Dans l’intimité de François Quesnay

Mme du Hausset, femme de chambre de Madame de Pompadour

Les Mémoires de Madame du Hausset sont une source très précieuse sur la vie de François Quesnay à Versailles et sur les idées qu’il tentait d’y agiter avec ses amis, les Physiocrates. Lui et Mme du Hausset étaient alors tous deux au service de la favorite du Roi, madame de Pompadour : l’un était son médecin personnel, l’autre sa femme de chambre.


Extraits des Mémoires de Madame du Hausset

MÉMOIRES DE MADAME DU HAUSSET,
FEMME DE CHAMBRE DE MADAME DE POMPADOUR.

PARIS, 1824

(Les titres en gras ont été ajoutés par nous)

 

I. Occasion de ces mémoires. Mes rapports avec Quesnay

Une de mes amies de couvent, qui s’est mariée avantageusement à Paris, et qui jouit de la réputation de femme d’esprit, m’a souvent priée d’écrire ce que je savais journellement ; et, pour lui faire plaisir, j’avais fait de petites notes, en trois ou quatre lignes chacune, pour me rappeler un jour les faits intéressants ou singuliers ; comme le Roi assassiné ; départ ordonné par le Roi à Madame[1] ; M. de Machault ingrat, etc. Je promettais toujours à mon amie de mettre tout cela en récit. Elle me parla des Souvenirs de madame de Caylus, qui cependant n’étaient pas encore imprimés, et me pressa tant de faire un pareil ouvrage que, profitant de quelques moments de loisir, j’ai écrit ceci, que je compte lui donner, pour y mettre de l’ordre et du style.

J’ai été longtemps auprès de madame de Pompadour, et ma naissance me faisait traiter avec un peu de distinction par elle et par des personnes considérables qui me prirent en affection. J’étais devenue en peu de temps l’amie du docteur Quesnay qui venait souvent passer deux ou trois heures avec moi. Il recevait chez lui des personnes de tous les partis, mais en petit nombre, et qui toutes avaient une grande confiance en lui. On y parlait très hardiment de tout ; et ce qui fait leur éloge et le sien, jamais on n’a rien répété.

Madame la comtesse D*** venait me voir aussi ; c’était une personne vive et franche et aimée de Madame. La famille de Baschi me faisait sa cour. M. de Marigny avait reçu quelques services de moi, dans les querelles assez fréquentes du frère et de la sœur, et il avait pris de l’amitié pour moi. Le roi avait l’habitude de me voir, et un accident que je rapporterai l’avait rendu familier avec moi il ne se gênait point pour parler, quand j’entrais dans la chambre de Madame. Pendant les maladies de Madame, je ne quittais presque pas sa chambre, et je passais les nuits auprès d’elle.

Quelquefois, mais rarement, j’ai voyagé dans sa voiture avec le docteur Quesnay à qui elle ne disait pas quatre paroles, quoique ce fût un homme d’un grand esprit.

II. Quesnay et le secret des correspondances

Il y avait deux personnes, le lieutenant de police et l’intendant des postes qui avaient grande part à la confiance de Madame ; mais ce dernier était devenu moins nécessaire, parce que le roi avait fait communiquer à M. de Choiseul le secret de la poste, c’est-à-dire l’extrait des lettres qu’on ouvrait ; ce que n’avait pas eu M. d’Argenson malgré toute sa faveur. J’ai entendu dire que M. de Choiseul en abusait, et racontait à ses amis les histoires plaisantes, les intrigues amoureuses que contenaient souvent les lettres qu’on décachetait. La méthode, à ce que j’ai entendu dire, était fort simple. Six ou sept commis de l’hôtel des postes triaient les lettres qu’il leur était prescrit de décacheter, et prenaient l’empreinte du cachet avec une boule de mercure ; ensuite, on mettait la lettre, du côté du cachet, sur un gobelet d’eau chaude qui faisait fondre la cire sans rien gâter ; on l’ouvrait, on en faisait l’extrait, et ensuite on la recachetait, au moyen de l’empreinte. Voilà comme j’ai entendu raconter la chose. L’intendant des postes apportait les extraits au roi, le dimanche. On le voyait entrer et passer comme les ministres, pour ce redoutable travail. Le docteur Quesnay, plusieurs fois devant moi, s’est mis en fureur sur cet infâme ministère, comme il l’appelait, et à tel point, que l’écume lui venait à la bouche. « Je ne dînerais pas plus volontiers avec l’intendant des postes, qu’avec le bourreau, disait le docteur. » Il faut convenir que dans l’appartement de la maîtresse du roi, il est étonnant d’entendre de pareils propos ; et cela a duré vingt ans, sans qu’on en ait parlé. « C’était la probité qui parlait avec vivacité, disait M. de Marigny, et non l’humeur ou la malveillance qui s’exhalait. »

III. Fable sur l’argent, à destination de ceux qui le méprisent.

Le roi savait beaucoup d’anecdotes, et il se trouvait assez de gens pour lui en dire de mortifiantes pour l’amour-propre. Un jour, il entra à Choisy, dans une pièce où l’on travaillait à un meuble brodé, pour voir où l’on en était ; et ayant regardé à la fenêtre, il vit, au bout d’une grande allée, deux hommes, en habit de Choisy. Il dit : « Qui sont ces deux seigneurs ? — Madame prit la lorgnette, et dit : C’est le duc d’Aumont et ***. — Ah ! dit le roi, le grand-père du duc d’Aumont serait bien étonné, s’il pouvait voir son petit-fils, bras dessus, bras dessous, avec le petit-fils de son valet de chambre L***, en habit qu’on peut dire à brevet. »

Là-dessus, il raconta une grande histoire à Madame, qui prouvait la vérité de ce qu’il disait. Le roi sortit pour aller à la figuerie avec Madame, et bientôt après entra Quesnay, ensuite M. de Marigny. Je parlai avec mépris de quelqu’un qui aimait beaucoup l’argent, et le docteur s’étant mis à rire, dit : « J’ai fait un drôle de rêve, cette nuit ; j’étais dans le pays des anciens Germains ; ma maison était vaste, et j’avais des tas de blé, des bestiaux, des chevaux en grand nombre, et de grands tonneaux pleins de cervoise ; mais je souffrais d’un rhumatisme, et ne savais comment faire, pour aller à cinquante lieues de là, à une fontaine dont l’eau me guérirait. Il fallait passer chez un peuple étranger. Un enchanteur parut, et me dit : Je suis touché de ton embarras : tiens, voilà un petit paquet de poudre de prelinpinpin : tous ceux à qui tu en donneras, te logeront, te nourriront, et te feront toutes sortes de politesses. Je pris la poudre, et je le remerciai bien. Ah ! comme j’aimerais la poudre de prelinpinpin, lui dis-je ! j’en voudrais avoir plein mon armoire. Eh bien ! dit le docteur, cette poudre, c’est l’argent que vous méprisez. Dites-moi, de tous ceux qui viennent ici quel est celui qui fait le plus d’effet ? Je n’en sais rien, lui dis-je. — Eh bien ! c’est M. de Montmartel[2], qui vient, quatre ou cinq fois l’an. Pourquoi est-il si considéré ? Parce qu’il a des coffres pleins de poudre de prelinpinpin. »

Il tira quelques louis de sa poche : « Tout ce qui existe est renfermé dans ces petites pièces qui peuvent vous conduire commodément au bout du monde. Tous les hommes obéissent à ceux qui ont cette poudre, et s’empressent de les servir. C’est mépriser le bonheur, la liberté, les jouissances de tout genre, que mépriser l’argent. »

Un cordon bleu passa sous les fenêtres, et je dis : Ce seigneur est bien plus content de son cordon, que de mille et mille de vos pièces. — Quand je demande au roi une pension, reprit Quesnay, c’est comme si je lui disais : Donnez-moi un moyen d’avoir un meilleur dîner, d’avoir un habit bien chaud, une voiture pour me garantir de la pluie, et me transporter sans fatigue. Mais celui qui lui demande ce beau ruban, s’il osait dire ce qu’il pense, dirait : J’ai de la vanité, et je voudrais bien, quand je passe, voir le peuple me regarder d’un œil bêtement admirateur, se ranger devant moi ; je voudrais bien, quand j’entre dans une chambre, produire un effet, et fixer l’attention de gens qui se moqueront peut-être de moi, à mon départ ; je voudrais bien être appelé Monseigneur par la multitude. Tout cela n’est-il pas du vent ? Ce ruban ne lui servira de rien, dans presque tous les pays ; il ne lui donne aucune puissance : mais mes pièces me donnent partout les moyens de secourir les malheureux. Vive la toute-puissante poudre de prelinpinpin !

À ces derniers mots, on entendit rire aux éclats dans la pièce d’à-côté, qui n’était séparée que par une portière. La porte étant ouverte, le roi entra, avec Madame et M. de Gontaut. Il dit : « Vive la poudre de prelinpinpin ! docteur, pourriez-vous m’en procurer ? » Le roi était rentré, et il lui avait pris fantaisie d’écouter ce que l’on disait. Madame fit de grandes amitiés au docteur, et le roi, riant et parlant de la poudre avec éloge, sortit. Je m’en allai, et le docteur aussi. Je me mis à écrire aussitôt cette conversation. On me dit depuis que M. Quesnay était fort instruit de certaines choses qui ont rapport aux finances, et qu’il était un grand économiste ; mais je ne sais pas trop ce que c’est. Ce qu’il y a de certain c’est qu’il avait beaucoup d’esprit ; il était fort gai et fort plaisant, et très habile médecin.

IV. Intervention du docteur Quesnay lors de la maladie du Roi

Un événement qui me fit trembler, ainsi que Madame, me procura la familiarité du roi. Au beau milieu de la nuit, Madame entra dans ma chambre, tout près de la sienne, en chemise, et se désespérant. « Venez, dit-elle, le roi se meurt. » On peut juger de mon effroi. Je mis un jupon, et je trouvai le roi, dans son lit, haletant. Comment faire ? c’était une indigestion. Nous lui jetâmes de l’eau ; il revint. Je lui fis avaler des gouttes d’Hoffman et il me dit : « Ne faisons pas de bruit, allez seulement chez Quesnay, lui dire que c’est votre maîtresse qui se trouve mal, et dites à ses gens de ne pas parler. »

 Quesnay était logé tout à côté ; il vint aussitôt, et fut fort étonné de voir le roi ainsi. Il lui tata le pouls et dit : « La crise est finie ; mais si le roi avait soixante ans, cela aurait pu être sérieux. » Il alla chercher chez lui quelque drogue ; il revint bientôt après, et se mit à inonder le roi, d’eau de senteur. J’ai oublié le remède que lui fit prendre le docteur Quesnay ; mais l’effet en fut merveilleux : il me semble que c’étaient des gouttes du général La Motte. Je réveillai une fille de garde-robe, pour faire du thé, comme pour moi ; le roi en prit trois tasses, mit sa robe-de-chambre, ses bas, et gagna son appartement, appuyé sur le docteur. Quel spectacle, que de nous voir tous les trois à moitié nus ! Madame passa le plutôt possible une robe, ainsi que moi, et le roi se changea, dans ses rideaux, fermés très décemment. Il causa sur sa courte maladie, et témoigna beaucoup de sensibilité pour les soins qu’on lui avait rendus.

Plus d’une heure après, j’éprouvais encore la plus grande terreur, en songeant que le roi pouvait mourir au milieu de nous. Heureusement il revint tout de suite à lui, et personne ne s’aperçut, dans le domestique, de ce qui était arrivé. Je dis seulement à la fille de garde-robe de tout remettre en état, et elle crut que Madame avait été malade. Le roi, le lendemain, remit secrètement à Quesnay, un petit billet pour Madame, où il disait : Ma chère amie doit avoir eu grand’peur ; mais qu’elle se tranquillise ; je me porte bien, et le docteur vous le certifiera.

Le roi, depuis ce moment, s’habitua à moi ; et touché de l’attachement que je lui avais témoigné, il me faisait souvent des mines gracieuses, à sa manière, et de petits présents ; et toujours au jour de l’an, il me donnait pour vingt louis environ de porcelaines. Il me voyait dans l’appartement, disait-il à Madame, comme on y voit un tableau, ou une statue muette, et ne se gênait pas pour moi. Combien de fois nous avons dit, Madame et moi : « Mais s’il fût mort, quel embarras ! quel scandale ! » Nous nous étions au reste, mises en règle, à tout événement, en avertissant Quesnay ; « car, dit Madame, il n’est pas seulement mon médecin, il est encore premier médecin ordinaire du roi. C’est la seconde place de sa faculté. » Il eut mille écus de pension, pour ses soins et son silence, et la promesse d’une place, pour son fils. Le roi me donna un acquit-patent sur le trésor royal, de quatre mille francs, et Madame eut une très belle pendule, et son portrait, dans une tabatière.

V. Quesnay poète

Ma camarade est venue toute enchantée, il y a quelques jours, dans ma chambre, à la ville. Elle avait été chez M. de Chenevières, premier commis de la guerre, qui est en grande correspondance avec Voltaire, qu’elle regarde comme un Dieu ; par parenthèse, elle fut indignée, ces jours-ci, en entendant un marchand d’estampes qui criait : Voilà Voltaire, ce fameux prussien ; le voyez-vous avec son gros bonnet de peau d’ours, pour n’avoir pas froid ? à six sols le fameux Prussien. Quelle profanation, disait-elle ! — Je reviens à mon histoire. M. de Chenevières lui avait montré des lettres de Voltaire, et M. Marmontel avait lu une épître à sa bibliothèque.

M. Quesnay entra pour un petit moment ; elle luirépéta tout cela ; et comme il n’avait pas l’air d’y prendre beaucoup de part, elle lui a demandé s’il n’admirait pas les grands poètes ? Comme de grands joueurs de bilboquet, a-t-il répondu, avec ce ton qui rend plaisant tout ce qu’il dit. J’ai cependant fait des vers, dit-il, et je vais vous en dire,c’est sur un M. Rodot, intendant de la marine, qui se plaisait à dire du mal de la médecine et des médecins : je fis ces vers pour venger Esculape et Hippocrate.

Antoine se médicina
En décriant la médecine,
Et de ses propres mains mina
Les fondements de sa machine ;
Très rarement il opina
Sans humeur bizarre ou chagrine
Et l’esprit qui le domina
Était affiché sur sa mine.

Qu’en dites-vous, dit le docteur ? Ma camarade les trouva très jolis, et le docteur me les donna, de sa main, en me priant de ne pas en laisser prendre des copies.

VI. Prescriptions de Quesnay à Madame, pour lui faire conserver l’amour du roi

J’avais remarqué que Madame, depuis plusieurs jours, se faisait servir du chocolat à triple vanille et ambré, à son déjeuner ; qu’elle mangeait des truffes et des potages au céleri. La trouvant fort échauffée, je lui fis un jour des représentations sur son régime, qu’elle eut l’air de ne pas écouter. Alors, je crus en devoir parler à son amie la duchesse de Brancas[3]. « Je m’en suis aperçue, me dit-elle, et je vais lui en parler devant vous. Effectivement après sa toilette, madame de Brancas lui fit part de ses craintes, pour sa santé. Je viens de m’en entretenir avec elle (en me montrant), dit la duchesse, et elle est de mon avis. » Madame témoigna un peu d’humeur, et puis se mit à fondre en larmes. J’allai aussitôt faire fermer la porte, et revins écouter.

« Ma chère amie, dit Madame à madame de Brancas, je suis troublée de la crainte de perdre le cœur de roi, en cessant de lui être agréable. Les hommes mettent, comme vous pouvez le savoir, beaucoup de prix à certaines choses et j’ai le malheur d’être d’un tempérament très froid. J’ai imaginé de prendre un régime un peu échauffant, pour réparer ce défaut, et depuis deux jours, cet élixir, dit-elle, me fait assez de bien, ou du moins, j’ai cru m’en apercevoir. » La duchesse de Brancas prit la drogue qui était sur la toilette, et après l’avoir sentie : Fi ! dit-elle, et elle la jeta dans la cheminée. Madame la gronda, et dit : « Je n’aime pas être traitée comme un enfant » ; elle pleura encore, et dit : « Vous ne savez pas ce qui m’est arrivé, il y a huit jours. Le roi, sous prétexte qu’il faisait chaud, s’est mis sur mon canapé, et y a passé la moitié de la nuit. Il se dégoûtera de moi, et en prendra une autre. — Vous ne l’éviterez pas, répondit la duchesse, en suivant votre régime, et ce régime vous tuera ; rendez au roi votre société précieuse de plus en plus, par votre douceur ; ne le repoussez pas dans d’autres moments et laissez faire le temps ; les chaînes de l’habitude vous l’attacheront pour toujours. »

Ces dames s’embrassèrent. Madame recommanda le secret à madame de Brancas et le régime fut abandonné.

Peu de temps après, elle me dit : « Le maître est plus content de moi ; et c’est depuis que j’ai parlé à Quesnay, sans lui tout dire. Il m’a dit que, pour avoir ce que je désire, il fallait avoir soin de se bien porter, et tâcher de bien digérer, et faire de l’exercice pour y parvenir. Je crois que le docteur a raison et je me sens tout autre. J’adore cet homme-là (le roi) je voudrais lui être agréable. Mais hélas quelquefois il me trouve une macreuse[4] ; je sacrifierais ma vie pour lui plaire. »

VII. Jugement de Quesnay sur le frère de Madame.

Madame commença, bientôt après, à faire des projets pour l’établissement de son frère. Il fut question de demoiselles de la plus haute naissance, et peut-être l’eût-on fait duc ; mais il avait une manière de penser qui l’éloignait du mariage et de l’ambition. Dix fois il aurait pu être ministre, et n’y pensa jamais. « C’est un homme, me disait un jour Quesnay, bien peu connu ; personne ne parle de son esprit et de ses connaissances, ni de ce qu’il fait pour l’avancement des arts ; aucun depuis Colbert, n’a fait autant dans sa place ; il est d’ailleurs fort honnête homme, mais on ne veut le voir que comme le frère de la favorite et parce qu’il est gros, on le croit lourd et épais d’esprit. » Ce qu’il disait était très vrai. M. de Marigni avait voyagé avec d’habiles artistes en Italie, et avait acquis du goût et beaucoup plus d’instruction que n’en avait eu aucun de ses prédécesseurs. Quant à son air épais, il ne l’avait que depuis quelque temps qu’il était trop engraissé, et sa figure auparavant était charmante. Il avait été aussi beau que sa sœur était belle ; il ne faisait sa cour à personne, n’avait aucune vanité, et il se bornait à des sociétés où il était à son aise. Il devint un peu plus répandu à la cour, lorsque le roi l’eut fait monter dans ses carrosses, croyant qu’il était alors de son devoir de se montrer parmi les courtisans.

VIII. Mes conversations avec Quesnay sur l’agriculture

Mon ami Quesnay était, par parenthèse, un grand génie à ce que tout le monde dit, et un homme fort gai. Il aimait à causer avec moi de la campagne ; j’y avais été élevée, et il me faisait parler des herbages de Normandie et du Poitou, de la richesse des fermiers et de la manière de cultiver. C’était le meilleur homme du monde, et qui était éloigné de la plus petite intrigue. Il était bien plus occupé à la cour, de la meilleure manière de cultiver la terre, que de tout ce qui s’y passait. L’homme qu’il estimait le plus, était M. de La Rivière, conseiller au parlement, qui a été intendant de la Martinique ; il le regardait comme l’homme du plus grand génie, et croyait que c’était le seul homme propre à administrer les finances.

IX. Mirabeau chez Quesnay. Le dauphin. Attaques des philosophes contre la religion.

Un jour j’étais chez le docteur Quesnay pendant que Madame était à la comédie. Le marquis de Mirabeau y vint, et la conversation fut quelque temps ennuyante pour moi, n’y étant question que du produit net ; enfin, on parla d’autres choses.

Mirabeau dit : J’ai trouvé mauvais visage au roi ; il vieillit. — Tant pis, mille fois tant pis[5], dit Quesnay ; ce serait la plus grande perte pour la France s’il venait à mourir ; et il leva les yeux au ciel en soupirant profondément. — Je ne doute pas que vous n’aimiez le roi, et avec juste raison, dit Mirabeau, et je l’aime aussi ; mais je ne vous ai jamais vu si passionné. — Ah ! dit Quesnay, je songe à ce qui s’en suivrait. — Eh bien ! le dauphin est vertueux. Oui, et plein de bonnes intentions, et il a de l’esprit ; mais les cagots auront un empire absolu sur un prince qui les regarde comme des oracles. Les jésuites gouverneront l’État, comme sur la fin de Louis XIV ; et vous verrez le fanatique évêque de Verdun premier ministre et La Vauguyon tout-puissant sous quelque autre titre. Les parlements alors n’auront qu’à se bien tenir ; ils ne seront pas mieux traités que mes amis les philosophes. — Mais ils vont trop loin aussi, dit Mirabeau, pourquoi attaquer ouvertement la religion ? — J’en conviens dit le docteur ; mais comment n’être pas indigné du fanatisme des autres, ne pas se ressouvenir de tout le sang qui a coulé pendant deux cents ans ? — Il ne faut donc pas les irriter de nouveau, et ne pas amener en France le temps de Marie en Angleterre. — Mais ce qui est fait est fait, et je les exhorte souvent à se modérer ; je voudrais qu’ils suivissent l’exemple de notre ami Duclos. — Vous avez raison répondit Mirabeau ; il me disait il y a quelques jours : Ces philosophes en feront tant, qu’ils me forceront à aller à vêpres et à la grand’messe. Mais enfin le dauphin est vertueux, instruit, et a de l’esprit. — Ce sont les premiers temps de son règne que je crains, dit Quesnay, où les imprudences de nos amis lui seront présentées avec la plus grande force, où les jansénistes et les molinistes feront cause commune, et seront appuyés fortement de la dauphine. J’avais cru que M. Du Muy était modéré, qu’il tempérait la fougue des autres ; mais je lui ai entendu dire que Voltaire méritait les derniers supplices. Soyez persuadé, Monsieur, que les temps de Jean Hus, de Jérôme de Prague, reviendront, mais j’espère que je serai mort. J’approuve bien Voltaire de sa chasse aux Pompignans : le marquis bourgeois, sans le ridicule dont il l’a inondé, aurait été précepteur des enfants de France ; et joint à son frère George, ils auraient tant fait qu’on aurait élevé des bûchers. — Ce qui devrait vous rassurer sur le dauphin, dit Mirabeau, c’est que malgré la dévotion de Pompignan, il le tourne en ridicule. Il y a quelque temps que l’ayant rencontré, et trouvant qu’il avait l’air bouffi d’orgueil, il dit à quelqu’un qui me l’a redit : Et l’ami Pompignan pense être quelque chose.

Je mis par écrit cette conversation en rentrant chez moi.

X. Mirabeau envoyé à la prison de Vincennes. Le pouvoir du Roi

Un jour je trouvai Quesnay au désespoir. « Mirabeau, me dit-il, est à Vincennes pour son ouvrage sur l’impôt. Ce sont les fermiers-généraux qui l’ont dénoncé, et qui l’ont fait arrêter ; sa femme doit aller aujourd’hui se jeter aux pieds de madame de Pompadour. » Quelques moments après, j’entrai chez Madame pour sa toilette, et le docteur y vint. Madame lui dit : « Vous devez être affligé de la disgrâce de votre ami Mirabeau, et j’en suis fâchée aussi, car j’aime son frère. Quesnay répondit : « Madame, je suis bien loin de lui croire de mauvaises intentions, il aime le roi et le peuple. — Oui, dit-elle, son Ami des Hommes lui a fait beaucoup d’honneur. »

En ce moment entra le lieutenant de police, et Madame lui dit : « Avez-vous vu le livre de M. de Mirabeau ? — Oui, Madame, mais ce n’est pas moi qui l’ai dénoncé. — Qu’en pensez-vous, lui dit Madame ? — Je crois qu’il aurait pu dire une grande partie de ce qu’il a dit en termes plus ménagés ; il y a entre autres deux phrases au commencement : Votre Majesté a vingt millions d’hommes plus ou moins, elle ne peut en obtenir des services qu’à prix d’argent, et il n’y a point d’argent pour payer leurs services. — Quoi ! il y a cela, docteur, dit Madame ? — Cela est vrai, ce sont les premières lignes, et je conviens qu’elles sont imprudentes ; mais en lisant l’ouvrage, on voit qu’il se plaint de ce que le patriotisme s’éteint dans les cœurs, et qu’il voudrait le ranimer. »

Le roi entra, nous sortîmes, et j’écrivis sur la table de Quesnay ce que je venais d’entendre. Je revins ensuite pour continuer la toilette, et Madame me dit : « Le roi est fort en colère contre Mirabeau, mais j’ai tâché de l’adoucir, et le lieutenant de police a fait de même. Cela va redoubler les craintes de Quesnay. Savez-vous ce qu’il m’a dit un jour ? Le roi lui parlant chez moi, et le docteur ayant l’air tout troublé, après que le roi fut sorti, je lui dis : Vous avez l’air embarrassé devant le roi, et cependant il est si bon ! — Madame, m’a-t-il répondu, je suis sorti à quarante ans de mon village, et j’ai bien peu d’expérience du monde, auquel je m’habitue difficilement. Lorsque je suis dans une chambre avec le roi, je me dis : Voilà un homme qui peut me faire couper la tête et cette idée me trouble. — Mais la justice et la bonté du roi ne devraient-elles pas vous rassurer ? — Cela est bon pour le raisonnement, dit-il, mais le sentiment est plus prompt, et il m’inspire de la crainte avant que je me sois dit tout ce qui est propre à l’écarter. » J’écrivis cela pour ne pas l’oublier, et me fis redire les mots.

XI. Dîner chez Quesnay à Paris, en compagnie de Turgot.

Un jour que j’étais à Paris, j’allai dîner chez le docteur qui s’y trouvait aussi ; il avait assez de monde, contre son ordinaire, et entre autres un jeune maître des requêtes d’une belle figure, qui portait un nom de terre que je ne me rappelle pas, mais qui était fils du prévôt des marchands, Turgot. On parla beaucoup administration, ce qui d’abord ne m’amusa pas ; ensuite il fut question de l’amour des Français pour leur roi. M. Turgot prit la, parole et dit : « Cet amour n’est point aveugle, c’est un sentiment profond et un souvenir confus de grands bienfaits. La nation, et je dirai plus, l’Europe et l’humanité, doivent à un roi de France (j’ai oublié le nom[6]) la liberté ; il a établi les communes et donné à une multitude immense d’hommes une existence civile. Je sais qu’on peut dire avec raison qu’il a servi son intérêt en les affranchissant ; qu’ils lui ont payé des redevances et qu’enfin il a voulu par là affaiblir la puissance des grands et de la noblesse ; mais qu’en résulte-t-il ? que cette opération est à la fois utile, politique et humaine. Des rois en général, on passa à Louis XV, et le même M. Turgot dit que son règne serait à jamais célèbre pour l’avancement des sciences, le progrès des lumières et de la philosophie. Il ajouta qu’il manquait à Louis XV ce que Louis XIV avait de trop, une grande opinion de lui-même ; qu’il était instruit, que personne ne connaissait mieux que lui la topographie de la France ; qu’au conseil, son avis était toujours le plus juste ; qu’il était fâcheux qu’il n’eût pas plus de confiance en lui-même, ou ne plaçât pas sa confiance dans un premier ministre approuvé de la nation. Tout le monde fut de son avis. Je priai M. Quesnay d’écrire ce qu’avait dit le jeune Turgot, et je le montrai à Madame. Elle fit à ce sujet l’éloge de ce maître des requêtes ; et en ayant parlé au roi, il dit : « C’est une bonne race. »

XII. Les parlements

Le roi était souvent importuné par les parlements, et il tint à leur sujet un bien étrange propos, que répéta devant moi M. de Gontaut au docteur Quesnay. « Hier, le roi, dit-il, se promenait dans le salon avec un air soucieux. Madame de Pompadour lui demanda s’il avait de l’inquiétude sur sa santé, parce qu’il est depuis quelque temps, un peu indisposé. Il a répondu : Non, mais je suis bien ennuyé de toutes ces remontrances. — Que peut-il en arriver, a dit Madame, qui doive inquiéter sérieusement Votre Majesté ? N’est-elle pas le maître des parlements comme de tout son royaume ? — Cela est vrai, a dit le roi ; mais sans ces conseillers et ces présidents, je n’aurais pas été frappé par ce monsieur (il appelait toujours ainsi son assassin). — Ah ! Sire, s’est écriée madame de Pompadour. — Lisez le procès, a-t-il dit, ce sont les propos de ces messieurs qu’il nomme, qui ont bouleversé sa tête. — Mais, a dit Madame, j’ai souvent songé que si on pouvait envoyer à Rome M. l’archevêque… — Trouvez quelqu’un qui fasse cette affaire-là, a-t-il dit, et je lui donnerai ce qu’il voudra. »  Quesnay dit que le roi avait raison dans tout ce qu’il avait dit.

XIII. Propos de Quesnay sur l’art militaire

M. du Vernay vint chez Quesnay, et j’étais chez lui. Le docteur se mit à parler guerre, et je me souviens qu’il dit : « Les militaires font un grand mystère de leur art, mais pourquoi les jeunes princes ont-ils tous de grands succès ? c’est qu’ils ont l’activité et l’audace. Pourquoi les souverains qui commandent leurs troupes, font-ils de grandes choses ? c’est qu’ils sont maîtres de hasarder. » Ce discours me fit impression.

XIV. Réunion des Physiocrates. Mercier de la Rivière sur la régénération du Royaume.

Un jour M. de Marigni se trouva chez Quesnay où j’arrivais ; ils parlaient de M. de Choiseul. « Ce n’est qu’un petit-maître, dit le docteur, et s’il était plus joli, fait pour être un favori d’Henri III. » Le marquis de Mirabeau entra, et M. de la Rivière. « Ce royaume, dit Mirabeau, est bien mal ; il n’y a ni sentiments énergiques, ni argent pour les suppléer. — Il ne peut être régénéré, dit la Rivière, que par une conquête comme à la Chine, ou par quelque grand bouleversement intérieur ; mais malheur à ceux qui s’y trouveront : le peuple français n’y va pas de main morte. »

Ces paroles me firent trembler, et je m’empressai de sortir. M. de Marigni en fit de même, sans avoir l’air d’être affecté de ce qu’on disait. « Vous avez entendu, me dit-il ; mais n’ayez pas peur, rien n’est répété de ce qui se dit chez le docteur. Ce sont d’honnêtes gens, quoique un peu chimériques ; ils ne savent pas s’arrêter. Cependant ils sont, je crois, dans la bonne voie. Le malheur est qu’ils passent le but. » J’écrivis cela en rentrant.

——————

[1] Il est à observer que madame de Pompadour est presque toujours appelée Madame dans ce journal, parce qu’elle était la maîtresse de celle qui écrit.

[2] Banquier de la cour.

[3] La duchesse de Brancas était dame d’honneur de madame la dauphine, et avait vécu dans l’intimité de madame de Pompadour.

[4] Oiseau aquatique que l’on dit avoir le sang froid.

[5] Tant pis a le sens de : quel malheur.

[6] Philippe-le-Long.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.