Commentaire sur le livre L’irréligion de l’avenir, par Jean-Marie Guyau

Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques

Volume 129 — 1888

 

Commentaire de Jean-Gustave Courcelle-Seneuil à la suite d’un rapport d’Adolphe Franck sur le livre L’irréligion de l’avenir, par Jean-Marie Guyau (1887).

 

M. Courcelle-Seneuil : Je demande à l’Académie la permission d’ajouter quelques observations au rapport qu’elle vient d’entendre. Je m’associe à tous les éloges adressés par le savant rapporteur au livre de M. Guyau et aussi au reproche qu’il lui a fait d’être chimérique.

Je crois que M. Guyau a donné de la religion, considérée en général, une définition trop étroite. Une religion est une conception de l’origine, de la nature, de la fin du monde et de la destinée humaine, accompagnée d’une morale.

Si nous considérons les religions que nous montre l’histoire à ce point de vue, nous les voyons d’abord étroites, locales, nationales, venir prendre place dans le panthéon romain ; puis l’une d’elles, préparée par la philosophie grecque, prend le titre d’universelle, mais devient nationale avec Constantin, exclusive et persécutrice avec Théodose. En un mot, nous ne connaissons guère que des religions d’État, qui ont servi à grouper les hommes par des moyens variés.

De la définition que nous avons donnée il ressort qu’il y aura toujours une ou plusieurs religions, sans qu’il puisse en être autrement. Mais il ne suit pas de là qu’il y ait toujours des religions d’État ou une seule religion. L’idée d’une religion d’État est fausse et dangereuse, parce qu’elle conduit à la persécution : l’idée d’une seule religion est chimérique.

En effet, elle suppose unité de croyance entre des millions d’hommes de conditions diverses, inégalement cultivés, nourris dans des idées et des sentiments différents, que viennent modifier en sens divers les mille incidents de la vie courante. Voulez-vous enseigner à ceux qui sont en bas de l’échelle des idées trop générales ? Ils ne parviendront jamais à les comprendre. Enseignerez-vous des notions inférieures à des hommes d’une haute culture ? Ils ne pourront leur donner un véritable assentiment. La possibilité de comprendre les idées d’autrui est limitée dans chaque individu par des lois que la science n’a pas encore découvertes ; mais la différence des idées et des sentiments des divers individus, l’impossibilité de faire pénétrer chez tous les mêmes idées et les mêmes sentiments sont des faits d’évidence certains, quoique trop peu remarqués.

L’histoire des missions chrétiennes nous atteste combien les populations musulmanes sont réfractaires et impénétrables en quelque sorte, de même que toutes les populations sauvages, aux idées et aux sentiments que leur enseignent les missionnaires.

En même temps, l’histoire nous montre que, malgré les efforts inouïs et excessifs tentés pour obtenir l’unité de croyance, on n’y a jamais réussi. Un de nos compatriotes, bon observateur, qui a longtemps résidé en Perse, nous apprend que malgré l’unité religieuse apparente dans ce pays il y a des sectes très nombreuses : le même phénomène a été constaté en Russie : dans les pays protestants il se montre au grand jour. Chez nous on se figure qu’il en est autrement parce qu’on ne voit pas de sectes ; mais sans parler des individus dont la religion n’est pas déterminée ou n’est pas connue, si l’on observe de près ceux qui pratiquent également le catholicisme, on voit sans peine des différences considérables et profondes.

Il est relativement facile d’imposer à des milliers d’hommes une seule profession de foi conçue en termes identiques : il est absolument impossible, lors même qu’on ne rencontrerait aucune résistance voulue, de faire croire à un grand nombre de personnes la même religion. La persécution ne fait que des hypocrites ou des hommes qui n’osent plus penser. Qui oserait, en considérant les populations chrétiennes et bouddhistes, affirmer que le plus grand nombre des individus qui les composent ne sont pas, en réalité de simples fétichistes, malgré des prédications continuées sans interruption pendant une longue suite de siècles ?

On arrive bien, dans le champ limité de chaque science, à réunir les hommes dans une même croyance, par la démonstration. Les physiciens, les chimistes, les astronomes ont des croyances communes, mais on n’a pas encore obtenu l’unité de croyance pour la conduite de la vie.

Ne comptons point sur les religions pour obtenir cette unité, puisque chacune d’elles est exclusive par nature et que ses préceptes n’ont aucun caractère impératif pour ceux qui professent les autres, tout au moins. Quant aux systèmes métaphysiques que nous propose M. Guyau, leur moindre défaut est de manquer de ce caractère impératif qu’a, dans la sphère restreinte de ses fidèles, chaque religion.

Nous regrettons que M. Guyau, après bien d’autres, soit trop demeuré dans les données de la philosophie grecque. Personne n’admire plus volontiers que moi les efforts de cette philosophie, et l’importance de son rôle historique : mais elle est subtile et parleuse, quoique fort éloquente, et s’enivre souvent de formules générales jusqu’à oublier la pratique de chaque jour. Elle prétend atteindre le vrai, le bien et le beau absolus, pour nous les enseigner : c’est là, ce nous semble, une prétention injustifiable et tout à fait téméraire. Il serait temps de descendre de cet empyrée pour regarder un peu sur la terre autour de nous et en nous-mêmes. Abandonnons ces prétentions excessives et soyons plus modestes : laissons les dogmes religieux et philosophiques suivre leur cours et occupons-nous de la morale pratique, de la morale de tous les jours. C’est là notre terrain commun, celui sur lequel nous devons désirer que les hommes aient une même croyance. Il importe peu à chacun de nous que son voisin professe tel ou tel dogme : il importe beaucoup, au contraire, qu’il ne mente, ni ne trompe, qu’il tienne sa promesse, remplisse ses engagements et en un mot, pratique une bonne morale, celle qui rapproche les hommes les uns des autres, et non celle qui les divise et relâche le lien social. Sachons nous supporter surtout et cherchons les meilleurs moyens de vivre en paix, par la justice et peut-être le reste nous sera-t-il donné par surcroît.

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