Composition de droit français (Ernest Martineau)

Agrégation des facultés de droit. Concours de 1872

Composition de droit français

Fait en 7 heures, le 4 mars 1872

Par Martineau (Ernest)

Docteur en droit, lauréat de la faculté de Poitiers.

Paris, 1872


DROIT FRANÇAIS

Le droit français reconnaît-il plusieurs espèces d’obligations solidaires ?

C’est un point intéressant de doctrine que d’examiner si nous devons admettre, dans notre droit, plusieurs espèces de solidarités : la question a suscité des controverses graves parmi les auteurs, et nous devons nous prononcer sur ce point délicat. Si, pour arriver à la solution de ce problème juridique, nous remontons dans le passé pour y nouer la chaîne de la tradition historique ; si nous recherchons quelle était, à cet égard, la théorie romaine, il faut reconnaître, avec les jurisconsultes qui ont traité cette matière, notamment M. Demangeat, dans sa Théorie de la solidarité, et de Savigny, dans le droit des obligations ; il faut, dis-je, reconnaître l’existence d’une distinction formellement établie par les textes, entre les véritables débiteurs solidaires : correi debendi, et les simples codébiteurs : in solidum, tels que les mandatores pecuniæ credendæ, les tuteurs des pupilles, les administrateurs des cités, etc. Les textes font cette distinction d’une manière très nette, et les effets de ces deux classes de solidarité étaient loin d’être les mêmes soit quant à la litis contestatio, soit quant aux divers modes d’extinction des obligations, soit enfin relativement au recours que pouvait avoir contre ses codébiteurs celui qui avait payé la totalité de la dette. — À cet égard, devons-nous dire, avec M. Demangeat, que le criterium certain de la distinction romaine se manifeste dans la nature de l’action employée, et qu’il faut une condictio pour l’existence d’une véritable corréalité ? Le savant auteur cite diverses lois à l’appui de son assertion ; toutefois, nous ne la croyons pas suffisamment justifiée, et il nous semble qu’elle doit s’évanouir et se dissiper en présence de la loi 9 D., de Duobus reis, dans laquelle Papinien décide que l’on peut être classé, parmi les correi debendi, même en vertu d’un contrat de bonne foi, la vente, le louage et autres de cette catégorie, qui certainement n’entraînaient pas une condictio : ce fragment, émané d’un jurisconsulte tel que Papinien, nous semble trancher la question en litige, et nous nous rangeons à l’avis de M. de Savigny et autres romanistes qui rejettent cette formule comme inexacte et fausse. 

Quoi qu’il en soit de ce point théorique, la distinction entre la corréalité et la simple obligation solidaire se dégage formellement des textes du droit romain ; et, ce point mis en lumière, nous avons à nous demander si la même distinction doit se poser dans notre droit actuel, si, en un mot, il faut distinguer une solidarité parfaite, assujettie à toutes les règles du § 2, section IV, chap. IV de notre Code civil, qui détermine les effets de l’obligation solidaire et une solidarité imparfaite ou simple solidarité. La question se pose principalement à propos des articles qui renferment des cas d’application de solidarité légale. Quand il s’agit de solidarité conventionnelle, il n’y a pas de controverse sérieuse ; les auteurs admettent, en général, l’existence d’une solidarité parfaite, produisant tous les effets réglés par les art. 1200 et suivants du Code civil. Mais où le dissentiment se produit, c’est quand il s’agit de la solidarité établie ipso jure en vertu d’une disposition expresse de la loi. 

Pour traiter avec les développements qu’elle comporte cette importante question, il convient de rapprocher les dispositions éparses dans nos divers Codes qui renferment des cas de solidarité légale : notamment, pour le droit civil , les art. 395, 396, relatifs à la responsabilité solidaire du mari cotuteur avec la femme remariée tutrice de ses enfants d’un précédent mariage ; les art. 1033, 4442, 1734, 2002, qui mentionnent aussi d’autres hypothèses où la solidarité légale est aussi établie ; les art. 22, 140, 187 du Code de commerce, et enfin l’art. 55 du Code pénal. Eh bien, donc il s’agit de savoir si nous pouvons distinguer, comme le faisaient les jurisconsultes romains, et si nous devons reconnaître l’existence d’une solidarité imparfaite. Un parti considérable dans la doctrine admet cette distinction ; elle a été notamment formulée avec une grande vigueur et une grande netteté par M. Mourlon, appuyé de la collaboration de M. Demangeat, dominé sans doute par le souvenir de la théorie romaine, qu’il a cru devoir reproduire dans notre droit moderne. Il y a, dit M. Mourlon, deux espèces de solidarités : l’une parfaite, qui produit tous les effets de droit énumérés dans les textes, notamment dans les art. 1206, 1207, 1208, c’est-à-dire que la demande formée contre un seul des codébiteurs solidaires interrompt la prescriptio, et fait courir les intérêts à l’égard de tous, et que la faute ou la demeure d’un seul est préjudiciable aux autres : cette solidarité est celle qui a lieu entre personnes qui se connaissent, qui ont entre elles des relations d’affaires et d’intérêts, qui enfin peuvent être considérées, selon la formulé traditionnelle de la solidarité, comme mandataires les unes des autres : ad pepetuandam, non ad augendam obligationem. Dans de telles conditions, les effets juridiques de la solidarité ne sauraient causer un préjudice sérieux aux codébiteurs, qui s’avertiront mutuellement. Ce mandat, au contraire, ne saurait être admis dans certaines hypothèses où la loi établit l’existence d’une solidarité légale, et si, sur les art. 396, 1442, M. Mourlon incline à admettre l’existence d’une solidarité parfaite, par suite des relations existant entre les personnes mentionnées dans ces textes, par suite d’une convention tacite, il la dénie, au contraire, très vivement sur l’art. 1734, qui établit une obligation solidaire entre les divers colocataires d’une maison, en cas d’incendie. Comment, en effet, reconnaître ici les éléments d’une véritable solidarité, quand il s’agit de personnes qui ne se connaissent pas, qui ne se sont peut-être jamais vues, comme cela arrive presque toujours dans les grands centres de population, notamment à Paris ? Comment, dans de telles hypothèses, pourrait-on, sans choquer la raison et le bon sens, admettre l’existence d’un mandat réciproque, à l’effet de produire les conséquences juridiques des véritables obligations solidaires établies en vertu d’une convention ? La même solution doit être donnée sur l’art. 2002 du Code civil : dans ces cas, et autres analogues la solidarité ne saurait être considérée comme parfaite, et il faut soigneusement les séparer des cas de solidarité véritable, où une stipulation intervient constitutive d’un mandat réciproque entre les codébiteurs. 

Telle est la formule générale de la distinction admise par cet auteur, et il faut avouer qu’elle a pour elle l’appui de jurisconsultes éminents qui, dominés par le souvenir de la tradition historique, enseignent la même doctrine ; quelques-uns même ne s’en tiennent pas là, et quand il s’agit de délits ou de quasi-délits purement civils, ils n’hésitent pas à étendre à ces cas la solidarité de l’art. 55, et à admettre l’existence d’une solidarité imparfaite. L’art. 55, disent-ils, a commis un oubli véritable en omettant ces hypothèses, et il y a parité de motifs pour admettre ici une solidarité imparfaite. Tel est le premier système : nous reconnaissons franchement qu’il est dominant dans la doctrine, et que la jurisprudence incline très fortement à l’adopter, quoiqu’il y ait lieu de noter des divergences entre les arrêts sur certains points, des distinctions même assez nombreuses, et, à notre avis, c’est là déjà un premier motif pour rejeter une distinction purement arbitraire, qui ne s’appuie sur aucun texte, et qui n’a d’autre point d’appui que la tradition romaine, tradition que le législateur de 1804 a écartée et dont il n’a pas tenu compte, sans cela nul doute que cette distinction n’eût été formellement posée dans les textes, et le silence du Code à cet égard est pour nous une preuve évidente qu’il n’a pas voulu conserver une distinction qui n’avait pas de raison d’être dans notre législation moderne, et qui reposait uniquement sur les subtilités et le formalisme du Droit romain. 

En face de cette doctrine donc qui distingue entre la solidarité parfaite ou imparfaite, nous posons nettement ta thèse contraire, et nous la formulons en ces termes : Il n’y a, dans notre Droit français, qu’une seule espèce de solidarité, et les effets en sont réglés par les art. 1200 et suivants du Code civil, lesquels articles trouvent leur application non seulement en cas de solidarité conventionnelle, mais aussi à tous les cas de solidarité reconnus expressément par la loi, et c’est ce que nous allons essayer de démontrer en nous appuyant sur les textes et les principes. 

Il convient toutefois, avant d’entrer dans la discussion de la question, de faire certaines observations préliminaires. Nous repoussons formellement l’introduction dans la langue juridique du mot corréalité pour désigner l’obligation solidaire ; la science, à notre avis, n’a rien à gagner à l’introduction de ce mot, qui, chez nous, n’aurait aucun sens, car il est bien évident que les effets rigoureux de la corréalité, dérivant pour la plupart des subtilités du Droit romain, ne sauraient être admis chez nous ; il serait dangereux peut-être de parler de corréalité chez nous, et c’est là une expression qu’il faut reléguer dans les archives du passé ; en outre, nous nous empressons de reconnaître que, dans certaines hypothèses relatives à des délits et quasi-délits civils, il y a lieu d’admettre une obligation pour le tout, in solidum, de la part de chacun des codélinquants, du moins quand il est impossible de discerner la part qui revient à chacun dans la consommation du délit, et cela sans distinguer si la réunion des codélinquants était nécessaire pour la perpétration de l’acte. Ulpien posait la même distinction en droit romain, et nous la croyons encore applicable chez nous ; mais cela n’infirme nullement notre doctrine, et nous dénions formellement à cette responsabilité le caractère et les effets de la solidarité telle qu’elle est établie par les textes du Code, et le véritable nom qui, à notre avis, leur convient, est celui d’obligations in solidum : elles sont telles par leur nature et leur essence propre, parce que, comme l’a dit justement un des défenseurs les plus éminents de notre doctrine, M. Demolombe, elles ne peuvent être autrement. 

Nous pouvons maintenant arriver à l’examen de la question en litige. Le premier et le principal grief que nous mettons à la charge de la doctrine adverse, c’est qu’elle a posé sa formule en dehors des textes, et que partant son point de départ est purement arbitraire. C’est là, à notre avis, ce qui doit ruiner cette théorie. C’est qu’elle crée une distinction qui n’existe pas dans la loi. En vain, en effet, avons-nous comparé les textes qui traitent de la solidarité légale pour y chercher des traces de cette prétendue distinction, nous n’avons pu en trouver aucun qui pût même faire naître l’ombre d’un doute. L’article 1734, qui indiquerait un cas de solidarité imparfaite, ne se plie en aucune façon à ce système. Il parle de la solidarité sans indiquer aucune espèce de distinction, et, par le silence qu’il garde, il se réfère implicitement aux règles générales posées au titre de la solidarité. Ainsi, on ne peut nous citer un seul texte qui appuie cette doctrine de cieux solidarités existant parallèlement et côte à côte dans notre législation actuelle. Que les éminents jurisconsultes que la mauvaise fortune nous donne pour adversaires sur ce point nous montrent un texte qui consacre cette distinction, et nous cesserons la controverse, et nous leur rendrons les armes ; mais, en l’absence d’un texte, n’est-ce pas le lieu d’appliquer la maxime : « Ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus. » Tous ces cas de solidarité légale, tous ces articles que nous avons rapprochés ci-dessus, sont conçus de la, même manière. Aucun n’indique la pensée de règles spéciales, et partant ils se réfèrent, comme nous l’avons dit, aux règles générales édictées au titre de la solidarité, lequel ne renferme aucune trace de cette distinction prétendue. 

Ainsi donc la base de cette théorie est purement arbitraire, aucun fondement solide ne la soutient, et si nous en examinons la valeur au point de vue des principes, nous ne voyons pas de motifs pour créer ici une distinction. 

Nous croyons que cette doctrine de nos adversaires trouve sa condamnation dans les embarras, les difficultés inextricables qui en résultent, quand il s’agit de préciser nettement la délimitation de ces deux classes de solidarité. Les uns n’appliquant qu’à l’article 1734 l’hypothèse de solidarité imparfaite, les autres l’étendant à d’autres cas ; d’autres enfin, plus hardis, élargissant la formule de l’article 55, pour y faire entrer même les cas de délits et quasi-délits civils, par application de l’article 1382. Toutes ces distinctions sont anti-juridiques, et quant à nous, nous nous maintenons inébranlablement retranché derrière cette formule précise et nette : Il n’y a qu’une espèce de solidarité ; et tant que vous ne nous aurez pas montré un texte qui dise le contraire, nous vous reprocherons de créer des distinctions qui n’existent pas légalement, et partant nous avons le droit de taxer votre doctrine du reproche d’être une hérésie juridique. Si le législateur n’a pas distingué, c’est qu’il n’a pas cru devoir distinguer. C’est que les cas de solidarité légale sont considérés par lui comme renfermant une convention, un mandat tacite, ayant aux yeux de la loi la même force qu’un mandat exprès ; c’est surtout sur l’article 1134 que la thèse adverse s’accentue le plus vivement. Comment, dit-on, admettre ici, sans choquer la raison et le bon sens, l’existence d’un mandat ? Le législateur a-t-il pu avoir une pensée aussi singulière que de supposer l’existence d’un mandat entre colocataires, entre personnes qui souvent ne se connaissent même pas ? Cette objection, si spécieuse qu’elle paraisse au premier abord, ne nous touche pas, et nous y faisons cette réponse que le vœu de la loi est qu’elles se connaissent, à partir du moment où l’action intentée par le propriétaire de la maison incendiée, a mis en jeu la responsabilité solidaire des colocataires qui doivent veiller à l’effet de conjurer les effets rigoureux de la solidarité qui pèse sur chacun d’eux. La loi ne choque donc ici ni la logique ni le bon sens, en admettant une convention tacite de solidarité. 

Arrivé au terme de cette longue et importante discussion, nous formulons ainsi notre opinion sur ce point de droit, en posant en face de la doctrine adverse, qui se jette dans des embarras et des difficultés sans nombre, quand il s’agit de délimiter la sphère d’application de chacune des deux solidarités dont elle invente arbitrairement la distinction, en posant, dis-je, cette proposition simple et nette : Notre droit français ne reconnaît qu’une seule espèce de solidarité. Nous avons pour nous les textes, et nos adversaires ne peuvent en citer un seul qui milite en leur faveur. Nous avons aussi les principes qui ne sont nullement choqués, comme nous l’avons démontré plus haut, par l’admission d’une convention tacite de mandat dans les cas de solidarité légale. Nous pouvons ajouter que la solidarité établie par l’article 55 n’a rien que de logique, sauf toutefois ce qui concerne les amendes, cas sur lequel nous faisons nos réserves ; mais, pour les autres cas de solidarité, nous y voyons la conséquence de ce principe : Associés pour le délit, associés pour la réparation. Enfin, en ce qui concerne les simples délits et quasi-délits civils, nous repoussons formellement l’existence d’une véritable solidarité ; il n’y a là qu’une simple obligation in solidum, à laquelle nous ne croyons pas devoir reconnaître le nom d’obligation solidaire. Cette hypothèse n’a pas été prévue par le législateur ; mais voici comment nous croyons devoir la régler : S’il est impossible, en cas de la consommation d’un délit par plusieurs codélinquants, de reconnaître la part de chacun, il faudra condamner un des codélinquants pour le tout. Ce n’est là qu’une application de l’article 1382. Reste un point à décider : Faudra-t-il lui accorder un recours contre ses coassociés ? On pourrait chercher une objection dans la règle nulla societas est maleficiorum, mais nous croyons qu’elle ne procéderait pas bien, et qu’il faudrait reconnaître que cette action en recours trouverait sa base, non dans le fait de l’existence d’une société, mais dans le fait de paiement opéré à la décharge de tous. Ce recours nous paraît donc conforme à l’équité, et nous n’hésitons pas à le lui accorder. Telle est notre théorie sur ces points, et notre réponse à la question posée est celle-ci : Notre droit français ne reconnaît qu’une seule espèce d’obligations solidaires. 

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