Chronique (Journal des économistes, avril 1898)

Chaque mois, entre  1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant lactualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison davril 1898, l’antisémitisme en Algérie, le fonctionnarisme dans les colonies, la fin du privilège masculin sur les professions intellectuelles aux États-Unis, et la concurrence des races.

Chronique, Journal des économistes (avril 1898)

SOMMAIRE. La question cubaine et le référendum. — La mégalomanie japonaise et le partage de la Chine. — Cause économique de l’antisémitisme en Algérie. — Les derniers exploits des protectionnistes. — Le refus de suspendre les droits sur les blés. — Conséquence probable de la suppression de la coulisse. — L’introduction du monopole à la bourse des marchandises ? — Les effets de la loi sur les accidents du travail. — L’exclusion du travail étranger. — Le fonctionnarisme colonial. — Les procédés de colonisation à Madagascar. — La démolition du monopole masculin des professions libérales aux États-Unis. — Faut-il réglementer la prostitution ? — Le jugement de Château-Thierry. — La concurrence des races. — Le naufrage de la Ville de Rome et la douane espagnole.

Le système d’exploitation des colonies par leur métropole, que nos protectionnistes s’efforcent aujourd’hui de ressusciter, porte tôt ou tard ses fruits amers, l’Espagne en a fait l’expérience. Elle a perdu ses possessions continentales du nouveau monde et elle est menacée de perdre Cuba. On reproche aux États-Unis leur intervention en faveur des insurgés, mais n’a-t-on pas glorifié le gouvernement de Louis XVI et élevé des statues à Lafayette, pour avoir aidé les colonies de l’Amérique du Nord à s’affranchir de la domination de l’Angleterre, quoique les griefs des colons anglais fussent insignifiants en comparaison de ceux des Cubains ? Nous craignons toutefois que le gouvernement des politiciens indigènes ne coûte pas moins cher et ne vaille pas mieux que celui des politiciens espagnols, et nous croyons, au surplus, qu’il eût fallu avant tout consulter les Cubains, en remettant à un référendum populaire la solution d’une question qui a fait couler déjà des flots de sang et qui menace d’en faire couler davantage encore. Cette mise en œuvre du droit nouveau, en vertu duquel les peuples, fussent-ils coloniaux, se possèdent eux-mêmes et choisissent le gouvernement qui leur convient, ne serait-elle pas préférable au recours du vieux droit du canon ? Ne serait-ce pas, en tous cas, une solution plus économique et plus humaine ?

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Les politiciens japonais, atteints de mégalomanie, ont cru faire merveille en cherchant querelle à la Chine et en dévoilant au monde son incurable faiblesse. Mais lorsqu’ils ont voulu recueillir les fruits de leur facile victoire, ils se sont heurtés au veto formel des grandes puissances protectrices de la Chine ; ils ont dû renoncer à conserver les territoires conquis sur l’Empire du Milieu et même à protéger la Corée. Il leur est arrivé encore un mécompte plus fâcheux : c’est que les grandes puissances ont cru devoir se faire payer la protection qu’elles avaient si libéralement accordée au Fils du Ciel ; elles lui ont demandé des concessions de territoires et des « zones d’influence » qu’il était incapable de leur refuser ; la Russie s’est établie à Port Arthur, l’Allemagne à Kiao-Tcheou, l’Angleterre à Weï-Hai-Weï, où elle remplace le Japon, la France enfin est en train de choisir sa part. Bref, c’est le commencement du partage de la Chine. Les Japonais ont ouvert l’huître, mais ils en remporteront tout au plus une écaille. Voilà ce qu’ils auront gagné à « faire grand ».

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On écrit d’Alger au Siècle.

« La situation des Israélites à Alger devient de plus en plus intenable. Dans la rue on n’entend plus que les cris de : À bas les juifs ! Mort aux juifs ! Dans certains quartiers de la ville un juif ne peut plus passer sans être exposé à recevoir un mauvais coup ou à être assailli par des bandes de forcenés.

Il y a trois jours les mêmes individus ont tenté de mettre le feu à une des plus grandes synagogues de la ville ; ils n’ont réussi qu’à briser et à démolir quelques portes. Les troupes prévenues à temps ont interrompu leur sinistre besogne.

Sur la route de Saint-Eugène, à deux kilomètres d’Alger, trois femmes israélites ont été lâchement traînées à terre.

Deux israélites qui venaient de descendre d’une voiture ont été à moitié assommés. Hier encore, au faubourg Bab-el-Oued, près d’Alger, deux autres Israélites ont été laissés pour morts. Un autre sur le boulevard de la République s’est vu entouré d’une bande de manifestants antijuifs ; on l’a retiré à moitié mort.

De nombreux employés et ouvriers israélites, qui étaient occupés dans des maisons catholiques, ont été congédiés à la suite des menaces proférées par les journaux antisémites. Des enfants parcourent les rues en poussant les cris de « À bas les juifs ! Mort aux juifs ! » Cela se passe, bien entendu, sous le regard bienveillant des agents de police, qui trouvent la chose toute naturelle. »

Moins qu’ailleurs, l’antisémitisme a, en Algérie, un caractère religieux. Il se recrute principalement parmi les petits commerçants, en majorité espagnols, italiens, maltais, qui ont émigré dans l’espoir de faire une fortune rapide, et qui ont subi un amer désappointement en se heurtant à la concurrence des juifs établis de longue date. De là la haine féroce dont ils poursuivent ces concurrents qui ne craignent pas de défendre leur clientèle en vendant à bon marché et en se contentant de petits profits. Voilà tout le secret de la rage antisémite qui sévit en Algérie.

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Après avoir relevé les droits sur les graisses, saindoux et autres produits du porc, le plomb et ses dérivés, la Chambre des députés a continué à perfectionner le tarif des douanes en surtaxant les chevaux, la margarine, le beurre, les fruits, les tissus de soie, etc. Les chiffres suivants du nouveau tarif donneront une idée du legs de renchérissement que cette Chambre quasi défunte (et le Dieu des politiciens ait son âme !) fait aux consommateurs :

Tarif général Tarif minima
Entiers ou hongres et juments de 5 ans et au-dessus. Par tête 200 150  »
au-dessous de 5 ans. 150 100  »
Poulains 75 50    »
Margarine, oléo-margarine, graisse alimentaires et substances similaires 100 kil. 40 23    »
Beurre frais, fondu ou salé 30 20    »
Fruits de table frais. — Raisins et fruits forcés. 500 230  »
Fruits de tables confits ou conservés autres ananas 30 30    »
non dénommés 10 3      »
Paille ou laine de bois 2 1     50

« Le tarif général des tissus, foulards, crêpes, tulle et passementerie de soie pure est porté à 1 500 francs par 100 kilogrammes. Pour le tarif minimum, voici les nouveaux droits :

Tissus, foulards, crêpes, tulle et passementerie de soie pure, d’origine extra-européenne.                                                  100 kil. 900 fr.

Tissus, foulards, crêpes, tulle et passementerie de soie pure d’origine européenne :

 

Tissus et foulards

écrus 100 kil. 400 fr.
en couleurs    —      240  »
noir    —      200  »
Crêpes, tulle et passementerie    —      400  »

Enfin les droits sur les soies ouvrées et sur les soies teintes seront partiellement remboursés lors de l’exportation des tissus, suivant un forfait ainsi fixé :

Tissus et foulards de soie pure, fabriqués en France, en couleur, 240 francs par 100 kilogrammes net ; en noir, 200 francs par 100 kilogrammes net. »

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Comme il fallait s’y attendre, le Sénat a repoussé dans une de ses dernières séances, un amendement de M. Girault ayant pour objet de suspendre du 15 avril au 15 juillet prochain le droit de 7 francs perçu sur les blés étrangers.

En Italie, le droit sur le blé a été abaissé provisoirement de 7 fr. 50 à 5 francs et en Espagne à 6 piécettes, jusqu’à ce que le prix moyen du blé descende au-dessous de 27 piécettes les 100 kilos.

Les protectionnistes italiens et espagnols sont décidément moins durs que les nôtres pour le pauvre monde.

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Les impôts sur les valeurs mobilières et les opérations de bourse, le monopole des agents de change qui va être renforcé par la suppression de la coulisse, ne sont pas autre chose, en dernière analyse, que des taxes sur les capitaux en voie de placement. Seulement, il pourrait fort bien arriver, comme nous le remarquions dans notre dernière chronique, que les capitaux qui sont essentiellement mobiles de leur nature et de plus très avisés, désertassent un marché où on leur fait porter ainsi :

Double bât, double charge

pour aller chercher un refuge dans des parages plus hospitaliers, à Bruxelles et à Genève, par exemple. Une circulaire d’un des principaux agents de change de Genève, reproduite dans l’excellente revue financière du Journal des Débats confirme, à cet égard, pleinement nos prévisions.

« Quand on aura bien tourmenté le marché de Paris, y lisons-nous, d’autres places pourraient bien se frotter les mains, Bruxelles et Genève en particulier. Nous remarquons déjà qu’une clientèle française plus nombreuse s’intéresse aux fonds suisses et à nos valeurs locales ; nous ferons ici de notre mieux pour accentuer ce courant, que nous voyons s’établir avec plaisir. »

Nous extrayons ces lignes de la circulaire de l’un des principaux agents de change de Genève. La même note caractéristique est donnée d’ailleurs par les intermédiaires de toutes les places étrangères qui aspirent à l’héritage de notre marché. Car si beaucoup de députés ont pu se méprendre sur la portée du projet de réorganisation, qui leur était présenté comme une œuvre d’intérêt national, il n’est personne dans le monde des affaires, qui n’en ait compris au premier abord le véritable caractère et qui n’en ait prévu les conséquences fatales. On prétend que c’est pour assurer la sincérité des cours, que l’on veut faire disparaître le marché libre : il n’existe cependant pas de meilleur moyen pour obtenir cette sincérité que la concurrence de l’offre et de la demande. Ceux qui reprochent à la coulisse ses relations avec l’étranger oublient qu’elle est née précisément du besoin d’avoir un rouage spécial s’appliquant aux négociations avec les autres places : c’est en effet grâce à la coulisse que Paris a obtenu le rang qu’il occupe comme marché international. L’augmentation du droit de timbre sur les titres étrangers lui a déjà fait perdre de son importance ; on peut craindre que l’amendement Fleury-Ravarin ne fasse le reste et qu’avant longtemps la Bourse de Paris ne soit réduite, ou à peu près, à la spéculation sur les valeurs locales. Le grand courant des affaires internationales se détournera de nous, et les autres marchés en recueilleront les bénéfices à notre place.

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Après avoir travaillé activement à la démolition de la bourse des valeurs, nos politiciens s’en prennent à la bourse des marchandises, en employant le même engin destructeur :le monopole. D’après un projet de loi de M. Dron sur les marchés à termes :

« Toutes les affaires traitées dans les bourses du commerce devraient, pour être valables, être faites par l’entremise d’un courtier assermenté près le tribunal de commerce. Chaque affaire serait frappée d’un 1/2% de la valeur de la marchandise vendue. »

Le Bulletin des Halles déclare que ce projet de loi constitue une violation flagrante de la liberté commerciale et « qu’il n’a pu être conçu que dans l’esprit d’hommes absolument impropres aux affaires. » Nous partageons tout à fait l’opinion de notre confrère, mais pourquoi le pays charge-t-il du soin de ses affaires des hommes qui y sont « absolument impropres »?

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Comme toutes les lois inspirées par le socialisme d’État, la loi sur les accidents du travail qui vient d’être votée par les Chambres sera nuisible à ceux-là même qu’elle a pour objet de protéger. Si la charge qu’elle impose est supportée par les patrons, cette charge s’ajoutera aux frais généraux de l’industrie et, en augmentant les prix de revient des produits, elle aura pour résultat final d’en restreindre le débouché, par conséquent de diminuer le nombre des emplois du travail et de faire baisser les salaires. Si, comme il est plus probable, elle est supportée immédiatement par les ouvriers, ne leur aurait-il pas été plus avantageux de s’assurer eux-mêmes, sans le double et onéreux intermédiaire des patrons et de l’administrateur ? Mais la loi aura encore d’autres effets : elle fera bannir des ateliers les ouvriers qui sont affligés de quelque infirmité. En voici un exemple que cite le Journal des Débats :

« La loi qui met à la charge des patrons les conséquences de tous les accidents sans exception n’était pas encore votée que déjà administrations et compagnies prenaient des précautions imprévues. Un garçon de vingt-cinq ans, souple et vigoureux, qui a suffi aux exigences du service militaire et aux fatigues d’une exploitation rurale, entre au service d’une compagnie à Paris. Il y travaille, à titre provisoire, de juin 1897 à janvier ou février 1898. À cette dernière époque on lui dit que, satisfait de ses services, on va le titulariser ; donc, qu’il ait à réunir ses papiers et à se présenter à la visite. Les papiers sont apportés, la visite a lieu. Ici, on découvre que le sujet a quelques varices. Il les a depuis l’âge de seize ans, et elles ne l’avaient point empêché — quant à présent — de gagner vaillamment sa vie. Néanmoins on lui déclare qu’elles pourraient, en cas de fatigue exceptionnelle, entraîner un accident qui serait tout à la charge de la compagnie: on le remercie.

Ainsi, la loi va opérer parmi les ouvriers une sélection qui exclura les plus intéressants ; car, pour assurer aux uns (même en cas de faute lourde) la récompense de leur légèreté, elle privera les autres de leur gagne-pain. Est-ce là ce qu’on a voulu ? »

La loi aura encore pour résultat de faire préférer les célibataires aux ouvriers mariés, et même les ouvriers étrangers aux ouvriers français.

« Désormais, dit l’Éclair, lorsqu’un ouvrier demandera de l’ouvrage, la première question qu’on lui adressera sera celle-ci : « Êtes-vous marié ? Avez-vous des enfants ? — Oui. — Dans ce cas, allez vous promener ! Nous n’engageons que des célibataires. »

Ainsi le veut la loi !

Cette prescription immorale, stupide, criminelle se trouve implicitement contenue dans la loi sur les accidents que le Sénat et la Chambre viennent de voter. Ce n’est pas faute de l’avoir étudiée. Il y a quinze ans qu’elle oscille entre les deux Chambres.

Ce n’est pas tout. Voici comment se poursuivra, en vertu de la même loi, le dialogue entre le patron et l’ouvrier qui cherche de l’ouvrage

Le patron. — Êtes-vous étranger ?

L’ouvrier. — Oui.

Le patron. — Bon cela. Votre famille réside-t-elle à l’étranger ?

L’ouvrier. — Oui.

Le patron. — Parfait, tout cela. Mon ami, nous vous engageons. Si vous aviez le malheur d’être Français, nous aurions été forcés par la loi nouvelle de vous refuser, puisque vous avez des enfants. Mais vous êtes étranger, tout va bien ! »

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À la vérité, ce sera un argument de plus en faveur de la prohibition du travail étranger. Comme nous l’avons déjà remarqué, il faudra bien que l’on en vienne là, et la Commission du travail de la Chambre l’a parfaitement compris : par l’organe de son rapporteur, M. Lavy, elle demande que l’État, les départements et les communes imposent aux adjudicataires ou aux concessionnaires de leurs travaux l’obligation de n’employer qu’un dixième d’ouvriers étrangers au maximum. Il ne sera évidemment pas moins juste et raisonnable d’étendre cette obligation aux agriculteurs et aux industriels, et même de diminuer successivement la proportion du travail étranger jusqu’à ce que la protection des salaires se nivèle avec celle des profits et des rentes. Le système protecteur sera alors complet, et, à part les contribuables et les consommateurs qui sont des quantités négligeables, personne n’y pourra trouver à redire.

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Un rapport de M. Franck Chauveau, qu’analyse le Journal des Débats, contient des renseignements intéressants sur la composition de la population européenne de quelques-unes de nos colonies :

« En Cochinchine et au Cambodge, il y a 4 393 Européens, qui se décomposent ainsi : 59 agriculteurs, 36 industriels, 117 commerçants et 1 706 fonctionnaires. « La Cochinchine, dit M. Chauveau, est véritablement le paradis des fonctionnaires. Ils forment en grande majorité le corps électoral et, par suite, disposent du budget local. Naturellement, ils en profitent et s’attribuent des appointements à peu près doubles de ce qu’ils sont dans les autres colonies. Les chefs de bureau, par exemple, dont les appointements, à la Martinique, au Sénégal et en Nouvelle-Calédonie, sont de 8 000 francs et 7 000 francs, reçoivent, en Cochinchine, 15 000 francs et 13 000 francs ; les commis, qui reçoivent 4 000 francs dans les autres colonies, reçoivent 7 000 francs en Cochinchine… et ainsi des autres. » Cette situation est bien connue ; mais il est toujours utile de la rappeler. En Annam et au Tonkin, le ministère des colonies n’a pas pu dire à M. Chauveau quel était le chiffre de la population européenne ; il sait seulement qu’elle comporte 23 agriculteurs, 210 industriels, 314 commerçants, et 1 396 fonctionnaires. Au Sénégal, la situation, sans être bonne, est un peu moins mauvaise. Il y a 2 587 Européens et 521 fonctionnaires : c’est encore trop, si on songe que, parmi les Européens, les agriculteurs, industriels et commerçants ne s’élèvent qu’à 734. »

Bref, les colonies servent principalement de débouché au surcroît des fonctionnaires de la métropole.

C’est, sans doute, une industrie qui mérite d’être protégée, quoique l’on puisse soutenir à la rigueur qu’elle n’a pas besoin d’être encouragée, mais si l’on songe que les colonies coûtent 100 millions par an aux contribuables, cette branche de la protection ne leur revient-elle pas un peu cher ? Ne serait-il pas plus économique d’entretenir sur place les fonctionnaires surabondants que de conquérir des colonies à leur intention ?

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Il est bien entendu qu’en étendant notre domination sur les peuples sauvages ou réputés tels, nous nous proposons pour but principal sinon unique, de les initier aux bienfaits de la civilisation. Seulement nous les leur faisons payer un peu cher. À Madagascar, par exemple, en attendant la civilisation, nous leur avons apporté la disette.

« Il y a quelques semaines, dit un correspondant du Siècle, j’ai visité à fond la région nord de l’Emyrne, depuis le Venizengo à l’Ouest (et y compris cette province) jusqu’à la forêt à l’Est, et depuis cinq heures de Tananarive jusqu’à cinq ou six journées de marche, dans toute cette région, il ne restait pas un seul grain de riz ; et dans tout le reste du pays, il y en a fort peu. À Tananarive, qui est la contrée privilégiée et qui a le moins souffert, le prix est monté de 1 fr. 50 la mesure à 13 et 14 francs ; et ce mouvement de hausse n’est pas terminé.

Dans le secteur d’Ambatofisaora on a épouvantablement souffert. Peut-être pas plus que dans d’autres, mais je ne parle que de ce que j’ai vu. Dans toute la partie nord de ce secteur, les habitants se sont nourris longtemps de racines de glaïeuls, d’iris, de différentes herbes. La mortalité a été énorme. Je sais de tout petits villages où il mourait en moyenne cinq personnes par jour, et elles étaient tuées par les privations. Il est probable que cette proportion s’est encore aggravée pendant la saison des pluies : on s’y attendait. Presque tous les enfants de ce secteur étaient morts en décembre ; et les adultes, affaiblis, devaient offrir moins de résistance que d’ordinaire aux fièvres endémiques. »

Cette disette a été causée par la destruction des rizières, que le haut commandement militaire a ordonnée pour se débarrasser des Fahavalos :

« Le Fahavalo détruisait fort peu les rizières, ajoute le correspondant, il les épargnait pour une raison bien simple ; c’est qu’il comptait bien en vivre. De plus, il ne faut pas oublier que, parmi les Fahavalos, beaucoup étaient des insurgés malgré eux, de paisibles habitants de villages qui étaient un beau jour cernés par un parti de brigands et obligés, le couteau sur la gorge, de les suivre. Et les Fahavalos véritables tenaient beaucoup à avoir avec eux de ces recrues peu volontaires. Ils se gardaient bien de détruire et les champs de riz et les silos où étaient en réserve le riz des années précédentes.

Le général Gallieni, pour réduire plus rapidement l’insurrection, ordonna de détruire les rizières et les silos. Il voulait affamer l’ennemi. C’était bon au point de vue de la guerre ; c’était détestable au point de vue colonial. Passe encore de détruire les rizières : on eut dû, il mon avis, se contenter d’arracher la récolte présente. Mais détruire le riz des silos en les remplissant d’eau, ou en les brûlant, a été une grosse faute dont nous supportons, à l’heure qu’il est, les terribles conséquences. »

Une grosse faute soit ! et même quelque chose de pis. Mais la fin ne justifie-t-elle pas les moyens, quand il s’agit d’étendre le domaine de la civilisation ?

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Il n’y a pas bien longtemps qu’on interdisait aux femmes l’accès des professions les plus lucratives, tandis qu’on leur permettait d’exercer la multitude des métiers inférieurs, de se livrer aux durs travaux des champs, de remplir les ateliers de la filature et du tissage, et même de faire concurrence aux chevaux de trait dans la remorque des bateaux. Le mouvement féministe a commencé à entamer ce monopole masculin et la statistique suivante atteste qu’aux États-Unis, les femmes ont réussi déjà à y pratiquer une large brèche.

1870 1890
Architectes 1 22
Peintres et sculpteurs 412 10 810
Écrivains littéraires ou scientifiques 159 2 725
Clergyladies 67 1 225
Dentistes 27 337
Ingénieurs  » 127
Journalistes 35 888
Légistes 5 208
Musiciennes 5 758 34 518
Remplissant des fonctions officielles 414 4 875
Médecins et chirurgiens 527 4 555
Teneuses de livres et comptables  » 27 777
Copistes-secrétaires 8 016 64 048
Sténographes et typographes 7 21 185

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L’académie de médecine, s’est occupée de la réglementation de la prostitution. Comme l’ont constaté la plupart des spécialistes, cette règlementation n’est pas seulement inutile au point de vue de la santé publique qu’elle a pour objet de protéger, elle est nuisible. Voici notamment ce qu’en dit le docteur Lutaud, médecin de Saint-Lazare :

« Les mesures administratives ne s’appliquent qu’à un nombre infime de prostituées ; la protection qu’elles donnent contre l’extension de la maladie est aussi trompeuse qu’illusoire.

Les vraies prostituées, les professionnelles et les clandestines échappent toujours aux mesures de contrôle et de coercition. Le nombre des filles régulièrement inscrites et contrôlées va toujours en décroissant. Il y a encore parmi celles-ci un grand nombre de mineures.

On arrête et on emprisonne un grand nombre de femmes qui ne présentent aucune affection contagieuse.

Cette affection, d’ailleurs, est loin d’avoir l’influence que leur donne les partisans de la réglementation sur la population. »

En Angleterre, la réglementation a été supprimée le 20 avril 1883 ; en Suisse, elle n’existe plus qu’à Genève ; elle a, de même, été presque entièrement abolie en Hollande et au Danemark. Mais que deviendrait en France la santé publique si l’administration cessait de la protéger ?

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Dans un intervalle d’accalmie, les journaux se sont livrés à de longues polémiques au sujet d’un jugement du tribunal correctionnel de Château-Thierry, acquittant une femme qui avait volé un pain dans la boutique d’un boulanger. Voici le texte de ce jugement.

« Attendu que la fille M… prévenue de vol, reconnaît avoir pris un pain dans la boutique du boulanger P… ;

Qu’elle exprime très sincèrement ses regrets de s’être laissée aller à commettre cet acte ;

Attendu que la prévenue a à sa charge un enfant de 2 ans pour lequel personne ne lui vient en aide et que, depuis un certain temps, elle est sans travail, malgré ses recherches pour s’en procurer ;

Qu’elle est bien notée dans sa commune et passe pour laborieuse et bonne mère ;

Qu’en ce moment elle n’a pour toutes ressources que le pain de 3 kilos et les 4 livres de viande que lui délivre chaque semaine le bureau de bienfaisance de Charly, pour elle, sa mère et son enfant ;

Attendu qu’au moment où la prévenue a pris un pain chez le boulanger P…, elle n’avait pas d’argent et que les denrées qu’elle avait reçues étaient épuisées depuis trente-six heures ;

Que ni elle ni sa mère n’avaient mangé pendant ce laps de temps, laissant pour l’enfant les quelques gouttes de lait qui étaient dans la maison ;

Qu’il est regrettable que, dans une société bien organisée, un des membres de cette société, surtout une mère de famille, puisse manquer de pain autrement que par sa faute ;

Que, lorsqu’une pareille situation se présente et qu’elle est, comme pour la fille M… très nettement établie, le juge peut et doit interpréter humainement les inflexibles prescriptions de la loi ;

Attendu que la misère et la faim sont susceptibles d’enlever à tout être humain une partie de son libre arbitre et d’amoindrir en lui, dans une certaine mesure, la notion du bien et du mal ;

Qu’un acte ordinairement répréhensible perd beaucoup de son caractère frauduleux lorsque celui qui le commet n’agit que poussé par l’impérieux besoin de se procurer un aliment de première nécessité, sans lequel la nature se refuse à mettre en œuvre notre constitution physique ;

Que l’intention frauduleuse est bien plus atténuée lorsqu’aux tortures aiguës de la faim vient se joindre, comme dans l’espèce, le désir, si naturel, chez une mère, de les éviter au jeune enfant dont elle a la charge ;

Qu’il en résulte que tous les caractères de la préhension frauduleuse, librement et volontairement perpétrée ne se retrouvent pas dans le fait accompli par la fille M…, qui s’offre à désintéresser le boulanger P…, sur le premier travail qu’elle pourra se procurer ;

Qu’en conséquence, il y a lieu de la renvoyer des fins des poursuites sans dépens ;

Par ces motifs, — renvoie la fille M… des fins des poursuites sans dépens. »

À part un considérant d’allure suspecte (qu’il est regrettable que dans une société bien organisée etc.) nous ne trouvons rien à redire à ce jugement. On acquitte tous les jours, ou plutôt on ne poursuit pas les femmes enceintes qui cèdent à une envie et les kleptomanes, sans que le droit de propriété s’en trouve compromis. On pouvait certes ranger dans la même catégorie d’êtres irresponsables une fille à jeun depuis trente-six heures et lui épargner la flétrissure d’une condamnation pour vol, sauf à réserver le droit de recours du boulanger pour le dommage causé. Il est juste et raisonnable de défendre la propriété, mais il n’y faut pas mettre d’excès.

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Dans un article sur la concurrence des races que nous reproduisons plus haut, le Journal du commerce de New York constate que les nations de race latine se laissent aujourd’hui distancer par les peuples de souche anglo-saxonne. Mais la faute en est-elle à la race ? Au XVIIe et au XVIIIe siècle, le développement industriel et commercial de la France n’était pas inférieur à celui de l’Angleterre. La race est demeurée la même au XIXe, mais tandis que les peuples anglo-saxons se dégageaient de la tutelle gouvernementale, les peuples latins renforçaient la leur et se remettaient au maillot. Le jour où ils auront le courage de se débarrasser de leurs lisières, ils s’apercevront qu’ils sont bien capables de marcher seuls et ils cesseront de se laisser devancer dans la concurrence des races.

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Le paquebot la Ville de Rome s’est échoué sur les rochers de Port-Mahon. Les passagers ont été sauvés du naufrage, mais ils n’ont pas échappé à la douane.

« Nous sommes arrivés à Port-Mahon, complètement trempés, dit l’un d’entre eux. C’est à ce moment, alors que nous en étions à nous demander ce que nous allions faire, que les autorités voulurent visiter nos valises et les bagages sauvés àla hâte. Nous nous récriâmes contre un pareil procédé, mais inutilement : il fallut s’exécuter, malgré nos protestations. »

Mais ces naufragés fortement trempés ne pouvaient-ils pas bien être d’astucieux contrebandiers ? Très intelligentes, sinon très accueillantes les autorités espagnoles.

G. DE M.

Paris, 14 avril 1898.

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