Arguments pour le libertarianisme (1) : les droits naturels de Nozick. Par Aaron Ross Powell

Ces arguments pour le libertarianisme constituent une série de trois articles rédigés par Aaron Ross Powell, un chercheur associé au Cato Institute, dans le cadre d’une réflexion sur la pensée philosophique et politique de Robert Nozick, et sur sa conception d’un État minimal, réduit à ses fonctions purement régaliennes. Ce premier article consiste en une analyse de la position de Robert Nozick sur les droits naturels qui sont attachés à tout individu, sur le caractère inviolable de la personne humaine, et l’impératif catégorique qui le conduit à considérer l’individu comme une fin en soi et non comme un moyen utilisable en vue de la réalisation d’une fin. De cette conception de l’homme, de sa propriété de soi, et des droits naturels inaliénables de la personne humaine, Nozick conclue à la nécessité d’un État régalien strictement limité à des fonctions de protection de l’individu comme des contraintes externes (vol, fraude, usage de la force, non-respect des contrats). Aaron Ross Powell se propose de passer en revue les arguments de ce grand philosophe en faveur de ce qu’on appellera le minarchisme.

Par Aaron Ross Powell*

Traduit par Marc Lassort, Institut Coppet

Pourquoi commencer cette série d’arguments en faveur du libertarianisme avec Robert Nozick ?  Il n’est certainement pas la première personne à donner une justification philosophique au libertarianisme, et il n’est même pas le plus lu.

Non, la raison pour laquelle je commence avec Nozick est parce que son ouvrage classique, Anarchie, État et utopie est celui par lequel presque tout le monde commence, en venant au libertarianisme pour la première fois, comme dans une salle de classe de philosophie. Et, dans la plupart des cas, c’est également là où ils finissent. Pour le milieu universitaire, Robert Nozick est tout simplement le libertarianisme – et les arguments qu’il apporte dans Anarchie, État et utopie représentent pour de nombreux philosophes politiques l’ensemble de la philosophie libertarienne.

Une autre raison de commencer avec Anarchie, État et utopie est que c’est un livre merveilleux, tout simplement. Nozick écrit différemment de presque tous les autres philosophes. Il est ludique et amusant. Et il adopte une attitude merveilleusement rafraîchissante par rapport au raisonnement philosophique. Nozick écrit dans la préface de l’ouvrage :

« Il y a place pour des considérations qui ne se présentent pas comme le dernier mot en la matière. En vérité, la manière habituelle de présenter les travaux philosophiques me déconcerte. Les ouvrages de philosophie sont écrits comme si leurs auteurs étaient convaincus de dire le dernier mot sur le sujet. Or, tous les philosophes ne pensent certainement pas qu’à la fin des fins et par la grâce de Dieu ils ont trouvé la vérité et érigé une forteresse imprenable autour d’elle. Nous sommes tous au fond bien plus modestes que cela. À juste titre. Pour avoir longuement cogité le point de vue qu’il présente, un philosophe a une idée relativement juste de ses points faibles ; il se sent peu à son aise dans les endroits où l’on fait peser un grand poids intellectuel sur quelque chose qui est peut-être trop fragile pour le supporter, dans les forums où l’on pourrait entreprendre d’éclaircir le point de vue en question, de mettre à jour ses postulats invérifiés. »

Nozick reste aussi modeste tout au long d’Anarchie, État et utopie. Et si cela était la seule leçon que nous devions recevoir de cet ouvrage, cela vaudrait tout de même la peine de le lire. Mais ce n’est pas la seule. Anarchie, État et utopie a beaucoup plus à offrir à sa défense de la liberté.

Quelle est donc la position libertarienne de Nozick ? Elle commence par les droits naturels. Littéralement. Voilà la première ligne d’Anarchie, État et utopie : « Les individus ont des droits, et il est des choses qu’aucune personne, ni aucun groupe, ne peut leur faire (sans enfreindre leurs droits). »

Ces droits sont naturels parce que nous en disposons du fait de ce que nous sommes, et non parce qu’ils nous ont été donnés par quelqu’un. Mais le fait de dire que nous avons des droits n’est pas la même chose que de donner un argument du pourquoi nous les avons. Pour le faire, Nozick s’appuie sur le fameux impératif catégorique de Kant, en particulier dans sa seconde formulation : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » Les humains sont par nature des êtres rationnels ayant une dignité. Cette dignité nous empêche d’être utilisés par les autres, et nous avons des droits contre une telle utilisation.

Nozick dit que nos droits fonctionnent comme des « contraintes secondaires », limitant ce que d’autres – en incluant l’État – peuvent nous faire. Nous ne pouvons pas marchander nos droits pour des avantages ou des bénéfices particuliers. Par exemple, il nous est interdit de décider qu’un peu plus de bonheur ou de richesse (ou beaucoup plus) sont des bases suffisantes pour violer les droits d’une personne. Selon Nozick, les gens « ne peuvent être utilisés ou sacrifiés pour la réalisation d’autres fins sans leur consentement ». « Les individus sont inviolables. »

À partir de cela, Nozick en dérive un principe fondamental de propriété de soi. Je me possède moi-même et j’ai par conséquent le droit de faire ce que je veux avec moi-même. Tu te possèdes toi-même et tu as le même droit. Je ne te possède pas et tu ne me possèdes pas. Cela donne à chacun d’entre nous des droits non seulement sur nous-mêmes, mais également sur les fruits de notre travail. (Nozick défend ce dernier point à l’aide de l’argumentation lockéenne.) En d’autres termes, Nozick défend nos droits fondamentaux dans une posture négative. Ce sont des droits d’être libres de certains actes commis par d’autres personnes (agression, vol, esclavage, etc.), et non des droits à bénéficier de certains biens et services (un droit à la santé, ou un droit à l’éducation).

Mais cela conduit à une immense question quand il s’agit de politique, comme le souligne utilement Nozick :

« Et ces droits sont d’une telle force et d’une telle portée qu’ils soulèvent la question de ce que peuvent faire l’État et ses commis – si tant est qu’ils puissent faire quelque chose. Quelle place les droits de l’individu laissent-ils à l’État ? »

La réponse la plus courte est « peu ». La réponse légèrement plus longue que donne Nozick – avant de passer l’essentiel du livre à défendre ses positions – ressemble à cela :

« Nos principales conclusions se résument à ceci : un État minimal, qui se limite à des fonctions étroites de protection contre la force, le vol, la fraude, à l’application des contrats, et ainsi de suite, est justifié ; tout État un tant soit peu plus étendu enfreindra les droits des personnes libres de refuser d’accomplir certaines choses, et il n’est donc pas justifié ; enfin, l’État minimal est aussi vivifiant que juste. Deux implications méritent d’être signalées : l’État ne saurait user de la contrainte afin d’obliger certains citoyens à venir en aide aux autres, ni en vue d’interdire aux gens certaines activités pour leur propre bien ou leur protection. »

Cela confronte Nozick à des débats avec deux groupes. D’abord, ceux qui pensent que cette vision de l’État est trop étroite : les progressistes, les égalitaristes sociaux-démocrates, les communautariens, les socialistes, les conservateurs, et ainsi de suite. En second lieu, ceux qui pensent que cette vision de l’État est trop large : les anarchistes.

Dans mon prochain article, je me pencherai sur le conflit de Nozick avec les anarchistes, notamment à propos de son argument selon lequel le passage de l’anarchie à l’État minimal peut se produire sans que les droits de quiconque ne soient violés.


* Cet article d’Aaron Ross Powell a été originellement publié sur libertarianism.org, un projet du Cato Institute.

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