Les causes déterminantes de la guerre, par Gustave de Molinari (1898)

« Comme les guerres du premier âge, celles de cette période de l’existence des États, guerres de conquête, d’unification, de succession, de religion, ont eu invariablement pour mobile principal, sinon unique, l’appât d’un profit. Mais quel qu’en ait été le mobile, elles ont déterminé une série de progrès, à la fois dans l’industrie destructive et dans les industries productives, qui ont eu pour résultat final d’enlever à la guerre sa raison d’être. » Gustave de Molinari

(extrait de Grandeur et décadence de la guerre, 1898 ; réédition Institut Coppet, 2015)


CHAPITRE VII : LES CAUSES DÉTERMINANTES DE LA GUERRE APRÈS LA CONSTITUTION DES ÉTATS POLITIQUES

Cause des invasions des hordes asiatiques en Europe. — Pourquoi elles ont cessé. — Mobiles déterminants des croisades. — Les guerres des peuples de l’Europe jusqu’à l’époque moderne. — Les guerres de conquête intérieure et extérieure. — Les guerres de succession. — Les guerres de religion. — La lutte du Paganisme et du Christianisme. — La Réforme. — Rôle du mobile économique dans les guerres de religion. — Que ces différentes guerres ont déterminé des progrès qui ont enlevé à la guerre sa raison d’être.

Le mobile de la politique et de cette morale particulière que l’on a désignée sous le nom de raison d’État, c’est l’intérêt des associations propriétaires et exploitantes des établissements, autrement dit des « États politiques ». Ce même mobile, se traduisant par l’appât d’un profit, apparaît dans toutes les guerres qui ont éclaté entre elles ou qu’elles ont eu à soutenir contre des envahisseurs barbares. C’est, pour ne pas remonter plus haut, l’appât d’un profit qui a attiré en Europe les invasions successives des hordes asiatiques. Si ces invasions ont cessé, c’est parce que la puissance des États européens est devenue telle que les entreprises d’invasion de leurs territoires en vue du pillage ou de la conquête ont fini par se terminer par une perte au lieu d’aboutir à un profit. Si les sociétés propriétaires des États du Moyen âge ont envahi à leur tour les domaines des peuples asiatiques, si elles se sont associées pour entreprendre les croisades, c’est en vue d’un profit à la fois moral, — savoir la satisfaction du sentiment religieux —, et matériel, savoir l’acquisition des richesses fabuleuses que l’imagination prêtait aux contrées d’où le commerce retirait ses articles les plus précieux. Lorsque l’expérience eût démontré que les croisades ne payaient pas, suivant l’expression américaine, on y renonça, et les guerres d’expansion des peuples de l’Europe ne recommencèrent qu’après la découverte de l’Amérique et de la nouvelle route de l’Inde. Nous retrouvons le même mobile dans toutes les guerres que les castes ou les « maisons » propriétaires des États ont engagées ou soutenues jusqu’à l’époque moderne : guerres de conquête intérieure ou d’unification, guerres de conquête extérieure, guerres de religion, guerres de succession, guerres coloniales ou commerciales. Nous pourrons nous assurer, en les passant rapidement en revue, qu’elles n’ont pas eu d’autre objectif que l’acquisition ou la conservation de moyens de subsistance ou du moins que cet objectif, si dissimulé qu’il pût être, a toujours été prépondérant.

Il apparait visiblement dans les guerres intérieures qui ont précédé et déterminé l’établissement du régime féodal et dans celles qui ont mis fin à la féodalité par l’absorption des seigneuries dans l’État unifié. Lorsque les Franks, les Burgondes et les autres tribus barbares se furent partagé la plus grande partie de l’État romain, lorsque, d’une autre part, les invasions ayant cessé, les liens qui rattachaient les armées conquérantes à leurs chefs se furent relâchés, chacun des copartageants des domaines conquis s’efforça d’agrandir son lot aux dépens de ses voisins. De là, les guerres locales qui se multiplièrent sous les faibles successeurs de Charlemagne et aboutirent à la constitution du système d’assurance des plus faibles par les plus forts qui a pris le nom de féodalité. Mais si ce système avait pour résultat de réduire le nombre des concurrents en lutte pour l’agrandissement de leurs États et l’augmentation de leurs revenus, il laissait en présence les plus forts et devait nécessairement aboutir à l’absorption de leurs domaines politiques, partant des revenus qu’ils en tiraient par la perception des impôts, l’exploitation des monopoles, etc., dans le domaine du plus fort de tous, c’est-à-dire du chef héréditaire de l’armée conquérante. En France, ce travail d’absorption a été la préoccupation principale sinon exclusive de la « maison » propriétaire du domaine politique de l’Ile-de-France, qu’elle a successivement agrandi jusqu’aux limites de la France moderne par la conquête intérieure des seigneuries féodales, les conquêtes extérieures et les héritages.

Les propriétaires de domaines politiques pouvaient sans doute augmenter leur puissance et leur richesse autrement que par des annexions de territoires, en adoptant un système plus économique d’exploitation des populations, en rendant leur fiscalité moins lourde, en protégeant mieux leurs sujets contre le vol et le brigandage, sans oublier les malversations de leurs fonctionnaires. Les propriétaires d’États les plus intelligents ne négligèrent point ce moyen, certainement le plus efficace, d’assurer leur domination et d’accroître leurs revenus. C’est ainsi qu’à la longue, et non sans de fréquents retours en arrière, l’esclavage fut transformé en servage, que les liens du servage se relâchèrent lorsque l’expérience eût démontré que ce régime d’exploitation était moins avantageux que la simple sujétion, que la régie des impôts fut remplacée par l’affermage, sauf ensuite à être rétablie comme un progrès lorsque l’affermage eut été vicié par la pratique des pots de vin ; mais, à l’exemple des propriétaires des établissements industriels ou commerciaux, c’est à l’extension de leurs exploitations que les propriétaires des établissements politiques demandèrent toujours, de préférence, l’accroissement de leur puissance et de leur richesse. En vain l’expérience agissait pour les convaincre qu’en agrandissant leur État au-delà de ce qu’on pourrait appeler les limites économiques de ce genre d’entreprise, ils en rendaient la gestion plus difficile et moins productive, tout en accroissant les frais que nécessitait sa défense, ils mettaient leur orgueil à l’emporter sur leurs concurrents par l’étendue de leurs domaines. Et tel était l’objectif qu’ils poursuivaient invariablement, tant par la guerre que par le procédé des alliances matrimoniales. Celles-ci ont contribué pour une grande part à la formation des États actuellement existants mais non sans provoquer la longue série des guerres dites de succession.

Aux guerres de conquête intérieure et extérieure et aux guerres de succession se sont ajoutées, particulièrement à partir de la Réforme, les guerres de religion. Mais c’est une erreur de croire que ces guerres aient été le produit exclusif de la passion religieuse. Elles ont été déterminées, comme les autres, principalement par un intérêt de domination se résolvant en un profit purement matériel. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner ce qu’ont été jusqu’à une époque récente et ce que sont encore dans quelques pays arriérés les rapports de l’Église et de l’État.

Nous avons étudié ailleurs le rôle que la religion a joué dans la constitution des sociétés et des États[41]. C’est grâce à l’intervention des Divinités, dont le sentiment religieux suggérait le concept, plus ou moins élevé et pur selon le degré de développement intellectuel et moral des peuples, mais en attestant par son existence dans le cœur humain celle d’une puissance supérieure à laquelle l’homme était tenu d’obéir, c’est, disons-nous, grâce à l’intervention des Divinités, aux règles de conduite qu’elles commandaient, en les sanctionnant par des pénalités et des récompenses terrestres ou supraterrestres, que les hommes ont pu être assujettis à remplir les devoirs qu’exige l’état de société et à se soumettre aux sacrifices qu’il peut nécessiter, à commencer par le sacrifice de la vie même. La religion a donc été de tous temps l’agent nécessaire du gouvernement des sociétés. Tantôt le pouvoir religieux et le pouvoir politique se trouvaient dans les mêmes mains, tantôt dans des mains différentes, mais étroitement unies en raison du concours mutuel qu’elles se prêtaient, et jusqu’à ces derniers temps cette union intime des deux pouvoirs qui pourvoyaient au maintien de l’ordre social était considéré comme indispensable. On ne concevait pas plus la coexistence de deux ou de plusieurs gouvernements religieux dans le même État que celle de deux ou de plusieurs gouvernements politiques. Que résultait-il de là ? C’est qu’une religion nouvelle ne pouvait s’implanter dans un État que par voie de conquête et d’expropriation. Le clergé qui constituait l’armée du nouveau culte, s’emparait des fonctions et des propriétés du clergé de l’ancien culte et par conséquent de ses moyens d’existence. C’était la lutte pour la vie, et cette lutte impliquait l’extermination ou tout au moins l’expulsion et la dépossession du vaincu. Il est permis de conjecturer que cet intérêt temporel de conservation de ses moyens d’existence l’emportait chez les prêtres du paganisme sur l’intérêt spirituel de leurs ouailles et même sur l’amour de leur Divinités. Quant aux empereurs, ce fut certainement leur intérêt qui guida leur conduite dans la lutte entre l’ancien culte et le nouveau : ils défendirent le paganisme aussi longtemps qu’ils le crurent le plus fort, mais ils n’hésitèrent pas à l’abandonner et à prendre leur part dans ses dépouilles lorsque la victoire du christianisme leur parut assurée. Alors, le christianisme, à son tour, devint la religion de l’État, et il fit à ses persécuteurs la même guerre d’extermination qu’ils lui avaient faite. Il en usa de même dans les États qui se constituèrent sur les débris de l’empire romain, et jusqu’au XVIe siècle il réussit, grâce à la coopération de son associé, le pouvoir temporel, auquel il accordait, par une juste réciprocité, l’appui de son pouvoir spirituel, à se préserver de toutes les tentatives de dépossession des sectes schismatiques. Mais, tandis que le gouvernement politique subissait la pression salutaire de la concurrence sous forme de guerre, le gouvernement religieux, dépourvu de ce stimulant indispensable de conservation et de progrès, se relâcha et se corrompit. Ceux d’entre ses sujets chez lesquels le sentiment religieux était le plus profond et le plus éclairé finirent par se soulever contre lui : une demande de réforme se produisit, principalement dans les classes supérieures de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre, et comme toute demande, celle-ci provoqua la création d’une entreprise destinée à y pourvoir. Les promoteurs et les directeurs de cette entreprise, les Luther, les Calvin, les Zwingle, les Mélanchton constituèrent des gouvernements religieux qui entrèrent en lutte avec le gouvernement de l’Église catholique. Dans les pays où le mouvement de la réforme ne gagna qu’un petit nombre d’adhérents, en Italie et en Espagne, le gouvernement politique n’hésita point à mettre son pouvoir au service du gouvernement ecclésiastique, et à lui prêter le concours du bras séculier pour exterminer les hérétiques ; en France, où l’hérésie se propagea davantage, elle déchaina une guerre civile, dans laquelle la religion établie finit par l’emporter, mais non sans être obligée de supporter pendant près d’un siècle, jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes, la concurrence de l’hérésie. En Allemagne, en Angleterre, en Suède, au contraire, où le mouvement réformateur avait gagné la majorité et surtout la partie la plus influente de la nation, le gouvernement temporel prêta de bonne heure son concours au nouveau gouvernement spirituel et il y fut même d’autant plus disposé qu’il entra en partage des dépouilles de l’ancien. Tout en laissant le clergé protestant s’emparer des édifices du culte, de la dîme, etc., il confisqua à son profit les biens des couvents, et on peut conjecturer que l’appât des immenses richesses du clergé régulier contribua, au moins autant que la passion religieuse, à décider le roi Henri VIII à entrer dans la réforme.

Sans doute, le clergé orthodoxe se préoccupait du salut des âmes en provoquant l’extermination des hérétiques, mais la conservation de ses moyens d’existence, dont le triomphe de l’hérésie l’aurait dépouillé, devait naturellement stimuler son zèle. Pour les soldats sinon pour les promoteurs de la réforme, la considération des biens matériels qui constituaient le butin du vainqueur ne devait pas non plus être tout à fait indifférente. Enfin, si les chefs d’État subissaient dans quelque mesure la contagion des passions religieuses, ils obéissaient avant tout à leur intérêt : Henri IV se convertissait à la religion la plus forte, en déclarant avec un cynisme naïf, que Paris valait bien une messe, et le très catholique cardinal de Richelieu s’alliait aux protestants de l’Allemagne, en subordonnant ainsi sans aucun scrupule l’intérêt religieux à l’intérêt politique.

En résumé, comme les guerres du premier âge, celles de cette période de l’existence des États, guerres de conquête, d’unification, de succession, de religion, ont eu invariablement pour mobile principal, sinon unique, l’appât d’un profit. Mais quel qu’en ait été le mobile, elles ont déterminé une série de progrès, à la fois dans l’industrie destructive et dans les industries productives, qui ont eu pour résultat final d’enlever à la guerre sa raison d’être.

A propos de l'auteur

L’Institut Coppet est une association loi 1901, présidée par Mathieu Laine, dont la mission est de participer, par un travail pédagogique, éducatif, culturel et intellectuel, à la renaissance et à la réhabilitation de la tradition libérale française, et à la promotion des valeurs de liberté, de propriété, de responsabilité et de libre marché.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.