Chronique (Journal des économistes, octobre 1891)

Chaque mois, entre 1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant lactualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison doctobre 1891, le non-sens du soutien de l’Église catholique aux doctrines du socialisme d’État, le programme du socialisme allemand, le scandale de Panama et sa résolution, et enfin la famine en Russie.


Chronique (Journal des économistes, octobre 1891).

 

SOMMAIRE : Les progrès du socialisme. — Le discours de M. le ministre de l’intérieur et les obscurités de la Caisse de retraites. — Les socialistes d’État catholiques. Un bon avis de M. Léon Say. — Le programme du Congrès des socialistes allemands à Erfurt. — Les résolutions du Congrès de la fédération ouvrière, concernant la suppression des bureaux de placement. — Le secrétariat général du travail. — Les résolutions du Congrès des accidents du travail à Berne. — Comment le protectionnisme contribue à la germanisation de l’Alsace-Lorraine. — Comment il ruine le marché des soies à Lyon. — Les protestations des intérêts menacés. — Un appel de « l’Union française. » — Une révélation de M. Jules Ferry à Saint-Dié. — Comment on aggrave les famines. — La disette du seigle et la surabondance du maïs. — Le Panama.

Que le socialisme soit devenu une puissance, il serait puéril de le nier. Ses adhérents se comptent aujourd’hui par millions et ils se recrutent dans tous les rangs de la société. En Allemagne, où M. de Bismarck s’était flatté de l’extirper au moyen de ses lois de police, il a réuni au dernier scrutin, pour le renouvellement du Reichstag, 1 300 000 suffrages et il est représenté par 36 députés. Un journaliste, M. Paul Göhre, qui s’est enrôlé comme ouvrier dans une fabrique de Chemnitz, pour se rendre compte de l’état des esprits, raconte qu’il n’a rencontré que trois ouvriers qui ne fussent pas ouvertement socialistes. « Les femmes aussi l’étaient, lisons-nous dans un compte rendu de son livre[1], et les jeunes filles, et les petits enfants dès qu’ils savaient distinguer leur main droite de leur main gauche, et les gens qui n’avaient pas d’opinions politiques et étaient bien décidés à n’en jamais avoir. Que ce fût par raisonnement, instinct ou sentiment, on était socialiste au même titre qu’on appartenait à la classe ouvrière. — Ici, disait l’un des ouvriers de l’usine, les machines mêmes sont socialistes ».

En Belgique, le socialisme a gagné les masses ouvrières des charbonnages et de tous les foyers de la grande industrie, Liège, Verviers, Charleroi, Gand, et il montre sa force en contraignant le gouvernement à accepter, en principe, une réforme électorale qui étende le droit de suffrage à la classe ouvrière. En Angleterre, les socialistes ont été en majorité dans le dernier congrès des Trades unions, où ils ont fait voter la réduction légale de la journée à huit heures. Or, il ne faut pas oublier que les Trades unions disposent d’un revenu annuel d’environ 50 millions de francs, provenant des cotisations volontaires de leurs membres. En France, où les ouvriers sont plutôt disposés à lever les mains pour voter toute sorte de résolutions contre l’infâme capital, qu’à les descendre dans leurs poches pour en tirer le nerf de la guerre, où ils trouvent, au surplus, des conseils municipaux disposés à subventionner, aux frais des contribuables, leurs bourses du travail et même leurs grèves, le socialisme, pour être plus bruyant, est, en réalité, moins influent qu’en Allemagne et en Belgique. Il gagne toutefois du terrain, et pas plus qu’en Espagne, en Italie et en Suisse, il n’est une quantité négligeable.

Comme toutes les puissances grandissantes, le socialisme a ses courtisans. Les gouvernements sont en coquetterie avec lui et ils lui empruntent même ses programmes dans l’espoir de le désarmer. Espoir trompeur ! Ce que veulent, avant tout et par-dessus tout les socialistes, c’est s’emparer de l’État, car ils sont seuls capables de réaliser et d’appliquer leur programme. Au lieu donc de se rallier aux politiciens bourgeois ou aristocrates qui le leur empruntent, ils les considèrent comme des plagiaires et ils leur feraient volontiers un procès en contrefaçon.

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C’est pourquoi nous doutons que le projet de caisse de retraites de M. le ministre de l’intérieur ait la vertu de satisfaire les socialistes. Ce projet, l’honorable M. Constans l’a présenté cependant, le mois dernier, aux fêtes de la réunion du Comtat Venaissin, comme un spécimen du « bon socialisme », et il a pris même la peine de le défendre contre les économistes, ces adversaires irréconciliables du socialisme, bon ou mauvais :

« Ce serait, a-t-il dit, un tort de croire que les classes laborieuses peuvent attendre du gouvernement une panacée universelle, mais ce qu’elles ont le droit de demander au gouvernement, c’est qu’il s’occupe d’elles, qu’il s’en occupe promptement, qu’il donne aux questions qui les intéressent des solutions pratiques et précises. Nous avons fait un premier pas dans cette voie.

Poussés par certains esprits chimériques ou par des prédicateurs qui n’ont jamais eu la main dure et calleuse de celui qui travaille, les ouvriers ont quelquefois recours aux grèves. Ils s’efforcent d’arriver à réduire le patron par le chômage. Que ce soit là un moyen efficace d’atteindre le but qu’ils poursuivent, je le conteste. Il me semble, en effet que diminuer le gain de celui qui les paye ne peut les conduire à faire augmenter leurs gages.

Sans plus insister sur cet ordre d’idées, et tout en voulant que le travailleur reçoive la juste rémunération de ses labeurs, ce qui me paraît le plus urgent, c’est de le mettre à l’abri contre les à-coups de sa situation, c’est d’assurer son avenir, sans lequel il ne goûte ni tranquillité, ni repos au foyer domestique.

Je ne suis ni libre-échangiste ni protectionniste à l’excès. Je ne puis cependant m’empêcher de constater qu’à mon sens on a été loin dans la voie de la protection et je ne pense pas qu’on en retire de très grands résultats au point de vue de l’ouvrier. C’est devant cette impuissance que nous avons examiné sa situation. Il peut travailler peut-être vingt à vingt-cinq ans ; mais s’il est atteint par des infirmités anticipées que devient-il ? Il est obligé de recourir à l’assistance publique.

Je tiens toutefois à le répéter : celui qui n’est pas prévoyant par lui-même, ne peut pas exiger que d’autres le soient pour lui. Aussi faut-il qu’aux versements du patron et de l’État, l’ouvrier ajoute les siens. C’est à cette condition seulement, qu’après vingt-cinq ans de travail, nous pouvons lui assurer 600 fr. de rente, et si ce n’est pas là la fortune, c’est au moins un abri contre la misère, et la tranquillité au foyer domestique.

On dira que je fais du socialisme. Si c’en est, Messieurs dans tous les cas, c’est du bon socialisme.

Quoique notre projet contienne un principe salutaire pour la nation, il a ses détracteurs.

Au premier rang sont les économistes. Ils forment une école et il faut la ménager (rires), quoique ceux qui ne sont pas des économistes soient en plus grand nombre qu’eux. (Nouveaux rires.) Les économistes nous disent : « Mais vous allez accumuler des sommes considérables dans les caisses de l’État, où les placerez-vous ? Comment leur ferez-vous produire un intérêt rémunérateur ? » Il y a là sans doute un avenir qui, pour eux comme pour moi, est rempli d’obscurités. Ce qui pourtant ne peut échapper à personne, c’est que, dans une courte période d’années les fonds existant dans les caisses du Trésor se sont augmentés dans la proportion d’un à cinq, et mon projet n’aura pour résultat que de les faire augmenter dans la proportion d’un à trois. (Applaudissements). »

Nous ne retiendrons de ce discours qu’un aveu : c’est que l’avenir de la future caisse de retraites est « rempli d’obscurités ». Nous n’avons pas dit autre chose, et il nous semble que c’est bien suffisant pour engager, même les gens qui ne sont pas des économistes, à se méfier du bon socialisme de M. le ministre de l’intérieur.

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Au lieu de faire des concessions au socialisme, ne serait-il pas préférable de lui faire concurrence, en opposant à ses programmes un « programme économique » ? Mais nous convenons volontiers que le courant de l’opinion ne se dirige pas de ce coté, et qu’il est plus commode de suivre un courant que de le remonter.

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L’Église, elle aussi, est sollicitée d’entrer dans le courant socialiste. Le pape Léon XIII se montre toutefois très réservé à cet égard : dans une allocution aux pèlerinsfrançais, prononcée le 19 septembre, on peut noter ce passage significatif : « Il est certain que la question ouvrière et sociale ne trouvera jamais de solution vraie et pratique dans les lois purement civiles, même les meilleures ». Cette réserve n’est pas imitée malheureusement par les apôtres du « socialisme chrétien » — encore une variété du « bon socialisme » — et ceux-ci paraissent avoir été en majorité dans le Congrès catholique qui s’est réuni récemment à Malines.

« Il semble, dit à ce propos M. Léon Say (Journal des Débats du 6 octobre) qu’il y ait un peu de naïveté dans les socialistes d’État catholiques quand ils demandent à Rome un appui pour faire triompher dans la vieille Europe latine la doctrine du socialisme d’État allemand ou anglais. Partout la lutte est engagée entre l’État et l’Église et, nulle part, on n’aperçoit de symptômes de faiblesse de l’État envers l’Église. L’État est et restera laïque. Quel intérêt aurait donc alors l’Église à accroître outre mesure les attributions de l’État ?

Quand l’État sera tout, est-ce que l’Église sera quelque chose ? S’il règle jusqu’à la minutie les rapports des hommes entre eux ; s’il enrégimente tous les citoyens pour les autres services que le service militaire ; s’il devient le grand patron de toute industrie et de tout commerce ; s’il enferme la nation toute entière dans une grande Chartreuse dont il soit le général, l’État pourra faire alors bon marché de l’Église comme de la liberté. Église et liberté deviendront des expressions n’ayant plus d’autre sens qu’un sens historique. L’Église et la liberté courent donc le même danger, et ce danger, il faut le reconnaître, est très grand.

Le parti catholique n’est représenté dans les Chambres françaises que par une très faible minorité. Il n’a aucune chance d’arriver jamais au pouvoir ; mais s’il n’a pas intérêt, dans la question sociale, à se séparer des libéraux, il doit, au contraire, et il peut les aider à obtenir une loi large et féconde sur la liberté d’association. Ses prétentions ne doivent viser ni plus haut, ni plus loin. Il faut qu’elles se bornent à favoriser la liberté, parce qu’il faut fonder en France des institutions protectrices de la vie, de la moralité, de la santé, du bien-être par l’épargne, et que les institutions de ce genre ne peuvent porter tous leurs fruits que si la loi leur assure une existence propre très libre, très large, très étendue dans l’espace et dans le temps. »

Voilà de sages avis. Peut-être auraient-ils quelque chance d’être écoutés, et les socialistes d’État catholiques se rallieraient-ils au programme économique, si les économistes n’avaient pas hélas ! le défaut que leur reprochait M. le ministre de l’intérieur, — d’être les moins nombreux.

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Les socialistes allemands vont tenir prochainement un Congrès à Erfurt. Le Vorwaerts publie le programme qui sera soumis à ses délibérations par le Comité directeur. Voici un résumé des résolutions proposées :

« 1° Établissement du suffrage universel, direct et égal, au scrutin secret, tous les sujets de l’Empire de l’un et l’autre sexe au-dessus de vingt ans étant électeurs pour toutes les élections. Introduction du système de la représentation proportionnelle. Fixation des jours de scrutin à un dimanche ou à un jour férié. Indemnité aux représentants élus.

2° Participation directe du peuple à la législation au moyen du droit d’initiative et de rejet. Administration par le peuple de l’État, de la province et de la commune. Vote annuel des impôts, droit de refuser l’impôt.

3° Octroi du droit de paix et de guerre aux représentants élus du peuple. Établissement d’un tribunal arbitral international.

4° Abrogation de toutes les lois qui limitent ou suppriment la libre expression des opinions et le droit de réunion et d’association.

5° Suppression de toutes les subventions fournies au moyen des ressources publiques, aux églises et aux religions. Les communautés ecclésiastiques et religieuses doivent être considérées comme des associations privées.

6° Laïcisation des écoles. Fréquentation obligatoire des écoles populaires publiques. Gratuité de l’instruction et des moyens d’instruction dans tous les établissements publics d’éducation.

7° Instruction militaire universelle. Remplacement des armées permanentes par la milice.

8° Gratuité de la justice. Justice rendue par des juges élus par le peuple.

9° Gratuité de la médecine et de la pharmacie.

10° Impôt progressif sur le revenu, le capital et les successions pour défrayer toutes les dépenses publiques en tant que celles-ci doivent être couvertes par des impôts. Abolition de tous les impôts indirects, douanes et autres mesures économiques qui subordonnent les intérêts de la communauté à ceux d’une minorité privilégiée.

Pour protéger la classe ouvrière, le parti socialiste-démocratique demande :

1° Une législation nationale et internationale protectrice du travail sur les bases suivantes :

a) Fixation d’une journée de travail normale comportant huit heures au maximum ;

b) Interdiction du travail industriel pour les enfants de moins de quatorze ans ;

c) Interdiction du travail de nuit, excepté dans les industries qui exigent ce travail par leur nature, pour des raisons techniques ou pour des motifs d’intérêt public ;

d) Repos ininterrompu de trente-six heures au moins chaque semaine et pour chaque ouvrier ;

e) Interdiction du truck-system.

2° La surveillance de toutes les exploitations industrielles et le règlement du travail dans les villes et les campagnes par un Office impérial du travail, des Offices locaux du travail et des chambres du travail.

3° L’assimilation des travailleurs agricoles et des domestiques aux travailleurs industriels ; la suppression des règlements applicables spécialement aux domestiques.

4° La garantie du droit de coalition.

5° La concentration de toutes les assurances concernant le travail entre les mains de l’empire, avec coopération efficace des ouvriers à l’administration. »

Nous pourrions faire remarquer que quelques-uns de ces articles hurlent de se voir accouplés ; que l’extension des attributions de l’État et l’augmentation des dépenses résultant de la gratuité de la justice, de la médecine et de la pharmacie, ne s’accordent guère avec la suppression des douanes et des autres impôts indirects, mais on sait ce que valent les programmes, socialistes ou autres. Ils servent simplement d’appât pour attirer la foule : plus l’appât est grossier, plus il est propre à séduire la multitude. Sous ce rapport, le programme d’Erfurt ne laisse évidemment rien à désirer.

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Les socialistes français concentrent en ce moment leurs efforts sur la suppression des bureaux de placement et l’attribution exclusive, autrement dit, le monopole du placement aux syndicats ouvriers. En cela, ils se montrent peut-être plus pratiques que leurs confrères allemands. Le jour où les syndicats auront seuls le droit de placer les ouvriers, les patrons ne seront-ils pas à leur merci ?

Voici les deux résolutions qui ont été proposées sur cette question vitale, discutées et votées par le Congrès de la fédération ouvrière, réuni à la Bourse du travail.

« Les chambres syndicales ouvrières de l’alimentation et les corporations, réunies le 5 octobre 1891 à la Bourse du Travail, décident que les bureaux de placement devront être supprimés, qu’à cet effet, il sera discuté dans les séances suivantes :

1° Sur la formation d’une Fédération de toutes les chambres syndicales et qu’il sera pris telles mesures nécessaires pour obliger le Parlement à rendre justice aux travailleurs ;

2° Sur la proposition d’acceptation du projet de loi le plus en rapport avec les désirs exprimés par le Congrès.

Le Congrès estime et affirme qu’aucun autre projet de loi n’est légitime que le suivant :

Art. 1er. À l’avenir, nul individu ou association n’aura le droit de faire le placement gratuit ou rétribué.

Art. 2. Seuls seront autorisés, avec condition de gratuité, les syndicats ouvriers, les bourses du travail et les municipalités.

Art. 3. Les municipalités seront requises d’organiser le placement dans toutes les communes.

Art. 4. Des peines d’amendes et de prison seront édictées contre quiconque qui, en tant qu’individu ou association, aura contrevenu aux articles ci-dessus. »

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Les groupes socialistes s’occupent aussi d’organiser à Paris un « secrétariat général du travail ». Les frais de cette institution seraient couverts par une cotisation des groupes, et… « par une subvention du Conseil Municipal, à faire demander par les élus socialistes », — autrement dit ils seraient à la charge de cette variété de bêtes de somme que l’on désigne habituellement sous la dénomination de contribuables.

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Parmi les nombreux Congrès qui se sont réunis au mois de septembre, nous signalerons le Congrès des accidents du travail qui a eu lieu à Berne, sous la présidence de M. Numa Droz et qui a adopté les résolutions suivantes :

 

« Prévention et réparation des accidents du travail : Il est du devoir impérieux de notre époque de prévenir par tous les moyens possibles les accidents du travail et les maladies professionnelles et d’en réparer les conséquences :

1° En ce qui concerne les mesures préventives, il est désirable de combiner l’action de l’initiative individuelle avec celle des associations et de l’État ;

2° En ce qui concerne la réparation des conséquences, il convient pour la garantir en tout état de cause, qu’elle soit l’objet d’assurances organisées dans chaque pays suivant les systèmes qui s’adaptent le mieux à leurs conditions particulières ;

3° En organisant des assurances, il paraît avantageux d’en détacher les accidents dont les conséquences sont de courte durée pour les rattacher, autant que possible, à la même organisation que celle qui se rapporte aux maladies en général ;

4° L’attention des pays qui voudraient, en outre, organiser une assurance contre l’invalidité et la vieillesse, est appelée sur la convenance, de combiner, autant que possible, le réseau de cette assurance avec celui des assurances contre les accidents graves et les maladies professionnelles.

Statistique : Convaincu de la nécessité d’asseoir les lois des assurances sociales, sur de bonnes statistiques et de l’utilité de les dresser, pour chaque pays, sur des bases qui facilitent les comparaisons internationales :

1° Le Congrès exprime le vœu que les divers gouvernements qui ne l’ont pas encore fait veuillent prendre les mesures nécessaires pour procéder à des relevés méthodiques aussi détaillés que possible des accidents et du travail, en l’appuyant sur un bon recensement des professions ;

2° Le Congrès confirme son comité permanent avec mandat de poursuivre l’étude des cadres des statistiques internationales des accidents et les invite à les soumettre au prochain Congrès, après s’être concerté avec l’Institut international de statistique, le comité international d’hygiène et de démographie et autres corps analogues, pour amener une entente internationale sur les éléments servant de base à cette statistique, tels que la nomenclature des causes de décès et celle des professions. »

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M. de Bismarck avait essayé de diminuer, sinon de supprimer les relations entre l’Alsace-Lorraine et la France au moyen du rétablissement des passeports. Le gouvernement allemand a fini par s’apercevoir de l’irritante inefficacité de cette mesure barbare, et il y a renoncé. La libre circulation des personnes est rétablie depuis le 1eroctobre entre la France et l’Alsace-Lorraine. Malheureusement, nos protectionnistes semblent avoir pris à tâche de continuer l’œuvre de M. de Bismarck, en travaillant à fermer la France aux produits alsaciens-lorrains.

« Deux industries de premier ordre, lisons-nous dans une lettre adressée de Strasbourg, au Journal des Débats, la grosse quincaillerie et les toiles métalliques, qui avaient conservé des débouchés en France, sont menacées par le tarif douanier qui a été voté au Palais-Bourbon dans la dernière session.

Les articles de la grosse quincaillerie sont classés dans les tarifs de douane sous la dénomination d’outils emmanchés ou non, en fer pur, en fer rechargé d’acier, en acier, en cuivre. Le tarif conventionnel français actuellement en vigueur frappe, par 100 kilog., les articles en fer pur de 10 fr., ceux en fer rechargé d’acier de 13 fr. 50, ceux en acier de 20 fr., et ceux en cuivre de 20 fr. Les droits sont portés respectivement à 18 fr. par 100 kilog., 25 fr., 25 fr. et 35 fr. au tarif maximum ; à 12 fr. 20 fr., 20 fr. et 30 fr. au tarif minimum. Le projet du gouvernement portait 14 fr., 15 fr., 25 fr. et 25 fr. au tarif maximum, et 12 fr., 13 fr. 50, 20 fr. et 20 fr. au tarif minimum.

Les droits proposés par le gouvernement auraient dû contenter les fabricants français. L’exposé des motifs dit, en effet, que les progrès accomplis dans la métallurgie ont permis sur beaucoup de points l’assimilation de l’acier au fer et rendu possibles des abaissements de droits. Ainsi les aciers en barres taxés actuellement 9 fr. par 100 kilog. à leur entrée en France, ne payeront plus que 7 fr. à partir du 1erfévrier 1892. Le droit minimum pour les articles en acier eût plutôt dû être abaissé et surtout le droit maximum n’eût pas dû être porté à 25 fr. car le tarif général actuel ne porte que 20 fr.

L’industrie des toiles métalliques fait entendre des plaintes non moins vives. La fabrication des toiles métalliques a pris naissance au commencement du siècle à Schlestadt. De père en fils, les ouvriers sont initiés à ce travail délicat. La main-d’œuvre est si perfectionnée en Alsace que les fabriques alsaciennes ont toujours vendu leurs produits environ 10% plus cher que les fabriques françaises. Un tiers de la production alsacienne est livré au marché français. Les droits actuellement en vigueur sont de 20 fr. par 100 kilog. Ces droits sont appliqués à toutes les toiles en cuivre et en laiton, quel que soit l’usage auquel elles sont destinées. Le nouveau tarif fait disjonction des toiles pour machines à papier et les frappe par 100 kilog. de 150 fr. au tarif général et de 100 fr. au tarif minimum ; le gouvernement demandait 30 fr. et 20 fr. En Belgique et en Allemagne, ces toiles sont considérées comme pièces détachées de machines et payent en Belgique 12 fr. par 100 kilog. ; en Allemagne, 26 marks. Les droits votés par la Chambre française sont complètement prohibitifs. Les toiles les plus employées, les nos 20 à 40, pour papier d’emballage et carton, les nos 65 à 75 pour papier journal et papier d’écriture, donnent un poids moyen de 1 500 grammes par mètre carré et un prix moyen de 10 fr. par mètre carré, soit 670 fr. les 100 kilog. Les fabricants de papier français se sont joints aux industriels alsaciens pour protester contre cet exhaussement inconsidéré. L’industrie des toiles métalliques ne compte en France que trois établissements, à Angoulême et à Saint-Dié. Elle n’est pas arrivée à produire des articles aussi finis qu’à Schlestadt. La papeterie qui réclame les toiles de Schlestadt est assurément aussi intéressante que ces trois maisons. Quant à la supposition, souvent mise en avant pour les questions analogues, par les protectionnistes, que des fabriques pourront être crées en France par les importateurs actuels et développer le travail national, elle est irréalisable. Les bons ouvriers alsaciens, pour la plupart petits propriétaires, aimeraient mieux retourner à la charrue que s’expatrier. »

La rupture des relations entre les Alsaciens-Lorrains et leur ancienne patrie, que le chancelier allemand avait vainement entrepris d’opérer, en entravant la circulation des personnes, les protectionnistes français l’accomplissent plus sûrement en empêchant celle des produits. Si le marché français est fermé aux industriels de l’Alsace-Lorraine, leurs intérêts cesseront d’être liés à ceux de la France. Qui sait même si le dommage matériel qui va leur être infligé ne réagira pas sur leurs sentiments ? Ils n’ont pu être germanisés par M. de Bismarck, ils le seront par M. Méline.

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Le compte rendu des travaux de la Chambre de commerce de Lyon pendant l’année 1890, montre toute l’étendue du dommage que l’établissement d’un droit sur les soies italiennes a causé au marché de Lyon. La condition des soies qui avait enregistré 4 958 063 kil. en moyenne pendant la dernière période décennale et 5 879 253 en 1859 n’en a plus enregistré que 4 407 236 en 1890. Le marché de Milan, qui a continué à jouir de la liberté d’importation, a gagné ce que Lyon a perdu : de 3 665 180 kil, en 1881, il s’est élevé à 4 347 720 en 1890, et il y a apparence qu’il ne tardera à occuper le premier rang. C’est une démonstration de plus à l’appui de notre thèse : que, dans l’état actuel des relations internationales, le protectionnisme protège surtout le travail étranger.

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Les intérêts menacés par le retour au protectionnisme ont été lents à s’émouvoir, mais à l’approche de la discussion et probablement de l’aggravation des tarifs par le Sénat, leur émotion va grandissant. À Reims, le président de la Chambre du commerce, dans sa harangue officielle à M. Carnot, a vivement insisté sur la nécessité de renouveler les traités de commerce. « Nous comptons, a-t-il dit, sur votre gouvernement, pour renouveler des traités de commerce avec les nations étrangères avec lesquelles nous pouvons échanger nos produits, afin de ne pas nous trouver exposés à des relèvements de droits qui viendraient entraver notre commerce d’exportation, si nécessaire à l’écoulement de notre production, à laquelle le marché intérieur ne saurait suffire ».

D’un autre côté, la Chambre de commerce française de Constantinople constate avec douleur, dans son dernier compte rendu, la décadence déjà manifeste de notre commerce en Turquie et elle démontre fort bien que le relèvement des tarifs aura pour effet de précipiter cette décadence et de la rendre irrémédiable :

« La France, dit-elle, n’importe rien dans ce pays qui ne puisse être remplacé par un produit étranger ; le bon marché prime tout ; la concurrence est acharnée. Dans ces conditions, la moindre inégalité à notre désavantage, dans les tarifs douaniers ottomans, équivaudrait à une prohibition à peu près absolue des produits français en Turquie. »

Et plus loin :

« Nous vous prions de ne pas oublier, Monsieur le ministre, que la colonie française a été bien éprouvée par les crises intérieures traversées par ce pays et aussi par la diminution des affaires françaises en Turquie. On a compté jusqu’à 7 000 Français à Constantinople ; il en reste actuellement 1 800 à peine. Cette colonie serait complètement ruinée, si, par les motifs indiqués plus haut, les produits français n’entraient plus en Turquie. La plupart des négociants français seraient, dans ce cas, forcés, pour vivre, de mettre leur expérience et leur clientèle au service du commerce étranger qui ne manquerait certainement pas de les utiliser. À plusieurs reprises, l’établissement de commerçants français au dehors a été encouragé pour aider le commerce national ; il ne faut donc pas rendre la position de ces Français insoutenable, en faisant élever, par représailles, des barrières douanières aux produits de notre pays sur les frontières de l’étranger.

N’oublions pas que c’est le commerce allemand qui a pris de plus en plus, dans ces dernières années, la place du commerce français sur le marché turc. »

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Enfin, « l’Union française » adresse aux associations populaires, un pressant appel pour les engager à protester de nouveau contre les droits sur les matières premières et les denrées alimentaires, et à envoyer des délégués à une assemblée générale qui aura lieu à Paris, le 18 de ce mois :

« À la reprise des travaux du Parlement qui aura lieu dans la quinzaine, le Sénat aura à délibérer sur les tarifs de douane votés par la Chambre des députés pendant la dernière session.

Si ces tarifs ne sont pas sur divers points aussi élevés que M. Méline et ses suivants les réclamaient, leur application n’en serait pas moins désastreuse pour tous les travailleurs et pour un grand nombre d’industries.

C’est à l’opinion publique, c’est-à-dire aux vœux exprimés si catégoriquement par les syndicats, les associations populaires et les nombreuses réunions tenues dans tous les centres industriels, que nous avons dû de voir la commission des douanes se rallier enfin elle-même à la franchise des matières premières.

Cependant, pour un certain nombre d’entre elles, notamment les graines oléagineuses et plusieurs autres articles aussi importants, le parti protectionniste se flatte d’obtenir un relèvement de taxes.

Enfin on ne saurait oublier que le tarif voté par la Chambre comporte le maintien de l’impôt de 5 francs, soit 20% sur les blés auxquels on a ajouté la taxe sur le pain et une élévation énorme des taxes sur les viandes, sur les vins et sur toutes les autres denrées alimentaires.

C’est pour protester à nouveau contre ces taxes si exorbitantes, qui seraient la ruine de l’industrie et du commerce de la France, que nous vous prions instamment de bien vouloir nous faire parvenir votre adhésion, car il est nécessaire qu’à la veille de la discussion générale qui va s’ouvrir au Sénat, les nombreuses organisations populaires qui ont déjà protesté fassent de nouveau entendre leur voix avec une unanimité et un ensemble qui montrent combien elles sont opposées à ce renchérissement artificiel de tous les objets de consommation et d’alimentation. »

Espérons que ces protestations ne demeureront pas sans influence sur les votes du Sénat, mais combien elles auraient gagné à être moins tardives !

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Les protectionnistes n’en continuent pas moins à se glorifier de leur œuvre. Dans un discours prononcé au comice agricole de Saint-Dié, M. Jules Ferry a annoncé que la révision du tarif des douanes aurait pour conséquence une « évolution économique ». « Si l’agriculture, si l’industrie ont demandé au législateur de les protéger, ce n’est pas, a-t-il dit, pour se faire des droits de douane un oreiller. C’est pour accomplir, à l’abri des contrecoups des crises agricoles ou industrielles du dehors, de nouveaux progrès. » Ces flatteuses paroles ont été d’autant mieux accueillies, qu’elles ont appris aux auditeurs de M. Ferry qu’ils sont avant tout des hommes de progrès. Ils ne s’en doutaient pas eux-mêmes et ils ont témoigné par leurs applaudissements combien ils étaient ravis de cette découverte.

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Que la famine ait été s’aggravant de jour en jour en Russie, cela n’étonnera point ceux qui ont lu dans le Nouveau Temps le compte rendu de la séance que le comité des ministres a consacrée à l’examen des mesures à prendre pour y remédier. Le comité a été unanime à déclarer que « la hausse du prix des blés n’est point le résultat fatal de la mauvaise récolte mais bien plutôt le fruit de la spéculation ». En conséquence, le comité a autorisé « le ministre de l’intérieur à prendre, de concert avec le ministre des finances, des mesures contre les spéculateurs et à venir en aide aux autorités locales dans l’organisation de la vente du blé à bon marché ».

Bref, le comité a été d’avis que le gouvernement devait se charger de nourrir le peuple, à l’exclusion des spéculateurs et autres accapareurs. C’est un système dont nous avons fait l’expérience en 1793. On sait comment il nous a réussi. Il ne paraît pas avoir plus de succès en Russie.

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Tandis que la récolte du seigle a manqué en Russie celle du maïs a été très abondante aux États-Unis. D’après le Cincinnati price Current, elle atteindrait le chiffre énorme de 696 500 000 hectol., soit en augmentation de 175 millions d’hectol. sur celle de l’année précédente. Il suffirait de transporter en Russie une partie de cet excédent pour empêcher la famine de faire son œuvre. Les accapareurs et la spéculation s’en chargeraient certainement dans un pays où le gouvernement s’abstiendrait de contrecarrer leurs opérations « en prenant des mesures, contre les spéculateurs ».

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Les porteurs de titres de la malheureuse entreprise du Canal de Panama s’agitent en ce moment pour provoquer une intervention parlementaire en faveur de cette entreprise. Dans le Rentier, notre confrère M. Alfred Neymarck leur démontre fort bien que leurs démarches demeureront parfaitement stériles et il les engage à s’aider eux-mêmes.

« Il y a 800 000 à 900 000 capitalistes qui possèdent 4 millions de titres divers, actions, obligations et bons du Panama ; ils auraient pu, avec un peu de confiance en eux-mêmes et de décision, absorber l’émission intégrale des obligations à lots ; ils peuvent aujourd’hui constituer un capital imposant pour donner confiance et offrir une base d’opération aux hauts concours financiers qu’ils sollicitent.

L’effort nécessaire pour l’achèvement du canal à écluses par une société nouvelle, qui ne serait pas entravée et surchargée, comme la société primitive, par le service onéreux du capital versé et emprunté, et qui profiterait des leçons techniques du passé, est, sans doute, considérable. On estime qu’il est nécessaire de réunir un capital nouveau de 600 à 900 millions ; ce dernier chiffre est un maximum. Eh bien ! que les porteurs de titres, pour sauver leur avoir, s’intéressent dans la reprise des travaux ; qu’ils réunissent 300 ou 400 millions, et l’une ou plusieurs des sociétés de crédit dont ils invoquent l’intervention envisageront sérieusement l’affaire et apporteront une participation décisive.

L’entente peut s’établir entre les porteurs presque aussi facilement, pour cette souscription d’un capital qui sera la prime de sauvetage des 1 400 millions déjà versés par eux, que pour le pétitionnement qu’on leur conseille.

Il y a plusieurs centaines de comités locaux de porteurs de titres de Panama. Il s’en était constitué dans toutes les localités de quelque importance. Ces comités, dont la plupart se sont endormis dans une inaction découragée, ont maintenant une tâche toute tracée. Qu’ils se réunissent, que leurs membres, par des circulaires, des réunions, des démarches personnelles, stimulent les possesseurs de titres et obtiennent leurs adhésion à une initiative de souscription par engagement personnel ; qu’ils fassent promettre à l’un une souscription éventuelle de 100 fr., à un autre de 600 fr. ou 1 000 fr. ; qu’ils s’engagent eux-mêmes sérieusement, dans la mesure de leurs moyens ; qu’ils donnent la notoriété nécessaire à leurs démarches et aux résultats qu’ils auront obtenus : l’agitation qu’ils auront ainsi créée fera plus pour avancer la solution pratique de la crise du Panama, que toutes les doléances et tous les pétitionnements aux pouvoirs publics.

Aidez-vous vous-mêmes, faites un dernier et suprême effort, ne risquez pas de perdre encore votre temps, après avoir perdu votre argent, dans des démarches stériles qui, soit au point de vue politique, soit au point de vue financier, ne peuvent malheureusement aboutir qu’à une nouvelle déception. Tel est le langage sincère qu’il convient de tenir aux intéressants et trop nombreux porteurs de titres du Panama. Pour sauver leur entreprise, c’est de l’argent qu’il faut ; c’est là le but vers lequel tous les efforts doivent tendre, car les concours financiers s’offriront d’autant plus facilement que les actionnaires obligataires, porteurs de bons, auront montré plus d’initiative pour grouper eux-mêmes de nouveaux capitaux. »

Lorsque le rédacteur de cette chronique est allé visité les travaux du Canal de Panama, au commencement de l’année 1886, voici ce que lui disait au sujet des travaux en cours d’exécution, un ingénieur dont la parole lui inspirait une entière confiance.

« Si l’on se bornait à compter le cube actuellement extrait — 18 millions environ sur 120 millions —, on trouverait certainement que le canal ne sera pas terminé avant la fin du siècle et encore ! mais cette manière de compter suppose que les installations se sont improvisées d’elles-mêmes, sans travail et sans frais, comme par un coup de baguette. Or, ces installations, au point où elles sont actuellement amenées, représentent un bon tiers du travail et de la dépense, Ajoutez-y le cube extrait et vous arriverez à la moitié. — Cette estimation, que je tiens d’un ingénieur familier avec les travaux du canal est-elle exagérée ? Je l’ignore. Mais elle m’a paru s’accorder assez bien avec d’autres. Interrogé sur la durée probable des travaux, un des hommes les plus compétents pour en juger me disait : Nous pouvons achever en trois ans 59 kilomètres sur 74 ou 75, c’est-à-dire les quatre cinquièmes : on nous accordera bien un peu de répit pour le cinquième restant. Avec 600 millions, nous terminerons le canal, sauf les parachèvements[2]. »

Cette somme de 600 millions ne suffirait plus aujourd’hui. Il faudrait y ajouter les frais nécessaires pour réparer les dommages qu’une interruption de trois années, sous un climat destructeur, a occasionnés dans les travaux et dans le matériel. Mais ces dommages qu’il eut été facile d’éviter si l’on n’avait pas perdu un temps précieux en vaines récriminations et en atermoiements inexplicables, ne sont pas irréparables. Seulement, il ne faudrait pas s’attarder encore à réclamer l’intervention du gouvernement ; il faudrait, comme le conseille M. Neymarck, s’aider soi-même.

 

Paris, 14 octobre 1891.

G. DE M.

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[1] Drei monate Fabrikarbeiter. Compte rendu d’Arvède Barine. Journal des Débats du 5 septembre.

[2] À Panama, p. 106.

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