Considérations sur l’état présent de l’Europe, sur les dangers de cet état, et sur les moyens d’en sortir

Charles Dunoyer, « Considérations sur l’état présent de l’Europe, sur les dangers de cet état, et sur les moyens d’en sortir » (Le Censeur Européen, t. II, mars 1817.) — Reproduit dans Œuvres de Charles Dunoyer, vol. III, 1845.


Considerations sur l’état présent de l’Europe, sur les dangers de cet état, et sur les moyens d’en sortir.

Nous avons précédemment expliqué comment, dans le système de l’équilibre politique, l’Europe se trouvait constituée. [1] Nous avons dit que, dans ce système, les puissances européennes étaient partagées en deux confédérations armées, de forces à peu près égales, et que l’objet prétendu de ce partage était, soit de les maintenir en paix, soit d’assurer leur mutuelle indépendance. Nous avons établi que cette organisation purement militaire, n’était propre à remplir ni l’un ni l’autre de ces objets ; nous avons dit, qu’ayant sa source dans l’esprit guerrier, elle ne pouvait produire que la guerre, et que, par cela seul qu’elle tendait à perpétuer la guerre, elle mettait dans un péril continuel l’indépendance et la tranquillité de tous les États. Nous avons dit que les seuls moyens capables d’assurer aux peuples la paix, et aux gouvernements leur indépendance, c’était la destruction des erreurs et des passions favorables à la guerre, c’était la propagation des idées favorables à la paix ; que les guerres générales ne pouvaient cesser en Europe que par les mêmes causes qu’y avaient cessé les guerres privées ; qu’elles n’y cesseraient que lorsqu’il s’y serait élevé une nation nouvelle à qui les guerres entre les souverains paraîtraient aussi odieuses, aussi intolérables que l’étaient autrefois aux sujets de ces souverains, les brigandages particuliers des seigneurs féodaux, et lorsque cette nation aurait acquis assez de consistance et de force pour pouvoir comprimer, là où elles se manifesteraient, les passions favorables à la guerre. Enfin, nous avons dit que les idées propres à constituer une telle nation existaient, que ces idées circulaient dans toute l’Europe, qu’elles ralliaient déjà la plupart des hommes éclairés de tous les pays, et qu’elles étaient plus ou moins senties par toute cette partie de la population européenne qui sollicite des réformes et l’établissement d’un bon système représentatif.

Il y a donc, au sein de l’Europe, un noyau déjà assez fort de cette nation nouvelle, de cette nation européenne, de cette nation ennemie de la guerre et du despotisme, dont l’élévation progressive doit, tout à la fois, affranchir et pacifier l’Europe. Voyons quelles ont été jusqu’ici les conséquences de ce fait. 

La première qui nous frappe, c’est que, par le seul fait de l’existence de cette nation et des accroissements qu’elle a déjà pris, la constitution de l’Europe se trouve changée, que le système de l’équilibre est à peu près détruit, ou du moins que les bases de ce système sont déplacées, et que l’équilibre ne se fait plus, comme auparavant, d’une moitié des puissances à l’autre, mais d’une moitié de la population à l’autre, de l’ancien peuple au peuple nouveau, c’est-à-dire de la partie de la population européenne qui paraît vouloir maintenir encore l’arbitraire, l’esprit guerrier, le monopole, etc., à la partie de cette population qui demande la paix et la liberté.

Le système de l’équilibre tel qu’il était établi, l’équilibre de puissances à puissances, ne pouvait subsister qu’autant que l’ancien peuple exerçait sans contradiction un pouvoir absolu dans chaque État, qu’autant qu’il pouvait faire partager ses passions à la masse, et qu’il disposait pleinement de ses ressources. Lorsque la nation dont nous nous occupons, la nation des industrieux, a commencé à lui opposer des résistances dans l’intérieur de chaque État, son action au dehors a dû être moins grande, le système de l’équilibre a commencé à s’affaiblir ; à mesure que cette nation s’est développée et que les résistances se sont étendues, ce système s’est affaibli toujours davantage. Enfin, le moment est venu où cette nation a été assez forte, a opposé d’assez grandes résistances, pour obliger les chefs du peuple ancien à renoncer à toute action des uns sur les autres, et à s’unir pour se défendre. C’est ce qui a eu lieu au commencement de la Révolution française. On a vu alors, pour la première fois, les puissances européennes oublier leurs vieilles inimitiés ; et au lieu de rester partagées en confédérations rivales, ne former plus qu’une confédération unique destinée à contenir les mouvements de la nation nouvelle, qui voulait élever ses intérêts au-dessus des passions de l’ancienne, et donner en Europe, à l’esprit de paix, d’industrie et de liberté, la prépondérance qu’y avaient eue jusqu’alors l’esprit de guerre, de monopole et de despotisme. Malheureusement cette nation, égarée par de fausses doctrines, autant qu’aigrie par les résistances qu’on lui opposait, a perdu son objet de vue. Toute la partie qui dirigeait le mouvement s’est jetée hors de la route de la civilisation ; elle s’est fait conquérante et guerrière, et l’esprit qu’elle devait détruire a eu plus que jamais le dessus. Alors l’équilibre a recommencé à se faire, comme auparavant, de puissances à puissances ; ç’a été une guerre de dominations nouvelles contre des dominations anciennes. Dans cette lutte, les dominations anciennes ont été longtemps battues ; mais enfin, ayant appelé à leur aide la nation des industrieux, les amis de la paix et de la liberté contre lesquels elles s’étaient d’abord liguées, elles ont obtenu le dessus, et les dominations nouvelles ont été détruites. Qu’est-il alors arrivé ? C’est que la nation des industrieux s’étant relevée plus nombreuse et plus forte que jamais, l’ancien peuple, effrayé de sa puissance, s’est partout uni pour lui résister ; de sorte qu’aujourd’hui, comme dans les premières années de la Révolution, l’équilibre se fait toujours, non d’une partie des puissances à l’autre, mais de la nation ancienne à la nation nouvelle dont nous nous occupons.

Un autre effet de l’existence de cette dernière, c’est qu’en même temps qu’elle a porté les membres de l’autre à se réunir et à se confédérer, elle les a aussi excités à augmenter leurs forces, à les concentrer davantage, et que plus la nation nouvelle a fait de progrès, plus l’autorité de l’ancienne s’est agrandie. Nous avons fait remarquer ailleurs combien en France, depuis le commencement de la Révolution, celle ci avait accru ses moyens d’action. [2] Cette observation, incontestablement vraie en France, ne l’est pas moins dans les autres États de l’Europe. L’ancien peuple a partout aujourd’hui, sans nul doute, plus de pouvoir nominal et de ressources matérielles qu’avant la Révolution ; il tient en général sur pied des armées plus nombreuses, il lève des contributions plus fortes, il a à sa solde un nombre d’hommes infiniment plus considérable, toutes les branches de l’administration sont plus sous sa main ; dans les pays où son autorité semble limitée par des lois fondamentales, elle est au fond beaucoup plus étendue ; enfin, tandis que, dans chaque État particulier, il se trouve muni de plus grands moyens d’action, il a, au milieu de l’Europe, une espèce de gouvernement central appuyé de forces considérables, dont la mission paraît être de surveiller la nation nouvelle et de réprimer ses mouvements là où ils éclateraient avec trop de violence, et surtout en France, où ces mouvements seraient plus dangereux qu’ailleurs.

Quel est donc aujourd’hui l’état de l’Europe ? quelle est sa constitution véritable ? Le voici : l’Europe, comme dans le système de l’équilibre des puissances, se trouve partagée en deux grandes confédérations ; mais il y a cette différence que chacune de ces confédérations est composée non d’États distincts, comme dans le système de l’équilibre, mais d’hommes d’opinions différentes et d’intérêts opposés. C’est la vieille Europe aux prises avec la nouvelle ; c’est la barbarie se débattant contre la civilisation. On voit dans l’une des deux confédérations, des agriculteurs, des commerçants, des manufacturiers, des savants, des industrieux de toutes les classes et de tous les pays ; dans l’autre, la majeure partie de l’ancienne et de la nouvelle aristocratie de l’Europe, des gens en place, des soldats de profession, d’ambitieux fainéants de tous les rangs et de tous les pays, qui demandent à être enrichis et élevés aux dépens des hommes qui travaillent. L’objet de la première est d’extirper de l’Europe trois grands fléaux, la guerre, l’arbitraire et le monopole ; de faire que par tout pays on puisse exercer librement toute espèce d’industrie utile, et être assuré d’en recueillir les produits ; enfin, d’introduire les formes de gouvernement les plus propres à garantir ces avantages et à les garantir au moins de frais possible. L’objet de la seconde est uniquement d’exercer le pouvoir, de l’exercer avec le plus de sûreté et de profit possible, et pour cela de maintenir la guerre, l’arbitraire, les prohibitions, etc. La première n’est point organisée ; ses membres épars et inégalement répartis dans les diverses contrées de l’Europe, n’ont entre eux que peu de rapports et des rapports mal assurés ; ils n’ont aucun centre d’action, ni particulier ni général ; toute leur force est dans leur nombre et dans l’évidente justice de leurs réclamations. La seconde, au contraire, est fortement et savamment constituée ; elle a presque autant de centres d’action qu’il y a en Europe d’États différents, et au sein de l’Europe un centre d’action général ; il existe entre ses membres des rapports réguliers et fréquents ; elle possède d’immenses moyens de gouvernement, etc. Enfin, plus la première s’étend, plus elle acquiert d’influence morale par la propagation de ses idées sur l’objet et la forme des gouvernements, plus la seconde accroît ses moyens matériels de résistance, et semble faire d’efforts pour écarter l’autre du but qu’elle veut atteindre.

Tel est, au vrai, l’état de l’Europe. Cet état est-il plus sûr que celui qui l’a précédé ? Cette espèce d’équilibre est-il plus propre que l’ancien à fonder la paix publique de l’Europe et la sûreté de ses gouvernements ? Nous ne saurions le penser. Tout équilibre est un état de lutte, et de celui-ci, comme de l’autre, il peut sortir beaucoup de révolutions et de guerres. Cela serait même inévitable si, à mesure que la nation nouvelle croît, s’éclaire, se fortifie, l’autre voulait toujours augmenter ses moyens d’action et se rendait d’autant plus redoutable, qu’on serait plus en état de lui résister. Qu’on se rappelle pourquoi la Révolution a commencé. On se plaignait des excessives dépenses des gouvernants, de l’excès de leurs pouvoirs, de l’abus qu’ils en faisaient. Eh bien ! on ne peut le nier, leurs dépenses ont été depuis beaucoup plus fortes, leurs pouvoirs plus exorbitants, leurs actes arbitraires plus criants et plus multipliés ; c’est-à-dire que les maux dont on se plaignait sont devenus extrêmes. Supposons que les choses aillent toujours du même train : qu’en résultera-t-il ? Qu’on ne se plaindra plus ? Qu’on sera plus patient, parce qu’on souffrira davantage, qu’on connaîtra mieux la cause de ses maux et qu’on sera plus en état d’y porter remède ? Il serait bien peu sensé de le croire. Il est clair que si on n’a pas pu supporter un état meilleur, quand on était plus ignorant et plus faible, on ne supportera pas un état pire à mesure qu’on deviendra plus instruit et plus fort.

Le nouvel équilibre peut donc engendrer beaucoup de guerres et de désordres, et il est fort à désirer qu’on sorte bientôt d’un état qui semble provoquer les révolutions. Toutefois, s’il est imprudent de vouloir s’y tenir, il ne le serait pas moins de vouloir en sortir trop vite. Il n’y aurait pas moins de péril à précipiter le cours des choses, qu’à tenter d’en arrêter la marche. Le nouvel état de l’Europe est un point par lequel il fallait nécessairement passer pour arriver au but où la civilisation nous mène, et l’on ne saurait ni l’esquiver ni l’enjamber. Il a fallu que la nation des industrieux devînt beaucoup plus forte que l’ancienne aristocratie de l’Europe, pour être en état de renverser la tyrannie féodale ; il ne suffit point qu’elle balance les forces des gouvernements absolus[3] et de tous les intérêts qui les défendent, pour qu’elle puisse entreprendre de les désarmer et de leur enlever ce qu’ils ont de violent et d’oppressif. Il ne faut pas perdre de vue que ses membres sont encore épars et en quelque sorte sans liaison, qu’ils ont peu de moyen de communiquer et de se défendre ; en un mot, qu’elle n’est point organisée, tandis qu’en général ses ennemis le sont. Cela lui donne un grand désavantage et l’oblige à tenir une conduite extrêmement prudente.

Mais quelle doit être cette conduite ? Par quels moyens la nation des industrieux pourra-t-elle faire sortir l’Europe de l’état de crise où nous la voyons et la conduire sans secousses au but où elle aspire ? Comment parviendra-t-elle à désarmer la barbarie, et à assurer le triomphe de la civilisation ? Quelle doit être pour cela sa politique, soit dans chaque État et à l’égard de chaque gouvernement en particulier, soit en Europe en général, et à l’égard de tous les gouvernements pris ensemble et considérés dans leurs relations extérieures ? Voyons d’abord quelle doit être sa conduite dans l’intérieur de chaque État.

Les nombreux et rapides bouleversements qui se sont succédés en Europe, depuis un quart de siècle, y ont fait contracter à beaucoup d’esprits, particulièrement en France, où ces bouleversements ont été plus fréquents et plus multipliés qu’ailleurs, une disposition bien dangereuse, celle de vouloir remédier par des révolutions aux maux qu’enfantent les mauvais gouvernements. Aussitôt qu’un gouvernement trompe l’idée qu’on s’en était faite ou les espérances qu’il avait données, la première idée qui se présente à beaucoup de personnes, c’est celle de le renverser et d’en élever un autre à sa place ; dès ce moment on n’a plus d’espoir que dans une révolution. Une tendance aussi aveugle ne doit pas être celle de la nation des industrieux; elle ne pourrait en avoir de plus fatale à ses desseins, de plus contraire au but qu’elle veut atteindre.

Nous avons déjà fait remarquer ailleurs combien les changements de gouvernement sont un moyen insuffisant de remédier aux maux que fait souffrir aux peuples une administration vicieuse. [4] Nous croyons devoir revenir sur cette idée capitale, et faire voir qu’un tel remède n’est propre qu’à empirer le mal auquel on l’applique, qu’une révolution violente ne sert qu’à retarder les progrès de la liberté.

Une seule considération suffira pour faire sentir d’abord à la nation des industrieux, combien seraient vaines pour l’objet qu’elle se propose, les entreprises dirigées contre les gouvernements ; c’est que de pareilles entreprises n’ajouteraient rien à ses véritables forces, et que si elle n’en avait pas assez pour obliger le gouvernement existant à marcher dans une bonne direction, on ne voit pas comment, par elle-même, elle pourrait en avoir assez pour renverser ce gouvernement, en élever un meilleur et le retenir dans la bonne voie. Lorsqu’un bouleversement a eu lieu, il n’y a, par le fait de ce bouleversement, dans l’état où il s’est opéré, ni une idée, ni une vertu de plus. La nation dont il s’agit n’y a donc absolument rien gagné ; et si le nouveau gouvernement veut abuser du pouvoir, elle n’a pas plus de moyens pour l’empêcher qu’elle n’en avait pour obliger celui qui est tombé à en faire un bon usage.

Une révolution n’augmente donc point ses forces ; nous ne disons pas assez, elle les diminue ; car elle accroît celles de ses ennemis. Dans les temps de révolution le despotisme trouve toujours autour de lui une plus grande quantité de vices et de sottise à mettre en œuvre, et par conséquent de plus grands moyens de résister aux progrès de la civilisation. L’effet de toute révolution est d’attirer dans les routes du pouvoir une multitude de nouvelles recrues, et d’y attirer particulièrement des auxiliaires du despotisme. Quels sont, lorsque les révolutions éclatent, les hommes qu’on voit accourir pour prendre part au mouvement ? Sont-ce des agriculteurs, des commerçants, des manufacturiers, des industrieux éclairés et riches, des hommes véritablement intéressés à résister aux excès du pouvoir ? Non, ce sont presque toujours des oisifs, des ambitieux, des hommes ayant une fortune à faire et appartenant par leur position à toute tyrannie qui voudra les enrichir. Voilà les hommes que les révolutions mettent en scène, les hommes qu’elles appellent autour du pouvoir : elles rapprochent toujours de lui une nouvelle masse d’instruments.

Ce n’est pas tout : en même temps qu’elles mettent ces instruments à sa portée, elles l’excitent à s’en servir, elles lui font prendre un essor et des développements effrayants. Le despotisme se retrempe dans les guerres civiles, il s’y exerce à l’arbitraire et à la violence, il en sort toujours armé de nouveaux moyens d’oppression. Aussitôt qu’un gouvernement est attaqué, il se hâte de pourvoir à sa sûreté par des mesures extraordinaires, il se munit de nouveaux pouvoirs, s’entoure de nouvelles forces. S’il sort victorieux de l’assaut qui lui est livré, il retient dans ses mains les armes qu’il avait saisies pour se défendre, et le péril n’est jamais assez loin pour qu’il consente à les poser. S’il est renversé, au contraire, celui qui s’élève à sa place retient les forces qu’il avait réunies pour l’abattre, et il ne se trouve jamais assez bien établi pour consentie à s’en passer ; de sorte que, quelle que soit l’issue de la lutte, le pouvoir qui en sort est toujours plus fort et plus oppressif que celui qu’on avait voulu détruire. C’est ce qu’il a été facile d’observer dans le cours des agitations de la France : à chaque bouleversement nouveau, le pouvoir faisait toujours de nouvelles conquêtes, et c’est à force de révolutions qu’il est parvenu à ce degré d’accroissement qui semble lui rendre impossible tout nouveau progrès.

Et ce n’est pas seulement là où elles éclatent que les révolutions tendent à renforcer le pouvoir ; c’est, à la fois, partout où leur action se fait sentir. Une révolution qui éclaterait en Allemagne ferait prendre infailliblement en France de nouvelles mesures de sûreté. Une révolution qui éclaterait en France ne pourrait manquer de produire le même effet en Allemagne. Au point où en sont les choses, il est impossible qu’un gouvernement soit attaqué, sans qu’à l’instant même tous les autres ne prennent l’alarme et ne travaillent à accroître et à concentrer leurs moyens d’action. C’est ce qu’on a assez vu à l’occasion de la Révolution française. Cette révolution a fait faire presque partout au pouvoir des progrès pareils à ceux qu’il a faits en France. Elle a affaibli partout les garanties de la liberté : elle a fait suspendre, pendant sept ans, en Angleterre, les lois protectrices de la sûreté individuelle ; elle a mis dans les mains de plusieurs princes d’Allemagne assez de forces pour pouvoir renverser toutes les bornes imposées à leur autorité, et gouverner despotiquement leurs sujets ; enfin elle a fait prendre au système militaire et financier de toutes les puissances de l’Europe, de si prodigieux accroissements, qu’on ne sait comment la nation des industrieux ne succombe pas sous le double faix des armées et des impôts qui pèsent sur elle.

C’est surtout par les résultats de la révolution du vingt mars, qu’on peut juger combien une révolution opérée dans un État peut, dans les autres, accroître les forces du pouvoir et diminuer celles de la liberté. Cette révolution a augmenté le matériel du despotisme, non seulement en France, mais dans toute l’Europe. Tandis qu’en France elle a donné lieu à la création d’une armée nouvelle, mi-partie d’étrangers et de Français, à l’établissement de cours prévôtales, à la suspension des garanties constitutionnelles de la sûreté des personnes et de la liberté de la presse ; en Angleterre elle a mis le ministère à même de s’entourer d’une force armée de cent cinquante mille hommes, de suspendre l’acte d’habeas corpus, de défendre les assemblées publiques, et d’annuler ainsi, en quelque sorte, le droit de pétition, en un mot, de renverser presque de fond en comble la constitution du pays ; en Allemagne elle a donné une nouvelle consistance aux armées permanentes, elle a permis de retarder l’établissement de plusieurs constitutions particulières et celui de la confédération germanique, d’abolir les sociétés secrètes, d’éloigner des affaires publiques la plupart des hommes connus par leur attachement à la liberté, de supprimer plusieurs journaux populaires, d’entraver la circulation des idées libérales d’un État à un autre. Enfin elle a permis à la coalition de lever sur la France d’énormes contributions de guerre et d’y établir cette armée d’occupation qui pèse à la fois sur tous les hommes libres de l’Europe. Voilà les services qu’ont rendu au pouvoir les révolutionnaires du vingt mars : jamais hommes, il faut le dire, n’avaient mieux mérité du despotisme.

Et remarquez bien que l’entreprise de ces hommes ne pouvait avoir qu’une issue fatale à la liberté ; car, faites les suppositions les plus favorables à leur cause ; supposez que Bonaparte eut été vainqueur à Waterloo ; supposez, contre toute vraisemblance, que, dans une guerre qui n’était point nationale du côté de la France, qui l’était du côté de tous les autres peuples, qui était faite surtout avec une incroyable ardeur de la part de toute la population de l’Allemagne ; supposez, disons-nous, que dans une lutte aussi inégale, Bonaparte et ses partisans eussent obtenu d’assez grands avantages pour pouvoir remettre en question tout ce qui s’était fait à Paris et à Vienne ; croyez-vous qu’alors la révolution du 20 mars eût pris une tournure plus favorable à la liberté ? Croyez-vous que, dans la nouvelle série de guerres qui se serait ouverte, les gouvernements eussent manqué de prétextes pour augmenter leurs armées, pour aggraver le poids des impôts, pour accroître leurs pouvoirs, pour retarder l’établissement des constitutions promises, pour suspendre l’exécution des constitutions établies ? … Ah ! la révolution du 20 mars a eu des suites bien funestes à la liberté sans doute ; mais combien elle aurait pu lui devenir plus fatale encore, si Bonaparte eût remporté des victoires, et que la guerre se fût prolongée !

C’est donc une chose certaine que les révolutions, les révoltes, les séditions ne sont favorables qu’au pouvoir. En veut-on une dernière preuve ? Nous dirons que les mauvais gouvernements les appelèrent souvent à leurs secours, que le despotisme les considéra toujours comme son extrême ressource. Une tyrannie nouvelle a-telle une grande peine à s’établir ? Une vieille tyrannie se sent-elle fortement ébranlée ? Voici ce qui leur arrive de faire : elles vont au devant du péril qui les menace ; elles excitent les peuples à l’insurrection : les hommes simples, les insensés donnent dans le piège ; alors le pouvoir se montre, il saisit un grand nombre de coupables, il proscrit, ordonne des exécutions, prend des mesures de conservation extraordinaires, et le crime dans lequel il a entraîné une partie de ses sujets lui suffit souvent pour enchaîner le reste.

Au commencement de 1804, Bonaparte, déjà consul à vie, méditait de s’élever à l’empire. Le pas lui semblait difficile et périlleux ; il craignait que l’opinion ne lui opposât de vives résistances : que fait-il ? il essaie de l’enchaîner par la terreur ; il organise une grande conspiration. Il savait que le gouvernement anglais avait à Paris des agents chargés d’attenter à sa personne. Il conçoit l’idée d’étendre ce complot, de le rendre commun à beaucoup d’hommes, afin de lui donner plus d’éclat et d’en tirer plus de forces. En conséquence, il attire en France et à Paris, par la promesse de rétablir les Bourbons, un très grand nombre d’émigrés marquants restés à l’étranger. Ces hommes s’aperçoivent bientôt qu’ils sont joués ; quelques-uns alors entrent dans le complot de Georges ; Pichegru qui est à leur tête tente d’y entraîner Moreau. Quand les choses paraissent assez avancées, le consul commence à les faire ébruiter par sa police ; bientôt après il fait sonner l’alarme ; un rapport de son ministre de la justice informe la France qu’il se trame une affreuse conspiration contre l’État et contre son chef. Moreau, Pichegru, Georges et un grand nombre de ses complices, sont arrêtés avec éclat. Pichegru est étranglé dans son cachot ; le duc d’Enghien, saisi en pays étranger comme prévenu d’avoir dirigé le mouvement, est assassiné dans le donjon de Vincennes ; le procès de Georges et de Moreau commence avec un appareil effrayant ; et au milieu de l’effroi que causent ces scènes, le scélérat qui les a préparées se fait déclarer empereur.

Vers la fin de 1812, après la retraite de Moscou, les agents de cet homme dans un pays conquis, voisin de la France, craignaient très vivement que leur autorité ne parût ébranlée à la population par le désastre de leur maître, et que la tentation ne lui vînt de profiter du moment pour entreprendre de s’affranchir. Voici ce qu’ils firent pour se rassurer. Ils chargèrent un misérable d’ourdir une conspiration. Celui-ci en dressa le plan ; il en proposa l’exécution à un de ses amis, officier à la réforme, et à un aubergiste : ces malheureux tombèrent dans le piège ; d’autres personnes y tombèrent aussi. Quand les fonctionnaires, premiers instigateurs du crime, trouvèrent qu’il y avait assez d’individus compromis et assez de preuves acquises contre ceux qu’ils voulaient perdre, ils firent répandre sourdement le bruit qu’une insurrection allait éclater ; puis ils annoncèrent avec éclat qu’ils venaient de découvrir les preuves d’une machination affreuse ; ils saisirent les victimes qu’ils avaient marquées, firent prononcer leur sentence, les livrèrent aux bourreaux, frappèrent tout le monde de terreur, et parvinrent ainsi à calmer leurs propres craintes.

« Les manufactures d’Angleterre, dit le maréchal de camp Pillet, furent totalement sans ouvrage en 1811 : les ouvriers mouraient de faim ; le pain avait été élevé à un prix excessif ; la misère était générale ; le mécontentement était universel. Le ministère profita de cette occasion pour recruter abondamment ses armées qui éprouvaient des pertes immenses en Espagne  ;  mais une partie des hommes employés dans les manufactures n’était pas en état de porter les armes ; il restait quantité d’hommes mariés, d’enfants, de vieillards qui menaçaient, dans les grandes villes manufacturières, d’une sédition prochaine. Le ministère prit les devants. Les villes les plus à craindre reçurent des secours, tandis que les provinces du Lancasts-shire, du Nothingamshire, du Derby-shire, n’obtinrent que des provocations à l’insurrection.

« On fabrique dans ces provinces de la bonneterie toute au métier, des toiles de coton, en petite quantité ; on y excita une grande fermentation ; on se servit du prétexte des nouveaux métiers. Ils avaient été inventés pour épargner les bras ; mais ils diminuaient la quantité des ouvriers, et il fallait les détruire pour le moment. Voilà ce que disaient les émissaires d’un ministère qui comptait bien sur la crédulité du peuple ; car il était dérisoire de vouloir donner plus de bras aux manufacturiers, lorsque ceux-ci étaient dans l’impuissance de vendre leurs produits et de payer leurs ouvriers. Des coureurs envoyés par les ministres, se disant enrôlés sous l’étendard du capitaine Ludd, d’où leur est venu le nom de Luddittes, allèrent par petits pelotons briser les métiers ; deux manufactures considérables furent incendiées ; un chef manufacturier, propriétaire, fut assassiné ; plusieurs personnes périrent.

« Le ministère alors eut l’air de prendre des mesures pour arrêter le mal et prévenir de grands désordres. Des régiments de cavalerie furent envoyés dans ces comtés ; quelques victimes sacrifiées, exécutées ou condamnées à la déportation. De semblables mesures firent cesser sans peine des séditions auxquelles le peuple ne s’était porté qu’avec une sorte de répugnance. [5] » — Il nous serait aisé de citer encore des faits pareils à ceux que nous venons de rapporter. Mais en voilà assez sans doute pour établir la vérité que ces faits ont pour objet de prouver.

Résumons nos idées. Les révolutions, avons-nous dit, n’avancent rien ; elles n’augmentent point les forces des véritables amis de la liberté ; elles n’ajoutent rien à la masse des lumières et des qualités morales nécessaires pour résister au despotisme ; elles ne retranchent rien de la quantité de vices et de sottises nécessaires pour le soutenir ; bien loin de l’affaiblir, elles lui donnent toujours de nouveaux appuis ; elles mettent à sa disposition une multitude de nouveaux auxiliaires ; elles l’invitent à s’en servir, elles l’excitent à accroître ses forces, et dans quelques mains qu’elles le laissent ou qu’elles le portent, il sort toujours des tempêtes qu’elles ont soulevées plus fort qu’il n’était avant ces tempêtes. Les despotes sont si convaincus de ces vérités, que souvent ils ont provoqué des révolutions dans l’intérêt de leur puissance ; enfin les révolutions tendent à augmenter les forces matérielles du pouvoir, non seulement là où elles s’opèrent, mais partout où se fait sentir l’ébranlement qu’elles occasionnent : tout cela est démontré jusqu’à l’évidence par les résultats de la Révolution française. 

La première loi que doive se faire, dans chaque état, la nation des industrieux, c’est donc de combattre de toutes ses forces cette aveugle tendance aux révolutions, dans laquelle on a été jeté par les révolutions de France. Cette tendance serait pour elle un éternel sujet de déceptions ; elle ne ferait que l’éloigner toujours davantage du but où elle aspire, et rendre ses ennemis de plus en plus redoutables. Ce n’est point en luttant directement contre le despotisme qu’elle pourra parvenir à le détruire ; c’est en agissant sur elle-même et sur les hommes abusés qui le défendent ; c’est en s’instruisant de ses véritables intérêts, en portant peu à peu la lumière au sein des masses dont il dispose, et en travaillant à s’y faire des auxiliaires. Lorsqu’elle aura longtemps recruté pour le compte de la civilisation, lorsqu’elle sera parvenue à faire comprendre et vouloir à un très grand nombre d’hommes ce qui est le véritable intérêt de tous, alors elle se placera sans effort dans une situation conforme à son bien-être ; elle n’aura pas besoin pour cela de faire de révolutions, ou plutôt elle aura fait la seule révolution capable de la placer dans une situation pareille ; c’est-à-dire qu’elle aura désarmé le despotisme, qu’elle lui aura enlevé ses auxiliaires, qu’elle aura réduit le pouvoir à la nécessité de se montrer ce qu’il doit être, un moyen de sûreté simple et peu dispendieux. Jusque-là, elle aurait beau le faire changer de mains, il pourrait toujours être tyrannique ; car il trouverait toujours autour de lui les moyens de le devenir ; elle aurait beau l’entourer de barrières, elle ne ferait en quelque sorte que lui donner des appuis ; car il pourrait toujours former ces barrières d’hommes disposés à le soutenir : les formes représentatives, si propres à modérer son action là où l’on est assez avancé pour avoir de bonnes assemblées publiques, ne servent ordinairement qu’à le rendre plus violent et plus oppressif dans les pays où l’on ne trouve, pour se faire représenter, que des hommes ignorants ou corrompus. C’est donc, non à renverser les gouvernements que l’on doit tendre, mais à s’éclairer assez, à propager assez les idées saines pour qu’il devienne de jour en jour plus difficile aux mauvais gouvernements de faire le mal.

Combien il est à déplorer qu’on n’ait pas toujours suivi une pareille tendance ! Que l’on serait aujourd’hui plus avancé ! qu’il resterait moins de résistances à vaincre, et combien on serait plus en état de les surmonter ! Que d’efforts on a faits en pure perte ! que de sang inutilement versé ! Supposez que toutes les forces de cœur et de tête qu’on a appliquées à faire et à défaire des gouvernements, depuis un quart de siècle, eussent été employées à se mettre et à mettre les peuples en état d’en avoir de meilleurs, combien ne serions-nous pas plus près du moment où nous en aurons de bons ? Supposez qu’on eût pris cette direction seulement en 1814 et 1815, que les hommes qui ont fait la révolution du 20 mars eussent mis à contenir l’autorité dans ses limites, la moitié de l’énergie qu’il leur a fallu déployer pour soutenir Bonaparte, qu’ils eussent à la fois repoussé Bonaparte et refusé d’obéir aux mesures arbitraires des agents de l’autorité, combien la liberté n’aurait-elle pas gagné à cette conduite ? Combien, dans toute l’Europe, ne serait-on pas aujourd’hui plus avancé ? Enfin, supposez qu’à dater d’aujourd’hui seulement les hommes à révolution sortissent de la fausse route où ils sont engagés, et qu’au lieu de fonder l’espoir d’un meilleur avenir sur des revirements de pouvoir qui n’avancent rien, ils voulussent, dès ce moment, travailler au seul changement vraiment profitable, c’est-à-dire à l’avancement des bonnes idées, combien à l’instant même le parti de la liberté n’aurait-il pas acquis de forces ? …

Mais une cause puissante a dû s’opposer jusqu’ici, et s’opposera encore longtemps, sans doute, à ce qu’on sorte de la carrière des révolutions ; c’est qu’en général on aspire beaucoup moins à améliorer les gouvernements qu’à s’élever au pouvoir. Il importe de bien caractériser cette tendance, et de montrer combien, dans la lutte où est engagée la nation des industrieux, elle tend à diminuer ses forces et à augmenter celles de ses ennemis.

Dans tous les temps, à tous les degrés de la civilisation, le pouvoir a été, pour ceux qui l’ont exercé, un très puissant moyen de production. Chez des hordes tout à fait barbares, le pouvoir, exercé en commun, procure à la horde des bestiaux qu’elle se partage, des captifs qu’elle égorge et qu’elle dévore. Chez des peuples un peu plus avancés, il procure des champs dont on prend possession, des hommes qu’on asservit et qu’on attache à la terre pour la cultiver. Aux Grecs des temps héroïques, le pouvoir procurait des troupeaux, des femmes et d’autres biens qu’ils se liguaient pour ravir. Chez les Romains, où l’on était constitué pour la conquête, le pillage et l’asservissement du monde, le pouvoir produisait des terres, du butin, des esclaves, dont chaque citoyen recevait une part selon le rang qu’il avait dans l’armée ou dans le peuple, selon la part qu’il prenait au pouvoir. Dans d’autres temps et chez d’autres nations, le pouvoir n’a pas été moins productif. On sait ce qu’il valut aux peuples du Nord, lorsqu’ils envahirent et subjuguèrent le Midi. On sait aussi ce qu’il a longtemps valu aux descendants de ces peuples, à ces braves gentilshommes qui, dans leurs terres et leurs châteaux-forts, s’étaient si bien organisés pour le pillage des campagnes et les vols de grand chemin. Dans les temps modernes, le pouvoir est devenu plus lucratif encore qu’il ne l’était dans le Moyen-âge ; il a profité de tous les progrès de la civilisation, et plus le travail et l’industrie ont créé de richesses, plus le pouvoir est devenu un excellent moyen de s’enrichir. Ses instruments de spoliation se sont multipliés, étendus, régularisés ; et la perfection en est aujourd’hui si grande, qu’il est tel pays de l’Europe, où à l’aide d’une machine appelée représentation nationale, et de quelques autres instruments qu’on nomme soldats, douaniers, agents du fisc, etc., il procure, sans combat, sans bruit, sans scandale, au petit nombre d’hommes qui l’exercent, le cinquième, le quart, le tiers, et jusqu’à la moitié de tous les revenus d’une grande nation. Nous ne parlons jusque-là que des profits matériels du pouvoir. Que n’aurions-nous pas à dire, si nous voulions entrer dans le détail des jouissances morales qu’il procure ? Il produit des plaisirs d’action, de vanité, de sécurité. Il donne du génie, de la célébrité, de la considération, de la gloire. Il est la source de tous les biens que convoite le plus vivement le cœur de l’homme.

Le pouvoir est donc une bonne chose, une excellente chose : on peut dire qu’il a été jusqu’ici le plus productif de tous les métiers, du moins pour ceux qui l’ont exercé. Qu’est-il arrivé de là ? C’est que le monde entier a voulu le faire. Le pouvoir a été le grand objet du genre humain. Dans tous les pays, à toutes les époques, presque tous les efforts et toute l’activité des individus et des peuples se sont portés vers ce but, comme s’il était la véritable fin de l’homme. Tandis que dans toute société, chaque associé a aspiré à en dominer d’autres, dans la grande société du genre humain, chaque société particulière a aspiré à dominer d’autres sociétés, et le mouvement de l’espèce entière a été de s’élever graduellement vers le pouvoir. C’est même en cela qu’ont consisté, en quelque sorte, les progrès de la société ; et la civilisation, dont l’effet aurait dû être de détourner peu à peu le monde de cette tendance sauvage, et d’exciter les hommes à exercer ensemble contre les choses l’action qu’ils s’efforçaient d’exercer les uns sur les autres, semble n’avoir eu pour effet que de porter un nombre d’hommes toujours plus grand dans le pouvoir. C’est un phénomène dont il est curieux de suivre le développement à travers les progrès de la civilisation.

Dans la barbarie du Moyen-âge, le pouvoir, en Europe, était l’apanage exclusif des hommes qui avaient renversé l’Empire romain. Ces hommes, accoutumés à vivre de proie, étaient le fléau de la classe industrieuse. À mesure que cette classe s’est élevée, l’intérêt de la civilisation à la tête de laquelle elle se trouvait placée, aurait demandé qu’elle pût attirer progressivement à elle les barbares qui l’avaient d’abord tenue sous le joug, qu’elle pût leur faire abandonner leur métier de gens de guerre et de rapine, et en faire peu à peu des hommes industrieux. C’était là la direction que les choses auraient dû prendre pour aller dans un sens conforme au progrès de la société. Elles ont pris tout juste la marche contraire. Les hommes industrieux ne se sont pas recrutés dans la classe oisive et dévorante ; mais la classe oisive et dévorante s’est constamment recrutée parmi les hommes industrieux ; la civilisation n’a pas cessé de lui envoyer des auxiliaires, et sa destinée semble avoir été de n’élever les hommes des classes laborieuses que pour les voir trahir sa cause et passer dans les rangs de ses ennemis. Observez, en effet, la direction que ces hommes ont suivie, depuis que la civilisation fait des progrès en Europe, et notamment depuis l’affranchissement des communes. Leur tendance a toujours été de se précipiter dans le pouvoir. On les a vu, à mesure qu’ils s’élevaient, abandonner l’industrie, mère de leur fortune, et se vouer à l’exercice improductif des fonctions publiques ou des professions dites libérales. En France, aussitôt qu’un agriculteur, un manufacturier, un commerçant, avaient acquis quelques richesses, ils n’avaient rien de plus pressé que de les porter à dévorer au gouvernement, en lui demandant, en retour, d’être admis, au rang des hommes ayant le privilège exclusif d’exploiter la fortune publique. On appelait cela s’anoblir. Cette disposition à s’anoblir était universelle en France ; et dès avant la Révolution, elle avait fait passer dans la classe oisive une partie considérable de la population.

Enfin, un jour, le peuple entier voulut se faire noble ; ce fut le jour même où, par l’organe de ses représentants, il décréta l’abolition de la noblesse et se proclama peuple souverain. Le peuple français, ce jour-là, se fit véritablement noble ; car il se jeta tout entier dans le pouvoir. En vain les hommes qui en avaient eu jusqu’alors la jouissance exclusive voulurent essayer de lui en défendre l’entrée ; leur résistance ne fit qu’irriter l’envie qu’il avait de s’anoblir et le faire aspirer au pouvoir avec une nouvelle violence. L’agriculteur abandonna ses champs, l’artisan ses ateliers, le négociant ses magasins, le savant ses livres, et toute une population d’hommes voués à l’exercice des arts, du commerce et de tous les genres de production, se précipitèrent dans les clubs, dans les administrations, dans les armées, dans toutes les branches du pouvoir. Le peuple se mit à gouverner le peuple, à exploiter le peuple ; et il ne parut pas sentir qu’il se dévorait lui-même. Depuis, cette disposition à gouverner n’a pas cessé de se soutenir et même de faire des progrès. Sous Bonaparte, elle était devenue une véritable frénésie ; il n’y avait plus dans la nation une famille qui ne voulût avoir place dans le gouvernement, ni dans le gouvernement un employé qui n’aspirât à gouverner le plus possible. Après la chute de Bonaparte, la même disposition a peut-être pris encore un nouveau degré d’énergie ; elle a été surtout fortifiée par la prétention que les anciens possesseurs du pouvoir ont manifestée d’en faire, de nouveau, le monopole. [6] Cette prétention a plus révolté la masse des citoyens que la plupart des atteintes portées à la sûreté des fortunes ou des personnes. Elle a provoqué la révolution du 20 mars ; elle a fait celle du 5 septembre, et qui sait celles qu’elle nous prépare encore. Enfin, ce n’est pas seulement en France que les peuples sont atteints de la manie de gouverner, c’est en Angleterre, c’est en Allemagne, c’est partout. En Angleterre le peuple demande à concourir en masse aux élections, et à former, tous les ans, un parlement nouveau. En Allemagne, on aime, sans doute, bien franchement la liberté ; mais on aime encore plus l’égalité peut-être ; et si le peuple aspire à se mettre à l’abri des atteintes de l’arbitraire, il aspire surtout à participer à l’exercice des fonctions publiques. Il semble que dans l’un et l’autre pays on se propose moins d’attirer le gouvernement dans la nation, que de faire entrer la nation dans le gouvernement : c’est-là la tendance universelle en Europe.

Voilà où l’on en est ; voilà quelle a été la marche de la civilisation. Elle n’a fait, comme nous l’avons dit, que porter un nombre d’hommes toujours croissant dans le pouvoir. Elle a d’abord multiplié le nombre des nobles ; puis elle a excité des peuples en masse à s’anoblir, à se proclamer souverains : le peuple français s’est proclamé souverain, le peuple anglais s’est proclamé souverain, le peuple allemand se proclame souverain ; il n’y a que les Espagnols, les Autrichiens et les Russes qui ne se soient pas encore élevés à cette dignité ; mais ils voudront y parvenir à leur tour, sans doute ; et lorsque tous les peuples de l’Europe se seront ainsi constitués souverains dans le droit, il ne leur restera plus qu’un pas à faire pour atteindre le comble de la perfection, ce sera de devenir souverains de fait, c’est-à-dire d’abandonner les soins de l’agriculture, du commerce et des arts pour se mettre à se régenter eux-mêmes.

Si jamais les peuples de l’Europe en venaient là, on pourrait dire que l’effet de la civilisation aurait été de les conduire au dernier degré de la barbarie ; car le comble de la barbarie, de la part de l’homme, c’est de vouloir faire son objet du gouvernement. C’est pour avoir voulu faire du gouvernement leur objet, que les peuples anciens ont eu des esclaves ; que les Romains ont ravagé le monde ; que les Germains ont attaché à la glèbe les peuples du midi de l’Europe ; qu’eux ou leurs descendants les ont exploités pendant quatorze siècles ; que les Français ont fait depuis vingt-cinq ans tant d’horreurs et de sottises, etc. Nous l’avons déjà dit vingt fois ; nous le répéterons mille fois encore : l’objet de l’homme n’est point le gouvernement, le gouvernement ne doit être à ses yeux qu’une chose très secondaire, nous dirons presque très subalterne ; son objet, c’est l’industrie, c’est le travail, c’est la production de toutes les choses nécessaires à son bonheur.

Dans un État bien ordonné, le gouvernement ne doit être qu’une dépendance de la production, qu’une commission chargée par les producteurs, qui la paient pour cela, de veiller à la sûreté de leurs personnes et de leurs biens pendant qu’ils travaillent. Dans un État bien ordonné, il faut que le plus grand nombre possible d’individus travaillent, et que le plus petit nombre possible gouvernent. Le comble de la perfection serait que tout le monde travaillât et que personne ne gouvernât. Au lieu de cela, il arrive que personne ne veut travailler, et que tout le monde veut gouverner.

Si la chose était rigoureusement vraie ; s’il était vrai qu’au lieu de faire son objet de la production, le monde entier voulût faire son objet du pouvoir ; qu’au lieu de vouloir être industrieux il voulut être noble ; qu’au lieu de vouloir travailler il voulût gouverner, le monde périrait à l’instant même ; car toute production venant à cesser, et la nature ne lui fournissant gratuitement qu’une très petite partie des choses nécessaires à ses besoins, il est évident qu’il ne lui resterait plus le moyen de vivre. Heureusement, quoique les peuples se prétendent souverains dans la théorie, une bonne partie des individus dont ils se composent restent industrieux dans la pratique. On peut, dans leur état actuel, comparer ces peuples à des essaims mi-partis de frelons et d’abeilles, essaims dans lesquels les abeilles consentent à distiller des torrents de miel pour les frelons, dans l’espoir d’en conserver au moins quelques rayons pour elles. Malheureusement il ne leur en reste pas même toujours une faible partie. Aussi arrive-t-il que beaucoup d’abeilles, se lassant de travailler sans jouir, aspirent à passer du côté des frelons où l’on jouit sans travailler ; c’est-à-dire que beaucoup d’industrieux voyant combien le métier des gouvernants est bon, et combien, par suite, celui des producteurs est ingrat et pénible, sont excités à abandonner leurs utiles travaux pour aller grossir la foule des hommes dévorants ou inutiles.

C’est cette abondance dans laquelle vivent les hommes qui gouvernent, aux dépens des hommes qui travaillent, qui, de tout temps, ont provoqué dans les rangs de l’industrie ces défections nombreuses, ces fréquentes désertions à l’ennemi, et dans la masse des peuples, cette disposition universelle à se jeter dans le pouvoir, que nous venons de faire remarquer. Il suffit d’avoir bien caractérisé cette tendance, pour faire sentir à l’instant même combien elle est funeste à la nation des industrieux, combien elle est propre à diminuer ses forces et à accroître celles de ses ennemis.

Le pouvoir s’enrichit de toutes les pertes que fait la nation des industrieux ; plus le nombre de ses auxiliaires croît, plus il peut exercer sur elle une action violente. Ce n’est pas tout : quand le nombre des prétendants au pouvoir est devenu très grand, et qu’il n’est plus possible à l’industrie de produire assez pour assouvir l’avidité de tous, il arrive toujours qu’ils se divisent pour savoir à qui appartiendra le droit de la faire contribuer, et leurs discordes lui sont encore plus fatales que leur union. Après chaque révolution, elle se trouve, comme nous l’avons fait voir, plus faible et plus asservie qu’elle ne l’était auparavant ; toutes les mesures violentes que chaque faction prend contre ses rivales tournent à son préjudice ; et de plus, comme la faction triomphante n’est jamais sûre de conserver longtemps le pouvoir, elle est excitée par cela même à en user le plus largement possible, et cela tourne encore à sa ruine. 

On ne finirait pas si on voulait entrer dans le détail de toutes les suites fâcheuses qu’ont pour elle la disposition des peuples à entrer dans le pouvoir. Elle doit donc appliquer toutes ses forces à changer cette aveugle disposition : ce doit être là sa principale tâche. Jusqu’ici, les habitants de l’Europe avaient fait consister leur gloire à obtenir un grand empire les uns sur les autres ; elle doit faire que leur ambition se propose désormais un but à la fois plus élevé et plus profitable, celui d’exercer ensemble une grande action sur les choses ; le mouvement de la civilisation avait été de tourner graduellement tous les regards vers le pouvoir, elle doit travailler à les ramener insensiblement vers elle, en s’efforçant d’ôter au pouvoir les moyens de lui ravir ses trésors et d’agir sur les hommes par l’attrait des richesses en même temps que par celui de la vanité.

Ainsi, rappeler les hommes au travail et à l’industrie, les détourner de la recherche du pouvoir, diminuer ainsi les forces des tyrans qui en abusent, ou des factions qui se le disputent, empêcher que la guerre n’éclate entre ces factions, et que le pouvoir ne se fortifie par leurs discordes ; telle doit être, dans chaque État et à l’égard de chaque gouvernement, la conduite de la nation des industrieux. Nous examinerons, dans un autre article, quelle doit être sa politique à l’égard de tous les gouvernements pris ensemble, et nous rechercherons particulièrement en quoi consiste, pour elle, l’indépendance nationale, et jusqu’à quel point elle doit s’intéresser à l’indépendance de chaque État, dans le sens qu’on attache vulgairement à ce mot.

D…..R.

 

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[1] V. tom. 1er, Du système de l’équilibre des puissances européennes.

[2] V. tome 1er, pag. 339 et suiv.

[3] Il faut appeler absolus non seulement les gouvernements qui ne sont pas parlementaires, mais encore les gouvernements prétendu représentatifs, où le pouvoir exécutif dispose, selon ses vues, des assemblées publiques. Il est même évident que ceux-ci sont beaucoup plus absolus que les autres, car il est infiniment plus difficile de leur résister.

[4] V. tom. 1er, Considérations sur l’état moral de la nation française, etc.

[5] L’Angleterre vue à Londres et dans ses provinces, pag. 138 et suivantes.

[6] Une pareille prétention devait avoir nécessairement cet effet. Il suffit qu’une classe d’hommes veuille gouverner seule, pour qu’à l’instant même toutes les autres aspirent à gouverner. S’il n’y avait jamais eu de nobles, il n’y aurait jamais eu de peuple souverain.

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