Cours d’économie politique du Collège de France. Discours d’ouverture (1842-1843)

Michel Chevalier, Cours d’économie politique du Collège de France. Discours d’ouverture de l’année scolaire 1842-1843 (Journal des économistes, février 1843)


COURS D’ÉCONOMIE POLITIQUE DU COLLÈGE DE FRANCE

Discours d’ouverture de l’année scolaire 1842-1843.

« Messieurs, ceux d’entre vous qui sont venus m’écouter l’an dernier savent quelle est la pensée qui m’anime dans cet enseignement, quel est le principe de l’économie politique, telle que je la conçois. Certes, cette enceinte est réservée à la science ; la politique reste à la porte ; ce n’est pas nous qui essayerons de lui faire franchir le seuil. En même temps que nous nous tenons enfermé dans le cercle de la science, nous nous adressons à la raison de l’homme, à son bon sens. Nous n’avons rien à dire aux passions ; il ne nous appartient pas de traiter avec ces hautes mais capricieuses puissances. Cependant le nom de cette chaire est celui de l’économie politique ; donc il nous est commandé de nous occuper des intérêts généraux des sociétés humaines, et il ne nous est pas interdit de songer à la situation particulière de la société au milieu de laquelle nous vivons. C’est la science que nous cultivons ici ; c’est la science abstraite, mais ce n’est pas la science imaginaire ; c’est celle qui a mission d’éclairer la pratique, la pratique dont elle s’inspire à son tour.

« D’après cela, Messieurs, le programme de l’enseignement que je vous ai présenté et que je continuerai à dérouler devant vous, a été celui-ci :

« Depuis cinquante ans, la Société européenne en général et la Société française en particulier éprouvent un renouvellement dont les exemples sans doute ne manquent pas absolument dans l’histoire, mais qui est plus caractérisé, plus complet, plus universel peut-être que tout ce qui s’était passé de semblable dans la série des siècles. Pendant la génération qui nous a précédés, cette transformation sociale s’opérait brusquement, violemment, au sein de douleurs horribles, de déchirements affreux. De nos jours et à jamais, nous avons le droit de l’espérer, ce n’est plus un cataclysme. L’œuvre se poursuit, mais graduellement et avec mesure, sous les auspices de la paix.

« Un autre équilibre s’assied. L’un des traits les plus visibles de cette métamorphose, c’est la diffusion du bien-être. De plus en plus les hommes sont habiles à travailler, excellent à tirer parti des forces de la nature. En retour de leur travail, ils sont admis à une aisance toujours croissante, et de jour en jour plus générale. En présence de ce résultat, l’homme d’État se sent rassuré. Il juge que ce sont autant d’éléments de stabilité répandus dans la société, autant de points fixes sur lesquels il peut s’appuyer. Le moraliste se félicite et remercie la Providence, car il voit ses semblables affranchis d’une misère qui les dégradait. Ce développement rapide du bien-être à la faveur du travail sera, aux yeux de la postérité, le titre d’honneur de notre époque.

« Car, messieurs, c’est un immense service rendu à la cause de la liberté et de la dignité humaine. Ce n’est point le règne de la matière qui arrive sur la terre ; c’est, au contraire, l’espèce humaine qui triomphe et asservit la matière à ses désirs, à ses lois. Tous les progrès matériels ne dérivent-ils pas en effet de l’esprit humain ? Ne sont-ce pas des conquêtes de l’intelligence ?

« La matière règne despotiquement dans les sociétés arriérées ; plus vous remontez vers les temps antiques, et plus vous trouvez l’homme opprimé par ses besoins matériels, plus vous le voyez courbé devant eux et leur obéissant comme un vil esclave. Sa raison est au service de ses appétits brutaux. Tous les matins, la pensée du sauvage, à son réveil, n’est pas d’honorer Dieu, ni de savoir à quels devoirs il vaquera, ce qu’il pourra faire pour la culture de son esprit et de son cœur, pour l’avancement moral ou intellectuel de sa famille et de ses pareils ; c’est de savoir comment il se procurera une grossière pâture.

« En ce sens, messieurs, l’économie politique, science des intérêts matériels, peut aspirer à servir activement, puissamment même, la cause de la liberté de l’homme, de cette liberté générale qui consiste pour chacun à développer ses facultés et à les exercer pour le plus grand avantage de lui-même et de ses semblables. Cette définition de la liberté, je le sais, n’est pas celle de la langue politique ; mais nous ne sommes pas astreints à parler ici cette langue ; et, définie ainsi, la liberté vous paraîtra encore, je l’espère, un bien digne d’envie.

« Cela posé, ce progrès du bien-être dont nous sommes les témoins résulte de l’accroissement de la puissance productive des sociétés, et par ces mots, l’accroissement de la puissance productive, vous savez qu’il ne faut pas entendre une surexcitation maladive, fébrile, qui exagérerait subitement la quantité de production de telle ou telle industrie en particulier. L’accroissement de la puissance productive, c’est une plus grande production par une même quantité de travail humain, non pas seulement dans une série particulière d’ateliers, mais dans l’ensemble de l’industrie agricole, manufacturière et commerciale, afin que, pour un même nombre d’hommes, la société ait plus de produits à sa disposition. Ainsi entendue, la question de la création d’une plus grande masse de produits domine celle de la répartition des produits elle-même. Ce n’est pas que celle-ci ne soit du premier ordre. Certes, le partage des produits du travail est digne de toute la sollicitude de quiconque a de l’intelligence et du cœur. Cependant, messieurs, elle est moins urgente à discuter, et pratiquement elle sera moins embarrassante que celle de l’accroissement harmonique et régulier de la production.

« Occupons-nous donc d’avoir plus de produits sans rien précipiter, en équilibrant toute chose. Quoi que l’on puisse dire, ce sont des produits qui manquent aujourd’hui avant tout, car il y a encore un grand nombre d’hommes qui sont plus mal nourris, plus mal logés, plus mal vêtus qu’il ne leur convient, et qu’il ne plaît à nous-mêmes, qui nous sentons leurs semblables. C’est donc à avoir plus de produits qu’il faut surtout aviser aujourd’hui. Procéder autrement, ce serait tomber dans le travers que le fabuliste a décrit dans l’apologue des chasseurs trop pressés de vendre la peau de la bête qui se promenait pleine de vie dans la forêt. Tout nous autorise à croire d’ailleurs que, lorsqu’il y aura une plus grande quantité de produits, le partage de cette production supplémentaire se fera avec équité. Pour cela il y a toute chance. L’histoire nous le montre, cette multiplication des produits a toujours été, comme la multiplication des pains de la parabole, au profil de la multitude souffrante. Dans le temps où nous vivons, dans l’âme qui s’ouvre devant nos pas, la répartition équitable a des garanties inconnues jusqu’à nous. La religion a accoutumé les hommes à se regarder comme des frères, et la loi fondamentale de l’État est celle de l’égalité proportionnelle. L’égalité proportionnelle, messieurs, c’est l’équité.

« Ainsi, le grand problème dont l’économie politique doit, de nos jours, examiner les termes, pour la solution duquel elle est sommée de réunir tous les éléments en son pouvoir, est celui de l’accroissement de la puissance productive du genre humain. Indépendamment des machines, sur lesquelles nous nous sommes expliqué l’an dernier, il y a trois moyens généraux d’accroître la puissance productive, trois procédés que l’économie politique n’a pas découverts, trois ressorts que les peuples mettent déjà en œuvre. Ce sont les voies de communication, les institutions de crédit, l’éducation professionnelle.

« L’éducation professionnelle dresse l’intelligence et les doigts de l’homme à mieux produire et à produire plus. Les institutions de crédit permettent d’utiliser les capitaux, c’est-à-dire les fruits du travail antérieur, à féconder le travail de la génération présente, et celui même des races futures. Souvent aussi elles fournissent aux hommes un instrument d’échange en place de la monnaie, lorsqu’ils manquent des métaux précieux qui sont principalement consacrés à cet usage. Les voies de communication rapprochent les produits et le consommateur, les matières premières et le producteur.

« Je vous ai entretenus l’an passé des voies de communication, je continuerai encore pendant une partie de cette année. L’an dernier, je me suis appliqué à vous montrer spécialement l’influence que les voies de communication exerçaient sur le bon marché. Le bon marché est une condition en l’absence de laquelle le plus grand nombre des hommes resterait éternellement étranger aux joies de la consommation. Le bon marché, c’est une sorte de transfiguration industrielle du principe politique de l’égalité. Les voies de communication, au point de perfection ou les a élevées l’intelligence, transportent l’homme à son gré, en peu de temps et à peu de frais, d’une ville à l’autre, de l’extrémité à l’autre d’un État, d’un point à l’autre de la planète qui lui a été assignée pour domaine ; elles lui fournissent le moyen de consommer en tous lieux les produits de tous les climats, même des plus éloignés. Par là, elles étendent et affermissent la domination du genre humain

sur le globe terrestre. C’est, sous une nouvelle forme, le triomphe de l’esprit sur la matière.

« Cette année, nous examinerons les voies de communication sous le rapport des moyens et des agents d’exécution. Nous ferons la revue des forces qui sont en mesure de coopérer à cette œuvre, et de cette inspection il résultera pour vous, je l’espère, qu’à cet égard les hommes sont, s’ils le veulent, en état d’accomplir de grandes choses.

« Parmi les questions que soulève l’accomplissement des travaux publics, il en est une qu’à diverses époques l’économie politique a discutée, et à laquelle elle a donné des solutions différentes, selon les idées qui régnaient autour d’elle : je veux parler de la participation des gouvernements à ces entreprises.

« Cette question devra occuper toute notre attention. Par son étendue, par la variété des sujets qu’elle embrasse, elle peut être considérée comme impliquant tout un système d’économie politique.

« Des esprits distingués ont enseigné pendant longtemps qu’il n’appartenait pas à un gouvernement de s’immiscer dans les travaux publics, qu’il ne saurait y réussir, que l’industrie privée seule pouvait s’en charger avec succès. Dès à présent, je tiens à vous déclarer que je ne partage pas cette opinion absolue. Je vous en signalerai l’exagération et même les dangers. Je ne vous recommanderai pas l’opinion diamétralement opposée : il s’en faudra. Je ne vous dirai pas que l’État doit tenir en sa seule main tous les fils du réseau des communications, construire toutes les voies de transport, de ses seuls deniers, par ses seuls agents. En général, les théories absolues et exclusives, de quelque nature qu’elles soient, ne sont pas celles que je vous enseignerai. Je les crois grosses de périls : in medio virtus. La justice et la raison sont à égale distance des deux extrêmes, vérité féconde, opportune dans tous les temps, mais surtout dans le nôtre, qui doit l’avoir apprise à ses dépens.

« De tout temps, les gouvernements se sont mêlés des voies de communication, et en général des travaux publics. Les gouvernements des temps anciens, qui avaient pour le sort des populations plus de sollicitude qu’on ne l’a dit souvent, ont accompli de vastes ouvrages pour l’assainissement de leurs territoires, pour l’irrigation des terres, pour l’établissement de rapports plus faciles entre leurs diverses provinces. La fable de l’hydre de Lerne n’est probablement que le récit figuré d’un dessèchement de marais. La vallée du Nil avait été sillonnée, par les rois et les prêtres de l’Égypte, de canaux d’arrosement, et parsemée de digues. À Rome, de grandes œuvres s’accomplissaient par les soins de l’État. Les empereurs et les consuls employaient leurs soldats à jeter des ponts, à tracer des chaussées dont la solidité est demeurée proverbiale, à endiguer les fictives et à dessécher les marécages. Vous savez enfin que le plus long des canaux qui existent sur la terre, le grand canal de la Chine, a été conçu et exécuté par l’État, dans la vue toute populaire de favoriser le transport des denrées nécessaires à l’alimentation publique des provinces méridionales de l’empire à celles du nord. Vous ne l’ignorez pas, c’est l’utilité extrême de cette communication qui a attiré vers elle, il y a peu de mois, les forces britanniques ; c’est parce que c’est littéralement une artère de l’État que le gouvernement chinois, quand il a vu l’armée anglaise installée sur ses bords, s’est empressé de demander la paix à ceux qu’il dédaignait auparavant sous le nom de barbares aux cheveux rouges.

« Cette intervention du gouvernement dans les travaux publics procédait donc souvent, chez les gouvernements anciens, d’un sentiment de sympathie à l’égard des peuples. Souvent aussi elle était inspirée par une pensée de convenance politique. Les gouvernements d’alors, pensant avec raison que l’oisiveté est la mère de tous les vices, jugeaient bon de ne laisser dans le désœuvrement ni la multitude de leurs sujets, ni leurs soldats, ni la jeunesse ardente qui peuplait les palais aussi bien que les camps. On doit croire que le désir d’offrir un but quelconque à l’activité des castes intérieures et des fils de la noblesse ne fut pas étranger à la construction des monuments prodigieux que le voyageur contemple avec stupéfaction sur les bords du Nil et dans la vallée du Gange. Ce n’était pas seulement l’orgueil de quelque prince on de quelque pontife de Thèbes ou de Bénarès qui ordonnait ces palais ambitieux, ces majestueuses pyramides, ces temples immenses, ces cryptes par lesquels les hommes prenaient possession avec éclat des entrailles de la terre. J’imagine de même que dans la Rome des Paul-Émile et des Scipion, des Galon et des Marcellus, souvent tel pont ou tel édifice avait été décrété non seulement pour exercer les bras des légions pendant les rares instants où le temple de Janus était fermé, mais principalement pour occuper les clients des patriciens, pour les nourrir, pour les retirer d’un désœuvrement où ils eussent médité quelque visite nouvelle au mont Aventin. C’était une pensée d’ordre et de prudence politique telle qu’on pouvait en avoir alors.

« De nos jours, l’intervention du gouvernement dans les travaux publics se présente avec un autre caractère que dans le passé, et se recommande à d’autres titres.

« Il n’y a plus chez nous de patriciens jaloux de leur pouvoir et de leurs privilèges, ni de clients ou de castes intérieures dont il faille occuper les bras à remuer des terres ou des blocs de granit dans un but quelconque, à la seule fin de les soustraire à l’oisiveté. Depuis 1789, il n’y a plus en France qu’une nation, qu’une caste, qu’une tribu, comme diraient les Arabes. Il n’y a pas deux intérêts, il n’y en a qu’un. Tous tant que nous sommes, nous nous adonnons au travail : ceux-ci cultivent les sciences, ceux-là se livrent aux lettres ou aux arts, d’autres, de beaucoup les plus nombreux, sont lancés à divers titres dans les carrières diverses de l’industrie agricole, manufacturière et commerciale ; ce qui restait des fils des anciens preux a suivi le courant, et les héritiers de familles privilégiées, prenant noblement leur parti, ont subi, comme tous les autres hommes, la loi du travail. Vous apercevez aussitôt ce qui résulte de cette nouvelle donnée sociale : c’est que le travail est une grande puissance. Il n’y a rien au-dessus de lui. Vis-à-vis du gouvernement, il n’a plus l’attitude d’un humble roturier. L’industrie, la production, tout cela est synonyme. C’est aujourd’hui ce qu’était, sous Charles VII et Louis XI, le duc de Bourgogne, Philippe le Bon ou Jean Sans Peur. Les affaires de la production ne sont plus des hors-d’œuvre, des accessoires dont on s’occupait à ses moments perdus ; ce sont des affaires d’État.

« Ceci, messieurs, peut sembler une digression ; je suis cependant en plein dans le sujet. J’ai prononcé le mot, et je le répète avec insistance, les voies de communication et les travaux publics sont maintenant des affaires d’État. Voilà pourquoi les gouvernements, au lieu de s’en tenir à l’écart, doivent s’en mêler de plus en plus. Y intervenir n’est pas pour eux un droit, c’est un devoir. Au surplus, sur le continent européen, vous voyez tous les gouvernements, tous ceux qui se sentent fermes sur leurs bases, s’y livrer avec ardeur.

« Le sentiment de leur intérêt et le désir de maintenir leur autorité et leur influence les y poussent. Les attributions militaires du gouvernement semblent devoir s’amoindrir sous l’influence de l’esprit nouveau qui domine dans la civilisation, esprit de paix et de concorde entre les États, esprit d’égalité à l’intérieur.

« La civilisation changeant ainsi de but d’activité, ostensible, avoué, principal, et passant de la guerre à la paix, beaucoup de prérogatives du pouvoir perdent de leur éclat. Il est légitime aux gouvernements de chercher à substituer à ces attributions qui s’amoindrissent, à ces prérogatives qui pâlissent, d’autres attributs dont l’importance se développe, d’autres prérogatives qui soient très apparentes sinon éclatantes. Il est naturel qu’ils s’appliquent à se mettre à la tête du mouvement social ; on n’est gouvernement qu’à cette condition. En conséquence, ils ont des motifs personnels, pour ainsi dire, de s’occuper des travaux publics.

« L’intervention du gouvernement dans les travaux publics ne doit pourtant pas être un monopole. Rien de mieux que d’appeler les forces et les capitaux de l’industrie privée à y concourir. Nous aurons à examiner les divers systèmes proposés ou mis en pratique pour unir dans ce but les efforts des pouvoirs publics et ceux des simples citoyens. Je vous signalerai particulièrement un système qui a été appliqué chez plusieurs peuples, et qui est propre à donner au gouvernement une attitude en harmonie avec sa haute position, en même temps qu’il témoigne manifestement de l’importance politique conquise par les travaux publics ; c’est le système de la garantie d’un minimum d’intérêt.

« Après les voies de communication, j’aborderai la question du crédit et des moyens à l’aide desquels le crédit s’organise et se manifeste. L’économie politique, messieurs, n’offre pas de sujet d’un intérêt supérieur. Le crédit est le côté par lequel l’industrie touche de plus près à la morale ; car crédit est synonyme de confiance, et le crédit suppose la bonne foi. Dès à présent, je dois vous signaler la portée que j’attribuerai aux institutions de crédit, les conditions que je rechercherai en elles, l’objet qu’elles me paraissent devoir poursuivre.

« Le but du crédit, c’est de rendre les fruits du travail antérieur disponibles ou profitables pour le travail présent. C’est de faire servir les capitaux réellement acquis à la création de capitaux futurs, à titre de force active militante ou de corps de réserve. Pour présenter la même idée sous une autre forme, les institutions de crédit doivent rendre les propriétés de toute nature mobiles et échangeables, de telle sorte que toute propriété bien assise puisse être présentée comme un gage certain, presque à l’égal de la monnaie métallique. Nous aurons à rechercher les artifices légaux qui ont été employés chez les divers peuples pour arriver à cette fin, et à voir comment ils se concilient avec les précautions justement recommandées au législateur contre la légèreté et la dissipation des hommes.

« Dans le cadre du crédit, nous devrons embrasser le crédit public, c’est-à-dire les diverses opérations financières par lesquelles un État engage l’avenir, afin de subvenir aux nécessités ou seulement aux convenances du présent ; en d’autres termes, les emprunts par lesquels les gouvernements font un appel aux économies des producteurs pour se les assimiler et s’en servir eux-mêmes.

« Nous aurons à examiner à quelles conditions ces emprunts sont opportuns ou permis, sous quelles réserves ils méritent d’inspirer de la sécurité au prêteur. Engager l’avenir est toujours une affaire sérieuse. Pour qu’il soit sage à un État d’emprunter, hors les cas de force majeure ; pour qu’il soit convenable à un gouvernement de demander aux simples citoyens leurs économies afin de les dépenser lui-même, il faut qu’il sache mieux qu’eux en faire usage. À cette condition, l’emprunt n’est pas seulement licite, il est avantageux, il est d’excellente administration : hors de là, il est onéreux à la société, et il présente mille périls pour le prêteur. Les économies de la génération présente, messieurs, c’est la dot de la postérité : combien n’est-il pas grave de l’en dépouiller, en lui imposant, par-dessus ce dommage, la charge de lourds intérêts !

« Rigoureusement, pour que l’engagement soit à jamais réputé valable, sans contestation, il faut qu’il ait un but moral ; il faut que l’intérêt du pays l’ait commandé ou s’en soit accommodé. Pour que la postérité se tienne pour dûment engagée et ne ressente aucune velléité de révision, il faut que l’objet auquel auront été affectés les fonds de l’emprunt n’excite pas sa haine ou son mépris, que ce ne soit point pour satisfaire l’aveugle et presque toujours fatale ambition d’un conquérant, ni le faste orgueilleux d’un prince, ni les caprices d’une opinion déréglée. Pour qu’elle fasse honneur à la lettre de change tirée sur elle, il faut qu’elle le puisse, et que la charge qu’on lui aura ainsi léguée ne soit pas disproportionnée à ses forces. L’histoire nous le dira, messieurs, quand nous la consulterons. Combien de fois, en négociant les emprunts, n’a-t-on pas eu le tort d’écarter la pensée du lendemain ! Tort immense, car les États, qui doivent se regarder comme immortels, sont astreints à avoir plus de prévoyance que les individus, que les pères de famille. Combien de fois aussi le jour de l’emprunt n’a-t-il pas été la veille de la banqueroute !

« Le plus sûr moyen d’éviter cette extrémité déplorable et scandaleuse, la meilleure règle pour se guider dans l’émission des emprunts, c’est de se respecter et de se ménager soi-même dans sa postérité, en n’empruntant, autant que possible, que pour des usages productifs, afin de transmettre aux races futures, à côté du fardeau d’une dette, un supplément de richesse qui permette de l’acquitter.

« Nous devons croire que la civilisation s’affranchira de ces mauvaises chances. Le système guerrier, qui fut la cause de tant d’emprunts inconsidérés, est décidément en baisse. Le système industriel, au contraire, est en hausse. L’un provoque la destruction des hommes et des richesses, l’autre en excite la création. Les entreprises de l’un engloutissent les capitaux et dévorent le genre humain ; celles de l’autre édifient, produisent, multiplient.

« Avec l’un, le crédit public est une charge pure et simple pour les générations futures ; avec l’autre, il peut devenir un insigne bienfait. Celui-là absorbe les économies des populations pour ne leur rendre rien qu’une décevante fumée de gloire, qui souvent même leur échappe ; celui-ci attire à lui ces économies pour les restituer avec usure après s’en être fécondé. Cependant, messieurs, en toute chose il faut savoir se contenter et se contenir. Le régime industriel est tenu d’observer les règles d’une stricte prudence et d’une prévoyante mesure ; sinon il engendre, lui aussi, les déceptions et le désespoir. En ce moment, nous voyons de l’autre côté de l’Atlantique plusieurs États, jusqu’à ce jour florissants, précipités dans l’abîme de la banqueroute, pour avoir, dans un accès de présomption, supposé qu’il n’y avait pas de limites à leur esprit d’entreprise. Dans ces temps où la personnalité s’exalte si aisément, les hommes ont tous besoin qu’on leur rappelle les conditions limitées de notre nature. Dieu seul est sans limite, messieurs, et malheur à nous si, sous ce rapport, nous croyons être à son image !

« Nous aurons à étudier les effets des emprunts d’un autre point de vue. Les emprunts des gouvernements, par les titres de rentes auxquels ils donnent naissance, établissent dans l’État des liens puissants ; ils attachent les citoyens au maintien de l’ordre, ils rendent les intérêts privés solidaires des institutions nationales et du gouvernement établi ; ils paraissent désormais devoir offrir aux économies de tout le monde un placement solide, et par conséquent ils encouragent et provoquent l’épargne, l’épargne, l’un des plus grands services matériels qu’une génération puisse rendre aux générations qui la suivent. Ces avantages sociaux et politiques de l’emprunt sont tels, qu’au gré de plusieurs hommes d’État, ce serait chose avantageuse à l’Angleterre que d’avoir emprunté l’incroyable capital de seize milliards pour la plus improductive des destinations, celle qui doit soulever le plus d’antipathies chez nous, enfants de la France, je veux dire pour lutter contre le géant des temps modernes, et ameuter toute l’Europe contre ce colosse et contre nous.

« Revenons au crédit industriel.

« Le mot de crédit révèle habituellement l’idée d’une banque. Dans le langage ordinaire, une institution de crédit est un établissement qui émet du papier-monnaie, et qui escompte des effets de commerce. Ainsi compris, le crédit est assurément digne de beaucoup de considération. Cependant, je vous recommanderai de l’examiner sous un autre jour. Le crédit, en effet, entendu comme je viens de le dire, c’est ce que j’appellerai le crédit à l’anglaise. Sans repousser cette formule britannique, il convient, ce me semble, de la remplacer, en tant que formule principale, par une autre mieux appropriée à la situation de la généralité des peuples. C’est un bel et noble édifice que celui de la société anglaise ; mais cette nation s’est développée dans des circonstances tellement particulières, qu’il est malavisé d’essayer d’importer, tel quel, chez d’autres ce qui a réussi chez elle, quelque éclatant qu’en ait pu être le succès.

« L’Angleterre est dans des conditions tout exceptionnelles. C’est un peuple insulaire, dans la plus grande extension du mot. Le travail industriel s’y exerce autrement que chez les continentaux. Partout ailleurs c’est l’agriculture qui a le premier rang, qui occupe la grande majorité des hommes. Essentiellement commerciale, l’Angleterre s’adonne de préférence aux manufactures et au négoce. L’Angleterre n’a pas négligé l’agriculture ; son sol est le mieux cultivé de l’univers. Dans l’Angleterre proprement dite, c’est-à-dire abstraction faite de l’Écosse et de l’Irlande, une même superficie de terrain rend, avec un même nombre de travailleurs, trois ou quatre fois autant que sur le continent européen. Mais ce sol est fort exigu : cette même Angleterre, seule partie du Royaume-Uni qui à la fois soit fertile et bien cultivée, n’est que le quart de la France, 15 millions d’hectares au lieu de 55. Elle ne suffit pas à nourrir ses habitants ; il ne s’y récolte pas assez de blé pour leur usage. Au contraire, la Grande-Bretagne a des manufactures de quoi inonder d’objets fabriqués tous les marchés à la fois, et des navires assez pour faire le commerce du monde. En tissus de coton seulement, elle exporte une longueur égale à 120 fois le rayon du globe terrestre, et en coton filé assez pour fabriquer une quantité de tissus égale à la moitié de cette longueur extraordinaire. Les fabriques de cotonnades de toute l’Europe pourraient être frappées par le feu du ciel ; au bout d’un an les consommateurs auraient cessé de s’en apercevoir. L’Angleterre serait en mesure de vêtir leurs personnes et de draper leurs maisons. Et il y a tel maître de forges anglais, qui, si on le pressait bien, se chargerait de fournir à la France la moitié du fer que réclament ses trente-cinq millions d’habitants. Les flottes marchandes de l’univers entier pourraient sombrer demain ; six mois après, l’Angleterre suffirait à opérer le service des échanges de tous les peuples. C’est donc avant tout un peuple commerçant, une nation de marchands, comme disait Napoléon, en attachant à ce mot un sens qu’assurément je ne voudrais point lui donner.

« Par conséquent, en Angleterre, toutes les institutions ont pris principalement le caractère commercial. Elles se sont modelées sur les besoins du négoce, sur les convenances et les exigences de l’industrie des échanges. Comme les Anglais ont devancé tous les peuples modernes dans la lice des intérêts matériels, ceux-ci, quand ils y sont entrés à leur tour, les prenant naturellement pour modèles, ont imprimé ce cachet commercial à leurs diverses institutions d’intérêt matériel, à leurs créations industrielles et économiques.

« Je n’entends point réprouver absolument cette imitation des pratiques anglaises, quoiqu’elle soit peu réfléchie. Elle dérive d’un bon sentiment, du désir de se modeler sur ce qui a réussi. C’est un hommage rendu à l’expérience, et plût au ciel que l’expérience fût plus régulièrement consultée dans les affaires humaines ! Je suis plus éloigné encore de médire du commerce. Le commerce, on l’a dit il y a longtemps, c’est le lien des nations : à ce titre, il a droit à notre sympathie, à notre respect même. C’est parce que je le juge tel, que je récusais tout à l’heure le sens donné par Napoléon à ce mot : Un peuple de marchands. Mais enfin ce que nous devons de préférence imiter de la nation anglaise, c’est la sagacité avec laquelle elle a adapté ses institutions de toutes sortes aux circonstances qui lui étaient propres, aux conditions particulières de sa prospérité et de sa grandeur. Or, avant tout, nous ne sommes pas un peuple commerçant, ni un peuple manufacturier. Nous sommes principalement et d’abord une nation agricole. De même que la France, toute l’Europe, toute la civilisation en est là. La terre est le premier atelier de l’humanité, le plus vaste et le plus productif. En France, 24 à 25 millions sur 55 sont adonnés aux travaux des champs, ou en vivent. De là une conclusion à tirer : Puisque c’est la terre qui nous nourrit, faisons tous nos efforts pour qu’elle soit féconde. Puisque l’industrie agricole prime toutes les autres, organisons nos institutions d’intérêt matériel en vue des besoins et des progrès de l’agriculture, et, pour rentrer dans la question du crédit, le premier crédit à fonder, c’est le crédit agricole.

« En parlant ainsi, messieurs, je n’ai pas eu la prétention de vous dire du neuf, vous l’avez tous entendu dire mille fois, c’est une phrase qui court les rues : Il faut diriger les capitaux vers l’agriculture. Dieu sait même combien de plans ont été proposés à cet effet. Jusque-là aucun n’a réussi ; cette absence de résultats est due à plusieurs causes. Les capitaux ne se tournent pas assez vers l’agriculture en France, parce que nous avons peu de capitaux. Nous commençons à produire beaucoup, mais c’est pour dépenser aussitôt. Nous n’épargnons pas assez ; la sainte habitude de l’épargne, contractée à une époque où l’on produisait moins, se perd de toute part. L’éducation agricole est négligée, ou pour mieux dire, elle n’existe pas ; c’est pourtant là le véritable enseignement primaire de la France. Mais en outre, il faut le dire, les lois qui régissent la propriété foncière sont telles que le crédit n’est pas tenté de se porter de ce côté : en peu de mots, je vous en soumets la démonstration non équivoque.

« À priori, il semble qu’une créance hypothécaire devrait rapporter un intérêt tout au plus égal à celui que rend la propriété foncière. Je dis tout au plus égal, je pourrais dire sensiblement moindre.

« L’intérêt, en effet, que rapporte un placement quelconque est, vous le savez, en raison inverse de la sûreté du placement. Plus le gage est assuré, plus le payement des revenus est garanti, plus le recouvrement du capital engagé est infaillible, et plus l’intérêt est faible. Or, en supposant une créance hypothécaire qui soit bonne, si aucun obstacle artificiel, étranger à la nature intime des choses, n’était venu susciter abusivement au prêteur des chances de perte ou de retard, celui-ci aurait un meilleur gage que le propriétaire lui-même ; meilleur, car une bonne créance hypothécaire n’excède pas la moitié ou les deux tiers de la valeur de la propriété hypothéquée ; meilleur, car le créancier hypothécaire n’a à redouter ni la grêle, ni la sécheresse, ni les inondations, ni les épizooties, ni l’incendie des récoltes, ni l’infidélité ou l’insolvabilité d’un fermier. La propriété rendant 3% à peu près, il semble donc que les placements hypothécaires ne devraient rapporter que 2,5 environ. Eh bien, en fait, le taux minimum des emprunts hypothécaires est de 5, sans compter les droits prélevés par le fisc, les frais d’actes et les renouvellements. Je ne cherche pas ici d’où peut provenir cette anomalie fâcheuse entre les indications à priori du bon sens, et la fâcheuse réalité des choses, je me borne à signaler le fait lui-même. Il est évident qu’il y a là quelque cause perturbatrice à reconnaitre, afin de la neutraliser. J’ajoute seulement qu’emprunter à 5, et quelquefois à 6 ou à 7, en tenant compte des frais accessoires, pour améliorer des propriétés rapportant 5, est une opération détestable ; et il n’en faut pas davantage pour que les capitaux soient peu empressés à se diriger vers l’agriculture.

« C’est cependant, messieurs, le résultat qu’il faut obtenir. L’agriculture, chez nous, est le premier des arts ; elle doit l’être de plus en plus. Les richesses que recèle notre sol sont infinies ; il ne s’agit que de les en faire sortir. En agriculture il n’y a pas de petite amélioration, parce que le moindre perfectionnement est multiplié aussitôt par un coefficient énorme. J’en choisis une preuve entre mille : je vous cite un détail seulement ; je le fais à dessein, afin de mieux vous donner la mesure de ce qu’il est possible d’obtenir. Les agronomes assurent que nos moutons ne donnent pas un revenu brut quotidien de plus de 2 centimes par tête. Ils ajoutent qu’il serait facile de porter assez promptement ce produit brut à 4 centimes. Savez-vous ce que gagnerait la France à cette insignifiante augmentation de 2 centimes par mouton et par jour ? 235 millions par an.

« On parle beaucoup de procurer à nos manufactures des débouchés à l’extérieur. Je souhaite ardemment qu’on y parvienne, que nos élégantes indiennes de Mulhouse, nos incomparables soieries de Lyon, nos flanelles et nos mousselines de laine de Reims, nos draps d’Elbeuf, nos bronzes et nos articles de goût de Paris, fassent fortune au Mexique, au Pérou, au Chili, au Texas : il est pourtant un autre débouché plus prochain, plus assuré, plus vaste, que l’amélioration agricole nous permettrait d’ouvrir à nos fabricants. Nous avons chez nous 25 millions d’hommes, c’est-à-dire plus du double de la population du Mexique, du Pérou, du Chili et du Texas ensemble, qui consommeraient volontiers une plus forte proportion des produits manufacturés de l’industrie française. Supposons que par une bonne constitution du crédit agricole, qui ferait dériver les capitaux vers l’agriculture, et qui serait combinée avec une instruction primaire mieux appropriée au but de la vie pratique des paysans, avec le perfectionnement rapide de la viabilité du territoire, depuis les chemins de fer jusque et y compris les chemins vicinaux, avec un système d’irrigations et une bonne loi sur les cours d’eau, avec des encouragements au reboisement des montagnes, en parvienne en dix ans à accroître la puissance productive de notre agriculture, assez pour ajouter 50 centimes à la valeur de la journée de tout homme de nos campagnes, vous aurez fait pour les manufactures du royaume dix fois ce que vous pourriez attendre de tous les traités de commerce. Car c’est un revenu supplémentaire d’un milliard dont vous auriez doté nos cultivateurs à titre de manouvriers, sans parler de ce qu’ils auraient gagné comme propriétaires et de ce que les propriétaires non résidant sur leurs propriétés auraient acquis de plus de leur côté, et une bonne partie de ce milliard servirait à acheter des objets manufacturés ou des denrées exotiques.

« Voilà pourquoi, messieurs, je crois avoir raison de vous dire, même dans l’intérêt de notre industrie manufacturière et de notre négoce, que le premier crédit, c’est le crédit agricole.

« En m’exprimant ainsi, je le sais, messieurs, je ne dis rien que vous n’ayez déjà entendu. Cette économie politique, elle est bien vieille : c’est celle de Sully disant que pâturage et labourage étaient les deux mamelles de l’État ; c’est le programme d’Henri IV voulant que chacun des paysans de son royaume eût le dimanche la poule au pot. Quand on suit la trace indiquée par ce bon et grand roi et par cet habile ministre, ou peut marcher d’un pas délibéré. Aussi vous ai-je présenté, non sans quelque confiance, les aperçus qui précédent, et c’est dans cette direction, qui me semble vraiment patriotique, que je poursuivrai fermement l’enseignement de cette année.

MICHEL CHEVALIER.

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