Contrebande (Dictionnaire du commerce et des marchandises)

Dans cet article audacieux, fourni pour le Dictionnaire du commerce et des marchandises de Guillaumin (1837-1839), Adolphe Blanqui fait un éloge de la contrebande et des contrebandiers. Ce commerce interlope, en défiant les plans des protectionnistes, force les gouvernements à abandonner leur système absurde de douanes et de prohibitions. En cela, la contrebande est un vecteur de progrès.

ENCYCLOPÉDIE DU COMMERÇANT

DICTIONNAIRE DU COMMERCE ET DES MARCHANDISES,

Contenant tout ce qui concerne le commerce de terre et de mer

(Dirigé par G. U. G. (Gilbert-Urbain Guillaumin)

Premier volume, 1837, deuxième, 1839.

 

CONTREBANDE. La contrebande est le correctif le plus efficace des mauvaises lois de douane qui entravent encore le commerce du monde. Elle est comme une protestation permanente des intérêts généraux contre les monopoles créés au profit de quelques particuliers par les gouvernements qui partagent avec eux. C’est à la contrebande que le commerce doit de n’avoir pas péri sous l’influence du régime prohibitif, inventé par les nations modernes. Tandis que ce régime condamnait les peuples à s’approvisionner aux sources les plus chères et souvent les plus éloignées, la contrebande rapprochait les distances, abaissait les prix et forçait les monopoleurs à une certaine modération dans l’exploitation de leurs privilèges. Une concurrence sans cesse renaissante les tenait en respect et dédommageait les consommateurs de la rigueur des tarifs. La contrebande, légalement blâmable, est donc commercialement utile, et nous lui devons la solution de presque toutes les questions d’économie politique relatives aux échanges. Pendant qu’on discute dans les livres et qu’on délibère dans les chambres, la contrebande agit et décide sur les frontières ; elle se présente avec la puissance irrésistible des faits accomplis, et la liberté du commerce n’a jamais remporté une seule victoire qu’elle ne l’ait préparée. Ainsi, et pour ne choisir que des exemples récents, les châles de l’Inde étaient prohibés, il y a quelques années, et ils ne pénétraient en France que rarement et à des prix élevés : c’était, dit-on, pour encourager la fabrication française qu’on les avait proscrits. La contrebande intervient, et les châles de Cachemire apparaissent : aussitôt nos manufacturiers, riches de modèles et stimulés par la concurrence, font de nouveaux efforts et luttent de talent avec leurs rivaux. En même temps, un droit tolérable succède à la prohibition. Ce que vingt ans de discussion n’avaient pu obtenir, la contrebande l’a obtenu.

Les mêmes résultats se sont manifestés dans les autres questions, toutes les fois que la contrebande s’est chargée de les résoudre. Les fabricants de mousseline, obligés d’employer des filés très fins pour leurs tissus, s’étaient adressés en vain à la filature française, protégée par la prohibition : c’est la contrebande seule qui leur a permis de se soutenir, en leur fournissant les filés fins de l’Angleterre, sur l’introduction desquels le gouvernement s’est vu réduit à fermer les yeux. Les chevaux étrangers payaient un droit de 50 fr. par tête à leur entrée en France, et la douane étonnée de ne rien recevoir, quoiqu’il en entrât beaucoup, n’a consenti à une réduction de moitié sur ce droit qu’après s’être aperçue que la plupart des chevaux entraient en contrebande. Nous avons entendu un directeur-général[1] confesser humblement que, dans cette circonstance, la fraude était d’autant plus facile, que le contrebandier montait sur sa marchandise et galopait avec elle, au mépris des douaniers ébahis et essoufflés. Que de marchandises également indispensables et aujourd’hui si chères, verraient leur tarif adouci, si la contrebande pouvait les prendre en croupe et galoper avec elles ! Que de fastidieuses harangues on eût évitées sur la taxe des fers et sur celle des houilles, si ces matières étaient aussi légères que les cotons filés ou les châles de Cachemire ! Toutes les fois que le gouvernement a essayé d’arracher aux chambres une concession libérale en matière de douanes, il n’a pu y réussir qu’en invoquant devant elles le fantôme de la contrebande.

Ce fait incontestable nous semble digne des plus sérieuses réflexions. La contrebande est devenue de nos jours une véritable puissance, moitié commerciale, moitié militaire, qui a ses stations principales et ses tarifs officiels, des soldats aguerris et des chefs expérimentés. Elle est aussi exacte dans ses livraisons que le négociant le plus scrupuleux ; elle brave les saisons et les lignes de douanes les mieux surveillées, au point que les compagnies d’assurances qui la protègent comptent moins de sinistres que toutes les autres. On sait l’aventure de ce fonctionnaire supérieur que l’administration des douanes qui reçut fort exactement à son domicile de Paris et par sa propre voiture, une caisse de montres achetées par lui à Genève dans l’intention d’éprouver la surveillance de ses employés. C’est depuis ce moment que des droits extrêmement modérés ont succédé à la prohibition de cet article. Tous les articles de commerce éprouveraient bientôt le même avantage si la contrebande pouvait leur être appliquée avec le même succès ; mais cette science se perfectionne assez rapidement pour faire espérer que le gouvernement n’en bravera pas, derrière le système prohibitif, les dernières conséquences. Le gouvernement sait que des armées de chiens affamés, conduites par des hommes déterminés, parcourent incessamment certaines frontières et y sont devenues les intermédiaires reconnus d’une foule d’échanges. Les ruses et la stratégie des contrebandiers ne connaissent plus de bornes, et l’on ferait un musée fort curieux, si déjà ce musée n’existe, des instruments et du matériel employés à leurs opérations.

Des personnes bien placées pour apprécier de semblables faits ont évalué à plus de 300 millions fr. l’importance annuelle du commerce usurpé par les contrebandiers européens. En Espagne, par exemple, où de tout temps les lois de douane furent absurdes et oppressives, avec accompagnement de galères et de peine de mort, la contrebande est devenue une profession dont les douaniers eux-mêmes sont les plus actifs auxiliaires ; de sorte que le gouvernement n’y perçoit à peu près rien, précisément à cause de son désir de trop percevoir. Sur nos frontières des Alpes, dont les habitants sont condamnés aux plus rudes privations et à l’inquisition la plus incommode à cause du voisinage des préposés, la contrebande est l’unique étude d’une foule de gens auxquels la douane a rendu la vie régulière presque impossible, et l’on se ferait difficilement une idée du concert de malédictions qui retentit nuit et jour contre elle sur toute la ligne de nos montagnes. Aucune expression ne saurait rendre les vexations que leurs malheureux habitants y subissent et le despotisme que les habits verts exercent sur eux. Tantôt les bureaux sont fermés depuis le samedi soir jusqu’au lundi matin ; tantôt les employés ne sont pas visibles, le plus souvent ils ne sont pas levés, et comme ces hommes règnent en souverains dans des hameaux isolés, souvent dans des postes perdus à l’extrême frontière, il n’y a pas de recours contre leurs exigences ni même contre leurs brutalités. L’auteur de cet article qui a traversé plus de vingt fois nos frontières dans tous les sens, a souvent rencontré de malheureux pâtres, obligés d’attendre pendant 36 heures avec leurs troupeaux, dans des lieux dépourvus de nourriture et parsemés de précipices, qu’il plût à deux ou trois préposés d’ouvrir leur bureau pour compter les moutons.

Ailleurs,  l’impéritie incroyable de certains employés enflamme au plus haut degré le génie de la contrebande, qui cesse dès lors de conserver son caractère commercial pour prendre celui de la vengeance. Nous avons vu des vêtements confectionnés en France avec des tissus français, être considérés comme des habits de fabrique étrangère, quoique leurs possesseurs fussent en état de fournir des certificats d’origine authentique. Ils payaient les droits, faute de s’être munis en partant des attestations nécessaires. Le besoin de la contrebande se fait surtout sentir à cette immense quantité de voyageurs qui se voient privés, par les inutiles rigueurs de la douane, d’une foule de petits objets destinés à leur usage personnel, sans aucune vue mercantile, et à qui on propose sottement de les réexporter en passant une rivière ou en retournant sur leurs pas. Qui croirait, par exemple, qu’un citoyen français ne puisse importer d’Angleterre une peau de mouton garnie de sa laine, ne fût-ce que pour avoir les pieds chauds en voiture, parce que cet article est prohibé sous le nom de peau ouvrée ? Et pourquoi l’a-t-on prohibé ? Est-ce pour encourager la fabrication des moutons à laine longue, ou simplement pour priver tout à la fois le fisc d’un revenu et les citoyens d’une jouissance ?

La contrebande est le seul moyen qui reste aux industriels pour se procurer des produits prohibés dont l’usage leur est indispensable. Elle grandit tous les jours en même temps que l’extension prise par les affaires, et sur plusieurs points de l’Europe elle s’est régularisée avec une ordre et une habileté qui tiennent du prodige. Elle a ses courtiers d’achat, de vente et d’assurance, et des négociants d’une haute renommée la jugent d’assez bonne maison aujourd’hui pour entrer en relations avec elle. [2] Les orateurs du gouvernement, dans le parlement d’Angleterre, ont révélé sur son organisation des détails curieux et fait fléchir devant elle, comme les nôtres, la sévérité des tarifs. Au fait, que signifie la contrebande, sinon la nécessité impérieuse pour un peuple d’acquérir ce qui lui manque en échange de son superflu ? Examinez attentivement les époques où elle a prospéré et vous vous convaincrez que c’est toujours sous le régime des prohibitions absolues ou des tarifs élevés. Quand Napoléon décréta le blocus continental, la Russie, l’Allemagne, la Hollande se couvrirent de contrebandiers ; l’empereur lui-même autorisa la fraude, au moyen des licences accordées à prix d’argent et devenues la source de tant de fortunes scandaleuses. La guerre de 1812 déclarée à la Russie a eu pour motif véritable la résistance opposée par les Russes aux exigences de la prohibition impériale. L’empereur, qui ne comprenait guère que l’économie politique des Romains, c’est-à-dire que les contributions forcées sur les pays conquis, n’avait pas voulu entendre que les Russes, en fermant leurs ports à l’Angleterre, demeuraient sans débouchés pour les produits de leur sol. La contrebande devint leur seule ressource, et il y a eu un moment où elle fut la ressource unique du commerce européen.

Que penser, dès lors, de ces tableaux d’importations et d’exportations publiés à grands frais par les gouvernements pour démontrer que la balance pèse en leur faveur, c’est-à-dire que les peuples vendent plus qu’il n’achètent ? C’est la contrebande qui aligne les comptes[3] et qui explique seule comment la France fait en apparence plus d’affaires avec 3 millions de Belges qu’avec 25 millions d’Anglais. Il suffirait d’un perfectionnement notable dans la fraude pour bouleverser tous les tarifs du monde et pour obliger chaque nation à se maintenir dans le genre de production spéciale à son sol ou au génie de ses habitants. Quelles que soient les doléances des partisans du régime protecteur, si une pareille hypothèse venait à se réaliser, si, par une découverte quelconque, tous les produits pouvaient aller et venir sans payer de droits, nous sommes certains qu’aucune industrie ne périrait, et qu’il en résulterait des avantages immenses pour l’humanité. Les gouvernements sauraient bien s’ingénier pour remplacer le déficit occasionné par l’absence de toute recette en fait de douanes. Vingt mille employés qui coûtent 20 millions et qui en font perdre plus de cinq cents rentreraient dans la société laborieuse, et nous ne serions pas exposés à ces crises périodiques qui affligent l’industrie tous les dix ans, à cause de l’existence factice que les tarifs protecteurs lui ont imposée. On verrait disparaître aussi cet usage odieux de fouiller les voyageurs jusque sur leurs personnes, et de livrer à des salariés faméliques le droit illimité de perquisitions que la justice n’exerce qu’avec réserve, même envers les criminels ; car c’est une chose vraiment étrange que cette contradiction de nos lois fiscales et de nos mœurs, dont les unes ordonnent ce que les autres repoussent avec la plus énergique susceptibilité.

Au reste, l’accroissement notable de la contrebande en étendue et en habileté prouve que la législation des douanes a cessé d’être partout en harmonie avec les besoins et l’état de la production chez les peuples. Si les droits étaient modérés, on ne consentirait jamais à courir les risques inhérents à la fraude pour s’y soustraire, et l’expérience démontre que partout où d’anciennes taxes abusives ont été réduites, la contrebande a presque entièrement disparu. À défaut d’autres arguments plus légaux et plus écoutés, les amis de la liberté commerciale doivent donc désirer que la contrebande continue de rappeler les gouvernements et les privilégiés à la modération des tarifs. Aussi bien est-il pénible de penser que les négociants scrupuleux observateurs des lois voient leurs profits absorbés par ceux qui se montrent moins difficiles, et qui usent sans hésiter des ressources de la contrebande. Un système est bien compromis quand il ruine ceux qui le respectent et qu’il enrichit ceux qui le foulent aux pieds. Mais il y a un malheur beaucoup plus grand encore, c’est que la volonté des hommes ait élevé des barrières où la Providence avait aplani les chemins, et qu’elle sème tous les jours la stérilité où la nature avait fait naître l’abondance. [4]

BLANQUI aîné.

__________________

[1] M. Grétérin, session de 1836.

[2] Château, maison, cabane,

Nous sont ouverts partout.
Si la loi nous condamne,

Le peuple nous absout.

Béranger, les Contrebandiers.

[3] Aux échanges l’homme s’exerce,

Mais l’impôt barre les chemins.

Passons ; c’est nous qui du commerce

Tiendrons la balance en nos mains.

            Partout la Providence

            Veut, en nous protégeant,

            Niveler l’abondance,

            Éparpiller l’argent.

Béranger, Id.

[4] Nous ne pouvons mieux faire que de citer, en finissant, une strophe de notre immortel Béranger, sur le fléau des prohibitions ; le grand poète s’y est montré aussi un grand économiste.

Nos gouvernements pris de vertige,

Des biens du ciel triplant le taux,

Font mourir le fruit sur sa tige,

Du travail brisent les marteaux.

            Pour qu’au loin il abreuve

            Le sol et l’habitant,

            Le bon Dieu crée un fleuve,

            Ils en font un étang.

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