Chronique (Journal des économistes, octobre 1897)

Chaque mois, entre 1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant lactualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison d’octobre 1897, les trusts aux États-Unis et en France, les injustices de la colonisation française en Nouvelle-Calédonie, en Algérie et au Tonkin, et la sécurité des chemins de fer publics en Allemagne.


 

Chronique

par Gustave de Molinari

 

(Journal des économistes, octobre 1897).

L’évaluation de la récolte. Ce que coûtent aux consommateurs les droits sur les blés. À qui ils profitent. — La faillite agricole du bimétallisme. — Les protectionnistes et les socialistes d’accord pour transformer le gouvernement en marchand de grains. — Le trust des filateurs de coton. — Statistique du fonctionnarisme. — Le droit de conquête en Nouvelle-Calédonie, en Algérie. — L’arrangement avec l’Angleterre concernant la Tunisie. — Les voyages des fonctionnaires coloniaux. — La sécurité des chemins de fer de l’État en Allemagne. — La statistique des valeurs mobilières en Europe. — Le Congrès international et la législation du travail.

 

D’après les évaluations officielles, la récolte du froment ne serait cette année que de 88 556 890 hectolitres, tandis qu’elle s’élevait l’année dernière à 119 742 416 (entre parenthèses, nous ne pouvons nous empêcher d’admirer la merveilleuse précision de ces chiffres. C’est le prodige de la statistique officielle !) L’estimation du Bulletin des halles est inférieure d’environ 6 millions d’hectolitres (82 787 700 hectol.) à celle des bureaux du ministère ; mais le Bulletin des halles ayant négligé les unités et même les dizaines dans son compte total, nous devons naturellement donner la préférence à la statistique des bureaux.

C’est donc un déficit de 31 185 526 hectolitres (chiffres plus que jamais officiels) auquel l’importation devra pourvoir. Ce déficit a fait monter les prix d’environ 40%, et fait jouer pleinement le droit de 7 francs, ce qu’atteste au surplus la cote comparée des prix en Angleterre et en France (21 fr. contre 28 fr.) Nous avions porté à environ un demi-milliard l’impôt prélevé de ce chef sur les consommateurs, au profit de la grande et moyenne propriété foncière. Dans le Siècle, notre savant collaborateur, M. Yves Guyot, l’évalue, en déduisant 28% pour la population agricole qui n’achète pas son blé, à 413 millions. Ce n’en est pas moins un beau chiffre, et il semblait que la première mesure à prendre eût dû être de supprimer ce lourd impôt perçu au profit des propriétaires généralement à leur aise. Mais les Sociétés d’agriculture et les Comices agricoles se sont levés sur tous les points de la France pour défendre cette grosse subvention, à défaut de laquelle la terre de France serait laissée en friche. On pourrait leur faire remarquer d’abord que la terre de France passe pour être au moins aussi fertile que celle d’Angleterre, ensuite qu’en faisant hausser artificiellement le fermage, c’est-à-dire le prix de location de la machine à fabriquer le blé— et tel est le résultat final des droits — on protège les propriétaires de cette machine, gens pour la plupart étrangers à l’agriculture, et non les agriculteurs qui la mettent en œuvre. Ceux-ci sont au contraire intéressés non seulement à titre de consommateurs, mais à titre de producteurs à se procurer cet instrument de travail au meilleur marché possible. Leur intérêt ne diffère en rien à cet égard de celui des industriels qui emploient des machines. Que les détendeurs de l’instrument-terre s’efforcent de le louer à haut prix — et grâce à l’augmentation progressive de la demande, ce prix a plus que doublé depuis un siècle — cela se conçoit, mais qu’ils confondent leur intérêt avec celui de l’agriculture, cela ne devrait pas leur être permis. En Angleterre, le bon sens public a fini par faire justice de ce sophisme, et bien que l’agriculture ait souffert dans ces dernières années de l’avilissement temporaire du prix, elle a cessé de réclamer une protection spéciale pour l’instrument-terre. Dernièrement encore, le président de la commission d’enquête agricole, Lord Cobham, protestait contre l’idée de taxer les mangeurs de pain au profit des mangeurs de rentes et il déclarait que « si l’on sait apporter de la discrétion et de l’intelligence dans le choix d’une ferme et quelque capital aussi, la carrière de l’agriculture offre encore en Angleterre à celui qui songe à l’embrasser des perspectives raisonnables de bénéfices à réaliser, une situation d’indépendance personnelle, d’occupations variées et salubres qu’on trouverait difficilement réunies au même degré dans d’autres directions[1]». Les agriculteurs français seraient-ils moins capables de se tirer d’affaire que les anglais ? Et ne gagneraient-ils pas, comme eux, à se débarrasser d’un système qui renchérit, avec l’instrument dont ils se servent pour produire, tous les articles qu’ils consomment en ne leur procurant, en échange, que l’illusion de la production ?

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À l’illusion du protectionnisme s’est ajoutée celle du bi-métallisme. C’était l’appréciation, autrement dit la hausse de l’or, qui causait la baisse du blé, au dire des bi-métallistes. Nous ignorons si l’or s’est apprécié ou non, mais ce qui n’est que trop avéré, c’est que le blé a haussé, et que le bi-métallisme est bien malade.

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Les socialistes se sont bien gardés de réclamer avec les économistes la suppression du droit qui ajoute à la hausse naturelle du blé une hausse artificielle de 25%. Ce serait trop simple ! Ils ont leur remède a eux, qui n’a rien de commun avec celui des économistes, et qui consiste à charger la commune ou l’État — de préférence la commune —, d’acheter du blé et de fabriquer du pain. Voici le texte des résolutions qui ont été votées à cette intention par « les citoyens de Paris réunis au nombre de 8 000 à l’appel de la Petite République dans la salle du Tivoli Vauxhall. »

En premier lieu, ils protestent contre les manœuvres des spéculateurs favorisés par un gouvernement qui, dans tous ses actes, sert exclusivement les intérêts des exploiteurs capitalistes et de la réaction cléricale.

En second lieu, ils sont convaincus que les douloureux effets constatés ne disparaîtront que par la socialisation des instruments de travail ;

Qu’en attendant et comme mesure d’attente, il convient de réclamer :

1° L’achat direct, par les communes ou l’État, du blé produit par nos populations rurales ou importé en France.

2° La création, à titre municipal, de minoteries et de boulangeries fournissant le pain à prix de revient.

3° L’abrogation de toute loi ou disposition quelconque s’opposant à l’édification de greniers, minoteries et boulangeries par les communes.

4° L’entente entre toutes les communes de France pour arracher au pouvoir le droit d’assurer l’alimentation de leurs habitants et empêcher la spéculation sur le blé, cette denrée de première nécessité.

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Chose curieuse ! protectionnistes et socialistes, réunis par une commune horreur de la liberté, ne sont pas loin de s’entendre pour confier au gouvernement le soin de pourvoir à la subsistance des populations, ou tout au moins de régler le prix du blé. Dans la Réforme économique, un alter ego, d’ailleurs très intelligent, mais que nous ne croyions pas si avancé, de M. Méline, M. Jules Domergue, a invité le gouvernement à empêcher, le cas échéant, le prix du blé de dépasser certaines limites, en employant le procédé suivant :

« Le gouvernement n’aurait qu’à acheter ferme à l’étranger et à importer, en franchise de droits, une certaine quantité de blé. Ce blé, il le mettrait en vente sur le marché de Paris, et, du coup, il arrêterait net la hausse. Ce qui provoque celle-ci, c’est l’offre rare en face de la demande abondante. Cette offre, l’intervention du gouvernement la proportionnerait aux besoins du marché et, automatiquement, pour ainsi dire, les cours pourraient être ramenés ou maintenus à un niveau raisonnable.

En même temps qu’on modérerait la poussée des cours sur le marché de Paris, on modérerait indirectement l’allure du marché universel. Cette allure, en effet, se règle uniquement aujourd’hui sur celle de notre marché. Les mouvements de hausse et de baisse qui se produisent sur le marché américain sont en concordance absolue avec les mouvements du marché parisien.

L’opération, d’une correction absolue, serait d’ailleurs si facile à contrôler, que le gouvernement ne courrait aucun risque à l’exécuter. »

Ce procédé, M. Jaurès en a revendiqué avec raison la priorité, sinon l’invention. Seulement l’éloquent député socialiste avait réclamé d’une manière permanente l’intervention du gouvernement dans le commerce des subsistances, et le monopole de l’importation des blés, tandis que M. Domergue ne propose qu’une intervention momentanée et exceptionnelle, et n’interdit pas la concurrence du commerce.

« Mais, comme le remarque judicieusement M. Jaurès, en fait, ces différences prétendues s’évanouissent à l’examen. Mesure exceptionnelle, dit M. Domergue. Mais quand il aura été reconnu que l’État seul, par l’importation directe et la vente directe du blé étranger, peut régler les cours du marché intérieur, c’est toujours vers l’État qu’on se tournera, soit quand il y aura une crise de hausse, soit quand il y aura une crise de baisse.

Et cette intervention directe deviendra habituelle d’abord et bientôt continue. Et comment pourrait-on soutenir que l’État ne sera pas seul à importer ? Comme il importera en franchise de droits et que les autres importateurs devront payer les droits, ceux-ci, écrasés d’avance par la concurrence de l’État, s’abstiendront de toute opération. L’État aura donc assumé seul la charge de l’importation des blés étrangers, et la demi-mesure où s’arrête M. Domergue aboutira nécessairement à la proposition ferme, décidée, conséquente, que le parti socialiste a formulée.

Cela est si vrai que si la crise persiste ou s’aggrave et si le parlement est ainsi conduit à s’occuper de la question, nous proposerons d’abord, comme nous l’avons fait il y a quatre ans, le monopole de l’importation par l’État et si notre solution est repoussée, nous demanderons ce que demande M. Domergue. Sa proposition aura des effets excellents. Elle abaissera immédiatement, sans résistance possible de la spéculation, le prix du pain, et elle soulagera les ouvriers sans retirer pour l’avenir, aux producteurs paysans, la protection qu’ils réclament. De plus, elle ouvrira à l’esprit socialiste notre législation. »

On ne saurait mieux dire. Nous nous bornerons à faire au sujet du système de M. Domergue élargi et perfectionné par M. Jaurès une simple observation, c’est que ce système n’est pas neuf et qu’il a été appliqué notamment par M. Necker au début de la Révolution. En six mois, à partir de l’automne de 1788, il ne dépensa pas moins de 45 533 697 livres en achats de grains, afin de ramener les cours à un taux raisonnable, pour nous servir de l’expression de M. Domergue. Voici d’après Arthur Young quel fut l’effet de cette grosse dépense qui ne suffit qu’à l’approvisionnement de trois jours, tout en mettant le Trésor à sec :

« Lorsque M. Necker, dit-il, fit venir en France pour trois jours de provisions de pain, dans un moment où il était revêtu de tout l’appareil de l’autorité, le prix haussa à ma connaissance, dans les marchés, de 25%. Quelle pouvait être l’importance de trois jours de subsistances ajoutées à celles du pays, en comparaison de la misère et de la famine que ces mesures occasionnèrent ? N’aurait-il pas été infiniment plus sage de n’avoir jamais mis d’entraves au commerce des grains ? de n’avoir jamais témoigné aucune inquiétude ? de n’avoir jamais fait aucune démarche publique, mais d’avoir tranquillement souffert que les besoins et les secours se rencontrassent sans bruit et sans ostentation ? Par cette conduite, M. Necker aurait épargné 45 millions à l’État, et prévenu la mort de plusieurs millions d’hommes, que la hausse du blé fit périr quoiqu’il n’existât réellement pas de disette, car je suis persuadé que si l’on n’avait pris aucune mesure publique, le prix du blé n’aurait été, en 1789, à 30 livres dans aucune partie de la France, au lieu qu’il s’éleva à jusqu’à 50 et 57 livres[2]. »

Allons-nous recommencer cette désastreuse expérience ? Ce serait, il faut l’avouer, payer un peu cher l’alliance du protectionnisme et du socialisme.

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Nous remarquions dernièrement à propos du tarif Dingley (voir notre article sur la guerre à coup de tarif) que chaque fois que le tarif américain a été relevé, le mouvement imprimé à la production ne s’est pas arrêté aux limites du supplément de débouché qui lui avait été ouvert aux dépens de l’industrie étrangère. Il y a alors, disions-nous, une surproduction, suivie d’une crise et d’une série de faillites et de chômages jusqu’à ce que l’offre se fût remise en équilibre avec la demande.

Le tarif Méline a produit exactement les mêmes effets sur les industries qui ont obtenu un surcroît de protection et, en particulier, sur l’industrie cotonnière. C’est pourquoi les fabricants de la Normandie, imités ensuite par ceux des Vosges, ont avisé aux moyens de limiter leur production. Dans une réunion tenue au Lloyd-Rouennais, ils ont pris la résolution suivante :

1° De restreindre la production des filatures et de s’entendre, à cet égard, avec les régions de Basse-Normandie, du Nord, de l’Aisne et des Vosges ;

2° De proposer dans ce but un arrêt général le lundi de chaque semaine ; le travail devant continuer les autres jours dans les conditions normales et ordinaires de l’usine ;

3° De limiter à trois mois, à partir de l’époque de l’entente, l’engagement de cet arrêt ;

4° D’appliquer l’arrêt aux industriels possédant filature et tissage, aussi bien qu’aux filateurs seuls.

La réunion a nommé une commission composée de MM. R. Waddington, Philippe Leverdier, Berger, Gresland, Guillemin, chargée de se mettre en rapport avec les industriels des autres rayons et d’arriver à une entente commune. Cette commission, aussitôt l’accord intervenu avec les délégués des autres centres cotonniers, soumettra à une nouvelle réunion l’arrangement définitif.

Autrement dit, les fabricants rouennais ont pris la résolution de constituer un trust, comme il en existe aujourd’hui aux États-Unis où le Standard oil trust, le Wiskey trust, le Sugar trust, etc., font merveille en limitant la production de manière à maintenir les prix au niveau de ceux des produits concurrents de l’étranger, augmentés du montant des droits protecteurs. Les consommateurs qui paient ainsi aux trusts des impôts dont le montant s’élève actuellement en moyenne à 54% de la valeur des produits n’ont pas manqué de pousser les hauts cris. En conséquence, une loi fédérale du 2 juillet 1890 et une série d’autres lois édictées par les États particuliers ont édicté des peines sévères contre les organisateurs de ces coalitions destinées à élever les prix au-dessus du taux naturel de la concurrence. Les trusts n’en ont pas moins continué à se bien porter et à se multiplier. On peut prédire à coup sûr qu’il en sera de même en France, jusqu’au jour où les consommateurs seront assez avisés et assez influents pour obtenir la suppression des barrières qui abritent les trusts contre le niveau régulateur de la concurrence. Mais ce sera long et en attendant ce que nous avons de mieux à faire, c’est de nous résigner à payer un impôt de plus : l’impôt du trust du coton.

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M. Turquan a communiqué au congrès de l’Association pour l’avancement des sciences, une statistique du fonctionnarisme, en France, dont nous empruntons le résumé au Siècle :

« Combien y a-t-il de fonctionnaires en France ? M. Turquan a cherché à résoudre ce problème et, dans une communication qu’il a faite au congrès de l’Association pour l’avancement des sciences, il a donné les chiffres suivants dont nous lui laissons toute la responsabilité, qui probablement ne sont pas complètement exacts, mais qui peuvent servir d’indications utiles.

Voici la progression qu’il a trouvée depuis 1846 :

En 1846 188 000 fonctionnaires
     1858 217 000
     1873 285 000
     1886 330 008
     1896 400 000

Il faut y ajouter 8 000 fonctionnaires départementaux, 122 000 fonctionnaires communaux, soit 130 000 fonctionnaires locaux, ce qui fait un total de 130 000.

Les appointements des fonctionnaires ont suivi la progression suivante :

En 1846 245 millions.
     1858 270
     1873 400
     1876 450
     1894 545
     1896 616

Si on ajoute les retraites, on trouve une dette viagère de 70 millions par an dont 25 millions sont fournis par les retenues et 45 millions par les ressources générales du budget.

En additionnant les 45 millions aux 616 millions des traitements, nous avons une charge annuelle de 661 millions.

Le chiffre des salaires divisé par le nombre des fonctionnaires donne 1 490 francs par tête. C’est un chiffre modeste.

Sur les 400 000 fonctionnaires, 136 000 touchent moins de 1 000 francs par an.

Quant à ce qu’on appelle les gros traitements, ils ne sont répartis qu’entre une minorité qui représente 1 846 personnes.

600 personnes touchent de 10 000 à 12 000 francs
400                                 de 12 000 à 15 000
163                                 de 15 000 à 16 000
362                                 de 16 000 à 20 000
321                                 plus de 20 000

Les ministères comptent respectivement les fonctionnaires suivants :

Aux Finances                         80 833 fonctionnaires.

Justice                                     15 000

Affaires étrangères                    1 239

Intérieur                                   17 221

Travaux publics                     10 000

Instruction publique           125 000

Agriculture                               2 640

Forêts                                        4 000

Commerce                                1 644

Colonies                                   4 389

Beaux-Arts                                  963

Cultes                                      42 956

Postes                                      69 000

Guerre                                        7 589     (civils)

Marine                                     21 000      (civils)

Les ministères qui absorbent le plus grand nombre de fonctionnaires sont l’instruction publique, les finances et les postes. »

Bref, le nombre des fonctionnaires a plus que doublé en France depuis un demi-siècle. La France se trouve donc deux fois plus gouvernée et administrée. L’est-elle mieux ?

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Dans la Nouvelle-Calédonie, des tribus entières de Canaques ont été expulsées, sans indemnité, des territoires qu’elles avaient mis en culture. Cette confiscation a paru abusive aux colons eux-mêmes, quoiqu’ils ne se montrent pas d’habitude fort tendres à l’égard des indigènes. Le gouverneur a entrepris de la justifier en invoquant le droit de conquête. « Quels sont nos droits sur des terres canaques, a-t-il dit ? Je réponds sans hésiter les droits de la conquête, mais j’ajoute, d’une conquête française, c’est-à-dire humaine, libérale et généreuse. »

Des conquérants qui ne seraient ni humains, ni libéraux, ni généreux, pourraient-ils faire quelque chose de pis que de dépouiller les peuples conquis ? Sans doute, ils pourraient les massacrer, et c’est pourquoi apparemment M. le gouverneur de la Nouvelle-Calédonie est d’avis qu’il a fait un usage modéré, voire même philanthropique du « droit de conquête. »

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Ce n’est pas seulement chez les Canaques que sévit le droit de conquête. Voici, d’après M. Louis Pauliat, comment il a été appliqué en Algérie :

« Lorsqu’en 1891 M. Cambon fut appelé au gouvernement général de l’Algérie, la situation de notre colonie avait été en partie mise à nu, au Sénat, dans une interpellation retentissante, et ce que les orateurs n’avaient pas voulu dire à la tribune avait été révélé dans le sein de la commission sénatoriale élue à la suite de l’interpellation. Les honorables sénateurs avaient, à leur stupéfaction, appris ceci : c’est que, sous le couvert du drapeau tricolore, l’Algérie était revenue aux temps antérieurs à la conquête. Sous le nom de maires, d’adjoints au maire, de conseillers généraux, il s’était intronisé, dans presque toutes les communes algériennes, des beys au petit pied, dont les pratiques n’auraient pas été désavouées par les Turcs. Pour eux, il n’existait ni lois, ni droits, ni équité. Ils agissaient à leur guise, comme en pays conquis, pillant les fonds communaux ou départementaux, exploitant les indigènes, allant jusqu’à molester outrageusement les électeurs français qu’ils savaient ne pas voter comme eux.

Comme séides serviles de leurs volontés, ils avaient les bureaux du gouverneur général, par conséquent celui-ci, les préfets, les sous-préfets, les chefs de service, autrement dit tous ceux qui, à un titre quelconque, accordent ou refusent les faveurs, les autorisations, ce qu’on appelle les avis favorables.

Quant aux tribunaux juges de paix, tribunaux de première instance, cours d’appel, ils prononçaient toutes les sentences que ces beys au petit pied désiraient.

Un fonctionnaire, je ne dis pas qui aurait fait de la résistance, mais qui aurait montré la moindre hésitation, aurait été regardé entre les deux yeux, et quinze jours après il était sûr d’être révoque ou envoyé en disgrâce dans un poste du Sud.

Qu’il s’agît de prétendus désastres causés par les sauterelles, de fonds vicinaux, d’adjudications, de travaux publics, de crédits de colonisation, de fonds de secours, d’exploitation de forêts, de terrains domaniaux, etc., c’étaient des exactions révoltantes, des concussions odieuses, des vols manifestes, tout cela accompli sous l’œil souriant de l’administration.

Le malheur est que de pareilles mœurs avaient à la longue fini par être acceptées d’une grande partie de la population.

Mais ce n’était pas là le seul mal.

En Algérie, à côté d’environ 300 000 Français et 280 000 étrangers, Italiens, Espagnols, Maltais ou Allemands, il subsiste quatre millions d’indigènes.

Ces indigènes, sous prétexte qu’ayant été conquis ils doivent le tribut, étaient soumis à un régime fiscal tel qu’il leur prenait jusqu’à 60% de ce que leurs chétives cultures pouvaient donner.

Arrivait-il qu’ils possédassent des terres susceptibles d’être avantageusement cultivées par des colons ? On les expropriait sur l’heure, sans leur verser la moindre indemnité. Et au moyen d’une usure dépassant tout ce que l’on peut concevoir, ou avec des procédures savantes et compliquées, des douars entiers étaient à tout instant expulsés du sol où ils vivaient depuis des siècles.

Chaque année, des milliers d’indigènes, de propriétaires qu’ils avaient toujours été, étaient rejetés à l’état de vagabonds ou de journaliers à la recherche d’un misérable salaire. Les quartiers arabes de toutes nos villes algériennes et les campagnes des trois provinces regorgent de malheureux ainsi dépouillés, n’ayant plus pour conseillers que la faim ou le souvenir des injustices cruelles dont ils ont été victimes. »

M. Cambon vient d’être remplacé par M. Lépine, le très intelligent et très habile préfet de police, que la société d’économie a l’honneur de compter au nombre de ses membres. Espérons que M. Lépine comprendra autrement que son collègue néo-calédonien le droit de conquête, et qu’il réussira mieux que son prédécesseur à nettoyer les écuries d’Augias de l’administration algérienne.

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En vertu d’un arrangement conclu le 18 septembre dernier, l’Angleterre a renoncé au traité perpétuel conclu le 19 juillet 1875 avec la Tunisie et en vertu duquel elle avait obtenu le régime de la nation la plus favorisée. Cet arrangement nous donne toute liberté de régler nos relations commerciales avec la Tunisie. La Tunisie prendra seulement l’engagement de ne pas frapper jusqu’en 1913 les cotonnades anglaises d’un droit supérieur à 5% de leur valeur. Il est fâcheux que la liberté qui nous est laissée ne doive servir, selon toute apparence, qu’à nous permettre d’introduire en Tunisie la lèpre du protectionnisme.

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Le droit de conquête ne permet pas seulement aux fonctionnaires coloniaux de confisquer les terres des indigènes, il leur permet encore de voyager indéfiniment aux frais des colonies et, à leur défaut, de la métropole. Les fonctionnaires les plus modestes et jusqu’aux gardiens des cimetières jouissent de ce bienfait du droit de conquête, ainsi que nous l’apprend le Journal des Débats.

« Il y a grand intérêt à parcourir la liste des « déplacements » que les journaux spéciaux, notamment la Politique coloniale, publient plusieurs fois par semaine. On y suit de près, voyage par voyage, cet étonnant va-et-vient de fonctionnaires coloniaux que nous avons signalé maintes fois ; on remarque qu’il n’en est aucun même des plus humbles, qui ne vienne en France passer un congé de trois à six mois lequel est souvent prolongé : agents de postes, ouvriers d’imprimerie, garde magasinier, préposés aux douanes, employés de travaux publics, etc., on voit défiler là l’incroyable armée de la bureaucratie qui dévore nos budgets et fait, au demeurant, de médiocre besogne, puisqu’il n’y a guère de colonie où la situation économique et financière soit reconnue satisfaisante.

Mais, dans ces listes de villégiatures lointaines ainsi mises sous nos yeux, nous n’avons jamais relevé, jusqu’ici, une mention qui mieux que la suivante dépeignît le mal dont souffre notre administration coloniale : Doit regagner prochainement son poste, M. X., gardien du cimetière d’Hanoï !… »

Ainsi, il y a un gardien de cimetière à Hanoï ! Nous n’y contredisons pas ; c’est tout naturel ; mais ce gardien n’est ni un homme de couleur, ni un colon pris sur place ; c’est un fonctionnaire envoyé de France sans doute ! Songe-t-on aux démarches qu’il a dû faire pour obtenir cette place, aux protections qu’il a mises en mouvement, à toute la paperasserie à laquelle sa nomination a donné lieu ? Et, maintenant, le voilà qui voyage, puisqu’on nous affirme qu’il « rejoindra son poste » ! Il a donc quitté Hanoï en congé, et ce gros personnage, M. le gardien du cimetière, a voyage aux frais de l’État, pour rétablir sa santé ! Pourquoi pas, après tout, puisque c’est l’habitude ? »

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La reprise des chemins de fer par l’État est un des premiers articles des programmes socialistes et étatistes. En Allemagne, l’État a trouvé fort à son gré cet article qui lui a permis de mettre la main sur les tarifs de transport et d’en faire un instrumentum regni. Il a donc accaparé les chemins de fer, en faisant d’ailleurs au public voyageur les promesses les plus séduisantes, et notamment en lui garantissant un fort accroissement de sécurité. Voici comment cette promesse a été tenue :

« Au point de vue des accidents, les chemins de fer de l’empire allemand, lisons-nous dans le Journal des Débats, — le réseau bavarois excepté, — jouent de malheur depuis quelque temps. La Gazette de Cologneconstate que, rien que dans le courant du mois de juillet, on a signalé 226 accidents à la suite desquels 60 personnes (agents ou voyageurs) ont été tuées et 154 blessées. D’après ce même journal, la statistique du mois d’août serait plus élevée encore.

Ces chiffres sont-ils exagérés ou atténués ? Nous l’ignorons. Ce qui est certain, c’est que le nombre des accidents doit être très considérable, puisque le gouvernement lui-même a fini par s’émouvoir. En dehors des instructions particulières qu’il a dû transmettre à ses agents, le ministre des Travaux publics a nommé une commission spéciale. Cette commission a pour but de s’enquérir si les prescriptions réglementaires ont été observées et de vérifier le fonctionnement des appareils en usage pour la sécurité des voyageurs. En outre, la commission devra s’assurer si les agents sont en nombre suffisant et s’ils ont tous les connaissances et les capacités requises. Enfin, cette commission devra soumettre à une nouvelle révision les règlements généraux édictés pour assurer la sécurité de l’exploitation.

Avant de se prononcer sur l’état de choses actuel, il convient donc d’attendre les résultats de l’enquête. Mais d’ores et déjà un fait ressort avec évidence, c’est que l’organisation des chemins de fer de l’État laisse singulièrement à désirer. Quand le gouvernement a racheté les chemins de fer, il a promis monts et merveilles. Il se vantait, entre autres choses, d’assurer aux voyageurs une sécurité plus grande par la raison que, n’étant pas tenu, comme les compagnies, à servir des dividendes aux actionnaires, il pourrait consacrer une partie de ses bénéfices à l’amélioration de la voie, des signaux et du matériel roulant. On voit comment ces belles promesses ont été tenues. Décidément tout n’est pas pour le mieux dans l’exploitation des chemins de fer de l’État, et le public a quelques bonnes raisons de regretter l’ancien état de choses. Il faut espérer que la leçon ne sera pas perdue. »

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Dans la session de l’Institut international de statistique, tenue a Saint-Pétersbourg au commencement de septembre, M. Alfred Neymarck a présenté un rapport des plus intéressants sur le montant des valeurs mobilières existant actuellement en Europe. Ces valeurs formeraient, sauf des doubles emplois inévitables, un total formidable de 450 milliards. En voici le détail, d’après le résumé que M. Neymarck a publié dans le Rentier :

« En ce qui concerne le montant des valeurs mobilières en Angleterre, aux Pays-Bas, en Belgique, en Allemagne, en Autriche, en Italie, en Roumanie, en Norvège, au Danemark, en Suisse, il est possible, dès maintenant, d’indiquer que ces valeurs mobilières diverses se répartissent comme suit, dans les divers pays européens :

Milliards
Angleterre 7 246 902 736 liv. st. soit en fr. 182,6
Pays-Bas 6 486 480 000 florins 13,6
Belgique 6 193 419 000 francs 6,1
Allemagne 73 641 000 000 francs (1) 92,0
Autriche 11 680 800 000 florins (2) 24,5
Italie 17 500 000 000 lires 17,5
Roumanie 1 214 048 000 les 1,2
Norvège 500 à 600 millions de cour. 0,7
Danemark 2 054 679 000 couronnes 2,7
France 80 000 000 000 francs 80,0
Russie 25 439 000 000 francs 25,4

En évaluant les livres sterling au change de 25 fr. 20, les florins hollandais à 2,10, les marcs à 1,25, les florins d’Autriche à 2,10, les couronnes à 1,39, on obtiendrait un total de 421 milliards en chiffres ronds.

Ajoutant à ces chiffres le montant des valeurs mobilières de la Russie, représentées par des rentes, actions et obligations qui, d’après un travail paru dans le Bulletin russe de statistique et de législation de juin 1895, travail très complet, dont la reproduction est interdite — ce que nous regrettons dans l’intérêt de la science et de la statistique — s’élèveraient à 25 milliards 439 111 439, d’après les cours cotés au 31 décembre 1895, le total des valeurs mobilières désignées sur cette statistique pourrait être évalué au chiffre global de 446 milliards.

Ces 446 milliards, je me hâte de le dire, n’indiquent pas et ne peuvent indiquer la fortune mobilière représentée par des valeurs de Bourse appartenant en propre à ces pays : dans des matières aussi délicates, il faut se garder de totaliser pour éviter des erreurs. Des valeurs internationales, cotées à Paris, peuvent l’être à la fois à Londres, à Berlin, à Bruxelles, etc., sur plusieurs ou sur toutes ces places et, conséquemment, il y aurait là des doubles emplois. Il en serait de même si l’on cherchait à chiffrer séparément, pour les additionner ensuite, la richesse mobilière et immobilière d’un pays. On confondrait, entre eux, des éléments communs.

Ce que l’on peut dire, en décomposant cette statistique générale, c’est que les valeurs cotées ou négociables sur les diverses places européennes, soit en fonds d’États, actions ou obligations diverses et appartenant en totalité ou en partie aux pays indiqués, forment un bloc en chiffres ronds de 450 milliards. C’est déjà un grand résultat d’avoir obtenu de divers grands pays des chiffres d’ensemble qui pourront, à l’avenir, en suivant certaines règles faciles à déterminer, être décomposés. »

(1) La première évaluation de M. Christians était exactement de 27 263 389 000 marcs. Dans sa seconde évaluation, l’honorable M. Christians arrive à une évaluation de 73 641 000 000 de marcs, mais il comprend l’or et autres métaux précieux, puis divers éléments qui ne sont pas des valeurs mobilières négociables.

(2) Le florin est décompté à 2,10. En le décomptant au pair nominal de 2,50, le total serait de 29,2.

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Le congrès international de législation du travail s’est réuni à Bruxelles du 27 au 30 septembre. Il nous paraît inutile d’en rendre un compte détaillé. Bornons-nous à dire que MM. Yves Guyot, A. Raffalovich, J. Fleury, Louis Strauss, Devergnies y ont vaillamment défendu contre les étatistes qui pullulent en Allemagne et en Belgique la cause de la liberté du travail, et avec elle, les intérêts bien entendus des travailleurs. Car la réglementation, la protection et l’inspection de l’industrie se traduisent partout et toujours par une augmentation des frais de la production, et par conséquent une diminution du débouché du travail, et un abaissement des salaires. Ce sont les travailleurs qui payent, en définitive, les frais de la tutelle gouvernementale, et il est permis de douter qu’elle vaille ce qu’elle coûte.

Paris, 14 octobre 1897

G. DE M.

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[1] Correspondance de Londres de l’Économiste française, numéro du 25 septembre.

[2] Arthur Young, Voyage en France, br. 18. De la police des grains en France.

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