Correspondance de Louis-Paul Abeille avec P.-S. Dupont (de Nemours)

Correspondance de Louis-Paul Abeille avec P.-S. Dupont (de Nemours)

Extrait des archives Dupont (Hagley) aux États-Unis

 

W2-1573 — Lettre de Louis-Paul Abeille à Dupont de Nemours

Lundi 20 février 1769.

Voilà mon exemplaire du 1er volume du Corps d’observations. J’ignore ce qui envoie Monsieur Dupont à le chercher. Si c’est pour le faire entrer dans le catalogue des ouvrages qui ont été publiés sur ces matières, je le prie instamment de ne faire mention ni de celui-là en particulier, ni d’aucun des miens. Il est reçu qu’on ne nomme les gens qu’on connaît, et qui ne font point imprimer leur nom à la tête de leurs écrits, qu’autant qu’ils y consentent, et au lieu d’y consentir, je prie avec instance Monsieur Dupont de ne parler ni des écrits, ni de l’auteur. Je lui en serai fort obligé et je le prie d’agréer d’avance mes remerciements.


W2-16 — Lettre de Dupont de Nemours à Louis-Paul Abeille

Adresse : À Monsieur Abeille, Secrétaire du Bureau du Commerce, à Paris.

Paris, [Mercredi] 28 février 1769.

Monsieur,

J’ai l’honneur de vous renvoyer le livre que vous avez eu la bonté de me prêter. J’ai égaré mon premier volume pour l’avoir prêté moi-même à quelqu’un qui ne me l’a pas rendu, et je n’ai pu en retrouver un autre chez Regnard, ce qui m’a obligé d’avoir recours à votre complaisance.

J’ai été surpris et affligé de la demande que vous m’avez faite. J’aurai certainement toujours la plus grande envie de me conformer à des désirs que vous me témoignez avec instance. C’est ce qui rend plus triste pour moi la nécessité où je me vois de me m’y conformer qu’en partie. Comment voulez-vous que je fasse ? J’ai promis à mes lecteurs de leur donner la notice abrégée de tous les bons livres français qui peuvent composer une petite bibliothèque choisie d’économie politique : m’est-il possible d’omettre vos écrits ? Si je le faisais, remplirais-je mon objet ? Ne manquerais-je pas à mon engagement public ; ne m’exposerais-je pas à de justes reproches, surtout de la part des personnes qui s’intéressent à votre gloire, et qui ne sachant pas et ne pouvant pas savoir que vous auriez exigé et même instamment exigé de moi cette commission, la regarderaient comme un injustice extrême et comme une marque de partialité odieuse. Je vous dois certainement beaucoup de déférence, Monsieur ; mais je ne puis pas vous devoir de donner occasion à des soupçons que je ne veux point mériter, et qui fleuriraient ma réputation dans l’esprit des honnêtes gens.

Ceci comme beaucoup d’autres affaires me paraît, Monsieur, devoir être décidé par le droit naturel et par les lois de la propriété. Il y a dans votre demande une chose juste, et une autre qui ne l’est pas. Votre nom est à vous ; quand vous ne l’avez point mis à vos écrits, vous êtes en droit d’exiger que d’autres ne l’y mettent pas : voilà la chose juste dans votre demande. Aussi m’y soumettrai-je, et quelque regret que j’aie de ne pouvoir vous rendre en votre nom même, le tribut d’éloges que je vous crois dû, je passerai absolument votre nom sous silence : on ne le verra plus dans mes écrits. Mais les ouvrages que vous avez fait imprimer et que vous avez donnés au public ne sont plus à vous, si ce n’est pour l’honneur qui doit vous en revenir : vous ne pourriez sans injustice exiger de personne qu’il se taise à leur sujet : Ils sont à ce public à qui vous les avez donnés ; ils sont à tous les particuliers qui les ont achetés et il n’y a aucun d’eux qui pour son argent ne soit complètement le maître d’en dire au moins le bien qu’il en pense.

[Morceau barré : Supposez, Monsieur, que vous ayez entrepris d’écrire l’histoire de la guerre dernière, que vous l’ayez proposée par souscription, que vous ayez reçu l’argent du public pour cela, et que le prince Ferdinand vous écrive de ne point faire mention de ses campagnes. Que feriez-vous ? Il n’y aurait de moyen de lui obéir qu’en rendant l’argent à vos souscripteurs et abandonnant l’entreprise. Est-ce là ce que vous souhaiteriez que je fisse pour les Éphémérides ? Avez-vous un assez grand intérêt à la chose pour me faire cette proposition ? —Fin du passage barré] Au reste, j’ignore quel peut être le motif qui vous fait redouter que votre nom et vos ouvrages soient cités dans mes écrits. Mais si c’est un effet de votre modestie, permettez-moi de vous le dire, Monsieur, vous me semblez trop modeste. 

Je vous supplie, Monsieur, d’agréer mes excuses et mes raisons. C’est avec un extrême regret que je me vois forcé de ne pas faire entièrement ce que vous avez désiré de moi. Je n’en serai que plus disposé à vous prouver dans une autre occasion tous les sentiments respectueux avec lesquels j’ai l’honneur d’être, 

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur Du Pont.


W2-1574 — Lettre de Louis-Paul Abeille à Dupont de Nemours

À Paris, le [dimanche] 5 mars 1769.

On a souvent, Monsieur, de bonnes raisons pour ne pas s’expliquer sur les motifs de sa conduite. Il me semble qu’on ne peut jamais avoir de bonnes raisons pour supposer qu’un homme, qu’on ne regarde pas comme un insensé, agisse sans motifs. Comme j’en ai de solides pour désirer que ni mon nom, ni le titre de mes écrits ne se trouvent dans la notice que vous vous proposez de donner, il serait fort désagréable que vous les fissiez céder, malgré ma prière et sans les connaître, à une promesse que vous avez faite à vos lecteurs sans me consulter, et dont par conséquent il ne peut être juste de me faire supporter l’inconvénient. Je ne m’engagerai point dans la discussion des principes que vous établissez pour me prouver que vous êtes en droit de me faire de la peine, sans que je sois en droit de m’en plaindre. Je me borne à vous répéter que je vous prie avec instance de ne faire aucune mention de moi et de mes écrits dans votre notice, et à vous assurer que si vous ne jugez pas à propos d’avoir égard à mes instances je me plaindrai. Il y a tout à parier que personne ne s’apercevra que vous n’avez fait aucune mention de moi. Mais s’il vous est impossible de vous tranquilliser vous-même à ce sujet, bornez-vous, je vous en supplie, à dire dans une note que vous comptiez faire mention de quelques autres ouvrages, mais que l’auteur vous a prié de n’en rien faire. À l’égard des personnes que vous croyez disposées à vous faire directement des reproches, par intérêt pour moi, je signe cette lettre ; vous pouvez la leur montrer. Je suis persuadé qu’après l’avoir lue elles approuveront votre silence. Je suis avec toute la considération possible, 

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur Abeille.


W2-17 — Lettre de Dupont à Louis-Paul Abeille

Sans date [mars 1769]

À Monsieur Abeille

Monsieur, 

Vous devez savoir depuis très longtemps que j’aime la paix, et je m’aperçois en effet que vous ne l’ignorez pas. Je vous ai prouvé combien elle m’est chère dès l’année 1763, dès le premier moment où j’ai eu l’honneur de vous connaître, et où vous avez traité avec tant de hauteur et de mépris mon livre de l’exportation et de l’importation des grains, que le public a daigné juger plus favorablement, et que vous m’aviez si fortement conseillé de ne publier jamais. Je vous ai prouvé combien elle m’est chère, lorsque vous m’avez empêché en 1764, d’achever un traité du Luxe et ensuite un traité du Commerce que j’avais commencés ; et lorsque vous m’en avez empêché sans raison, puisque vous ne les avez pas faits vous-même, et que vous avez dédaigné l’usage du privilège exclusif que vous aviez voulu vous assurer à ce sujet. Je vous ai prouvé combien elle m’est chère lorsque vous vous êtes emparé, malgré M. Quesnay, des notes qu’il a faites sur le traité du droit public de M. l’abbé de Mably, et que vous n’avez jamais voulu rendre ni à M. Quesnay, ni à moi, ces notes que cet homme respectable avait faites uniquement pour moi, pour mon utilité, pour mon instruction, pour mon usage, pour me faciliter, pour me guider dans un travail dont je m’occupais alors, comme je pourrais le prouver par les lettres mêmes de M. Quesnay. Il y a cinq ans de cela, j’en avais à peine vingt-trois, je n’étais connu de personne, j’avais à tous égards le plus grand besoin d’instruction et de secours ; vous étiez homme plus que fait, votre réputation était déjà formée, vous n’aviez plus besoin d’être conduit et soutenu ; j’étais donc dans le cas de me livrer à cette sorte d’humeur qu’ont naturellement les pauvres quand ils se voient dépouillés par les riches. Je ne m’y suis point livré, Monsieur ; j’ai cru que les élèves du même maître et les défenseurs de la même doctrine devaient se pardonner beaucoup de choses, et faire leurs efforts pour vivre en amis.

Je me suis flatté pendant quelques temps de vous avoir enfin ramené à cette façon de penser si convenable pour tous deux. En 1766 lorsque mon amour pour la vérité m’a fait perdre le Journal du Commerce, vous avez paru vous intéresser à mon sort. Vous m’avez adressé le sieur Martin, vous m’avez procuré l’occasion de faire pour lui un mémoire sur le commerce des draps de Languedoc, et vous l’avez même obligé en 1767 de remplir les engagements qu’il avait pris avec moi à ce sujet. Je vous ai laissé voir alors toute la reconnaissance dont j’étais pénétré pour ce service. J’ai entièrement oublié vos anciens procédés, je me suis abandonné au plaisir de croire que vous ne chercheriez jamais à m’en faire ressouvenir.

Avant et depuis ce temps je n’ai laissé échapper aucune occasion de vous témoigner des égards, de la déférence, et du respect, de louer

vos écrits, de vanter vos lumières et vos talents. J’ignore donc absolument par où j’ai pu mériter l’espèce de persécution dont vous m’honorez aujourd’hui.

Ne pourrez-vous jamais me laisser achever en paix un ouvrage public dès que vous serez instruit de son commencement ? Que vous importe que je fasse ou que je ne fasse point une histoire abrégée des bons écrits économiques publiés en France ? Si l’histoire est mal faite, cela ne tombera que sur moi ; et vous serez toujours le maître de me démentir. Croyez-vous que je sois assez insensible pour ne pas m’apercevoir de ce qu’il y a d’insultant dans vos instances redoublées pour que je ne fasse mention ni de vous, ni de vos écrits ?

Vous avez, dites-vous, de bonnes raisons pour ne point me faire part des motifs qui vous portent à me faire cette insulte. Par cela même que vous ne voulez pas les dire, ces raisons sont d’autant plus faciles à deviner. Il est assez apparent du moins que vous cherchez une occasion de vous plaindre de moi. Celle-ci est très bien trouvée, parce que si je refuse ce que vous me demandez, vous vous plaindrez de ce que je n’aurai point eu égard à vos instances ; et si je garde le silence que vous exigez, vos amis se plaindront, m’accuseront d’in-justice à votre égard et de partialité contre vous, et décrieront universellement mon ouvrage avec une apparence de raison.

Vous relevez beaucoup Monsieur la grâce que vous me faites de signer votre lettre et vous me marquez que je n’ai qu’à la montrer à ceux qui voudraient me faire des reproches ; mais ce n’est pas de ceux qui nous connaissent tous deux que je crains des reproches, et je n’irai pas porter votre lettre en Bretagne et la présenter à une multitude de gens que je ne connais pas.

Le parti le plus raisonnable et le plus juste à tous égards, serait de m’en ternir au plan que je vous ai proposé dans ma précédente, de taire votre nom et de parler de vos écrits, ainsi que j’en ai le droit, comme de tous les autres, selon qu’ils me paraissent le mériter. Vous ne le voulez pas, Monsieur ; vous vous plaindrez hautement de moi, si je le fais ; je vous cède encore une fois par amour pour la paix. Mais songez Monsieur que je ne veux point essuyer de reproches pour avoir fait ce que vous avez voulu, et s’il me revient que quelqu’un de vos amis se plaigne de ma conduite avec vous j’ai ma justification en main, je ferai imprimer notre correspondance à ce sujet.

Avant de terminer cette lettre je dois vous dire ce que j’ai fait pour me conformer à vos vues que je ne puis approuver. J’ai retardé de trois jours la publication de mon volume qui était prêt. J’ai fait réimprimer deux feuilles. Je n’ai point supprimé la notice des mémoires de la société de Bretagne parce que quelque part que vous puissiez avoir à ces mémoires, ils ne sont point censés votre ouvrage, ils sont l’ouvrage de la Société de Bretagne qui ne m’a point défendu de faire usage de ses écrits et qui ne me l’aurait jamais défendu parce que les compagnies sont ordinairement plus civiles que les particuliers, et encore parce que les compagnies de citoyens ne dédaignent jamais les autres citoyens qui s’appliquent avec zèle à l’étude du bien public. Mais à l’époque du premier des ouvrages qui vous sont particuliers j’ai placé l’esprit de la voie que vous m’avez indiqué et j’ai passé les autres sous silence. Avec cela Monsieur je ne me flatte pas que vous soyez content de moi ; je vois trop qu’il faut que je renonce à l’espoir de vous contenter. Mais il me suffit d’avoir mis la justice de mon côté et de vous avoir prouvé jusqu’à la fin que je voudrais pour beaucoup éviter les divisions si nuisibles aux sciences, si ridicules en elles-mêmes et si coûteuses pour les savants, les divisions que vous voulez faire naître et que je voudrais cacher quand vous les affichez.

Je suis avec toute la considération possible, etc.

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