De la colonisation chez les peuples modernes (Première édition, 1874) — Introduction

DE LA COLONISATION CHEZ LES PEUPLES MODERNES

PAR

M. Paul LEROY-BEAULIEU

« On peut affirmer dans l’état actuel du monde que
la fondation des colonies est la meilleure affaire dans laquelle
on puisse engager les capitaux d’un vieil et riche pays. »
STUART MILL. Principes d’économie politique, liv. V, ch. XI, § 14.

Ouvrage couronné par l’Académie des Sciences morales et politiques

PARIS
GUILLAUMIN ET Cie, LIBRAIRES

1874


INTRODUCTION

On a dit que la colonisation avait commencé avec le monde : à un certain point de vue, ce peut être là une vérité. Le premier homme peut, à quelques égards, être considéré comme un colon : l’émigration a suivi de près la formation de la première famille humaine ; la terre ne s’est peuplée que successivement, de proche en proche, grâce à cette force d’expansion que possède toute société, si petite et si primitive qu’elle soit, grâce aussi à cet instinct naturel, très développé dans certains individus, qui pousse l’homme à l’inconnu et à l’aventure. Mais l’émigration, la prise de possession d’un sol nouveau, d’une contrée vierge, ne suffisent pas pour constituer, dans le vrai sens du mot, la colonisation. Celle-ci est quelque chose de plus grand et renferme un élément différent. L’émigration est un fait d’instinct, qui appartient à tous les âges des sociétés ; la colonisation est un fait réfléchi, soumis à des règles, qui ne peut provenir que de sociétés très avancées. Les sauvages ou les barbares émigrent quelquefois, souvent même : l’envahissement successif des îles de l’Océanie par la race malaise en est une preuve, entre bien d’autres : les peuples civilisés seuls colonisent. 

Tandis que l’émigration et la prise de possession d’un sol nouveau rentrent, généralement, dans la catégorie des faits individuels, la colonisation appartient incontestablement à la catégorie des faits sociaux : c’est une des fonctions les plus élevées des sociétés parvenues à un état avancé de civilisation ; c’est dans l’ordre social ce qu’est dans l’ordre de la famille, je ne dis pas la génération seulement, mais l’éducation. Une société colonise, quand, parvenue elle-même à un haut degré de maturité et de force, elle procrée, elle protège, elle place dans de bonnes conditions de développement et elle mène à la virilité une société nouvelle sortie de ses entrailles. La colonisation est un des phénomènes les plus complexes et les plus délicats de la physiologie sociale. 

On a souvent comparé une colonie à un rameau que l’on détacherait d’un végétal plein de sève et que l’on planterait dans un terrain plus neuf, moins épuisé et plus fécond. C’est là un rapprochement ingénieux, mais dont l’exactitude n’est pas à l’épreuve de la réflexion. Tandis, en effet, qu’il ne subsiste plus aucune relation entre la bouture et la plante dont elle a été détachée, que chacune d’elles poursuit à l’écart son développement marqué par les lois invariables de la nature, il y a entre la société à l’état d’enfance et de formation et la société adulte qui lui a donné le jour, un échange permanent d’influences, une réciprocité de services, une continuité de rapports, en un mot, une dépendance mutuelle, qui constituent précisément ce que l’on est convenu d’appeler la colonisation. 

La formation des sociétés humaines, pas plus que la formation des hommes, ne doit être abandonnée au hasard. Sans doute, il se pourrait que, même dépourvue de tous soins, une société jeune parvînt à grandir et à se fortifier par la seule influence d’un milieu favorable, d’un tempérament vigoureux et de circonstances heureuses. Mais une telle croissance est un fait exceptionnel, et, quand il se produit, aussi lent que laborieux. Le mérite d’un peuple qui colonise, c’est de placer la jeune société qu’il a enfantée, dans les conditions les plus propres au développement de ses facultés naturelles, c’est, sans gêner son initiative, de lui aplanir la voie, de lui donner les moyens et les outils nécessaires ou utiles à sa croissance. La colonisation est donc un art qui se forme à l’école de l’expérience, qui se perfectionne par l’abandon des méthodes que l’application a condamnées, et par la mise en essai des procédés que l’observation suggère.

Aussi en est-il de la colonisation comme de l’éducation même : les principes ont varié et se sont transformés avec le temps ; la conception des rapports de la mère patrie et de la colonie a été bien différente autrefois de ce qu’elle est aujourd’hui. À l’origine de la colonisation moderne, les métropoles avaient principalement en vue leur intérêt propre auquel elles subordonnaient l’intérêt de leurs dépendances : il y avait une sorte d’exploitation de la colonie par la contrée mère, analogue à l’exploitation de l’enfant par le père dans les sociétés qui ne sont pas encore très avancées dans la voie de la civilisation, de la justice et de la liberté. La colonie était en perpétuelle minorité : elle appartenait sans réserves ni garanties à la métropole ; elle lui devait obéissance et service en retour de la protection qu’elle recevait : situation vraiment analogue à celle du fils de famille dans le vieux droit romain. Sous l’influence du progrès des idées morales et politiques, et aussi par une conception plus juste de l’intérêt véritable des deux parties, les principes se modifièrent : on en vint à des notions plus conformes au droit naturel, qui veut que toutes les sociétés soient égales entre elles et qu’aucune, si petite et si jeune qu’elle soit, ne soit sacrifiée à une plus ancienne et à une plus grande. 

Non seulement la conception théorique des rapports essentiels de la colonie et de la métropole se modifia, mais aussi les moyens pratiques de coloniser se transformèrent. Étant admis que le but de la colonisation c’est de mettre une société nouvelle dans les meilleures conditions de prospérité et de progrès, et que la métropole ne peut que tirer avantage du développement de la richesse, de la population et de la puissance de ses colonies, il restait à considérer par quelle voie on ferait arriver la colonie au plus haut degré de population, de puissance et de richesse. On usa le plus souvent de l’autorité et de la réglementation sous toutes les formes. La métropole crut avoir la sagesse infuse et voulut garder indéfiniment en lisière cette société jeune dont elle croyait pouvoir et devoir diriger tous les pas. On se rebuta à la fin de ce système de contrainte et de direction minutieuses : l’expérience et le raisonnement finirent par en signaler tous les maux ; on se laissa parfois glisser sur la pente contraire, et sous l’influence de systèmes économiques trop absolus et trop inflexibles, on arriva quelquefois à penser que la métropole n’avait rien à faire pour la colonisation, que les sociétés jeunes avaient dans leur propre tempérament assez de sève et de ressources pour surmonter toutes les difficultés de l’enfance et parvenir d’elles mêmes à la maturité. On finit également par entrevoir les défauts de cette conduite facile et en apparence irréprochable. On arriva à ne plus confondre la liberté de la colonie avec la négligence et l’abandon de la part de la métropole : sans rien sacrifier des droits de celle-là, on détermina avec plus de précision les devoirs de celle-ci. Les peuples colonisateurs parvinrent, après des essais et des tâtonnements qui durèrent trois siècles, à un ensemble de règles, à un plan de conduite qui sont le résumé de l’expérience des générations et des suggestions de la science. 

Ce plan de conduite, ce corps de préceptes, où se renferme tout l’art de coloniser, c’est ce que nous allons rechercher dans ce volume. Nous suivrons l’ordre du temps et l’enchaînement des faits. Nous commencerons par l’étude attentive des systèmes coloniaux des différents peuples : nous les verrons à l’œuvre : nous réviserons la route que les principales nations ont suivie et nous referons, pour ainsi dire pas à pas, l’expérience des trois derniers siècles. Dans l’examen de la croissance, de la prospérité ou de la souffrance de ces jeunes sociétés semées au-delà des mers, nous nous efforcerons de dégager les principes qui peuvent être utiles à notre temps. Nous chercherons avec patience et sans parti pris les causes de la force ou de la débilité des différentes colonies, et nous examinerons avec autant de soin l’influence soit heureuse, soit funeste qu’elles ont eue sur leurs métropoles. Analyse singulièrement compliquée et délicate ! Il y a tant d’éléments divers qui influent sur le développement des sociétés ! Quand on considère un homme parvenu à l’âge adulte, il est d’une difficulté extrême de déterminer ce qui revient dans son caractère et dans sa constitution à l’éducation, à la nature ou aux circonstances : entre ces causes entrecroisées, il est presque impossible de préciser avec exactitude ce qui appartient à chacune. De même pour les sociétés humaines : les lois politiques, l’organisation économique ne sont pas les seuls agents de leur développement ; il faut tenir compte du climat, de la constitution géographique et géologique, du tempérament et des habitudes de la race, et enfin des circonstances historiques qui ont accompagné leur naissance et leur croissance. Les esprits affirmatifs, selon qu’ils considèrent l’un ou l’autre de ces agents, sont portés à lui attribuer la responsabilité de tout l’ordre social, qui résulte cependant de causes beaucoup plus complexes. Nous essaierons d’agir avec plus de circonspection. 

Cet exposé historique n’est que la route qui doit nous mener au but, l’exposé des doctrines. Aussi essaierons-nous d’apporter dans ces études rétrospectives de la sobriété et de la méthode. Sur cette pente on pourrait être entraîné à des développements indéfinis, d’où résulterait pour notre tâche plus de confusion que de lumière. Tout le côté purement héroïque et esthétique de la colonisation, ce point de vue si séduisant qui a surtout fixé l’attention des écrivains, nous n’essaierons même pas de l’aborder : notre tâche est assez grande et assez complexe pour ne pas l’élargir et la compliquer outre mesure. Fixer les principes administratifs, économiques, politiques, qui doivent présider à la création et au développement des colonies, c’est là, à vrai dire, une œuvre presque encyclopédique. Il faudrait, pour y complètement réussir, l’érudition à la fois la plus vaste et la plus précise. Que de problèmes divers, en effet, ne soulève pas la colonisation ? Au point de vue économique, toutes les grandes questions, presque sans exception, se présentent dès l’abord : l’appropriation du sol, les rapports du capital et du travail, la taxation ; au point de vue de l’administration, le régime communal, la tutelle administrative, la part à faire à l’individu, à la commune et à l’État ; au point de vue politique, la naturalisation, les rapports de la colonie avec la métropole et les puissances étrangères, la contribution dans les dépenses communes ; au point de vue moral, philosophique ou religieux, d’autres questions non moins âpres viennent également réclamer une solution : le traitement des races inférieures, l’estimation juste de leurs droits et leur acheminement à la civilisation. Toutes ces questions hérissées de difficultés, nous nous efforcerons de les aborder sous leurs faces nombreuses et diverses ; nous exposerons les solutions successives et différentes que l’expérience a tentées et qu’a provoquées la science. Nous ne chercherons pas à donner à ce sujet si complexe une simplicité qu’il n’a pas, et qui ne se pourrait obtenir que par le sacrifice de points de vue instructifs et importants. Par cet examen consciencieux, détaillé et méthodique, nous espérons qu’il nous sera donné de jeter quelque lumière sur le phénomène le plus curieux et le moins étudié de la vie des sociétés modernes, la colonisation.

A propos de l'auteur

Journaliste, économiste et homme politique, Paul Leroy-Beaulieu est l’une des grandes figures du libéralisme français de la seconde moitié du XIXe siècle. Fondateur de l’Économiste français en 1873, il succède en 1880 à son beau-père, Michel Chevalier, à la chaire d’économie politique du Collège de France. Connu pour ses positions sur la colonisation, il est aussi l’auteur de nombreux ouvrages, dont L’État moderne et ses fonctions (1889).

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