Chronique (Journal des économistes, janvier 1886)

Chaque mois, entre 1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant lactualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de janvier 1886, la colonisation française en Algérie et au Tonkin, le développement du protectionnisme en Russie et en Roumanie, l’organisation des théâtres, et l’hébergement gratuit des démunis à Paris.


 

Chronique

par Gustave de Molinari

 

(Journal des économistes, janvier 1886).

 

 

L’élection du Président de la République. La stabilité présidentielle et l’instabilité ministérielle. — La question coloniale. Les sociétés allemandes de colonisation. La situation du Tonkin. Les aptitudes colonisatrices et civilisatrices de l’État. — Les étrennes de l’Algérie. — La question du maximum du taux de l’intérêt au Sénat. L’argent est-il une marchandise ? Réponse de M. Léon Say. — La composition du nouveau parlement anglais. — Les résolutions du congrès métallurgique de Saint-Pétersbourg. — Le protectionnisme en Roumanie. Mesures proposées pour y développer l’industrie nationale. — Une pétition protectionniste des voyageurs de commerce. — Les billets de faveur dans les théâtres. — Le socialisme au conseil municipal de Paris. — La restitution des droits de chasse et de pêche à l’homme civilisé.

 

La Chambre des députés et le Sénat, réunis en Congrès à Versailles le 28 décembre, ont réélu M. Grévy, président de la République, pour la période constitutionnelle de sept ans. Cette élection présidentielle n’a pas causé la moindre agitation dans le pays, et on pourrait dire qu’elle a passé presque inaperçue. À cet égard, le mode d’élection adopté en France pour le chef de l’État, est certainement préférable à celui qui a prévalu aux États-Unis. En revanche, la Constitution américaine l’emporte au point de vue de la stabilité ministérielle. Aux États-Unis, la séparation des pouvoirs législatif et exécutif est complète. Le Congrès examine, discute et vote les lois et les budgets ; le président exécute ses décisions ; mais, de même que ni lui ni ses ministres ne se mêlent des travaux du Congrès, les députés et les sénateurs n’interviennent point dans le choix qu’il fait de ses collaborateurs, et ils n’ont pas le pouvoir de l’obliger à les prendre de leur main et à les renvoyer suivant leur fantaisie. Il résulte de là, que les ministres, étant à peu près assurés de rester en place aussi longtemps que le président lui-même, peuvent s’occuper à tête reposée des affaires de leurs départements, et, d’une autre part, qu’ils ne sont pas obligés de subir les influences parlementaires dans le choix de leurs subordonnés. Les avantages de ce système sont malheureusement neutralisés en grande partie aux États-Unis par le peu de durée des fonctions du président de l’Union et la durée moindre encore de celles des gouverneurs des États particuliers. Mais il en serait autrement en France. En adoptant le système américain, nous pourrions avoir des ministères de sept ans et même de quatorze ; nous posséderions la stabilité politique et administrative qui nous manque, et dont l’absence est le grief le plus sérieux des adversaires de la République. On se souvient que Bastiat s’était fait, en 1848, le promoteur de ce système, et on n’a pas oublié sa brochure sur les incompatibilités parlementaires. L’homme politique qui, s’inspirant des idées de Bastiat, prendrait l’initiative d’une agitation en faveur de l’indépendance réciproque des deux pouvoirs ne rendrait-il pas un service signalé aux institutions républicaines ? Le jour où la stabilité ministérielle viendrait se joindre à la stabilité présidentielle, la République aurait-elle encore quelque chose à envier à la monarchie ?

 

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La Chambre des députés s’est prononcée à une faible majorité en faveur de la continuation de l’occupation du Tonkin, tout en accueillant avec une vive satisfaction la nouvelle d’un traité de paix avec les Hovas, qui met fin, provisoirement du moins, à l’aventure de Madagascar.

À propos du Tonkin, quelques-uns de nos lecteurs ont paru surpris de la solution mixte que nous avons suggérée, en proposant de remettre le gouvernement de ce pays entre les mains d’une compagnie. Nous avons cité l’exemple de l’Angleterre qui avait confié à une compagnie le gouvernement de l’Inde et qui a tout récemment accordé une charte politique à la Compagnie de Bornéo. Nous aurions pu citer encore l’exemple de l’Allemagne qui emploie aujourd’hui le même système pour étendre sa domination en Afrique et en Océanie, sans grever ses contribuables. Témoin ce texte des lettres patentes de protection impériale (kaiserlicher Schutzbrief), accordées le 27 février 1885 à la Société de colonisation allemande.

 

« Nous Guillaume et, attendu que les présidents de la société de colonisation allemande, Dr Peters et notre chambellan Cte Behr Bandelen, ont sollicité notre protection pour les acquisitions territoriales de la société, à l’ouest du sultanat de Zanzibar, hors de la souveraineté d’autres puissances, et attendu que le Dr Peters nous a soumis les traités conclus avec les souverains de Usagara, Nguru, etc., en novembre 1884, par lesquels ces souverains faisaient à la société cession de territoires et des droits y attachés, avec la prière de placer ces territoires sous notre souveraineté, nous déclarons accepter cette souveraineté et nous plaçons ces territoires sous notre protection… Nous accordons à ladite société, à la condition qu’elle demeure société allemande, et que les directeurs ou les personnes placées à sa tête soient de nationalité allemande, l’exercice de tous les droits résultant des traités à nous soumis, y compris la juridiction sur les indigènes, sur les Allemands ou étrangers établis ou de passage, sous la surveillance de notre gouvernement et sous réserve des décisions futures destinées à compléter ces lettres patentes. »

 

La Société de colonisation allemande a cédé les territoires en question avec les droits de juridiction, etc., à la Société de l’Afrique orientale. Celle-ci s’est constituée sous la forme d’une société en commandite. Elle a émis pour 500 000 marks d’actions ou parts. L’étendue des territoires sur lesquels s’étend sa domination est d’environ 5 000 milles carrés.

La Société de la Nouvelle-Guinéefondée en août 1884, a reçu des lettres patentes analogues. Elle se charge à ses frais de prendre les mesures nécessaires pour assurer le développement du commerce, l’exploitation du sol, le maintien des relations amicales avec les indigènes, et leur initiation à la civilisation. Elle a reçu en conséquence le privilège d’exercer la souveraineté territoriale sous la souveraineté de l’empire et sous le contrôle du gouvernement impérial, toujours à la condition que la Société reste allemande et soit dirigée par des Allemands.

Nous ne voyons pas pourquoi la France ne suivrait pas ces exemples économiques.Il se peut que les compagnies coloniales fassent de mauvaises affaires, quoiqu’elles aient infiniment plus de chances que l’État d’en faire de bonnes. Mais, du moins, les pertes qu’elles subiraient ne retomberaient que sur leurs actionnaires, et personne n’est obligé de devenir actionnaire d’une compagnie coloniale. Tout le monde au contraire est obligé de payer l’impôt, et, dans les pays où le service militaire est obligatoire, chacun est forcé, qu’il le veuille ou non, d’être soldat. Nous préférons, pour notre part, la colonisation libre à la colonisation imposée, et nous croyons que les contribuables sont bien près d’être de notre avis, et qu’ils le seront tout à fait, le jour où on prendra la peine de faire le compte de ce que leur a coûté de sang et d’argent la colonisation par l’État. Voilà pourquoi nous sommes partisan du système anglais et allemand, et pourquoi, si nous étions gouvernement, nous signerions des deux mains des lettres patentes à une compagnie du Tonkin, voire même de la Cochinchine, de l’Algérie ou du Congo.

 

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La lettre suivante adressée d’Hanoï au Journal des Débats renferme des détails d’un triste intérêt sur la situation du Tonkin, et sur les aptitudes particulières de l’État en matière de colonisation, d’assimilation et de civilisation des indigènes :

« Tant que nous avons été en guerre avec la Chine, tout l’intérieur du Tonkin a été tranquille. Un Européen pouvait parcourir le pays sans armes et sans escorte, et maintenant on ne peut s’éloigner à quelques kilomètres des citadelles, même d’Hanoï, sans risquer d’avoir la tête coupée. Les chaloupes à vapeur qui font le voyage entre Hanoï et Haïphong reçoivent très souvent des coups de fusil dans les endroits resserrés de la rivière. Et comment pourrait-il en être autrement ? Le peuple doux et travailleur qui nous affectionnait, disent les uns, qui, en tous cas, ne nous était pas hostile, ajouterai-je, en viendra à avoir pour nous une haine féroce. Les lettrés luttent pour l’existence, c’est pour eux une guerre à mort, aussi bien au Tonkin qu’en Annam. Le peuple est laissé entre leurs mains et tous les gens qui peuvent être soupçonnés de nous être favorables sont persécutés par eux. Dans la seule province de Binh-Dinh (Quinhone), 20 000 chrétiens ont été massacrés en juillet avec des raffinements de cruautés inouïs et, à quelques kilomètres de la concession française, on enterrait vivants des centaines de femmes et d’enfants. Pendant ce temps, les ordres envoyés de Hué à nos fonctionnaire portaient que l’on ne devait pas se mêler de ces détails.

La guerre avec la Chine n’a pas contribué à nous attirer l’affection du peuple, car, dans un pays sans routes, il faut bien se servir de coolies réquisitionnés dans tous les villages. Or, nos troupes d’Afrique ont des habitudes bien regrettables de brutalité. Trop souvent chargés d’une façon exagérée, maltraités le long de la route, ces porteurs recevaient en arrivant à l’étape leur ration de riz cru ; mais fatigués, à bout de forces, ils s’endormaient sans avoir eu le courage de le faire cuire ; le lendemain, il leur fallait se remettre en route et marcher jusqu’à ce qu’ils tombassent d’épuisement sur la route et que les coups de crosse de fusil fussent impuissants à les faire relever. On en débarrassait alors la route en les jetant dans les fossés des rizières et il en est mort ainsi un grand nombre. En ce moment, des insurgés, que nous appelons des pirates, pillent et brûlent les villages. Il y a trois nuits, en face d’Hanoï à moins de 10 kilomètres, ils sont venus piller un village ; on a pu voir l’incendie de notre concession et entendre leurs cornes d’appel.

Le seul remède qu’on ait trouvé à cet état de choses est d’envoyer une colonne mobile qui ne rencontre jamais les pirates, mais qui rapporte des croix et des galons pour les officiers de l’état-major auxquels on a eu soin de donner le commandement. Nous avons ici, à l’état-major du général de Courcy, les plus beaux noms militaires de France. Mais il s’agit bien pour eux d’organiser, de pacifier, de faire la police ! Il ne faut même pas que les civils puissent le faire, car comment trouver alors l’occasion de tirer son grand sabre et d’organiser ces fameuses colonnes si productives au retour ! Qu’aurait-on besoin au Tonkin, si l’on apaisait l’agitation et si le commerce reprenait, de quatre généraux de division ayant chacun un brillant état-major ? Il est vrai que nos braves soldats d’Afrique (car ils sont braves et font de fort bons soldats auxquels je n’en veux pas, mais à qui l’on fait faire un métier de gendarme et d’agent de police pour lequel ils n’ont ni la patience ni aucune des qualités nécessaires) ne mourraient pas par milliers du choléra sans avoir un seul blessé au feu. Depuis trois mois, ce fléau a emporté environ 3 000 hommes, et il n’y a pas eu à l’hôpital d’Hanoï un seul blessé par armes à feu. »

 

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Nous trouvons, en revanche, dans le Journal des Débats, un tableau enchanteur de la situation de l’Algérie : « Si l’on fait abstraction, dit un correspondant algérien de ce journal, des dépenses de l’administration de la guerre, des annuités d’amortissement d’emprunts contractés autrefois pour l’exécution des grands travaux et des garanties d’intérêts dues aux compagnies de chemins de fer, on trouve que le total des crédits alloués pour 1886 aux services algériens n’atteint pas 39 millions. Or, les prévisions de recettes en Algérie s’élèvent, pour cette même année, à 39 119 233 fr… Nous payons donc nos services ordinaires en entier et, de plus, nous aurons le plaisir d’offrir en chiffres ronds 100 000 fr. d’étrennes à la mère patrie. »

Si l’Algérie avait une demi-douzaine de sœurs, la mère patrie aurait-elle bien assez de soldats pour les garder et de revenus pour payer leurs étrennes ? Voilà ce qu’on pourrait demander à ce correspondant ingénieux, mais légèrement facétieux. Que l’on n’oblige pas les Algériens à payer l’intérêt et l’amortissement du capital employé à la conquête et à la colonisation de l’Algérie, nous le voulons bien, mais ne serait-il pas juste et raisonnable de mettre à leur charge les frais d’entretien de l’armée nécessaire pour les garder ? Nous payons notre sécurité ; qu’ils payent la leur ! Ajoutons que le jour où ils seront dans l’obligation de la payer, ils sauront bien s’arranger de manière à en diminuer les frais.Dans l’état actuel des choses, les colons n’ont aucun intérêt à traiter équitablement et humainement les Arabes. Au contraire ! Lorsque les Arabes s’insurgent, on augmente les effectifs militaires au grand avantage des fournisseurs, commerçants, etc., puis on confisque les terres des insurgés pour en gratifier les colons. La mère patrie prend à sa charge les frais de répression des insurrections, et les colons, tant Français qu’Italiens, Espagnols, Maltais (aussi nombreux que les Français), en recueillent les bénéfices. Lorsqu’on aura cessé de faire abstraction de l’entretien de l’armée dans les comptes algériens, lorsque l’Algérie se protégera à ses frais, il y a quelque apparence qu’elle y regardera de plus près et qu’elle avisera aux moyens d’assurer sa sécurité à meilleur marché. Les indigènes seront mieux traités et la mère patrie payera moins cher ses étrennes.

 

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Le Sénat a adopté le projet de loi voté par la Chambre des députés pour supprimer la limitation du taux de l’intérêt en matière commerciale, tout en la maintenant en matière civile. Nous aurons à revenir sur cette question. Bornons-nous, pour le moment, à citer un court passage du discours de M. Léon Say répondant à M. Marcel Barthe, qui alléguait que l’argent n’est pas une marchandise.

 

« M. Marcel Barthe a dit que l’argent n’était pas une marchandise. Je ne comprends pas. Il ne s’agit pas, en effet, de prêts d’argent, mais de prêts de capitaux, et par conséquent de savoir si les capitaux peuvent être prêtés librement. On réalise souvent des prêts de capitaux dans lesquels le prêteur ne remet pas d’argent à l’emprunteur.

Le capitaliste préteur se contente de créditer l’emprunteur chez son banquier. Et la personne qui a contracté l’emprunt se contente de payer ses fournisseurs avec des chèques tirés sur le banquier chez lequel on l’a créditée. C’est bien là un prêt de capitaux.

Je ne comprends pas, quant à moi, comment le commerce et l’industrie pourraient se développer si le commerce des capitaux n’était pas libre,

M. Marcel Barthe considère l’argent comme n’étant pas une marchandise. Et la preuve, nous dit-il, que l’argent n’est pas une marchandise, c’est que sa valeur ne varie pas. Nous lui répondrons par la preuve contraire. L’argent est essentiellement variable, et si cette variation ne se traduit pas par une diminution de la monnaie elle-même, elle se traduit par une élévation du prix des choses. Est-ce que la livre sterling, par exemple, conserve toujours la même valeur ?

M. de Gavardie. C’est le change !

M. Léon Say. Il y a, en effet, le change ; mais la variation du change est la conséquence de la variation de la monnaie. »

 

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N’ayant pu réussir à obtenir le monopole du tabac, M. de Bismarck s’est rabattu sur le monopole de l’eau-de-vie. Nous sommes charmé de dire que l’opinion publique ne se montre pas plus favorable à cette nouvelle tentative annexionniste du grand promoteur du socialisme d’État, qu’elle ne l’a été à la précédente. Voici notamment ce qu’en dit la Vossische Zeitung :

« Il ne faut pas avoir la vue bien perçante pour distinguer le but auquel on n’a cessé de viser depuis 1879, quand le système de protection a retrouvé un appui solide. Depuis cette époque, toutes les innovations économiques ont eu pour objet de diminuer ou d’annihiler l’activité privée. L’État devient de plus en plus la seule base de l’existence économique de ses sujets. Or, la croyance à l’État non seulement détruit la croyance des individus dans leur force, mais, ce qui est pire, la confiance de l’individu dans ses propres idées. Le temps viendra ainsi, s’il n’y est fait obstacle, où il n’y aura plus que des fonctionnaires ou des personnes dépendant de l’État. Le parlementarisme ne sera plus qu’une pure forme, et il n’y aura pas de sa faute, comme le chancelier l’a déclaré il y a quelques années, mais la cause en sera le socialisme dont l’État donne l’exemple en créant son monopole dans le domaine économique. »

 

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Un de nos correspondants nous envoie des détails intéressants sur ce projet, sur ses origines et sur l’accueil qui lui a été fait en Allemagne :

 

« Francfort-sur-Mein, janvier 1886.

La ténacité forme certainement l’un des signes caractéristiques de la politique de M. de Bismarck. Les échecs parlementaires ne le découragent pas ; battu d’un côté, il revient tôt ou tard à la charge, et souvent la lassitude de ses adversaires, des désertions habilement ménagées, assurent son triomphe. Sa politique économique et financière a plusieurs objets en vue : assurer l’indépendance fiscale de l’Empire en lui créant des ressources considérables, et cela à l’aide d’impôts indirects ou de monopoles, protéger l’industrie nationale contre la concurrence étrangère à l’intérieur et lui donner des débouchés au dehors, se servir habilement de la convoitise éveillée chez les intéressés, grands propriétaires fonciers, manufacturiers, de manière à les rendre souples et maniables dans la main du gouvernement. Le monopole du tabac a été rejeté, voici à présent le monopole de l’eau-de-vie qui est à l’ordre du jour et qu’on va demander au Parlement de voter. Le projet de loi est prêt, on travaille à force de bras à l’exposé des motifs.

Vos lecteurs savent que M. Alglave, professeur à la faculté de droit de Paris, a proposé d’accorder à l’État le droit exclusif de l’achat et de la vente de l’alcool. M. Alglave se promettait un rendement de 929 millions de francs pour l’État, ce qui permettait de supprimer tous les impôts indirects à l’exception du droit sur le tabac. Il ne voulait nullement supprimer le bénéfice du producteur d’alcool, qui reste un entrepreneur particulier. M. Alglave comptait sur une consommation de 116 millions de litres d’alcool pur que l’État vendrait à 10 fr. le litre, soit un produit brut de 1 160 millions de francs. Il faudrait en déduire le coût de l’article et le rabais bonifié aux débitants, ensemble 2 fr. Il reste 929 millions au Trésor. En Allemagne, il se consomme (sans comprendre l’Allemagne du Sud) 240 millions de litres d’alcool pur, soit à 8 fr. net par litre 1 920 millions de francs pour l’État. Il serait difficile de tirer une somme aussi colossale des consommateurs. Mais même avec 1 fr. 25, l’État réaliserait un bénéfice de 300 millions de francs, ce qui n’est pas à dédaigner.

En organisant le monopole de l’achat de l’alcool brut, en le raffinant dans des établissements régis par l’État ou lui appartenant, en le revendant au commerçant, M. de Bismarck espère augmenter les ressources de l’empire, assurer un bon prix aux producteurs d’alcool, aux grands propriétaires, tout cela au détriment de la masse des contribuables et des consommateurs. L’influence de l’État serait bienfaisante, il ne se vendrait plus de mauvais alcool impur ; on ne donnerait aux ivrognes que de la marchandise de première qualité ; elle reviendrait peut-être plus cher : n’importe, si on boit moins par suite de cela. On ne restreindra pas la production, mais on organisera l’exportation vers l’étranger avec l’aide de l’État. Toujours le même procédé : employer le secours de la caisse des contribuables pour fournir aux étrangers de la marchandise au-dessous du prix de revient ! Il fait bon d’être consommateur en Angleterre du sucre allemand ! On n’est pas encore sûr si l’État absorbera la vente an détail, s’il convertira en débits de l’État les cabarets. On promet de larges indemnités aux gens qui seront expropriés, aux distillateurs, aux raffineurs. Il n’est nullement du goût de ceux-ci d’être mangés, ad majorem usum imperii. Ils se défendent, et de toute part il s’organise des comités de résistance qui veulent entamer une campagne de brochures et de pétitions. Souhaitons-leur bonne chance. « Le projet du gouvernement est contraire à l’économie, il est immoral », voilà ce que les intéressés répètent aujourd’hui.

Les États de l’Allemagne du Sud auraient le choix de conserver leur législation ou d’adopter le monopole. M. de Bismarck négocie activement avec eux, surtout avec la Bavière, mais celle-ci s’en remet au jugement des chambres bavaroises.

J’aurai l’occasion de revenir sur cette question fort intéressante. M. de Bismarck veut faire de l’État l’acheteur et le raffineur d’alcool brut et le débitant d’eau-de-vie en gros, peut-être en détail. Voilà une fonction nouvelle pour l’État. Au point de vue industriel, la séparation de la production et de la raffinerie serait certainement un pas en arrière.

Ajoutons qu’en 1885, 30 409 distilleries, dont 3 916 dans les villes, 26 493 à la campagne, ont été en activité en Allemagne. 7 205 ont distillé des pommes de terre ou des grains, 22 de la mélasse ; le reste du marc de raisin, des fruits, etc.

Le produit brut de l’impôt a été de 62 435 000 m. en 1884-1885, contre 61 176 000 en 1883-1884, — il faut y ajouter les droits de douane, 4 824 000 m., soit un produit total de 67 392 000 m. Il a été bonifié à l’exportation 14 310 000 m. Il reste net 53 082 000 m., soit 1 m. 45 par tête. »

 

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Voici quelle est, sous le rapport de la représentation des classes et des professions, la composition du nouveau parlement anglais :

« Au point de vue de la représentation des classes, il y a lieu de signaler quelques points intéressants. Le nombre des brasseurs et des distillateurs, par exemple, a sensiblement augmenté ; celui des ouvriers a quadruplé. La presse métropolitaine et provinciale, les médecins, les fermiers, ont augmenté de nombre. 5 représentants des crofters écossais ont trouvé place au Parlement ; les protectionnistes ou fair traders en ont disparu, les 5 députés qui soutenaient leurs idées n’ayant pas été réélus. 6 membres de la Société des amis et 6 membres du Stock Exchange enfin ont été nommés.

En somme, voici la distribution des membres élus d’après leur situation et leur profession : 110 avocats, 71 propriétaires, 69 manufacturiers, 46 fils ou frères de pairs, 42 négociants, 34 journalistes ou propriétaires de journaux, 25 banquiers, 24 brasseurs et distillateurs, 23 diplomates et fonctionnaires de l’État, 23 solicitors, 21 armateurs et constructeurs de navires, 20 colonels et lieutenants-colonels, 17 commerçants, 16 propriétaires de mines de charbon, 16 médecins, 14 capitaines et lieutenants, 12 fermiers et agriculteurs, 12 ouvriers, 9 professeurs et économistes, 9 de profession non déclarée, majors et enseignes, 7 officiers de marine, 6 généraux et majors-généraux, 6 agents de change, 6 imprimeurs et libraires, 6 entrepreneurs et architectes, 6 ingénieurs civils et des mines, 5 représentants des crofters, 4 agents d’assurances et gérants de propriétés, et 2 pasteurs en retraite. »

 

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Un congrès métallurgique s’est réuni dernièrement à Saint-Pétersbourg. Les membres de ce congrès n’ont pas perdu leur temps à chercher les moyens de produire à meilleur marché, en améliorant leurs procédés et leur outillage. À quoi bon ? N’était-il pas plus simple et plus économique de demander au gouvernement de les protéger contre la concurrence étrangère, cette infâme concurrence qui oblige les industriels paresseux et routiniers à travailler et à se fatiguer le cerveau pour perfectionner leur industrie ? Ils n’y ont pas manqué. Ils ont résolu de demander au gouvernement, en premier lieu, que « dorénavant les ministères de la guerre, de la marine et des voies de communication s’abstiennent de faire des commandes à l’étranger ; que, pour toutes les commandes faites à l’intérieur, on usât exclusivement de matériaux russes, et qu’on décline toutes les offres dont les compagnies étrangères, dans le genre de la société Cockerill, abreuvent (?) les différentes branches de l’administration, les propositions de ces compagnies ne servant qu’à alimenter la spéculation et à paralyser le développement naturel de l’industrie intérieure ». En second lieu, ils ont résolu de « solliciter du gouvernement l’élévation graduelle, pendant sept ans, des droits sur le fer importé de l’étranger ». En troisième lieu, enfin, de « prier le ministre des finances d’abaisser, ne fût-ce qu’à titre provisoire, en présence de la situation critique de l’industrie métallurgique, le taux de l’intérêt des prêts accordés aux usines ».

Un membre du congrès, M. Shalkowski, avait réclamé la prohibition absolue et immédiate de la fonte et du fer étrangers. Nous ne nous expliquons pas pourquoi le congrès métallurgique n’a pas voté sa proposition. Mais on y viendra. Il faut bien laisser quelque chose à faire aux congrès futurs.

 

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L’épidémie de la protection et de l’intervention du gouvernement en faveur de l’industrie ne sévit pas avec moins d’intensité en Roumanie. Voici le texte infiniment curieux d’un projet de loi qui vient d’être présenté aux Chambres, à l’effet d’implanter dans ce pays les industries les plus variées :

 

Projet de loi. 

Mesures générales pour venir en aide à l’industrie nationale.

 

Article 1. — Quiconque veut fonder en Roumanie un établissement industriel, avec un capital minimum de cinquante mille francs, ou demandant l’emploi d’au moins vingt ouvriers par jour, jouira des avantages contenus dans la loi présente.

Article 2. — Pour être admis à la jouissance de ces avantages, on devra justifier, au ministère de l’agriculture, du commerce, de l’industrie et des domaines, qu’on dispose de ce capital (50 000 fr.), ou prouver par les plans et les détails de l’industrie que l’on veut créer, qu’on emploiera vingt ouvriers par jour au moins pendant huit mois par an.

Art. 3. — L’État ne pourra pas refuser à un établissement industriel qui remplirait ces conditions le droit de s’établir sur n’importe quelle propriété de l’État ; et, si on le lui demande, il devra céder gratuitement en pleine propriété jusqu’à 5 hectares, ou affermer, pour une durée qui pourra aller jusqu’à 90 ans, la même étendue. Si l’industrie avait besoin d’une plus grande étendue de terrain, l’État sera obligé de lui céder, au-delà de ces 5 hectares, tout le terrain dont il sera prouvé qu’elle a besoin, en pleine propriété ou à bail, pour une durée de 90 ans même, au prix de la localité.

Si, à l’endroit choisi pour placer l’établissement industriel, on pouvait amener une chute d’eau, aucune indemnité ne sera réclamée par l’État, pour le terrain pris sur ses propriétés par les canaux servant à amener ou à laisser s’écouler l’eau. Il ne sera, de même, dû aucune indemnité à l’État pour l’établissement de moyens de communication (chemins de fer, tramways, viaducs, etc.) ayant pour but de relier l’établissement à une rivière ou un canal navigables.

Art. 4. — Tout établissement industriel réunissant les conditions ci-dessus indiquées, sera exempté, pendant quinze ans, à partir de sa fondation, de tout impôt direct ou indirect envers l’État, à l’exception des taxes sur les boissons alcooliques.

Art. 5. — Toutes les machines, ou parties de machines, et tous leurs accessoires venant de l’étranger pour les besoins de l’établissement seront exemptés des taxes douanières.

Il en sera de même pour les matières premières, ainsi que toutes autres matières accessoires à la fabrication des produits de ces établissements.

Tout produit importé qui, après avoir subi une transformation industrielle en Roumanie, sera réexporté recevra à la sortie du pays la restitution des droits d’entrée payés.

Les produits de ces établissements seront transportés sur les voies ferrées à un prix qui ne pourra jamais être supérieur de plus de 20% aux prix de régie du transport. Les taxes postales, pour le transport des marchandises dans l’intérieur du pays, ne pourront, dans aucun cas, être supérieures aux taxes établies par l’Union postale internationale.

Les mêmes dispositions seront appliquées au transport des matières premières, des machines et tous autres produits destinés à ces établissements.

Art. 6. — Pour toutes les fournitures de l’État, des districts et des communes, les objets fabriqués en Roumanie seront obligatoirement préférés, même lorsque, se trouvant en concurrence avec des produits étrangers de même qualité, ils seront plus chers que ces derniers, pourvu que la différence ne dépasse pas 5%. Dans le prix des objets étrangers, il faut faire entrer les frais d’agio et de paiement à l’étranger.

Pour venir en aide à la création d’établissements industriels de l’importance de ceux désignés dans l’article 1er, ou pour sauver ou consolider de pareils établissements existant déjà, le gouvernement pourra passer avec eux, de gré à gré, sans licitation, des contrats de fournitures pour une durée de cinq ans au maximum, à condition que les prix ne soient pas supérieurs aux derniers prix payés par l’État pour des objets similaires. Cette faveur ne pourra être accordée, cependant, qu’aux établissements industriels qui seraient uniques, quant à leur spécialité, en Roumanie.

Les demandes pour de pareils arrangements seront adressées au conseil des ministres, qui y répondra, dans le délai d’un mois au plus de la demande.

Art. 7— Tout établissement industriel réunissant les conditions ci-dessus indiquées, qui exporterait ses produits, peut obtenir de l’État, pour tout ce qu’il aura exporté, une prime d’exportation, qui s’élèvera jusqu’au cinquième de la valeur de ces produits, d’après le prix de vente par l’établissement pour la consommation intérieure.

Le conseil des ministres, sur la proposition du ministre du commerce de l’agriculture, de l’industrie et des domaines, décidera s’il y a lieu ou non à accorder cette prime.

Le paiement d’une prime d’exportation est obligatoire lorsque le total des produits à exporter d’un ou plusieurs établissements monte annuellement au moins à un million, et s’il est prouvé que, sans cette prime, l’exportation ne pourrait pas avoir lieu.

Art. 8. — L’industrie des tissus, de n’importe quelle espèce, et l’industrie du tannage jouiront d’une prime de fabrication de 4% sur la valeur des produits à la sortie de l’établissement, à condition que la production et la vente de l’établissement qui reçoit la prime, soient d’au moins 100 000 francs par an.

Cette prime se paye par l’État, à la fin de l’année, après constatation par lui des quantités produites et vendues.

Le droit à la prime de fabrication cessera lorsque l’importation des produits de ces deux industries sera réduite à la moitié de la valeur des importations de ces produits en 1884.

L’établissement dont les produits seront pris, en majorité, comme fournitures de l’État ne pourra recevoir aucune prime de fabrication.

Art. 9. — Une prime de fabrication, qui pourra s’élever jusqu’à 4%, pourra être accordée, dans les conditions ci-dessus, par le conseil des ministres, à tout établissement industriel dont la production annuelle minima serait de 100 000 francs, s’il est reconnu que cette prime est indispensable pour le bon fonctionnement de l’établissement.

Art. 10. — La prime de fabrication ne pourra jamais cumuler avec la prime d’exportation. Si un produit industriel, recevant déjà une prime de fabrication, arrive à être exporté, cette prime sera déduite de la prime d’exportation.

Art. 11. — Un ou plusieurs établissements industriels pourront déclarer au ministre des domaines qu’ils veulent acheter un produit agricole quelconque, en une quantité minima déterminée, garantissant un prix qui assure à l’agriculteur un revenu net par hectare, pour le moins égal au revenu net d’un hectare de blé dans une année moyenne.

Le ministre, après avoir pris un engagement formel de la part de ces établissements, pourra imposer à quelques-uns des fermiers des domaines de l’État de cultiver sur une étendue déterminée le produit demandé et dont la vente est assurée à l’avance par l’engagement dont il est parlé plus haut.

Dans ce but, les contrats d’affermage des terres de l’État contiendront une clause spéciale concernant la culture, sur un nombre déterminé d’hectares, d’un produit, au choix du ministre, à condition que celui-ci le demande au fermier un an avant l’année pendant laquelle la culture devra être faite.

Art. 12 et dernier. — Les établissements industriels qui, à la promulgation de la présente loi, se trouveraient dans les conditions énoncées dans l’article 1er jouiront des bénéfices de cette loi.

 

L’honorable correspondant qui nous communique ce projet étonnant nous adresse en même temps quelques observations intéressantes sur l’état de l’agriculture en Roumanie :

 

« Vous savez, nous dit-il, que la Roumanie est un pays éminemment agricole, mais ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que l’agriculture y est encore dans l’enfance ; que le paysan n’a pas cessé de se servir d’une charrue qui ne fait que gratter légèrement le sol, pareille à celle dont se servaient ses ancêtres, il y a quatre siècles, et même peut-être à celle que décrit Virgile dans les Géorgiques :

 

Continuo in silvis magna vi fiexa domatur

In burim, et curvi formam accipit ulmus aratri.

Huic a stirpe pedes temo protentus in octo ;

Binæ aures, duplici aptantur dentalia dorso.

Cæditur et tilia ante jugo levis, altaque fagus

Stivæ, quæ currus a tergo torqueat imos,

Et suspensa focis explorat robora fumus[1].

 

Les engrais, les assolements, les irrigations, etc., sont presque inconnus en Roumanie. En somme, sauf chez quelques grands propriétaires, l’agriculture est tout à fait primitive, et il y aurait beaucoup à faire pour perfectionner cette industrie déjà existante, avant d’en créer de nouvelles au moyen de privilèges et de subventions. D’ailleurs, nous manquons aussi de bras, quoique les femmes se livrent aux plus durs travaux des champs autant que les hommes, plus même que les hommes, accoutumés à l’oisiveté des casernes.

Et, malgré tout, conclut notre correspondant, on veut avoir des industries d’exportation et des tissus nationaux, encouragés par toutes sortes de primes et de faveurs. En vérité, on se demande si ce propos est sérieux ou si ce n’est pas une simple mystification ! »

 

Pas du tout. C’est la maladie régnante. Les pays riches, comme les États-Unis, peuvent encore la supporter, tout en finissant par s’en trouver sensiblement affaiblis, comme les gens vigoureux vivent avec des ulcères qui sont mortels pour les constitutions débiles.Il est possible que les Roumains vivent avec l’ulcère de la protection et, d’ailleurs, s’il leur arrive d’en mourir, n’auront-ils pas la consolation de se dire qu’ils meurent d’un ulcère national ?

 

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Les classes influentes ont réussi jusqu’à présent à conserver à peu près intact le monopole de la protection. Les taxes et les prohibitions douanières servent exclusivement à protéger les rentes des propriétaires fonciers et les profits des industriels. On protège, à la vérité, les appointements des fonctionnaires nationaux en excluant les étrangers des fonctions publiques, mais on n’a guère songé encore à protéger les employés et les ouvriers de l’industrie privée, en taxant leurs concurrents étrangers. Toutefois, la Belgique, la Hollande, l’Allemagne et la Suisse ont commencé à combler, partiellement du moins, cette lacune du système en établissant une taxe spéciale sur les voyageurs de commerce des autres pays. Les voyageurs de commerce français demandent à être protégés à leur tour, et ils ont soin d’expliquer, dans une pétition adressée à M. le ministre du commerce, qu’ils ne désirent pas être affranchis de la taxe qu’on les oblige à payer à l’étranger, mais qu’ils entendent que leurs concurrents soient taxés en France.

« En présence de cette inégalité défavorable et préjudiciable à leurs intérêts, violant dans son essence la justice qui doit présider aux rapports internationaux du commerce, disent-ils, les voyageurs de commerce français demandent non pas l’exemption des droits qu’ils payent à l’étranger, mais l’application, aux voyageurs de commerce étrangers exerçant en France, de la taxe qu’ils ont à supporter dans leur pays. »

Attendons-nous à voir prochainement les différentes catégories d’ouvriers de l’agriculture et de l’industrie pétitionner de même pour réclamer l’établissement d’une taxe qui les protège contre la concurrence des ouvriers étrangers. S’il faut dire toute notre pensée, c’est un pétitionnement qui ne nous déplairait pas trop. On va, selon toute apparence, augmenter prochainement la protection des rentes des propriétaires fonciers ; pourquoi ne protégerait-on pas les salaires des ouvriers ?

 

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Quelques journaux s’occupent de la question des billets de faveur dans les théâtres. Les Parisiens ont une répugnance particulière à payer leur place et, s’il faut tout dire, cette répugnance s’explique : les spectacles sont horriblement chers et ils renchérissent tous les jours. Quel est le remède au mal ? Est-ce d’abaisser le prix, comme le conseillent la plupart de nos confrères ? Mais, répondent les directeurs, nous avons des frais énormes, le public devient plus exigeant tous les jours ; il lui faut non seulement de bonnes pièces et de bons acteurs, mais encore des costumes de plus en plus luxueux et des décors de plus en plus somptueux. Il y a bien un certain nombre d’amateurs des beaux-arts qui nous aident à payer les costumes féminins, mais nous sommes obligés de payer les autres et de fournir les décors. En outre, les faiseurs de pièces forment, sous le nom de Société des auteurs dramatiques, une coalition ou une trade-union qui nous a mis au régime onéreux de l’égalité des droits d’auteur. Si nous abaissions nos prix, de manière à décider les Parisiens à payer leur place au lieu de passer leur temps à quémander des billets de faveur, nous ne couvririons plus nos frais.

Ces arguments des directeurs méritent bien d’être pris en considération, mais peut-être y aurait-il un moyen d’arranger les choses à leur satisfaction, et à celle du public, en adoptant un système que nous avons vu pratiquer en Allemagne et en Italie. Ce serait de rendre mobile le tarif des places, en faisant payer cher les premières représentations, en abaissant successivement les prix pour les autres, et en établissant des différences analogues pour les pièces et les acteurs à succès. Cela contrarierait sans doute nos habitudes de prétendue égalité et cela pourrait bien provoquer une petite insurrection des fruits secs de la société communautaire des auteurs dramatiques, mais le public s’en trouverait mieux et les directeurs aussi.

 

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Sur le rapport de M. Cattiaux, le Conseil municipal de Paris a voté la création d’un supplément d’asiles de nuit municipaux. En vain M. le directeur de l’Assistance publique a fait remarquer qu’en s’imposant l’obligation de loger gratis les indigents ou les individus se disant tels, l’administration encouragerait l’invasion de la capitale par les indigents des départements, qu’elle entretiendrait le paupérisme et donnerait une prime à l’oisiveté, la majorité socialiste du Conseil n’a tenu aucun compte de ces observations infectées d’économie politique. Elle a adopté le projet de la commission, en limitant toutefois, jusqu’à nouvel ordre, à 8 000 francs, la dépense des baraquements provisoires à établir. Mais comment aurait-elle résisté aux « considérants » du rapport de M. Cattiaux ? Écoutez plutôt :

« Le Conseil, reconnaissant que tout homme a non seulement le droit, mais le désir de vivre ;

Considérant que toute richesse vient du travail et que l’organisation et la réglementation du travail, au lieu d’être une charge, seraient une source de bien-être ;

Attendu que la société s’est emparée de la terre, de tout ce qu’elle produit et de ce qu’elle renferme et que, par conséquent, l’homme n’ayant même plus le droit qu’ont tous les animaux d’en recueillir les fruits, de vivre de chasse et de pêche, elle a, par cela même, le devoir absolu de pourvoir aux besoins des membres qui la composent ;

Délibère, etc. »

 

N’est-ce pas un pur chef-d’œuvre ? Il est certain que la société s’est montrée affreusement rapace en enlevant à l’homme le droit qu’ont tous les animaux de vivre de chasse et de pêche. La création des asiles de nuit sera-t-elle une compensation suffisante à la privation de ce droit naturel et imprescriptible ? Ne conviendrait-il pas plutôt de le rétablir et de permettre enfin à l’homme de vivre de chasse et de pêche, comme les animaux, voire même de l’autoriser à marcher à quatre pattes ? Pourquoi l’honorable rapporteur du Conseil municipal ne prendrait-il pas l’initiative de ce progrès, et n’en donnerait-il pas l’exemple ?

 

Paris, 14 janvier 1886.

G. DE M.

 

 


[1] Déjà dans la forêt un jeune orme courbé avec effort se plie et prend la forme convenable pour être un jour la principale pièce de la charrue ; à cette pièce s’adapte un long timon de 8 pieds ; le cep ensuite s’arme d’un double soc, accompagné de deux oreillons. On coupe aussi d’avance et le tilleul, bois léger, propre à faire le joug sous lequel on attelle les bœufs, et le manche de hêtre qui par derrière doit faire tourner à volonté le cep de la charrue. On laisse enfin ce bois suspendu se durcir à la fumée d’un foyer.

(Traduction de Binet.)

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