Chronique (Journal des économistes, juillet 1899)

Chaque mois, entre  1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant lactualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de juillet 1899, l’ouverture de la profession d’avocat aux femmes, l’antisémitisme en Algérie, les colonies anglaises, la création d’une banque d’État en Suisse, et les atrocités des Américains en guerre aux îles Philippines.


Gustave de Molinari, Chronique (Journal des économistes, juillet 1899).

  

SOMMAIRE : La loi sur les accidents du travail et ses effets. — Les discours de M. Millerand à la Chambre de commerce américaine et les sombres prophéties de la République française. — Abaissement du taux de l’intérêt légal. — Une victoire du féminisme. — Les derniers exploits de l’antisémitisme en Algérie. — Ce que vaut le Soudan. — Le rachat de la charte de la Compagnie du Niger et le gouvernement direct des colonies anglaises. — Le renouvellement du compromis austro-hongrois. — Une victoire du libre-échange en Hollande. — Les progrès du protectionnisme et du militarisme en Suède. — La banque nationale en Suisse. — Les procédés civilisateurs des Américains aux îles Philippines. — Les remèdes officiels aux maux de l’Espagne.

 

 

Dans les industries dangereuses ou insalubres, les salaires s’augmentent d’une prime d’assurance proportionnée au risque professionnel des ouvriers. La loi sur les accidents du travail obligeant le patron à assurer l’ouvrier contre ce risque, le salaire doit s’abaisser du montant de la prime dans les industries où cette obligation est imposée aux industriels. Les ouvriers se refusent à accepter cette conséquence désagréable de la loi qui a transféré artificiellement au patron le risque qui leur incombe naturellement. Déjà, l’application de cette loi a provoqué une série de grèves, motivées par la réduction de salaire qu’elle implique. Il est possible que les ouvriers réussissent, pour le moment, à faire ajourner cette réduction, mais elle n’en est pas moins inévitable. Car les salaires des ouvriers des industries soumises à la loi s’augmentant du montant de prime, les ouvriers agricoles et autres qui continuent à supporter eux-mêmes le risque professionnel afflueront dans ces industries privilégiées jusqu’à ce que les salaires y aient baissé de manière à rétablir la proportion des salaires telle qu’elle existait avant la loi. Les ouvriers supporteront donc, quoi qu’ils fassent, les frais de l’assurance contre les accidents ; à quoi il faut ajouter qu’ils la paieront plus cher que s’ils s’assuraient directement eux-mêmes, car les frais des intermédiaires, patrons et fonctionnaires préposés à l’assurance, viendront s’y ajouter.

Cela prouve, pour le dire en passant, qu’il y a des lois économiques, antérieures et supérieures aux lois confectionnées par les politiciens socialistes et étatistes.

 

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Au banquet de la Chambre de commerce américaine, qui a eu lieu, comme d’habitude, le 4 juillet, M. Millerand, ministre du commerce, a annoncé qu’un accord était sur le point de se conclure pour établir entre la France et les États-Unis le régime de la nation la plus favorisée.

 

« Sans doute, a-t-il dit, de l’un comme de l’autre côté, des résistances isolées se produisent, qu’il faudra vaincre. C’est le rôle et l’honneur des négociateurs d’apercevoir et de faire passer au-dessus des intérêts particuliers l’intérêt public.

Aussi bien l’accord général que nous souhaitons ne sera que la conséquence et la conclusion de l’entente par laquelle, le 28 mai 1898, les deux gouvernements ont décidé d’appliquer le tarif réduit américain et le tarif minimum français à un certain nombre de produits. »

 

Ce discours n’a pas manqué de causer à M. Méline le plus cruel chagrin, et de faire répandre à son journal, la République française, des pleurs anticipés sur la ruine de l’agriculture et de l’industrie française :

 

« Le premier acte de M. Millerand, son don de joyeux avènement, va livrer l’industrie française à l’étranger, et c’est, du reste, par un raffinement de galanterie, à cet étranger lui-même, qu’il donne la primeur de l’heureuse nouvelle.

Est-ce que, par impossible, M. Millerand ignorerait qu’en accordant aux États-Unis la clause de la nation la plus favorisée, il va infailliblement ruiner un grand nombre d’industries françaises et de branches de notre production agricole qui, n’ayant même pas la ressource de tenter une lutte inégale, ne pourront prendre d’autre parti que celui d’une rapide liquidation ?

Et est-il besoin de faire remarquer à M. Millerand que ce ne sont pas seulement des industriels, des producteurs agricoles, — d’odieux patrons, — qui seront ainsi ruinés sans miséricorde ? Ces industriels, ces odieux patrons occupent… pardon, exploitent actuellement des milliers et des milliers d’ouvriers : eh bien ! le jour où, grâce au traité de commerce de M. Millerand, ils devront fermer leurs usines, ces milliers d’ouvriers français seront sur le pavé. Ils ne seront plus « exploités », — c’est-à-dire qu’ils n’auront plus de travail et que leurs femmes et leurs enfants n’auront plus de pain ; mais, de ces ventres affamés montera, hélas ! une clameur de malédiction qu’il nous semble entendre déjà, et qui ira peut-être troubler M. Millerand au fond de son cabinet ministériel. »

C’est apparemment en vue de remplir ces ventres affamés que les mélinistes sont allés en députation chez un collègue de M. Millerand, M. Jean Dupuy, ministre de l’agriculture, pour lui demander de faire hausser le prix du blé.

 

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Le Journal des Débats fait ces observations judicieuses sur les conclusions du rapport de l’enquête relative à l’abaissement de l’intérêt légal.

 

« En 1891, la Chambre a voté une proposition de loi qui réduisait à 6% en matière civile et à 4% en matière commerciale le taux de l’intérêt légal, c’est-à-dire de l’intérêt qui court de plein droit sans convention, et de celui qui est dû en cas de retard de paiement. Saisi de cette proposition, le Sénat a nommé une commission qui a procédé à une enquête auprès des cours et tribunaux et dont le rapport a été rédigé par M. Émile Labiche. La commission recensait que le taux de 5% en matière civile et de 6% en matière commerciale, fixé par la loi de 1807, ne répond plus à l’état actuel du crédit. Mais elle ne va pas aussi loin que l’avait fait la Chambre, et elle soumet au Sénat un moyen terme : le chiffre de 4 et de 5%. En outre, elle demande une réforme que nous avons réclamée à diverses reprises, et que voici. Lorsqu’un débiteur est de mauvaise foi, lorsqu’il a refusé le paiement à l’échéance, mis le créancier dans la nécessité de lui intenter un procès et multiplié les chicanes de procédure pour retarder le jugement ou l’arrêt, il est vraiment injuste de ne lui infliger, pour toute réparation du dommage, que le paiement de l’intérêt légal, surtout si cet intérêt est réduit à 4%. L’article 1153 du Code civil ne permet pourtant pas aux tribunaux de le condamner à verser une indemnité plus élevée. C’est une prime offerte aux débiteurs. La commission, s’inspirant de quelques décisions judiciaires, propose d’ajouter un paragraphe nouveau à l’article 1153 pour autoriser les tribunaux à accorder aux créanciers des dommages et intérêts distincts de l’intérêt légal. L’intention est excellente. Mais la rédaction admise par la commission a besoin d’être revue. Pour que les dommages et intérêts puissent être prononcés, il faut, dit-elle, que le débiteur en retard ait « causé aux créanciers, par sa mauvaise foi, un préjudice indépendant du retard». Ces derniers mots expriment, nous semble-t-il, tout le contraire de ce qu’il faudrait dire. C’est précisément parce que le débiteur de mauvaise foi a causé par son retard, un préjudice considérable à son créancier, c’est pour cette raison que l’intérêt légal à 4% est une réparation insuffisante, et qu’une indemnité plus forte est légitime. »

 

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Le féminisme vient de remporter une victoire, d’ailleurs assez modeste. La Chambre des Députés a voté une proposition de loi qui a pour objet d’ouvrir aux femmes la profession d’avocat. Nous souhaitons que le Sénat n’y fasse point opposition. Mais le débouché du barreau est déjà bien encombré. Espérons que les avocates pulluleront moins que les avocats.

 

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Nous empruntons à la France, ce récit édifiant des derniers exploits de l’antisémitisme en Algérie.

« Dans une de ses dernières séances, le conseil municipal d’Alger, après avoir demandé le déplacement de la directrice de l’école maternelle de Rab-el-Oued, Mlle Richeux, a voté la suppression de l’indemnité qui lui était accordée par la municipalité.

Pourquoi ? M. Chevalier, médecin et conseiller municipal, en expose ainsi les raisons : « cette directrice, malgré la défense de la municipalité, a distribué des vêtements et des chaussures aux enfants israélites pauvres fréquentant son école. De plus, elle pousse le cynisme jusqu’à donner de la soupe aux petits juifs qui ont faim, et elle fait laver la figure, les mains et les pieds à cette pourriture ».

Gagné par de si beaux exemples, le conseil municipal de Constantine discute l’exclusion des enfants israélites des écoles de la ville. — Un agent de police et un porteur de contraintes, juifs, sont brutalement révoqués ; ils avaient vingt ans de services ; trois concierges d’écoles subissent le même sort ; le gardien du cimetière, un vieillard de 70 ans, se voit supprimer l’indemnité mensuelle de 25 francs que lui allouait la commune. — On rejette sans examen la subvention de 560 francs accordée depuis cinq ans à une association d’enseignement populaire.

Les jeunes indigents israélites sont exclus des fournitures classiques et bons de vêtements délivrés par la Caisse des écoles. L’employé qui délivre les bons de médicaments a ordre de ne pas recevoir les indigents israélites, que l’on se refuse, du reste, à hospitaliser.

À Aïn-Beida, le conseil municipal supprime l’allocation annuelle votée pour les indigents israélites et leur refuse tous secours médicaux. Un garçon de bureau à la mairie, père de 8 enfants, est révoqué, parce que juif, après quinze ans de services. Le collecteur de marché, également père de famille et juif, qui remplissait ses fonctions depuis six ans, est également renvoyé, pour la même raison.

À Tebessa, le tambour de ville, à la mairie depuis trente ans, est chassé par la municipalité. Deux cantonniers juifs subissent le même sort ; une pauvre vieille juive, concierge d’une école de la ville, est jetée, sans explications, sur le pavé.

À Oran, faute d’employés juifs, la municipalité s’en prend aux morts ; elle vote le déplacement du cimetière juif. C’est un grand danger, expose M. Peffau, adjoint au maire, que de transporter les cadavres juifs à travers nos rues avec moins de précautions que n’en prend l’entrepreneur de l’équarrissage pour transporter les charognes dans un tombereau.

Je cite ces paroles de M. Peffau pour montrer l’état d’esprit de l’homme grâce auquel toutes les demandes de bourse pour le lycée, faites par des enfants juifs, furent repoussées implacablement, malgré leurs titres, et malgré l’état d’indigence notoire de leurs parents.

Nous ajouterons ceci : la plupart des municipalités algéroises ont décidé que, désormais, les indigents israélites seraient exclus des distributions de secours faites à l’occasion des fêtes du 14 juillet. »

 

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Le sirdar Kitchener a décidé que le Soudan serait ouvert au commerce du monde le 11 septembre prochain, époque à laquelle le chemin de fer sera terminé jusqu’à Khartoum. C’est fort bien, et on doit féliciter l’Angleterre de demeurer fidèle à la politique de la porte ouverte, quoique son exemple ne soit guère suivi, mais il ne faudrait pas se faire d’illusion sur l’importance de ce nouveau débouché. D’après un rapport adressé à Lord Cromer par Sir William Garsten, sous-secrétaire d’État aux travaux publics, le Soudan est une contrée pauvre, dépeuplée et malsaine, qui ne couvrira pas de sitôt ses frais de gouvernement.

« Le progrès au Soudan doit, dit-il, être nécessairement très lent, et il faudra de longues années au pays pour se remettre des effets de mauvais gouvernement dont il a si longtemps souffert. La pauvreté et la dépopulation du pays sont si grandes que, pendant longtemps, son administration doit coûter très cher au Trésor égyptien. Avec le temps, les dépenses d’une administration civile économe pourront être couvertes par le revenu des provinces gouvernées. Les dépenses militaires doivent cependant rester fort lourdes, même si l’on peut beaucoup diminuer la garnison. Une population insuffisante sera, pendant des années, l’obstacle principal à la prospérité du Soudan. Il faudra une génération pour lui rendre une densité médiocre, et peut-être un demi-siècle pour qu’elle redevienne aussi dense qu’elle l’était avant l’invasion de Méhémet Ali en 1820.

Une autre difficulté est dans le caractère des habitants. Le mélange des sangs arabe et nègre semble produire une race particulièrement indolente, qui craint beaucoup la peine, et qui a toujours répugné aux travaux agricoles. »

À quoi il faut ajouter que les Européens ne peuvent y vivre, et que les soldats égyptiens eux-mêmes ont grand’peine à supporter le climat. Au mois de mars, il y avait à Fachoda 280 malades sur une garnison de 367 hommes. Et voilà pourtant un pays dont la possession a été sur le peint de déchaîner la guerre entre la France et l’Angleterre !

 

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Quoique les colonies que l’Angleterre gouverne elle-même soient moins que les nôtres encombrées de fonctionnaires, elles ne couvrent cependant pas leurs frais. Le Colonial office dépense de ce chef environ 67,5 millions de francs. En revanche, les colonies gouvernées par des compagnies ne coûtent rien aux contribuables. Les politiciens anglais, de plus en plus convertis aux saines doctrines de l’étatisme continental, viennent de mettre bon ordre à ce fâcheux état de choses, en votant le rachat de la charte de la Compagnie du Niger au prix de 21 625 000 francs. Désormais, la vaste région du Niger sera gouvernée directement par des fonctionnaires anglais aux frais des contribuables, non moins anglais. Ce que vaut ce gouvernement, au double point de vue des intérêts de la métropole et de ceux des colonies, une voyageuse intrépide, mais absolument dépourvue de patriotisme administratif et colonial, miss Mary Kingsley, en donne un aperçu dans un livre (West African studies) dont nous empruntons l’analyse à un article de M. G. Valbert, pseudonyme de notre confrère regretté de la Revue des Deux Mondes, M. Victor Cherbuliez :

« Il y a des colonies qu’administre un gouverneur, assisté d’un conseil, dont il prend quelquefois les avis ; mais s’agit-il de choses importantes, c’est à la métropole qu’il s’adresse. Il demande des instructions au ministre qui l’a nommé, et qui, en général, est très mal informé de ce qui se passe si loin de lui et souvent ne s’y intéresse que vaguement : il a tant d’affaires sur les bras ! Autour du gouverneur se groupent tout le personnel d’un secrétariat, d’une chancellerie et de nombreux fonctionnaires préposés au département de l’hygiène, à la police, aux douanes. Le plus souvent ces fonctionnaires ne s’entendent point ; ils se surveillent, s’épiloguent les uns les autres, se jouent de mauvais tours, et leurs jalousies, leurs querelles, dont ils entretiennent volontiers leur gouvernement, absorbent une partie de leur temps. Le reste est consacré aux écritures ; ils l’emploieraient plus utilement à étudier le pays et ses habitants, sur lesquels ils n’ont pour la plupart que des notions confuses ou fausses. Mais tout vrai fonctionnaire, nous dit Mlle Kingsley, est fermement convaincu que les paperassiers sont le soutien de l’État et que les droits de douane ont été inventés pour les nourrir.

« Dans les colonies dont elle fait une si fâcheuse teinture, il n’y a point d’esprit de suite. Après un an de résidence, le gouverneur éprouve le besoin de se reposer, de se refaire, en respirant pendant quelques mois l’air natal. Il laisse la place à son secrétaire général qui, goûtant peu la politique, se croise les bras, laisse aller les choses à la dérive. Le gouverneur revient ; il a perdu le fil, il lui faut du temps pour se mettre au fait, pour débrouiller son écheveau. Il a profité de son séjour dans la mère-patrie pour solliciter son déplacement ; il l’obtient. Il avait son idée, il l’emporte avec lui ; son successeur apporte la sienne, qui n’est pas la même, car tout gouverneur a son système, son dada. L’un fait passer avant tout les questions d’écoles et d’instruction publique ; un autre met sa gloire à bâtir une cathédrale, et c’est à cela qu’il emploiera les fonds disponibles ; un autre ne s’intéresse qu’aux chemins de fer ; celui qu’il commence ne sera peut-être achevé que dans cinquante ans d’ici.

« Qu’elles réussissent ou qu’elles avortent, toutes ces entreprises incohérentes et coûteuses font le vide dans les caisses. Les revenus diminuent ; ce qui s’accroit sans cesse, ce sont les dépenses et le nombre des fonctionnaires. Au risque de compromettre l’avenir du commerce, il faut augmenter les droits de douane, après quoi l’on découvre que le meilleur moyen de diminuer les frais d’exploitation d’une colonie c’est de n’y rien faire, et on ne fait plus rien, et tout languit et on s’endort. Mais bientôt arrivent de la métropole des avertissements sévères ; on se réveille en sursaut, on se remue, on s’agite. Dans certaines colonies, s’il en faut croire Mlle Kingsley, « la politique est un long coma interrompu par des attaques de nerfs ».

« De qui veut-elle parler ? Dépenses improductives qui excèdent les recettes, expédient à trouver pour accroître les revenus, multiplication incessante des fonctionnaires, bureaucratie, écritures, paperasses, instabilité dans le gouvernement, contradictions, essais malheureux, entreprises qui restent en chemin… Est-ce à nous qu’elle en a ? Rassurons-nous ; elle fait leur procès aux colonies anglaises de la couronne, à la Gambie, à Sierra Leone, à la Côte-d’Or, au Lagos, où l’Angleterre, paraît-il, suit les mêmes errements qu’elle a suivis dans les Indes occidentales, à la Guyane, ailleurs encore, et il est permis d’en conclure que sa sagesse et son habileté justement vantées ne sont point infaillibles, que dans leurs entreprises coloniales nos voisins ne sont pas exempts des maladies dont nous souffrons. »

 

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Le parlement hongrois a voté le nouveau compromis qui renouvelle jusqu’en 1907 l’union douanière entre l’Autriche et la Hongrie et maintient au chiffre de 30% la part de la Hongrie dans les charges communes.

 

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Presque seule sur notre continent, la Hollande est demeurée libre-échangiste. Il s’y est créé cependant à l’exemple de l’Allemagne, un parti agrarien, qui a débuté dernièrement en réclamant un droit protecteur sur les farines. Cette réclamation, il l’a fondée sur la nécessité de compenser la prime à l’exportation des farines françaises, et sur l’intérêt de la santé publique, menacée par la mauvaise qualité des farines étrangères. Ces arguments n’ont pas paru péremptoires au ministre des finances, M. Pierson, qui a été d’avis notamment que la santé publique pourrait bien être plus endommagée par le renchérissement des bonnes farines qu’elle ne l’est aujourd’hui par l’importation des mauvaises. La Chambre a donné raison à M. Pierson. À une majorité de 42 voix contre 36, elle a repoussé le droit de 1 florin (2 fr. 14) par 100 kil. que demandaient les agrariens. Mais le chiffre élevé de la minorité atteste que les libres-échangistes néerlandais feront bien de veiller au grain, sans oublier la farine.

 

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Nous sommes bien obligés de reconnaître que le protectionnisme et le militarisme sont partout en hausse. En Suède où la fabrique des lois est entre les mains des propriétaires fonciers et des chefs d’industrie, ils la mettent en œuvre pour se protéger à la fois contre les consommateurs et les ouvriers. Ils ont élevé les droits sur les denrées de première nécessité, ils s’occupent en ce moment de restreindre le droit de grève ; enfin, ils protègent l’armée, dont ils fournissent les cadres, en augmentant les dépenses militaires. Voici ce que nous lisons à ce sujet dans une correspondance de l’Indépendance belge.

« Il s’est produit deux propositions connexes se rapportant aux relations entre employeurs et employés. Elles proviennent de l’initiative parlementaire et vont au devant des vœux du gouvernement. Selon l’une, le ministère est invité à présenter un projet de loi punissant sévèrement toute rupture de contrat de travail sans raison plausible. On demande un renforcement de pénalité. Cela vise la grève en elle-même. La seconde proposition, que le Parlement a approuvée, touche les pénalités plus sévères à infliger à ceux qui, par menace ou par force, empêcheraient les non-grévistes à continuer le travail. Ces propositions visent les cercles socialistes dont l’organisation est très forte.

Parmi les dépenses votées par le Parlement, les crédits d’armements ne sont pas les moindres. À l’instar de l’Allemagne, la Suède se fortifiait au moment où on décidait de prendre part à la Conférence de la paix. Les établissements suédois n’étant pas en mesure de fournir à temps voulu les commandes d’armes, on a adjugé aux fabriques allemandes une commande de 40 000 fusils. Un canon de campagne à tir plus rapide a été adopté. Trois nouveaux cuirassés de grand modèle sont décidés. 3 millions de couronnes ont été votés pour les fortifications de villes de mer. »

 

Que le socialisme gagne du terrain en Suède, et que son organisation y soit très forte, comme le remarque le correspondant de l’Indépendant, cela n’a rien qui doive nous étonner. Le protectionnisme et le militarisme ne sont-ils pas les pourvoyeurs naturels du socialisme ?

 

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Consulté il y a deux ans, par le referendum, le peuple suisse avait eu le bon sens de repousser le projet d’une banque d’État. Mais les politiciens ne se sont pas tenus pour battus. À une majorité de 82 voix contre 23 et 30 abstentions, le Conseil national a voté l’institution d’une « Banque nationale », laquelle ne serait autre chose qu’une banque d’État déguisée, une banque dont la confédération sera le principal actionnaire, et, en même temps, le seul contrôleur, comme remarque justement le correspondant du Journal des débats.

« Une pareille institution, dit-il, sera fatalement l’humble servante du pouvoir fédéral : ses directeurs ne pourront être que des fonctionnaires, dociles et obéissants.

Et c’est bien ce qu’on veut : la Banque est destinée à devenir aux mains du pouvoir central un puissant instrument politique. Ainsi l’exige cet esprit d’étatisme et de nationalisation à outrance qui sévit chez nous dans tous les domaines. »

Et ce n’est qu’un commencement. L’État suisse entrepreneur de chemins de fer et banquier ne s’arrêtera pas en si beau chemin. La logique le conduira à étatiser l’industrie, et les touristes auront un de ces beaux jours la satisfaction d’apprendre qu’il s’est fait hôtelier. La perspective d’être hébergés et servis par des fonctionnaires ne manquera pas évidemment de les encourager à voyager en Suisse ; ce sera le triomphe de l’étatisme.

 

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Les journaux américains publient quelques lettres de soldats, qui ont échappé à la censure militaire établie en vue d’empêcher des révélations indiscrètes sur les procédés humanitaires employés pour annexer les Philippines au domaine de la civilisation. En voici des extraits qui attestent que les civilisateurs du nouveau monde ne le cèdent en rien à ceux de l’ancien :

« Le Standard de Greensburg (Indiana) reproduit une lettre du soldat Boises ; en voici un fragment « La ville de Titatia s’est rendue il y a quelques jours, et deux de nos compagnies l’occupent. La nuit dernière, on trouva le cadavre d’un de nos soldats, le ventre ouvert. Immédiatement, le général Wheaton donna l’ordre de brûler la ville, et de tuer tout indigène quelconque qu’on apercevrait à portée de fusil ; ce fut fait et bien fait. On tua environ mille hommes, femmes et enfants. Je crois bien que je m’endurcis, car je me sens tout joyeux quand je puis presser la détente de mon arme, avec une peau noire au bout du canon.

Autre fragment détaché d’une lettre du sergent Will. A. Rule, des volontaires du Colorado : « Le carnage, dans le district de Todo, a été quelque chose d’horrible. Figurez-vous, si vous le pouvez, quatre ou cinq cents personnes occupant cinq ou six pâtés de maisons, puis l’ordre d’évacuer donné aux femmes et aux enfants, enfin le feu mis aux maisons, puis enfin la fusillade accueillant de toute part tout nigger (nègre) cherchant à échapper aux flammes, et vous aurez quelque idée de ce qu’est la guerre aux Philippines. »

Dans l’Oregonian, de Portland, journal expansionniste, le militaire Fielding Jewis Poindexter, du 2erégiment d’Orégon, écrit : « Le colonel Summers se trouvant au quartier général du général Wheaton, on apporta la nouvelle — que la suite prouva être empreinte d’une grande exagération — que deux compagnies d’infanterie étaient tombées dans une embuscade et avaient été anéanties. Après une courte délibération, il fut décidé de tuer ou de pousser dans le lac et d’y noyer tout indigène qu’on pourrait trouver dans le territoire en forme de croissant, long d’environ douze milles (13 kilomètres), qui s’étend de l’embouchure de la rivière Mateo à l’extrémité du lac ».

 

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Le gouvernement espagnol, ayant à combler le trou énorme que la guerre a creusé dans ses finances, a jugé que le moment était tout à fait opportun pour augmenter ses dépenses. Il a élevé de 28 400 000 piécettes son budget de la guerre et porté de 90 000 hommes à 108 500 l’effectif de l’armée régulière. Il n’a pas oublié, non plus, le budget de la marine qu’il a accru de 3 181 000 piécettes, et il n’a pas dissimulé qu’il ne lui faudrait pas moins de 165 millions pour mettre les côtes et les frontières en état de défense. Cet accroissement de dépenses ajoutées au déficit ont nécessité naturellement toute une série d’impôts et de réductions d’intérêts, qui auront non moins naturellement pour effet de diminuer les ressources et le crédit de l’Espagne. La classe qui vit du budget s’est patriotiquement résignée à accepter cette solution des difficultés financières, mais sa résignation ne paraît pas être partagée par la multitude. Des émeutes ont éclaté à Saragosse, à Valence, à Barcelone ; ce qui prouve que les peuples sont décidément bien difficiles à contenter.

 

Paris, 14 juillet 1899.

G. DE M.

 

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