Chronique (Journal des économistes, août 1887)

Chaque mois, entre  1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant lactualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison d’août 1887, le développement du protectionnisme à travers le monde, le fléau de l’alcoolisme, la colonisation en Indochine, et l’hygiène sur les navires.

Gustave de Molinari, Chronique, Journal des économistes, août 1887.

SOMMAIRE : Le surmenage scolaire. — L’alcoolisme. — La politique coloniale du XVIesiècle dans l’Indo-Chine. — Le protectionnisme esclavagiste à la Réunion. — La suppression de l’ivrognerie en Belgique. — Un échec au communisme. — La reconnaissance de la propriété des inventions, modèles et dessins en Suisse. — Les victoires et conquêtes du protectionnisme au Canada et au Brésil. — Le congrès d’hygiène maritime du Havre. — La véritable hygiène maritime et terrestre.

Le surmenage scolaire et l’alcoolisme, voilà deux maladies sinon nouvelles du moins fort en progrès, et qui sévissent l’une presque exclusivement dans les classes supérieures, l’autre principalement dans la classe inférieure, ce qui établit une sorte de compensation d’affaiblissement intellectuel et moral. Le surmenage a été l’objet à l’Académie de médecine d’une discussion savante mais stérile ; l’alcoolisme a donné lieu à un Rapport de M. Claude (des Vosges) qui aboutit à une solution pire que stérile : nuisible ; nous voulons parler du monopole de l’alcool.

C’est qu’il ne suffit pas de dénoncer l’existence et les progrès d’une maladie pour en trouver le remède ; il faut remonter aux causes. Or, les causes du surmenage scolaire ne sont pas du ressort de l’Académie de médecine et il est permis de douter qu’un sénateur protectionniste soit bien capable de découvrir celles de l’alcoolisme.

Le surmenage scolaire provient de l’énorme surcharge des programmes d’études imposés par l’État pour l’obtention des grades et des diplômes qui sont les passeports nécessaires à l’entrée des fonctions publiques, et de la plupart des professions qualifiées de libérales, quoiqu’elles n’aient pas cessé pour la plupart d’être étroitement réglementées: tels sont l’enseignement, le barreau, la médecine. Cette surcharge des programmes a été croissant et il est fort possible, il est probable même qu’elle dépasse aujourd’hui la force de résistance du plus grand nombre des jeunes cerveaux qui y sont soumis. Au lieu de fortifier ces instruments délicats, elle contribue à les affaiblir, à les déséquilibrer et à les fausser ; au lieu d’accroître les sommes des capacités, elle augmente le nombre des non-valeurs sociales.C’est un mal sans aucun doute, mais la surcharge qui le cause n’est-elle pas nécessaire sinon pour empêcher, du moins pour ralentir les progrès du mal encore plus funeste de l’encombrement des fonctions publiques et des professions libérales ; pour nous servir du langage de nos bons amis les socialistes, il y a actuellement une surproduction de candidats fonctionnaires, professeurs, instituteurs, institutrices, etc. Si la douane des diplômes était moins élevée, ce ne serait plus une simple surproduction, mais une véritable inondation. Ce phénomène désastreux n’est pas particulier à notre pays et à notre temps. Il s’est produit, notamment en Chine, à une époque très reculée. Les Chinois de ce temps-là s’étant aperçus que les fonctions publiques présentaient des avantages extraordinaires ; qu’elles ne demandaient pas même la moitié des efforts qu’il fallait faire pour se procurer un revenu équivalent dans les métiers et professions, soumis à la concurrence, qu’elles permettaient en outre de vexer et tracasser impunément le commun de Chinois libres — ce qui était un avantage fort prisé en Chine — ; qu’elles conféraient, au bout de certaines périodes réglementaires, le droit de porter des boutons de plus en plus gros — boutons de jade ou de cristal — lesquels procuraient aux porteurs un prestige particulier et facilitaient les mariages, tout le monde voulut devenir fonctionnaire. Le mandarinat se trouva encombré et débordé. Alors, les sages chinois s’efforcèrent d’opposer une digue à cet entrainement universel. Ils ne trouvèrent rien de mieux que de renforcer les programmes des études nécessaires pour arriver au mandarinat. Comme, en fait de connaissances inutiles, ils ne possédaient point la ressource des langues mortes, ils exigèrent de formidables exercices de mémoire, ils obligèrent le candidat mandarin à apprendre par cœur leurs œuvres complètes, et même, pour accroître encore la difficulté, en commençant par la fin. Cependant, tel était le goût des Chinois pour le mandarinat que ces épreuves rigoureuses ne diminuèrent point d’une manière sensible le nombre des candidats. Seulement, il arriva que les jeunes Chinois, obligés désormais d’employer tout leur temps à exercer leur mémoire et à se nourrir des œuvres de leurs vieux sages, perdirent peu à peu quelques-unes des facultés qui avaient distingué les générations précédentes, le jugement, l’esprit d’invention et de perfectionnement, et que la civilisation chinoise devint stationnaire de progressive qu’elle était. Il arriva encore, chose plus grave ! que les candidats qui réussissaient, grâce à un prodigieux tour de force de mémoire, à arriver au mandarinat, trouvèrent juste et raisonnable de se rétribuer de ce terrible effort, aux dépens de leurs administrés, et qu’à mesure que les mandarins devinrent plus savants l’administration devint plus corrompue.

Cet exemple atteste que la surcharge des programmes n’a pas toute l’efficacité qu’on pourrait souhaiter et qu’elle présente des inconvénients de plusieurs sortes. Il n’en est pas moins vrai, qu’elle oppose dans quelque mesure, une barrière à l’entraînement général vers les fonctions publiques et les professions libérales. C’est cet entraînement funeste qu’il importerait d’enrayer d’abord. On pourrait ensuite abaisser, sans inconvénient, la digue qui modère, si elle ne l’arrête pas, l’essor de jeunes générations vers le mandarinat.

Il faudrait donc commencer par étudier les causes qui agissent aujourd’hui pour faire préférer les fonctions publiques et les carrières libérales aux autres métiers ou professions. Parmi ces causes il en est qui tiennent aux mœurs, et qu’il n’est pas facile de corriger. Quoique nous vivions à une époque où la démocratie coule à pleins bords, il y a encore un bon nombre de professions qui sont considérées comme roturières tandis que d’autres sont réputées nobles. Un cordonnier, un tailleur, un épicier, un boulanger, un boucher, un dentiste peuvent bien s’enrichir, mais ils ne réussiront jamais à entrer dans un cercle plus ou moins aristocratique. Voilà pourquoi l’ambition des cordonniers, tailleurs, épiciers en voie de s’enrichir, c’est de faire monter leurs enfants dans une sphère supérieure à celle où ils sont eux-mêmes condamnés à vivre ; c’est d’en faire des fonctionnaires ou des avocats, quand ils ne peuvent leur léguer une fortune suffisante pour vivre à ne rien faire, ce qui est l’idéal du « comme il faut ». De là, la nécessité d’un diplôme qui leur ouvre l’accès de ces carrière privilégiées. Ajoutez à cela, les avantages qui séduisaient les vieux Chinois contemporains de Confucius et de Meng Tseu, la possibilité de se procurer un revenu assuré au prix d’un travail modéré, surtout à une époque où le poids des impôts et le renchérissement de la vie obligent le commun des mortels à travailler davantage, l’agrément de posséder une portion quelconque du pouvoir de réglementer et de vexer, sans parler des boutons de jade ou de cristal, et vous vous expliquerez aisément pourquoi le flot des aspirants au mandarinat va sans cesse grossissant.

Mais, il y a de plus une cause qui contribue au plus haut point à favoriser cette invasion des fonctions supérieures ou réputées libérales et qui paraît avoir été inconnue aux Chinois : c’est l’établissement officiel d’un système ingénieux de primes d’importation de la jeunesse dans les fonctions publiques et les carrières libérales, inventé et pratiqué par les mêmes gouvernements qui s’appliquent à décourager cette importation, en exhaussant la douane des diplômes. Ce système consiste d’abord dans l’exemption ou l’allégement du plus dur des impôts, l’impôt du sang, en faveur des jeunes diplômés, ensuite dans la demi-gratuité et fréquemment dans la gratuité entière de l’instruction qui sert à acquérir les diplômes. Quoique les familles qui envoient leurs enfants dans les lycées et dans les universités soient pour la plupart fort en état de payer les frais de l’enseignement moyen et supérieur, l’État a pris l’habitude, plus ou moins économique, de fournir cet enseignement à un prix qui couvre à peine le quart de ce qu’il coûte. Les trois autres quarts sont fournis par l’impôt, augmenté de ses frais de perception, en sorte que l’enseignement de l’État revient en réalité à la nation à un prix qui dépasse singulièrement celui que lui coûterait l’enseignement libre. En revanche, il constitue pour la jeunesse des lycées ou des universités, une prime d’importation égale à la différence entre le prix réel de cet enseignement et le prix fictif et presque dérisoire auquel l’État le fournit et auquel sa concurrence oblige les établissements libres à le fournir. Est-il nécessaire d’ajouter que les établissements soutenus par la propagande religieuse peuvent seuls soutenir cette concurrence inégale, en sorte que la liberté d’enseignement n’a produit et n’a pu produire jusqu’à présent que des universités cléricales ? Ainsi l’État attire d’une main par la quasi gratuité de son instruction moyenne et supérieure la jeunesse dans le mandarinat et les carrières dites libérales, tout en la repoussant de l’autre par la difficulté de ses programmes d’études. En admettant que les programmes fussent simplifiés et que les diplôme devinssent plus faciles à obtenir, l’entrainement déjà excessif vers le mandarinat et les carrières accessoires ne manquerait pas de croître et de provoquer, plus que jamais, l’extension des attributions de l’État et la multiplication du nombre des places. Ce qui serait un mal économique et financier, et une cause d’affaiblissement national, pire encore que le surmenage. À notre avis donc, il serait imprudent d’abaisser cette dernière barrière qui retient encore la jeunesse avide des profits et des honneurs mandarinaires. Peut-être même serait-il sage de l’exhausser, en obligeant par exemple les candidats bacheliers, à apprendre par cœur le manuel du baccalauréat et à le réciter à rebours ?

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L’alcoolisme cause dans les classes inférieures des maux plus désastreux encore que ceux qui sont engendrés par la surcharge des programmes d’études dans les classes supérieures, et sans la moindre compensation. Mais il est le produit d’un état de choses contre lequel les remèdes protectionnistes proposés par la commission du Sénat, la limitation du nombre des cabarets, voire même le monopole de l’alcool, demeureront sans vertu. Déjà un publiciste compétent, M. Hartmann, a parfaitement établi que la réduction du nombre des débits de boisson ne provoque pas nécessairement la diminution de la consommation ; que parfois même, on voit se produire l’effet contraire[1]. Il nous paraît douteux que le monopole de l’alcool, tel qu’il vient d’être établi en Suisse, soit plus efficace. En Russie, le régime de l’affermage et du quasi-monopole qui existe actuellement n’a pas empêché les progrès de l’ivrognerie. Il est même arrivé que le gouvernement intéressé au développement de la consommation d’un toxique qui lui procure le tiers de son revenu a regardé de travers les apôtres de la tempérance et s’est efforcé d’entraver la propagande de ces nihilistes financiers. Les sociétés de tempérance, sans être formellement interdites en Russie, y rencontrent de la part de la bureaucratie des obstacles qui équivalent à une prohibition. Il en sera de même en Suisse et dans tous les pays où le monopole de l’alcool, après avoir encouragé l’augmentation des dépenses publiques, deviendra pour le gouvernement une ressource indispensable.

Les causes principales de l’alcoolisme résident précisément dans la politique étatiste et protectionniste qui agit incessamment pour augmenter les charges de la masse de la population et par conséquent pour accroître la quantité de travail qu’elle est obligée de fournir pour se procurer les nécessités de la vie. Outre les impôts croissants qu’elle paye à l’État, au département et à la commune, l’aggravation de la politique protectionniste la contraint à payer aux industriels et aux propriétaires privilégiés une dîme bien autrement lourde que celle qu’elle fournissait jadis au clergé. L’impôt d’État double le prix du café et du sucre ; à Paris, l’impôt municipal ajouté à l’impôt d’État double le prix de la bière et il en est ainsi de la plupart des articles de consommation. En même temps, la politique protectionniste suscite une guerre permanente et universelle de tarifs qui rend tous les débouchés précaires et avec eux, les revenus de ceux qui en vivent. Condamné, dès son enfance, à un labeur qui excède ses forces, obligé de se contenter d’une alimentation uniforme, grossière et trop souvent frelatée, en proie à l’inquiétude du lendemain, l’ouvrier est naturellement porté à recourir aux excitants qui suppléent à l’insuffisance de son régime alimentaire, et qui lui fassent oublier les soucis de la vie. On aura beau diminuer le nombre des cabarets et augmenter le prix des boissons alcooliques, rien n’y fera. L’ivrognerie continuera d’exercer ses ravages. Il y a même apparence qu’elle deviendra plus dangereuse, car toute augmentation du prix des boissons alcooliques agit comme une prime d’encouragement aux falsifications. L’établissement du monopole provoquera peut-être quelques progrès de la chimie appliquée à l’industrie des alcools, il ne remédiera point à l’alcoolisme.

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En fait de progrès, nous revenons décidément à la politique coloniale qui florissait au XVIsiècle et qui a si efficacement contribué à développer l’industrie et le commerce de l’Espagne. En vertu d’un décret approuvé par le conseil d’État, le tarif général des douanes de la métropole vient d’être appliqué à la Cochinchine et aux pays protégés du Tonkin, de l’Annam et du Cambodge. C’est, en fait, l’établissement du monopole commercial de la métropole sur les colonies de l’Indo-Chine et, pour le dire en passant, ce régime forme un contraste médiocrement flatteur avec le régime de pleine liberté commerciale que les Anglais ont établi dans l’Inde. Tandis que les Indous, sujets de l’Angleterre, peuvent acheter librement les cotonnades, la quincaillerie et les autres articles dont ils ont besoin en France, en Allemagne, en Suisse aussi bien qu’en Angleterre, sans être obligés de payer aucun tribu à l’industrie de la métropole, sous la forme d’un droit différentiel, les Indo-Chinois soumis à la domination de la France seront contraints de s’approvisionner exclusivement sur le marché métropolitain, en payant en sus des impôts dont ils sont grevés au profit de l’État, un impôt industriel égal à la différence des prix et qualités des articles protégés et de ceux des articles de concurrence. Et comme tout impôt se paye finalement en travail, ces excellents Indo-Chinois seront obligés de travailler tous les jours une heure ou deux de plus pour subvenir à leurs besoins. Il est permis de douter que cette obligation contribue sensiblement à les attacher à la France, on peut même conjecturer qu’ils envieront la situation de leurs voisins les Indous, et qu’ils échangeraient au besoin, sans regret, la domination de la France protectionniste pour celle de l’Angleterre libre-échangiste. On peut conjecturer encore que les pays d’Europe et d’Amérique, dont les produits vont être exclus du marché Indo-Chinois, ne seront pas précisément satisfaits de voir la France dérober au commerce du monde les contrées sur lesquelles elle étend sa domination, et malgré leur peu de goût pour l’Angleterre, qu’ils préféreraient une Indo-Chine britannique, où leurs produits pourraient entrer, à une Indo-Chine française, d’où leurs produits sont exclus.

Mais, dira-t-on, que nous importe ce que penseront les Indo-Chinois et nos concurrents d’Europe ? Nous ne sommes plus, grâce au ciel, ni humanitaires ni cosmopolites. Nous n’avons pas conquis l’Indo-Chine pour faire le bonheur des Indo-Chinois. Nous y sommes allés pour créer un débouché à notre industrie et à notre commerce, sans parler de nos fonctionnaires. Ce sera tant pis pour les Indo-Chinois s’ils ne sont pas contents ! Quant aux autres nations d’Europe et d’Amérique, nous n’avons pas à nous inquiéter de leur opinion et de leurs préférences. Chacun pour soi ! Nos intérêts avant tout !

Soit ! mais il reste à savoir si la résurrection du vieux système colonial est conforme aux intérêts de la France. Il y a malheureusement un fait que l’expérience de l’Espagne et des autres pays a rendu indiscutable : c’est que ce système a été ruineux pour les colonies, et qu’il a fini par l’être pour les métropoles. Cette expérience néfaste on va la recommencer à nouveaux frais, et nous en avons peur, hélas ! à gros frais.

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Voici, d’après le Journal des Débats, quels ont été les premiers effets du retour à la politique protectionniste dans l’Indo-Chine :

« Ce projet de décret, dit-il, n’est pas fait pour rendre la confiance à ceux de nos industriels de la métropole et des colonies qui avaient compté sur un adoucissement au régime draconien édicté par la loi du 26 février. Déjà l’application de cette loi a produit des effets désastreux : plusieurs navires à destination du Tonkin ont mieux aimé rebrousser chemin et porter ailleurs leur cargaison que de se soumettre aux droits auxquels on voulait les assujettir. Toutes les lettres que nous recevons de nos correspondants du Tonkin témoignent d’un découragement profond et d’une grande appréhension pour l’avenir. Ces faits ne nous étonnent point, car nous n’avons pas attendu jusqu’à ce jour pour signaler les lamentables conséquences d’une disposition insuffisamment étudiée et votée à la légère. Au lendemain de ce vote malencontreux, nous disions que l’application du tarif général arrêterait fatalement le courant commercial qui se formait d’Europe au Tonkin et du Tonkin en Chine. L’événement n’a pas tardé à nous donner raison, et le décret, nous n’hésitons pas à le dire, empirera la situation.

Tout le mal vient de ce que ni la Chambre, ni le gouvernement, ni le Conseil d’État, n’ont jamais voulu voir la situation commerciale du Tonkin telle qu’elle est et qu’ils se sont toujours laissé guider par des considérations sentimentales. Ils n’ont vu dans la possession du Tonkin que le moyen de créer exclusivement des débouchés en faveur du travail national, sans se douter qu’en réservant le Tonkin aux seuls produits français, on risquait de paralyser, au détriment de nos nationaux, l’essor commercial qui déjà se dessinait si manifestement dans cette lointaine colonie. On est parti de ce principe qu’une colonie ouverte par les armes françaises devait être fermée aux étrangers et aux produits étrangers, et que ceux qui avaient été à la peine seraient seuls au profit. Certes, ce sophisme est séduisant, mais encore faudrait-il qu’il n’aille pas directement contre nos intérêts. Il est vrai qu’à l’heure actuelle la grande majorité des produits importés au Tonkin proviennent des manufactures étrangères. Mais ces produits sont manipulés, commissionnés, convoyés, vendus ou échangés par des négociants français qui, dès le lendemain de la conquête, ont créé des comptoirs et qui, assure-t-on, réussissent d’une façon inespérée. Fermez l’entrée du Tonkin aux marchandises étrangères et vous fermez en même temps les maisons qui en vivaient. »

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L’immigration des travailleurs engagés à temps, de l’Afrique, de l’Inde et de Chine, présente une singulière analogie avec la traite des esclaves, que les philanthropes ont fait prohiber, sans se préoccuper des conséquences de cette prohibition. On peut même affirmer que la condition de l’engagé est pire que celle de l’esclave, car les planteurs n’ont aucun intérêt à ménager ses forces. D’un autre côté, les planteurs d’autrefois achetaient de leurs propres deniers les esclaves dont ils avaient besoin. Ceux d’aujourd’hui ont trouvé commode et avantageux de faire supporter une grosse part des frais de l’immigration des engagés par le budget de la colonie, lequel budget est voté par eux, mais alimenté principalement par leurs anciens esclaves émancipés, auxquels les engagés viennent faire concurrence. Cependant, depuis quelques années (depuis 1884 à la Martinique où nous avons pu observer de près les beautés de ce système), les subventions ont cessé d’être votées, et l’industrie de l’immigration des engagés est tombée dans le marasme. Voici qu’on essaye maintenant de la ranimer en remplaçant le régime des subventions par celui de la protection. Un décret du 17 juin, rendu sur le rapport de M. le ministre de la marine et des colonies, approuve une délibération du conseil général de la Réunion, « tendant à l’établissement d’une taxe de séjour sur les étrangers asiatiques ou africains non soumis au régime spécial de l’immigration ».

Le rapporteur assure que « cette mesure donne d’excellents résultats en Cochinchine où elle est en vigueur depuis quelques années. » Nous ignorons en quoi peuvent consister ces excellents résultats et on doit regretter que le rapporteur ait négligé d’en donner le détail ; mais il est bien clair qu’en établissant un impôt sur les immigrants libres, on s’est proposé de protéger spécialement l’industrie de l’immigration, nous allions dire de la traite des engagés. Cette protection, dont le taux est laissé à la discrétion du Conseil général de la colonie, suffira-t-elle pour faire refleurir l’industrie de l’immigration engagée ? Voilà ce que l’avenir seul pourra nous apprendre. En attendant, n’est-ce pas un fait curieux que le mouvement abolitionniste, qui a tant passionné nos pères et fait répandre des flots d’encre philanthropique, aboutisse aujourd’hui à la « protection » de la forme la plus dure de la traite et de l’esclavage ? S’il est vrai que l’on recule quelquefois pour mieux avancer, nous pouvons certes nous vanter de préparer des progrès extraordinaires aux générations futures.

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La Chambre des représentants de la Belgique vient de discuter et de voter une loi contre l’ivrognerie. Jusqu’à présent c’était aux communes qu’incombait le devoir de punir l’ivrognerie, c’est l’État dorénavant qui en sera chargé. La loi marque les nombreux cas où seront punis d’amende ou d’emprisonnement les individus arrêtés en état d’ivresse ; des peines sévères sont décrétées contre les aubergistes chez qui ils se seront enivrés, et le recouvrement des dettes contractées à l’auberge, assimilées en quelque sorte aux dettes de jeu, ne pourra plus être poursuivi devant les tribunaux. Pour que des débits ne puissent être rétablis sous un autre nom, il ne pourra, dans les maisons de tolérance, être vendu ni boisson ni aliments, et toute contravention à cette loi sera punie, la première fois d’une amende de 50 fr. à 1 000 fr., la seconde, d’un emprisonnement de deux mois à un an et d’une amende de 1 000 à 5 000 fr.

Avons-nous besoin de dire que l’ivrognerie survivra à la réglementation de l’État comme elle a survécu à celle de la commune ? Mais puisque la Belgique est en train de faire la guerre à l’intempérance, elle devrait bien essayer de réprimer la plus funeste de toutes : l’intempérance de la réglementation.

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N’en déplaise aux adversaires de la propriété, le besoin de la reconnaître et de la protéger dans toutes ses applications se fait sentir chaque jour davantage. En Suisse, par exemple, où le communisme le plus pur a régné jusqu’à présent en matière d’invention de modèles et de dessins de fabrique, ce régime a eu pour résultats, d’une part de faire émigrer les inventeurs dans les pays où leur propriété est garantie, d’une autre part, de ralentir le développement de quelques-unes des plus belles industries de la Suisse, celle de la broderie par exemple. Faute de dessins originaux, dont les fabricants se gardent bien de faire les frais, sous le régime du communisme artistique, cette industrie a dû se borner à copier les dessins français, et elle a perdu toute originalité et toute espèce d’initiative.

« Les Suisses, dit un correspondant du Journal des Débats, — la statistique, paraît-il, le prouve — tiennent une large place parmi les inventeurs dans les listes de brevets des grands pays industriels. Et pourtant c’est en Suisse qu’on fabrique le moins d’objets d’invention récente, parce que les inventeurs indigènes, n’étant pas protégés dans leur propre pays, transportent leurs inventions à l’étranger, où la protection des lois leur assure la rémunération de leur travail. Cela n’est pas pour stimuler parmi nous l’esprit d’invention, ni en faire profiter nos industriels.

La même observation s’applique aux dessins et modèles destinés à orner les produits nouveaux. L’industrie des broderies de Saint-Gall, d’Appenzell, l’horlogerie à Neufchâtel, à Genève, la céramique et la sculpture sur bois dans l’Oberland bernois et ailleurs, pour ne citer que quelques exemples, ont besoin de protection, si les efforts de notre art industriel contre la concurrence étrangère ne doivent pas demeurer stériles. Nos dessinateurs sont actuellement désarmés contre la « piraterie », qui ravale les prix par des contrefaçons grossières. Aussi a-t-on vu souvent des élèves distingués des écoles d’art industriel, à Genève par exemple, porter à Paris les connaissances acquises et le talent formé dans leur pays. »

Les Suisses ont été lents à s’apercevoir du dommage que leur causait cette variété du communisme ; mais enfin ils s’en sont aperçus. La question a été soumise au peuple, par la voie du referendum, et une majorité de 203 809 voix contre 57 630 s’est prononcée en faveur de l’extension du principe de la propriété aux inventions et aux modèles et dessins de fabrique. Il est à craindre malheureusement que les politiciens des Chambres suisses n’amoindrissent la portée de ce vote, en réduisant la durée de cette forme de la propriété et en la soumettant à toutes sortes d’inventions réglementaires, qui n’ont pas besoin d’être brevetées pour se multiplier. Mais c’est égal ! Les communistes ne doivent pas être contents du peuple suisse.

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On sait que l’Angleterre laisse à celles de ses colonies qui jouissent du self government la plus entière liberté en matière de tarification. Le Canada et la plupart des colonies australiennes ont profité de cette liberté pour établir un régime quasi-prohibitif, dirigé principalement contre l’industrie de la métropole. Le Canada vient d’élever à 100% environ ses droits de douane sur le fer en saumons, à 150% sur le fer en barres, à 300% sur le fer puddlé. Les fabricants de fer de l’Angleterre se plaignent avec amertume de cette mesure prohibitionniste qui leur enlève ou à peu près le marché d’une des plus importantes et des plus florissantes colonies britanniques. Mais leurs plaintes et leurs réclamations seront vaines. Le régime prohibitif est en train de faire le tour du monde, et quoi que nous puissions dire et faire nous autres libre-échangistes, il subsistera aussi longtemps qu’il fournira à des industriels, à des capitalistes et même à des ouvriers disposant de la machine à faire des lois, un moyen expéditif de s’enrichir aux dépens d’autrui. Car c’est bien là le mobile et le but du système, quoiqu’on s’applique à les cacher sous un amas de guirlandes patriotiques, et il n’est pas bien difficile de les découvrir.Il suffit pour cela de faire le compte de ce que rapporte la protection, dans la première période de son établissement, et voici à ce propos un renseignement qui nous a paru caractéristique et décisif. Un fabricant américain d’un petit article de quincaillerie racontait à un de nos amis qu’il avait réussi, en dépensant la modique somme de 40 000 dollars, à faire établir sur cet article un droit prohibitif et à s’attribuer ainsi le monopole du marché. À la vérité, ce monopole ne le défendait point contre la concurrence intérieure, mais en attendant que cette concurrence eût pu s’établir et se développer, il avait réalisé une fortune de 4 à 5 millions de dollars. Si au lieu d’employer judicieusement ses 40 000 dollars à acheter un bill à des législateurs obligeants, il s’était contenté de les investir dans une industrie de concurrence, c’est tout au plus s’il aurait réussi àen tirer autant de milliers de dollars que la protection lui a rapporté de millions. Il est indubitable que la protection du fer national ne manquera pas d’enrichir un certain nombre d’entrepreneurs et de capitalistes canadiens, jusqu’à ce que l’excès de leurs bénéfices ait attiré une pleine concurrence dans leur industrie. Probablement même, le monopole qu’ils viennent d’acquérir leur rapportera-t-il, proportion gardée, de plus beaux profits que celui dont nous venons de raconter l’histoire édifiante, car les législateurs canadiens sont gens scrupuleux et nous n’avons pas entendu dire qu’ils se fassent payer leurs bills. À la vérité, les capitaux étant rares au Canada, il y a apparence que les nouvelles usines à fer y seront fondées pour une bonne part au moyen de capitaux anglais et, par conséquent, que les bénéfices extraordinaires du monopole ne resteront qu’en partie au Canada. Ce qui y restera, par exemple entièrement, c’est la cherté du fer, et l’augmentation artificielle des frais de production de toutes les industries qui l’emploient : l’industrie des chemins de fer, de la construction des habitations, de la fabrication des machines agricoles et autres, etc., ce qui amènera le renchérissement des prix de transport des voyageurs et des marchandises, du taux des loyers, et l’augmentation des frais de culture. Mais, comme le disait Bastiat, ce sont là des conséquences qu’on ne voit pas ; ce qu’on voit et ce qu’on touche, ce sont les bénéfices extraordinaires que la protection met dans les poches des industriels influents sans parler des législateurs obligeants, et voilà pourquoi la protection fera le tour du monde.

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C’est une justice à rendre aux protectionnistes canadiens qu’ils ne manquent pas d’imagination. Ils viennent sinon d’inventer du moins d’appliquer une nouvelle forme de la protection. La législature du Manitoba ayant concédé des lignes de chemins de fer de Winnipeg à la frontière des États-Unis, le Parlement canadien a mis son veto sur cette concession, en vue de protéger la ligne nationale du Pacifique. Les colons du Manitoba le paraissent pas toutefois avoir apprécié les beautés de cette politique protectionniste et ils ont refusé de se soumettre au veto du Parlement. L’affaire en est là. Ces colons du nord-ouest — des métis pour la plupart — ne comprennent rien à la civilisation.

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À l’exemple du Canada, le Brésil vient à son tour de mettre en vigueur un tarif destiné à protéger l’industrie nationale. Cette industrie n’existe guère ou n’existe pas : le Brésil a jusqu’à présent acheté à bon marché en Europe et aux États-Unis la presque totalité des articles manufacturés nécessaires à sa consommation, en fournissant en échange du café, du coton, du sucre, des cuirs, etc. À l’avenir, le Brésil produira lui-même les articles manufacturés dont il a besoin, ce qui le dispensera de nous vendre ses produits agricoles. Et voilà comme des législateurs avisés et au courant des inventions modernes corrigent les erreurs de la nature, et enrichissent les peuples en les obligeant à produire eux-mêmes à haut prix ce qu’ils achetaient bon marché.

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Un congrès d’hygiène maritime vient de se réunir au Havre. Il avait principalement pour objet l’amélioration du régime des douanes sanitaires, connues sous le nom de quarantaines. Nous avons pu constater par nous-même que ces douanes sont plus redoutables aux voyageurs qu’aux épidémies. La véritable hygiène maritime consisterait à rendre la propreté obligatoire à bord des navires, qui sont pour la plupart des foyers d’infection. « Dans les paquebots les plus élégants et les plus luxueux, remarquions-nous à notre retour d’un voyage transatlantique[2], où l’or et la soie décorent le salon des premières, les logements des classes inférieures, sans parler de ceux de l’équipage, sont des foyers de mauvais air, et quels détails infects ! Je connais un de ces paquebots, et non des moins somptueux, où il n’y avait qu’un water-closet, encore le mot water est-il de trop, pour 300 émigrants empilés dans l’entrepont. On parle beaucoup de l’amélioration des logements insalubres ; qu’on se préoccupe donc un peu aussi de l’amélioration des navires insalubres. Ils le sont tous ? » Tel a été aussi, à ce qu’il semble, l’avis du congrès d’hygiène maritime. Mais quels remèdes les médecins officiels, plus ou moins « princes de la science », qui y assistaient, ont-ils proposés pour remédier à ce mal ? Ils ont proposé d’imposer aux compagnies de navigation des médecins payés par elles mais nommés par l’État, autrement dit d’augmenter le nombre des places à l’usage des médecins. Multiplier les places, n’est-ce pas, sur mer aussi bien que sur terre, la meilleure des hygiènes et en tous cas la plus profitable aux hygiénistes ?

G. DE M.

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[1] Dans 12 de nos départements (dont 10 du midi et 2 du nord) les débits ont diminué de 5% de 1881 à 1885 et la consommation de l’alcool a augmenté de 8%.

Dans 45 départements, les débits ont augmenté de 9% et la consommation a augmenté de 11%.

Dans 29 départements, de tous les points de la France, principalement dans ceux où la moyenne de consommation d’alcool est plus forte, il y a une augmentation du nombre des débits de 10% et diminution de consommation de 9%.

Ces chiffres prouvent qu’il n’y a pas un rapport exact entre le nombre des débits et la quantité d’alcool consommé. (G. Hartmann, l’Économiste français du 23 juillet 1887).

[2] À PANAMA. Le Retour, p. 265.

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