Chronique (Journal des économistes, juin 1901)

Chaque mois, entre  1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant lactualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de juin 1901, le sens et la portée du développement du socialisme d’État en France, un hommage rendu à la mémoire de Frédéric Bastiat, l’union douanière des pays scandinaves, et les atrocités commises en Chine par les nations soi-disant civilisées.

Gustave de Molinari, Chronique (Journal des économistes, juin 1901).

 

 

SOMMAIRE : Où nous conduit le socialisme d’État. — Une avalanche de lois électorales. — Le banquet de la Chambre de commerce italienne. Un discours libre-échangiste. — Progrès du libre-échange aux États-Unis. — Partage des voix sur la question du tarif dans la nouvelle fédération australienne. — Un projet d’union douanière des pays scandinaves. — L’étatisme de M. Chamberlain apprécié par l’Economist. — Le Congrès international des mineurs. — Le projet de loi belge sur les accidents de travail. — Esquisse des exploits de la civilisation en Chine par M. Pierre Loti. Témoignage d’un correspondant allemand et opinion d’un Japonais. — L’indemnité chinoise. — Le Congo belge.

 

 

Les progrès du socialisme d’État apportent chaque jour des faits nouveaux à l’appui de la théorie des ricorsi du philosophe Vico. La servitude a disparu ou est en train de disparaître sous les formes brutales de l’esclavage ou du servage, mais elle est en train de renaître sous la forme patriotique et philanthropique de l’assujettissement de l’individu à l’État. Partout les gouvernements se sont emparés ou cherchent à s’emparer des moyens de communication, postes, chemins de fer, télégraphes, téléphones, en invoquant soit l’intérêt de la sécurité publique, soit la nécessité de protéger les consommateurs et les ouvriers contre l’avidité des entrepreneurs et des capitalistes. Or, les mêmes raisons ne peuvent-elles pas être invoquées en faveur de la reprise des autres industries ? Si l’État exploite les chemins de fer, par exemple, pourquoi n’exploiterait-il pas aussi les charbonnages qui leur fournissent le combustible, pourquoi ne s’attribuerait-il pas les bénéfices des producteurs de cette matière première de son industrie ? Le gouvernement prussien, séduit par cette agréable perspective, vient d’entrer en négociations pour l’achat des principaux charbonnages du district de Dortmund. Et c’est là, comme le remarque l’Écho des mines, un grand pas de fait dans la voie de la nationalisation des moyens de production ; en Belgique, où le gouvernement a de même accaparé les chemins de fer, la commission du budget a mis à l’étude la question de la mise en régie des houillères.

Ces progrès de l’étatisme sont d’ailleurs singulièrement facilités par les charges croissantes que les gouvernements imposent à l’industrie, sous le prétexte philanthropique d’améliorer la condition des classes ouvrières. Les lois sur les accidents en Allemagne, en France et ailleurs, ont mis à la charge des industriels la responsabilité qui incombe naturellement aux ouvriers — sauf à créer entre eux un nouveau ferment de discorde —, et les lois sur les pensions de retraites ajoutent une charge plus lourde encore à celle-là. Enfin, les droits d’intervention dans la gestion des entreprises qu’il s’agit d’accorder aux syndicats rendront évidemment de moins en moins enviable la situation des entrepreneurs. Si l’on songe, d’un autre côté, qu’ils sont soumis à une concurrence de plus en plus serrée, on comprend qu’ils finiront par se dégoûter du métier, et ne seront pas fâchés de céder à l’État la suite de leurs affaires.

Le socialisme d’État nous conduit donc à la constitution d’un énorme trust gouvernemental qui englobera toutes les branches d’industrie. Il n’y aura plus qu’un seul patron, l’État. Ce sera, à la vérité, un patron plein de sollicitude. Il gouvernera ses ouvriers comme un père, les prendra dès leur naissance pour les élever dans ses crèches, les instruire dans ses écoles, les employer dans ses ateliers, les soigner dans ses hôpitaux, abriter leur vieillesse dans ses hospices et les enterrer dans ses cimetières sans qu’ils aient à s’occuper eux-mêmes de leur destinée. Il leur suffira de se laisser gouverner. Tel est le régime auquel nous conduit ou plutôt nous ramène le socialisme d’État. Est-ce autre chose que l’esclavage modernisé et plus ou moins perfectionné ?

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Les élections de l’année prochaine ont provoqué la chute d’une véritable avalanche de projets de loi, de décrets et de vœux frappés à l’empreinte du socialisme d’État : projets de loi sur les accidents de travail, sur les retraites ouvrières, sur l’impôt progressif, amorcé par une taxe légère et émolliente destinée à pourvoir aux besoins de la statistique, proposition de loi ayant pour objet de renforcer la protection de travail des mécaniciens et chauffeurs des chemins de fer, vœux du Conseil supérieur du travail en faveur d’une extension de la surveillance administrative des métiers et professions qui ont échappé jusqu’à présent à l’intervention de l’État. Toutes ces largesses électorales coûteront naturellement fort cher ; seuls les frais d’organisation et d’administration des pensions ouvrières sont évalués à près de 100 millions. Mais peu importe ! Les électeurs voient les cadeaux que leur font les politiciens en quête de leurs suffrages ; ils ne voient pas que ces cadeaux sont extraits de leurs poches.

 

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Au banquet de la Chambre de commerce italienne qui a eu lieu le 6 de ce mois, M. le comte Tornielli, ambassadeur d’Italie, a tenu un langage auquel ne nous avaient pas accoutumés les personnages officiels. Sans craindre d’être taxé d’économiste et pis encore d’internationaliste, ne s’est-il pas avisé de rendre hommage à la mémoire d’un des plus illustres apôtres du libre-échange, Frédéric Bastiat, et de constater l’existence de lois générales « qui agissent indépendamment des pouvoirs établis », enfin même de déclarer que les nations sont amenées « par une force intérieure d’impulsion naturelle » à constituer une nouvelle société internationale. Nous éprouvons une vive satisfaction à reproduire un extrait de ce discours qui ne manquera pas de scandaliser les mélinistes de France et d’Italie.

 

« Les deux nations se rapprochent tous les jours de plus en plus pour leur propre avantage, mais aussi au profit des intérêts plus vastes de la paix et de la civilisation. Ce serait peut-être prématuré de rechercher dans cet heureux mouvement de l’opinion chez les deux peuples, l’effet naturel d’une de ces lois générales de l’humanité qui, dans les harmonies économiques, ont été, sinon découvertes, tout au moins parfaitement analysées par l’esprit clairvoyant du penseur et écrivain français dont Rome garde pieusement les cendres. Dans le mécanisme social, ces lois agissent indépendamment des pouvoirs établis qui n’ont d’autre tâche et d’autre devoir que d’en régulariser l’action. Cette belle vérité que Frédéric Bastiat a magistralement démontrée, n’est plus, je le sais bien, acceptée aussi universellement qu’elle l’a été au temps de ma jeunesse. On s’accordait alors à voir, dons la pratique de la liberté sous toutes ses formes, la garantie la plus sûre de la continuité du progrès dans la voie duquel le siècle qui vient de s’écouler traçait les pas gigantesques de sa course vertigineuse.

Mais, même aujourd’hui, comment pourrait-on encore se refuser à reconnaître qu’à la conception strictement politique de l’union de quelques États, ou de ce qu’on a appelé le système de l’équilibre, les nations sont amenées à substituer graduellement, par une force intérieure d’impulsion naturelle, leur association progressive et volontaire qui n’est elle-même que la nouvelle société internationale ?

Serait-ce donc par l’effet d’un pur hasard que, pendant la meilleure partie du siècle que nous laissons derrière nous, nous avons vu ce merveilleux mécanisme social faire agir et progresser harmonieusement ensemble les étonnantes découvertes et les multiples emplois scientifiques des nouvelles forces de la nature et l’insatiable esprit d’entreprise qui alimentent les besoins, les aspirations, les buts nouveaux des peuples modernes ? Les lois générales des échanges et de la division du travail dans les formes diverses par lesquelles il a plu aux hommes d’unir leurs efforts et de se partager les occupations suivant leurs aptitudes en vue d’un bien-être plus grand et mieux réparti, ne se sont imposées à la cité d’abord, à l’État ensuite, que lorsqu’aux croissantes nécessités de la vie, le développement des sciences, des arts, des industries, des commerces, des voies de communication a assuré des satisfactions nouvelles. Ce même phénomène, il m’est avis, se produit à présent dans les rapports de la vie internationale et bien qu’il ait été dit souvent qu’il faut beaucoup de philosophie pour observer les faits qui sont trop près de nous, laissez-moi penser qu’il n’est pas besoin d’un esprit d’observation très subtil, ni d’être grand prophète pour s’apercevoir de la portée de certains faits économiques qui se déroulent sous nos yeux.

À l’esprit étroit, aux tendances égoïstes, aux rivalités mesquines, qui caractérisent le commerce d’autrefois, nous avons vu se substituer des conceptions d’une tout autre nature. De la lutte non inféconde de la liberté avec le protectionnisme s’est dégagée l’association anonyme des forces économiques des peuples dans les puissants groupements qui ont rendu possible l’accomplissement d’œuvres mondiales. Que deviennent-elles les résistances individuelles et même les résistances nationales, lorsque l’humanité ne connaissant désormais d’autres bornes à ses desseins que celles de la puissance des moyens dont elle dispose, marque elle-même les buts à atteindre et trace à grandes lignes les voies à suivre ? »

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Le correspondant à Washington du Journal of Commerce de New York signale les progrès des idées de réforme douanière dans le mande politique. « Il s’est formé, dit-il, dans l’entourage du président Mac Kinley, un parti influent en faveur de la réduction des droits excessifs du tarif et de l’adaptation de notre système douanier aux nouvelles conditions d’existence de notre industrie. » Il convient de remarquer que l’exportations des produits manufacturés des États-Unis s’est élevée de 102 856 000 dollars en 1880 à 432 284 000 en 1900 et qu’on ne peut plus, en conséquence, invoquer la nécessité, de protéger l’industrie, contre la concurrence étrangère qu’elle affronte victorieusement au dehors. D’un autre côté, la multiplication des trusts a commencé à convertir au libre-échange les consommateurs mécontents de payer plus cher que les étrangers, les produits des industries accaparées par ces toute puissants syndicats.

 

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Les élections de la nouvelle fédération australienne ont eu lieu le 29 mars, et elles ont porté principalement sur la question du tarif. Quoique les protectionnistes aient eu jusqu’à présent la prépondérance, sauf dans la Nouvelle Galles du Sud, les libre-échangistes l’ont emporté au Sénat tout en demeurant en minorité dans la Chambre des représentants. D’après une correspondance du Journal des Débats, on compte au Sénat 19 libre-échangistes, 16 protectionnistes et 1 indépendant ; à la Chambre des représentants : 32 libre-échangistes, 39 protectionnistes et 4 indépendants.

Maintes fois déjà, les journaux mélinistes nous ont annoncé la mort du libre-échange. On voit qu’il se sont trop pressées de célébrer ses funérailles.

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D’une autre part, on annonce la mise à l’étude à Stockholm d’un projet d’union douanière des pays scandinaves. La Suède, la Norvège et le Danemark formeraient ainsi un marché libre au double avantage de leurs producteurs et de leurs consommateurs, sans oublier le fisc qui ne manquerait pas de profiter de l’essor que l’extension de leur marché imprimerait à tontes les branches de la production.

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M. Chamberlain a fait une conférence à la Société de secours mutuels des Old Fellows, laquelle souffre en ce moment d’un gros déficit de 5 shillings par livre. Au lieu de lui conseiller d’augmenter ses cotisations, M. Chamberlain l’a engagée à formuler un projet de caisse de retraite, en réclamant l’assistance de l’État, à la manière française. Notre confrère, The Economist, fait à ce propos quelques réflexions que nous recommandons à nos étatistes.

« La proposition de M. Chamberlain, dit-il, se résume en ceci que l’État doit faire supporter aux contribuables la responsabilité des mauvaises affaires des sociétés de secours mutuels. Les sociétés solvables n’ont pas besoin d’être soutenues. Elles sont en position de faire honneur elles-mêmes à leurs engagements. Celles qui ont promis plus qu’elles ne peuvent tenir, mais qui pourraient cependant, par un vigoureux effort, mettre leur maison en ordre, seraient affranchies de cette nécessité par l’intervention de l’État, et parce qu’elles ont mal fait leurs affaires, il leur serait accordé des faveurs spéciales. Et les couches les plus basses des classes ouvrières, qui peuvent à peine subvenir à leur subsistance sans faire aucune économie, seraient contraintes à leur venir en aide. Tandis que l’insolvabilité des sociétés de secours mutuels serait considérée comme une vertu particulière, digne d’être récompensée par l’assistance de l’État, non seulement le pauvre diable qui réussit tout au plus à joindre les deux bouts n’aurait aucun secours à attendre, mais encore il verrait s’alourdir sou fardeau. Telle est la dernière conception de M. Chamberlain, mais elle est entachée d’une iniquité si monstrueuse que les partisans les plus fervents de l’intervention de l’État n’osent point la soutenir, et tournent cette fois le dos à son auteur ».

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Le Congrès international des mineurs s’est réuni le 27 mai, à Londres. La fédération britannique, qui l’avait convoqué, compte environ 600 000 mineurs syndiqués. Après avoir souhaité la bienvenue aux délégués étrangers, et remercié particulièrement les ouvriers français, de l’accueil cordial qu’ils ont fait l’année dernière à leurs camarades anglais, le président a mis à l’ordre du jour la question de la durée de la journée. La journée de huit heures a été votée, en principe, par tous les délégués français, belges et allemands et par la majorité des délégués anglais, à l’exception des représentants des mineurs de Durham qui ont voté contre, et de ceux du Northumberland qui se sont abstenus.

Le socialisme continental ne s’acclimate pas sans peine en Angleterre. On voit cependant qu’il a passé la Manche.

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L’Écho de l’Industrie de Charleroi analyse le projet de loi belge sur « la réparation des dommages résultant des accidents de travail », et en fait ressortir les inégalités et les absurdités.

 

« Un industriel a besoin de foin ou d’avoine. Le charretier qui l’amène à son usine est victime d’un accident ; par exemple, les chevaux s’emportent et tuent leur conducteur. Si est au service de l’industriel, il bénéficiera de la loi ; si, par contre, il est l’employé du fermier ou du marchand de fourrage, il n’aura droit à rien.

Restons chez le cultivateur. Celui-ci fait battre son blé. Un accident se produit ; l’ouvrier est tué. Que va-t-il s’ensuivre ? C’est bien simple. Si le cultivateur, soucieux du progrès, emploie une batteuse à vapeur, il devra indemniser la victime ; si, au contraire, ami de la routine, il ne possède qu’une batteuse mue par la force de l’homme ou des animaux, la victime n’aura rien !

Mais ce n’est pas tout. Le même article assimile aux ouvriers les employés techniques dont le salaire annuel ne dépasse pas 2 400 francs. Supposons qu’un employé technique soit tué ou blessé ; il y aura lieu à réparation, si cet agent gagne 2 400 francs, et il ne sera pas question d’indemnité, s’il en gagne 2 500 !

Mais il y a mieux encore. En cas de mort de l’ouvrier, ses héritiers légaux ou testamentaires bénéficieront de l’indemnité. Or, aux termes de l’article 755 du Code, les parents héritent jusqu’au douzième degré et, aux termes des articles 767 et 768, lorsque le défunt ne laisse pas de parents au degré successible ni de conjoint non divorcé, la succession est acquise à l’État. D’autre part, les enfants naturels non reconnus dont d’autre héritier que l’État et ceux qui ont été reconnus, mais qui décèdent sans postérité, sans frères ni sœurs ou descendants d’eux et sans conjoint, n’ont eux-mêmes que le fisc pour successeur.

Donc, remarque l’Écho de l’Industrie, des parents au douzième degré, c’est-à-dire des gens que souvent on ne connaît même pas, attendu que l’auteur commun peut parfaitement être décédé depuis deux siècles, pourront venir réclamer l’indemnité à payer par le patron, et l’État lui-même aura fréquemment des droits à exercer, le nombre des enfants naturels étant malheureusement très grand dans nos centres industriels.

Or, il s’agit d’un projet de loi sur la réparation des dommages résultant des accidents du travail.

Nous le demandons à tout homme de bon sens, quel dommage des parents au douzième degré, quel dommage le fisc éprouvent-ils du fait de l’accident survenu à la victime ? La disposition de l’article 4 va conséquemment à l’encontre de l’intitulé même de la loi et à l’encontre du but poursuivi par les auteurs du projet.

Mais l’ouvrier peut tester et, dans ce cas, c’est l’héritier testamentaire qui jouira de l’indemnité. Quel préjudice un tel héritier aura-t-il éprouvé par suite du décès du testateur. Aucun, mais, au contraire, un incontestable bénéfice ! »

 

On sait que la loi française sur les accidents a déjà provoqué plusieurs grèves, les entrepreneurs s’efforçant de reporter sur les ouvriers la portion des charges de l’assurance que la loi leur impose. Les ouvriers finiront certainement par supporter la totalité de ces charges, aggravées des frais de l’intermédiaire. Il leur en coûterait moins de s’assurer eux-mêmes. Mais ne faut-il pas bien faire quelque chose pour le peuple, fût-ce à ses frais et dépens ?

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Les massacres, les viols et les pillages qui ont déshonoré la campagne de Chine, ont fini par émouvoir la conscience publique. En vain, en Allemagne, le gouvernement a-t-il interdit la publication des lettres des soldats qui racontaient trop naïvement leurs prouesses, la vérité s’est fait jour, et une association de dames de Berlin a demandé la punition des crimes dont ont été victimes les populations inoffensives. Nous voulons bien croire que les Allemands seuls ont obéi aux ordres impitoyables de leur empereur ; cependant, il faut bien convenir que le pillage dont le gouvernement de la République a renvoyé honnêtement les produits à Pékin ne s’est pas fait tout seul, et que ce tableau lamentable des ruines de Tong-Tcheou, esquissé par M. Pierre Loti, n’atteste pas suffisamment la supériorité de notre civilisation :

 

« Pendant deux mois, les rages de destruction, les frénésies de meurtre se sont acharnées sur cette malheureuse « Ville de la pureté céleste », envahie par les troupes de huit ou dix nations diverses.

… Personne, naturellement, dans les longues rues dévastées, où les charpentes ont croulé, avec les tuiles et les briques des murs. Des corbeaux qui croassent dans le silence. D’affreux chiens, repus de cadavres qui s’enfuient devant nous, le ventre lourd et la queue basse. À peine, de loin en loin, quelques rôdeurs chinois, gens de mauvais aspect qui cherchent encore à piller dans les ruines, ou pauvres dépossédés, échappés au massacre, qui reviennent, peureusement, longeant les murailles, voir ce qu’on a fait de leur logis.

Tout est saccagé, arraché, déchiré ; les meubles éventrés ; le contenu des tiroirs, les papiers épandus par terre, avec des vêtements marqués de larges taches rouges, avec des tout petit souliers de dame chinoise barbouillés de sang. Et çà et là, des jambes, des mains, des têtes coupées, des paquets de cheveux.

Au fond d’un appartement déjà sombre (car décidément la nuit vient, l’imprécision crépusculaire est commencée) — déjà sombre, mais pas trop saccagé, avec de grands bahuts, de beaux fauteuils encore intacts, — Osman tout à coup recule avec effroi devant quelque chose qui sort d’un seau posé sur le plancher : deux cuisses décharnées, la moitié inférieure d’une femme, fourrée dans ce seau les jambes en l’air !… La maîtresse de cet élégant logis sans doute… Le corps ?… Qui sait ce qu’on a fait du corps ! Mais la tête, la voici, sous ce fauteuil près d’un chat crevé, c’est sûrement ce paquet noir, où l’on voit s’ouvrir une bouche et les dents, parmi de longs cheveux.

Au dessert, à l’heure des cigarettes dans le sarcophage, Renaud, à qui j’ai donné la parole, me conte que son escadron est campé au bord d’un cimetière chinois de Tien-Tsin et que les soldats d’une autre nation européenne (je préfère ne pas dire laquelle), campés dans le voisinage, passent leur temps à fouiller les tombes pour prendre l’argent qu’on a coutume d’enterrer avec les cadavres.

— Moi, dit-il, moi, mon colonel (pour lui, je suis mon colonel ; il ignore l’appellation maritime de commandant qui chez nous est d’usage jusqu’aux cinq galons d’or), moi, je ne trouve pas que c’est bien : ça a beau être des Chinois, il faut laisser les morts tranquilles. Et puis ça me dégoûte, ils coupent leur viande de ration sur les planches de cercueil ! Et moi, je leur fais voir : « Au moins coupez donc là, sur le dessus ; pas sur le dedans, qui a touché le macchabée. » Mais ces sauvages-là, mon colonel, ils s’en foutent.

Pierre LOTI. »

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D’après un correspondant de la Francfurter Zeitung,voici comment les Européens s’y prennent pour se faire aimer par les Chinois :

 

« Le Chinois, dans les quartiers européens, est traité avec une brutalité impardonnable. Je ne citerai qu’un seul exemple. Il s’agit d’une personne tout à fait honorable, d’un ex-officier mandchou. Il se présente dans la salle de restaurant d’un hôtel de Pékin. Aussitôt il est apostrophé en ces termes : « Que viens-tu faire ici, cochon ? » Je pourrais remplir des volumes de traits analogues.

L’étranger, partout en Chine, se conduit avec une arrogance qui doit semer une moisson de haine parmi la population indigène. Qu’on s’imagine un peu ce que risquerait un Anglais à Berlin ou un Allemand à Londres, s’il faisait mine d’accompagner de coups de poing ou de canne ses injonctions à un cocher. On nous répondra sans doute : Mais c’est tout autre chose, il ne s’agit ici que de Chinois. »

 

À ces renseignements suggestifs, un secrétaire de la légation japonaise à Paris, M. Akiduniki apporte ces observations judicieuses sur les façons d’agir des missionnaires.

 

« Je ne suis nullement l’adversaire des missionnaires. Beaucoup d’entre eux sont très sincères, absolument convaincus. Mais ils ne comprennent pas les Chinois. Le résultat est qu’ils manquent de tact, de délicatesse dans le doigté. À chaque instant, il se passe des faits comme celui-ci : un chrétien chinois est arrêté pour avoir commis un délit quelconque. La mesure prise est incontestablement légale, le gouvernement chinois est pleinement dans son droit.

Aussitôt le missionnaire d’intervenir, de faire appel au consul ou au ministre, qui exige la mise en liberté du chrétien coupable. Le fonctionnaire chinois est réprimandé par ses supérieurs, alors qu’il a conscience d’avoir fait son devoir et servi son pays.

Ce n’est là qu’un petit fait. Mais il se répète mille fois. Et cette incessante accumulation finit par faire masse, par aigrir et le gouvernement et le peuple chinois. Il y a là un danger sérieux pour l’avenir. »

 

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L’indemnité imposée à la Chine s’élève à 450 millions de taëls (la valeur actuelle du tael est de 3 fr. 75 environ) avec un intérêt de 4%. Voici quelles seraient, d’après l’agence américaine Exchange Telegraph, les demandes respectives : Autriche, 13 millions de couronnes ; Russie : 17 500 000 livres ; Japon : 45 millions de yen ; France : 280 millions de francs ; Belgique : 30 millions de francs ; Allemagne : 240 millions de mark ; Angleterre : 24 millions de dollars ; États-Unis : 25 millions de dollars ; Italie : 6 millions de dollars ; Hollande et Espagne : 1 million de taels chacun.

Les Chinois ont été battus. Donc, il est juste et raisonnable qu’ils paient l’amende. C’est la morale de la guerre.

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La question de l’annexion du Congo est en ce moment à l’ordre du jour en Belgique. Fondé en 1885 par le roi Léopold, l’État du Congo a une superficie de 2 225 000 kilomètres, 76 fois celle de la Belgique. Il a un budget d’environ 22 millions, une dette de 31 millions qui lui ont été prêtés par la Belgique, et un commerce de 58 millions (36 millions d’exportations et 22 millions d’importations). Le roi souverain du Congo en a fait généreusement cadeau à la Belgique. Doit-elle accepter ce cadeau et remplacer le gouvernement actuel du Congo par une mise en régie ? Telle est la question qu’il s’agit de résoudre et sur laquelle les opinions sont très partagées. Certes, le cadeau est magnifique, mais il ne faut pas se dissimuler que les colonies coûtent cher à gouverner et à défendre. Si l’on faisait le bilan de l’empire colonial qui fait l’orgueil des jingoïstes anglais, par exemple, on s’apercevrait qu’il se solde en perte. S’il offre, comme le disait Cobden, un débauché plantureux aux cadets de l’aristocratie, auxquels se joignent aujourd’hui ceux de la bourgeoisie, il exige une augmentation croissante des budgets de la guerre et de la marine.

Notons encore que la portion de ce vaste empire qui est gouvernée en régie n’offre qu’un faible appoint au commerce de l’Angleterre ; les colonies qui se gouvernent elles-mêmes comme l’Australie, et le Canada étant, en fait, économiquement indépendantes et réglant leurs tarifs à leur guise. Si la métropole était débarrassée de son fardeau colonial, les frais de production de son industrie pourraient être réduits d’autant, et l’accroissement de ses débouchés à l’étranger compenserait et au-delà, la diminution du débouché que lui offrent actuellement les colonies dites de la Couronne. Or, c’est à peine si le Congo absorbe 1/80de l’exportation de la Belgique (15 millions sur 1 300 environ). On peut donc se demander si les frais de gouvernement de cet immense domaine colonial ne pèseront pas sur l’industrie belge de manière à lui enlever plus de consommateurs blancs ou jaunes que l’annexion du Congo ne lui procurera de consommateurs noirs. Avant de se charger du gouvernement du Congo, la Belgique ferait peut-être bien de se rappeler l’histoire de ce bon petit bourgeois qui avait gagné un éléphant à la loterie…

G. de M.

Paris 14 juin 1901.

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