passer de vos vins ; elles paieraient les autres encore plus cher, ou seraient réduites à boire des vins inférieurs. De plus, la gêne à laquelle vous les assujettirez ne sera pas capable de nuire à votre exportation, parce qu’elle ne pourra produire sur le prix total qu’une légère augmentation. Le Consommateur la paiera sans s’en apercevoir ; il en paie une bien plus considérable lorsque l’année est peu abondante.

Quelques personnes, jalouses du bien-être de leurs Concitoyens, ne manqueront pas de prétendre que si l’exclusion des Étrangers renchérit la voiture, cette augmentation ne sera pas portée en entier par le Consommateur, qui ne fera que le partager avec le Vendeur, lequel perdra une partie du prix de sa denrée. Mais, quand il en serait ainsi, quand même on pourrait supposer qu’il en rejaillirait quelque chose sur le propriétaire des vins, cette perte légère n’est-elle pas avantageusement réparée par le bénéfice qui en résulte pour toute la Province ? Les propriétaires des vignes composent-ils donc la totalité des Habitants, pour qu’on ne doive songer qu’à leur intérêt, et lui sacrifier tous les autres ? Une pareille prétention de leur part montrerait une avidité directement contraire au bien commun de cette Province, dont ils ne sont que des membres ; intérêt qui les frappe peut-être moins qu’un intérêt personnel mal entendu, mais qui leur est d’autant plus important, que cet intérêt personnel ne doit et ne peut subsister qu’autant qu’il peut se concilier avec le bien commun et y contribuer lui-même. Lorsque les intérêts particuliers se trouvent en opposition, c’est à l’intérêt général à décider d’autant plus souverainement qu’il est étroitement lié avec l’intérêt légitime de chacun. De là viennent ces sacrifices qu’on est obligé de se faire les uns aux autres dans toute société. De là viennent les bornes qu’une sage police est souvent obligée de mettre à la liberté, qui deviendrait ruineuse si elle était indéfinie.

En effet, toutes les classes des Citoyens ont entre elles une liaison intime ; elles ont réciproquement besoin les unes des autres, et leurs intérêts respectifs doivent être combinés de manière que chacun puisse faire ses affaires et jouir de la part qui doit naturellement lui appartenir. Or quoi de plus naturel que de ménager aux Voituriers d’une Province les salaires du transport des productions du canton ? qui aura droit de s’en plaindre ? Sera-ce les autres Provinces ? Il sera facile de leur répondre, on vous fournit une production qui vous manque ; est-ce à vous à en régler les conditions ? Sera-ce le cultivateur ou le propriétaire ? Mais faut-il donc qu’ils vivent seuls sur les productions ? N’est-il pas juste que leurs Compatriotes vivent aussi après eux ? N’est-il pas juste de préférer leurs services à celui des Étrangers, quand même ils seraient un peu plus chers ?

Le Cultivateur, l’Artisan, le Négociant, le Voiturier sont la partie la plus essentielle d’une Nation. Les richesses répandues dans ces classes sont des preuves certaines des services qu’elles ont rendus à l’État. Les propriétaires et les rentiers tirent d’eux leur aisance, et marchent à leur suite. En effet les richesses et les moyens de subsistance pour toute la société, prise en général, ne consistent pas uniquement dans le travail de la culture ni dans le prix des productions. Si cette branche de richesses est le patrimoine du Cultivateur et du Propriétaire, les autres classes des Citoyens ont aussi le leur, qu’il ne faut pas leur enlever, pour ne s’occuper que de l’intérêt des deux classes ci-dessus, et y concentrer celui de tous les Citoyens. Ce n’est pas proprement la terre qui est la source des richesses, c’est le travail des hommes. Ce travail est de plusieurs sortes, et il est toujours également utile ; car quelque soit son objet il produit un accroissement de richesses : si celui de la culture fournit les denrées, celui de l’industrie ajoute infiniment à leur prix : et à quoi aboutiraient ces deux premiers travaux, si le commerce, par le moyen du transport, ne procurait du débit à toutes ces marchandises, et ne soutenait la valeur ?

Il ne faut donc négliger aucune branche de travail ; c’est en les cultivant toutes qu’on procure cette aisance générale qui subdivise et partage les richesses, de manière que chacun puisse se soutenir dans son état, et élever sa famille ; c’est par ce moyen qu’on peut obtenir l’accroissement de la population, qui fait fleurir une Province, et qui sera d’autant plus nombreuse, qu’on prendra des mesures plus efficaces pour concentrer chez soi tous les profits, et enlever aux Étrangers tous les gens d’occupation qu’on peut remplir.

Ainsi, quand même les propriétaires des vins perdraient quelque chose sur le prix, cette perte sera compensée avec avantage par le gain de tous les salaires de la voiture, qui se distribuant dans la Province opéreront une consommation utile, et qui retourneront bien vite au profit des Propriétaires et des Cultivateurs par l’effet prompt et infaillible de la circulation qui leur rendra avec usure les sommes que l’exclusion des Étrangers aura d’abord paru leur coûter.

En effet, le vin n’est pas la seule production de cette Province, et si l’exclusion que nous sollicitons fait quelque tort au prix des vins, elle ne peut que faire valoir la consommation des autres denrées du pays, et procurer une multiplicité de travaux utiles dans plusieurs genres. En ne s’occupant que du bon marché de la voiture des vins, on oublie les propriétaires des bois de charronnage, qui les vendent plus cher en proportion du nombre et du besoin des voitures ; nous ne réfléchissons pas que plus on fera de cordages et de toiles pour couvrir les tonneaux, plus les cultivateurs des lins et des chanvres s’en déferont avantageusement. Que le prix des chevaux augmentera par un usage plus étendu, [et il y a des haras dans cette Province] que la nourriture de ces animaux produit un bénéfice immense en faveur de ceux qui recueillent l’avoine et le foin, et fait valoir des branches de culture très étendues. Pourquoi ne pas penser à ces citoyens employés à l’exploitation des mines, qui vendront mieux leurs matières, dès qu’il faudra beaucoup de clous, beaucoup d’essieux et de bandages de roues ? La consommation de cette multitude de charrons, de maréchaux, de tanneurs, de bourreliers, de cordiers, qui s’habillent, boivent et mangent aux dépens du voiturage, est-elle donc si indifférente aux cultivateurs ? Quelle portion immense d’occupations et de richesses ne laisse-t-on point passer à d’autres Provinces, en les admettant à la voiture de nos vins ! Peut-on après cela douter des avantages de l’exclusion ?

Il est un dernier motif qui doit achever de décider vos suffrages ; c’est l’avantage de faire pencher la balance du commerce en faveur de cette Province. Toute autre considération doit céder à celle-ci, même l’intérêt des propriétaires ; car la quotité du revenu, qui, si on les en croyait, est tout dans l’État, parce qu’il est tout pour eux, ne devient avantageuse que par la balance du commerce. Cette Province tire des marchandises des autres, et par conséquent s’appauvrirait si elle n’en exportait une égale quantité, parce qu’elle serait obligée de solder le surplus en argent, et qu’elle s’épuiserait en peu d’années. Elle n’a qu’un moyen de s’enrichir, c’est de rendre la balance du commerce la plus avantageuse pour elle, qu’il lui est possible ; et pour y parvenir, elle doit tendre non seulement à gagner le prix de ses ventes, mais en même temps celui de la voiture ; car les frais du transport entrent dans la balance du commerce, ainsi que le prix des denrées, et contribuent à la rendre plus avantageuse, et à augmenter la circulation qui partage ce bénéfice dans toutes les classes laborieuses.

Peut-être nous opposera-t-on qu’il n’y a point en cette Ville assez de voitures pour suffire au transport des vins. Nous convenons que dans les premiers temps, la voiture pourra être plus rare, car nous ne voulons dissimuler aucune objection. Mais cet inconvénient disparaîtra bientôt ; le nombre des voitures augmentera promptement dès que l’exclusion des Étrangers aura assuré des bénéfices ; car il n’y a que le profit, ou l’espérance qu’on en conçoit, qui occasionne des entreprises. Bientôt la concurrence entre les rouliers de cette Ville, sera assez étendue pour procurer la diminution du prix. L’inconvénient de la cherté ne sera donc que passager ; et il en résultera pour toujours en faveur de cette Province, le gain de toutes les sommes qui passent actuellement aux Étrangers, et par conséquent une augmentation dans la consommation intérieure, dans la circulation, dans la population. En un mot, la balance du commerce se trouvera d’autant plus assurée en notre faveur ; et tel est le but auquel on doit tendre non seulement par la culture, mais aussi par tous les travaux de l’industrie et du commerce.

Nous croirions, Messieurs, douter de votre pénétration et de votre zèle pour le bien de cette Ville, si nous insistions plus longtemps sur les principes qui justifient la légitimité de notre demande. Les Suppliants ne cesseront de faire des vœux pour votre conservation.

Suite de la Lettre qui accompagnait la Requête qu’on vient de lire.

Cette Requête ayant transpiré dans le public, avant que d’être présentée, a fait pendant plusieurs jours la matière des conversations, et a été fort diversement accueillie, suivant la différente façon de penser de chacun. Quelques personnes ont été frappées des moyens qui s’y trouvent, et ne paraîtraient point éloignées d’y faire droit. D’autres sont d’avis de ne la point admettre, par la seule raison que l’état de liberté leur paraît en général plus avantageux ; quoiqu’ils ne soient pas en état de répondre en détail à tous les moyens apportés en faveur de l’exclusion. D’autres enfin la rejettent hautement et prétendent qu’elle n’est d’un bout à l’autre qu’un tissu de sophismes, dont avec un peu de réflexion et de connaissance des principes, il est facile d’apercevoir tout le faux. Pour mettre le public en état de juger de part et d’autre, je crois devoir vous faire part de ce que j’ai pu recueillir de leurs moyens.

Ces personnes soutiennent que la Requête, sous prétexte de l’intérêt de la Province, présente le projet d’un véritable monopole qu’on désirerait exercer contre elle : que la liberté dans toutes les opérations du commerce fera toujours l’intérêt de la société, sans pouvoir jamais lui être préjudiciable : que l’effet de cette liberté est de faciliter la vente et le débit des denrées, 1° en multipliant les occasions de vendre ; 2° en diminuant les frais du commerce, qui se font toujours aux dépens de la valeur.

Que l’accroissement de la valeur qu’on affecte ici de ne regarder que comme l’intérêt personnel des propriétaires, est aussi celui du Roi et des Décimateurs, qui partagent avec les propriétaires le produit net de la culture ; ou plutôt celui de toute la société, puisque les Propriétaires, le Roi et les Décimateurs ne reçoivent le produit net de la culture que pour le dépenser au profit de tous les autres Citoyens, qui ne vivent que sur la dépense du revenu territorial : ce que l’on épargne sur les frais de commerce tourne au profit de la valeur : que le tort qui résulte du renchérissement de ces frais est un dommage souffert par l’Etat entier, que ce tort serait beaucoup plus considérable que le profit des voituriers, puisque le prix auquel ces denrées peuvent être vendues au dehors réglant celui de leur vente intérieure, la valeur de chaque pièce de vin bu dans l’Orléanais s’anéantirait en raison égale de la diminution causée à celles que l’on porte à Paris par le renchérissement de la voiture ; et que cette extinction de richesse forcerait par la misère celle de la population.

Qu’il est faut que tout genre de travail soit également productif : que cette prérogative n’appartient qu’à la culture : que l’augmentation de valeur qui résulte des travaux de l’industrie et du commerce n’augmente point véritablement la somme des richesses, parce que cette plus-value a été achetée par les dépenses faites pour l’obtenir, c’est-à-dire, par les rétributions dues aux agents du commerce et de l’industrie, auxquels elles sont payées par le produit du prix de la vente de la première main.

Qu’il est faux qu’il soit utile de conserver une branche d’industrie ou de voiturage aux dépens de la valeur première des denrées, parce que quelque avantage qu’on croie trouver dans la consommation qui en résulte, cet avantage est une perte réelle en ce que si le produit net qu’on diminue par cette opération eût été plus abondant, il se serait distribué dans la société et aurait nourri un plus grand nombre de consommateurs.

Qu’il est donc faux que les frais du commerce puissent être par eux-mêmes une source de richesses, qu’ils sont au contraire un article de dépense. Que si ce principe de la Requête était vrai, on pourrait dire que plus une Nation multiplie les frais de son commerce, plus elle s’enrichit ; ce qui pourrait aller jusqu’à anéantir le produit net de la culture. Que cela seul suffit pour juger de la Requête : qu’on a eu la maladresse d’y avancer que les voitures par eau étaient préjudiciables, en ce qu’elles diminuent l’emploi des hommes et des animaux : que d’après cela on peut aller jusqu’à dire, qu’il serait utile de ne plus cultiver qu’à bras, de ne plus voiturer que par terre, de rejeter toutes les machines qui tendent à épargner l’emploi des hommes, etc.

Qu’il est faux que la circulation puisse jamais dédommager le cultivateur ou le propriétaire de la perte qu’il a essuyée sur la valeur de ses productions ; que si on lui a fait tort de 30 liv. sur le prix de dix pièces de vin, et qu’on lui en rachète une autre pièce avec ces mêmes 30 liv. on ne lui rend pas cette somme, mais on la lui revend. Que vendre n’est pas donner, mais échanger une valeur contre une valeur égale, et qu’il est absurde de présenter comme un dédommagement réel une aussi plaisante manière de restituer.

Qu’il est faux que l’impôt payé par le voiturier soit réellement payé par lui ; qu’il l’est par ceux qui l’emploient, ou plutôt par les productions qui paient tout ce qui se dépense dans la société : que le voiturier et l’ouvrier se font payer d’autant plus cher, qu’ils sont plus imposés : qu’ainsi cet impôt retombe sur les dépenses de la culture : que c’est donc un impôt anticipé qui enlève une partie des avances productives, qui détruit par conséquent la reproduction qu’aurait fait naître la partie enlevée de ces avances (car la cause ôtée, l’effet cesse), qui anéantit donc la population en raison de la destruction des richesses, et qui diminue surtout le produit net, seule base de la puissance des États, et dans lequel le Prince aurait eu une part plus forte que celle qu’il retire de cet impôt anticipé.

Qu’en elle-même toute exclusion paraît contraire à l’ordre naturel et au bien de la société ; qu’elle tend à isoler les hommes, à les désunir et à les mettre aux prises sous prétexte de leur intérêt, qui ne peut résulter que de la communication libre des biens et des services. Que si, comme on l’avance, il est naturel à une Province de réserver à ses voituriers tous les salaires du transport de ses productions, il est également naturel aux autres Provinces de faire de même : qu’il s’ensuivra cette conséquence singulière, mais inévitable, qu’il serait dans l’ordre naturel et conforme à l’intérêt respectif de toutes les Provinces, que tous les voituriers ne fissent que porter sans jamais rapporter, que les denrées de chaque endroit supportassent les doubles frais du transport et du retour à vide, et que les frais du commerce augmentassent ainsi de toute part.

Que sans entrer dans l’examen de la nature du commerce, qui paraît être un échange d’une valeur contre une valeur égale sans perte ni gain ; et en supposant qu’il puisse rendre une Province ou une Nation tributaire d’une autre ; toujours est-il certain qu’il vaudrait mieux augmenter ce que l’on appelle la balance du commerce par une vente plus facile et plus abondante des productions (dont le prix soutient la culture et donne un produit net) qu’en voulant gagner tous les salaires de la voiture, qui loin de fournir un revenu ne se paient qu’à son détriment, et absorbent déjà à son préjudice une partie si considérable du prix des denrées, etc., etc., etc.

Voilà, Messieurs, ce que j’ai retenu des moyens que plusieurs personnes opposent à ceux de la Requête ; je vous les ai rendus de mon mieux et comme simple historien, sans prétendre prendre aucun parti. Je finis par un fait que je ne tiens que du bruit public. On assure que les voituriers par eau de cette Ville se disposent aussi à présenter une Requête dans le même genre, si celle de leurs confrères fait fortune.

Je suis, etc.

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[1] Voyez l’avertissement à la fin du Journal précédent.

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