De la colonisation chez les peuples modernes (Première édition, 1874) — Première partie

PREMIÈRE PARTIE

HISTOIRE

LIVRE PREMIER

DE LA COLONISATION ANTÉRIEURE AU XIXe SIÈCLE

CHAPITRE PREMIER

De la colonisation espagnole

« Le premier établissement des différentes colonies européennes dans l’Amérique et dans les Indes orientales, n’a pas eu pour cause un intérêt aussi simple et aussi évident que celui qui donna lieu à l’établissement des anciennes colonies grecques ou romaines. »

C’est ainsi que s’exprime Adam Smith, au début de son chapitre de la colonisation. Cette observation pleine de sens est le préambule nécessaire à toute esquisse du système colonial espagnol. Qui veut comprendre, soit l’organisation économique des provinces américaines de l’Espagne, soit leurs relations administratives et politiques avec la métropole pendant trois siècles, doit se reporter aux circonstances toutes spéciales au temps et au peuple qui découvrit le nouveau monde.

Une nation fonde ordinairement des colonies, quand sa population croissante se trouve à l’étroit dans son vieux territoire, ou quand les persécutions religieuses ou politiques en bannissent certaines classes d’habitants : ce sont là les seuls motifs qui aient porté les anciens à la colonisation, et ce sont, de nos jours encore, les deux causes principales de l’émigration européenne. Les raisons qui, à la fin du XVe siècle, déterminèrent les peuples de l’Europe à fonder des établissements au-delà des mers furent d’un ordre différent.

L’esprit d’aventure, que les croisades avaient éveillé en Europe et que les grandes monarchies européennes victorieuses de la féodalité ne pouvaient plier à la discipline, se porta avec une énergie toute particulière, au milieu du XVe siècle, vers les entreprises maritimes. L’Orient, plein de mystères et de richesses, l’Orient, d’où venaient les soieries, les perles, les parfums, les épices, l’Inde et la Chine surtout, exercèrent sur les imaginations vives et curieuses de nos ancêtres, une véritable fascination. Trouver une voie, soit plus courte, soit plus sûre, pour atteindre ces contrées privilégiées, faire concurrence aux Vénitiens qui avaient jusque-là le monopole du commerce le plus lucratif, tel était alors le but d’une foule d’esprits hardis et aventureux. De là vinrent ces tentatives persistantes que les marins portugais prolongèrent pendant près d’un siècle à leur éternel honneur avec une héroïque persévérance. Mais s’ils s’élançaient ainsi vers des pays inconnus, ce n’était pas pour s’y fixer eux, leurs femmes et leurs enfants, et y former une nouvelle patrie : c’était pour y trouver des denrées précieuses, pour rapporter dans leur pays une récolte abondante et rapide. Parmi tous ces intrépides navigateurs, il n’y avait sans doute pas un homme qui eût l’esprit et le caractère du colon, ce caractère et cet esprit que possédaient, un siècle plus tard, à un très haut degré, les puritains et les quakers d’Angleterre et que possèdent de nos jours les émigrants anglais ou allemands pour l’Australie ou l’Amérique.

« L’établissement des colonies européennes dans l’Amérique et les Indes orientales n’a donc pas été, dit encore Adam Smith, un effet de la nécessité. » Ce n’était ni l’exubérance de la population, ni des crises économiques intenses, ni des persécutions religieuses ou politiques, ni le besoin de débouchés pour l’industrie du vieux monde, aucune de ces causes, depuis si puissamment actives, n’eut part à la fondation des premières colonies européennes. Si ces colonies, à l’état d’établissements territoriaux et permanents, furent fondées, ç’a été, à vrai dire, comme par hasard, sans plan préconçu, sans besoin pressenti.

La fortune voulut qu’un aventurier génois, éconduit par diverses puissances, trouvât crédit auprès de la reine Isabelle et du conseil de Castille. À coup sûr, à juger les choses de notre point de vue actuel, nul peuple n’était moins fait pour coloniser que l’Espagne. Quoiqu’en aient dit certains historiens, elle n’était alors, nous en aurons la preuve, ni très riche, ni très peuplée, ni très industrieuse ; son territoire lui offrait un sol et des richesses pour lesquels les bras étaient loin d’être superflus. Des guerres continuelles ne lui avaient pas laissé le loisir de se livrer en sécurité aux arts de la paix ; elle avait retiré des luttes séculaires contre les Maures un dédain du travail que nous retrouverons marqué dans toutes ses lois et toute son administration coloniale. Elle venait de terminer une guerre qui avait tenu plusieurs générations en haleine ; devenue enfin maîtresse incontestée de son territoire, il semblait qu’elle n’eût pas de tâche plus pressante que de consacrer par son travail la possession définitive que ses armes venaient de lui donner.

Il ne devait pas en être ainsi. Ces luttes héroïques qui avaient occupé, pendant plusieurs siècles, tout ce qu’il y avait dans la Péninsule d’esprits ardents et de caractères vigoureux, venant à cesser tout à coup, mettaient en disponibilité une foule d’aventuriers, impatients des loisirs de la paix et des perspectives bornées du travail. La découverte de l’Amérique, en leur offrant des pays lointains, vierges de toute civilisation européenne, pleins de richesses et de promesses plus séduisantes encore, leur ouvrait un débouché inespéré vers lequel ils s’élancèrent à l’envi. C’étaient des soldats qui couraient à une conquête.

Les nouvelles Indes étaient peuplées de races ignorantes et païennes. La catholique Espagne, qui venait d’achever sa longue croisade contre les Maures, dans l’exaltation du zèle religieux, avait appris à confondre en un sentiment unique le zèle pour la foi et l’amour de la patrie. Toute conquête pour la couronne devait être aussi une conquête pour la chrétienté. La propagande religieuse fut dès l’origine l’un des motifs principaux des établissements d’outre-mer. Dans l’esprit mystique de Colomb, dans l’âme pieuse d’Isabelle, comme dans les imaginations plus rudes et plus incultes des Cortez et des Pizarre, l’idée de prosélytisme catholique ne cessa de s’allier à l’ambition terrestre. Ç’a été l’un des principaux mérites de la grande et belle histoire de Prescott, de mettre en lumière l’influence que le sentiment religieux exerça sur la fondation et l’administration des colonies espagnoles en Amérique. 

Derrière et au-dessus de ces aventuriers qui s’élançaient à la poursuite de trésors et de conquêtes, ou de ces moines et de ces prêtres qui s’enfonçaient dans la solitude pour la conversion des Indiens, venait la couronne de Castille. Victorieuse de la féodalité et de l’islamisme, la couronne, devenue toute-puissante, revendiquait une domination absolue sur les provinces nouvelles : c’était elle qui, par les encouragements, les subsides ou les récompenses, donnés aux descubridores, était le premier auteur de la découverte de l’Amérique : l’Amérique devait donc faire partie de son domaine ; tout ce qui s’y rencontrait était soumis sans contrôle à sa puissance. 

Tels furent les trois éléments qui prirent part à la fondation des colonies espagnoles : des aventuriers recrutés spécialement dans la noblesse et dans l’armée, que la fin des guerres contre les Maures laissait sans emploi et souvent sans ressources : de là ce nombre prodigieux de nobles que contenaient les colonies de l’Amérique. À Lima, dit Ulloa, un tiers des blancs était noble et, dans cette seule ville, il y avait quarante-cinq familles de marquis ou de comtes : de là encore, en partie, car ce n’est pas la seule cause, l’affluence des blancs dans les villes et leur petit nombre dans les campagnes ; de là les majorats, les substitutions, les entraves à la libre disposition du sol. Le second élément était le clergé qui devait convertir les païens à la foi du Christ : de là les ordres religieux, les couvents et les moines mendiants ; de là les dîmes et les riches dotations des églises ; de là la haine de l’hétérodoxie, la restriction de l’instruction supérieure, les entraves mises à la presse et enfin l’inquisition. Le troisième élément, c’était la couronne, l’esprit monarchique, tel qu’on le comprenait à cette époque dans l’Europe occidentale, au sortir de la féodalité ; c’est-à-dire l’esprit de défiance, de soupçon, de jalousie et d’ingérence supérieure ; la crainte de l’initiative des particuliers, la prédilection pour le système de tutelle administrative : de là l’aristocratie de fonctionnaires ; de là encore la crainte que les peuples ne deviennent trop riches ou trop unis ; de là l’application incessante et pernicieuse de la maxime machiavélique : divide ut imperes.

Sans doute ces trois éléments ne furent pas les seuls qui entrèrent dans la constitution des colonies espagnoles. Il s’y forma à la longue une classe de marchands, une classe d’agriculteurs, et même, dans certains districts du moins, une classe d’industriels ; mais ce ne fut qu’après bien des années que ces industriels, ces agriculteurs et ces marchands furent en assez grand nombre pour être pris en considération et diminuer, sans l’effacer, l’importance des éléments primitifs. Ceux-ci n’en avaient pas moins, dès l’origine, imprimé leur caractère à l’organisation politique et économique de l’Amérique espagnole ; et il ne fallut rien moins que les luttes sanglantes et la violente scission du commencement du siècle pour l’en faire disparaître. Par l’établissement d’une noblesse nombreuse que soutenait un système rigide de majorats et de substitutions, par la constitution d’un clergé puissant doué de tous les anciens privilèges temporels dans toute leur plénitude, par l’omnipotence des fonctionnaires royaux, par les restrictions de toute sorte apportées à l’initiative des sujets, l’Espagne avait voulu fonder une société vieille dans une contrée neuve : c’est en ce mot que se peut résumer toute la colonisation espagnole, ainsi que d’amples détails vont nous le prouver surabondamment.

Nous avons dit que la prise de possession de l’Amérique par les Espagnols n’avait pas eu pour origine une pensée de colonisation ; c’est ce que Jean-Baptiste Say a parfaitement exprimé en ces termes : « Ceux qui fondèrent les premières colonies furent pour la plupart des aventuriers, qui cherchèrent non une patrie adoptive, mais une fortune qu’ils pussent rapporter pour en jouir dans leur ancien pays. » Un historien du temps, Pierre le Martyr, était également de cet avis quand, dans ses Océanides, il blâme en ces termes l’expédition pour la Floride : « Quel besoin avons-nous de contrées dont les productions sont les mêmes que celles du sud de l’Europe ? » Toutes les régions qui s’adaptaient le mieux à une colonisation agricole, Caracas, la Guyane, Buenos-Aires, furent pendant des siècles négligées par les Espagnols. L’or, qui était à l’origine leur seul appât, n’avait même pas toujours le don de les fixer ; ils accouraient dans toutes les contrées où ils avaient l’espérance d’en trouver, non pas comme les émigrants européens qui se rendent aux placers de l’Australie pour fournir eux-mêmes le rude travail du mineur, mais comme des conquérants qui s’emparent des richesses et des personnes d’un peuple vaincu et le forcent à travailler à leur profit. Dans un pareil système, on conçoit que si la conquête fut rapide, le peuplement fut lent. On ne voit pas que pendant tout le premier siècle qui suivit la découverte de l’Amérique, il y eut une large émigration de la métropole. En 1546, d’après Herrera, il n’y avait pas au Pérou plus de 6 000 Espagnols. Gomara, dans son Histoire générale des Indes, ne compte pas plus de 2 000 familles européennes au Mexique, assez longtemps après l’expédition de Cortez ; et Benzoni ne croit pas qu’en 1550, il y eût plus de 15 000 Espagnols dans tout le nouveau monde. Les règlements de la mère-patrie étaient et furent toujours très contraires à une émigration considérable. Depuis Charles-Quint, aucun Espagnol ne devait aller aux Indes sans une permission expresse de la couronne ; et cette permission n’était donnée que pour peu de temps, en général pour deux ans (Recopilacion de leyes de los Reynos de las Indias, IX, 26). Pour obtenir cette autorisation d’après une loi de 1518, il fallait justifier d’abord d’un motif suffisant et prouver en outre que depuis deux générations on n’avait subi dans sa famille aucune condamnation de la part du saint office. Une loi de 1566 vint encore aggraver ces prescriptions en statuant que la permission ne serait accordée que pour une province déterminée, et que le voyage pour cette province devait être direct. Chaque patron de vaisseau devait attester par serment qu’il n’avait pas à son bord de personne sans autorisation. Si l’on ajoute à toutes ces difficultés l’obligation de s’embarquer au port de Séville, c’est-à-dire à l’extrémité sud de l’Espagne, on conçoit que l’émigration dût, dans le siècle qui suivit la conquête, être très limitée et qu’elle se recrutât surtout parmi les gens d’épée, très peu, au contraire, parmi les paysans et les petits marchands. Aussi un historien, digne de foi, Depons, n’estime-t-il qu’à cent personnes le nombre annuel des immigrants dans la province de Caracas. 

On a vu que la couronne d’Espagne n’épargnait pas les règlements : il ne faudrait pas croire que les autorisations exigées fussent de simples mesures de sûreté générale et de police comme le furent nos passeports. C’étaient des justifications très sérieuses qui impliquaient un examen et une enquête. Elles avaient essentiellement pour but de limiter l’émigration et venaient d’un sentiment de défiance et de crainte qui inspira toujours le conseil de Castille dans le gouvernement de l’Amérique. Heeren nous paraît s’être parfaitement rendu compte du vrai motif de ces mesures, tout en se trompant singulièrement sur leur effet, quand il s’écrie : « Heureusement pour elle, l’Espagne sentit de bonne heure la nécessité de soumettre à une police sévère les émigrations de la métropole aux colonies, ce qui contribua puissamment à les tenir dans sa dépendance. » Les mêmes mesures de police étaient en usage pour les communications entre les diverses provinces de l’Amérique. 

Une fois arrivés dans les colonies, les Espagnols se répartissaient d’une manière toute contraire à l’usage suivi par les colons modernes. L’esprit général de la colonisation européenne, c’est la dispersion des familles dans des fermes ou des plantations pour l’exploitation agricole. Les Espagnols procédaient autrement : ils s’aggloméraient dans les villes et laissaient les campagnes aux Indiens. Les raisons de cette répartition particulière de l’élément européen dans les colonies de l’Espagne sont multiples. Celui qui même de nos jours a voyagé en Espagne, a pu remarquer que les maisons ou chaumières isolées sont excessivement rares et que la population rurale elle-même se groupe dans les villages. Il en est ainsi dans presque tout l’Orient. C’est là une cause de singulière infériorité pour l’agriculture et l’exploitation des richesses naturelles. De plus, les Espagnols ne possédaient l’Amérique que par conquête et ils se trouvaient au milieu d’une population qui pouvait être considérée comme hostile, ce qui explique leur tendance à s’agglomérer pour se défendre, comme le font de nos jours les colons d’Algérie, par mesure administrative, il est vrai. Enfin il était rare que les Espagnols établis en Amérique eussent appartenu à la population rurale de la métropole. Mais ce qui est remarquable, c’est que des auteurs graves ont pu supposer que la politique même du gouvernement espagnol était d’éloigner les colons des campagnes pour les rassembler dans les villes. Un voyageur des mieux informés, le capitaine Basil-Hall, a émis cette opinion qui n’est pas complètement repoussée par Merivale (Lectures on colonies) et qui est soutenue par Roscher (Colonien, Colonial-Politik und Auswanderung). Il est parfaitement vrai, comme le remarque ce dernier auteur, que le gouvernement de la métropole tenait d’autant plus à l’institution des majorats que les provinces étaient plus éloignées, ce qui semble indiquer de sa part la crainte de voir se former une population agricole et créole très considérable. Il est de plus incontestable que les règlements des missions, ainsi que nous le verrons plus tard, écartaient systématiquement les blancs des districts occupés par les Indiens. Par toutes ces raisons l’on vit se former de bonne heure des villes très considérables. Humboldt nous dit qu’au milieu du XVIIIe siècle Lima comptait 18 000 blancs, et qu’en 1790 il y avait à Mexico 50 000 créoles et 23 000 natifs d’Espagne ; Adam Smith fait remarquer qu’il s’en fallait de beaucoup, de son temps, que Boston, New-York ou Philadelphie eussent une population aussi considérable que Mexico, Lima ou Quito. L’illustre auteur de La richesse des nations ne semble pas avoir recherché les causes de ce phénomène, ni s’être rendu compte de ses conséquences. Les conséquences cependant sont importantes. Quand dans un pays neuf on voit la population refluer tout entière vers les villes, on peut être sûr que la production y est faible, que la majorité des colons sont des oisifs, des spéculateurs ou des fonctionnaires, non des travailleurs, et qu’il y a au-dessous d’eux un peuple vaincu exploité au profit de la classe victorieuse. 

C’est en effet ce qui arrivait dans les provinces de l’Espagne en Amérique. Rien n’est plus différent et plus caractéristique que la manière d’être et de penser de la population européenne dans les colonies espagnoles et dans les colonies anglaises. C’était un des principes du conseil des Indes que tout le sol de l’Amérique appartenait à la couronne. Celle-ci, il faut le dire, en avait largement usé pour faire des libéralités, soit aux familles des Conquistadores, soit surtout aux favoris de la cour. Les majorats étaient nombreux et immenses. Quand Gasca soumit le Pérou d’une manière plus étroite à la couronne, de simples officiers obtinrent en récompense des biens donnant un revenu annuel de 150 000 ou 200 000 pesos. Le majorat de la vallée d’Oaxaca, qui fut attribué à Cortez, comprenait, au temps de Humboldt, quatre villes, quarante-neuf villages et 17 700 habitants : ses revenus étaient, au temps de Cortez, de 60 000 ducats. Les fortunes dans l’Amérique espagnole étaient plus grandes que partout ailleurs au monde. Selon Humboldt on trouvait de son temps à Cuba des fortunes de 15 000 à 20 000 liv. sterl. de rente (375 000 et 500 000 francs) ; les plus considérables au Venezuela ne montaient pas au-delà de 6 000 ou 7 000 liv. sterl. de rente (150 000 et 175 000 francs) ; mais au Mexique, dit Humboldt, on voyait des individus qui ne possédaient pas de mines et qui avaient 1 000 000 de francs de revenu : la famille du comte de Valenciana possédait à elle seule pour plus de 25 000 000 de francs de biens-fonds, sans compter la mine de Valenciana, qui, année moyenne, donnait 1 500 000 de produit net, quelquefois jusqu’à 6 000 000 en un an. Quand il s’agit de mines on arrive à des chiffres fabuleux comme pour cette veine possédée par la famille du marquis de Fazoaga dans le district de Sombrerete, qui, en six mois, donna un revenu net de 20 000 000. Mais ce qu’il importe de remarquer, c’est l’immensité et la fréquence de ces majorats ne contenant pas de mines et donnant cependant, selon Humboldt, 1 000 000 de francs de revenu. Quelle entrave ne devait-ce pas être pour l’agriculture, pour l’occupation des campagnes par des cultivateurs européens, que ces immenses propriétés inaliénables ? 

Et cependant, observe encore Humboldt, tous ces grands propriétaires étaient sans cesse gênés, non seulement à cause des perpétuelles spéculations pour la découverte et l’exploitation de mines nouvelles, mais par l’habitude d’une vie extravagante et magnifique sans splendeur réelle et sans confortable judicieux ; et cherchant la raison de ces goûts et de ces habitudes déréglées, Humboldt la trouve dans la politique misérable du gouvernement qui privait la noblesse américaine d’une éducation virile et l’écartait de tous les emplois et de tous les honneurs. Autour de cette grande noblesse à majorats et à domaines immenses se pressait la masse des hobereaux. Nous avons vu qu’à Lima le tiers de la population blanche était noble. Il en était à peu près de même dans les autres villes. Le gouvernement, qui craignait fort que cette aristocratie ne devînt trop puissante, avait grand soin de l’empêcher de s’instruire : le vice-roi, Gil de Lémos, tenait aux collèges de Lima ce langage caractéristique : « Apprenez à lire, à écrire et à dire vos prières : c’est tout ce qu’un Américain doit savoir. » Ainsi cette noblesse si riche et si nombreuse que la couronne d’Espagne avait instituée au-delà des mers, était condamnée pour toujours au désœuvrement. Il suffisait d’être né en Amérique pour être écarté de toute fonction publique, si petite qu’elle fût. Les républicains de Buenos-Aires, en arborant l’étendard de la révolte, se plaignaient que sur 160 vice-rois il n’y eût eu que 4 créoles, et sur 602 capitaines généraux ou gouverneurs seulement 14 créoles. On ne comptait que 12 créoles parmi 369 évêques que l’Amérique avait eus jusqu’en 1637. L’unique débouché de l’aristocratie américaine, c’était une compagnie de gardes du corps que Charles IV avait créée et qui se recrutait uniquement dans la noblesse créole. L’aristocratie de robe ne le cédait pas en nombre à celle d’épée : les avocats, les notaires, les huissiers, les licenciados abondaient. Un écrivain sérieux, Depons, parlant de l’amour des procès, a pu écrire ce paradoxe que tous les habitants de l’Amérique espagnole se divisent en deux classes, ceux qui se ruinent en procès et ceux qui s’enrichissent ou du moins vivent par eux. Dans la seule ville de Caracas, sur une population de 31 000 âmes, il y avait 600 juges, avocats et gens de loi. « Joignez à cela l’amour excessif des titres et des rangs parmi les créoles : il n’est point de personne distinguée qui ne prétende à être officier militaire sans avoir aucune des notions préliminaires et indispensables pour ce noble exercice. Il n’est pas de personne blanche ou blanchie, qui ne veuille être avocat, prêtre ou moine ; ceux qui ne peuvent point donner tant d’essor à leurs prétentions ont au moins celle d’être notaire, écrivain, commis, sacristain d’église ou attaché à quelque communauté religieuse comme frère lai, pupille ou enfant trouvé. Ainsi les champs restent déserts et leur fertilité accuse notre inaction. On méprise la culture : chacun veut être Monsieur ou vivre oisif. » Chaque homme un peu influent avait soin d’avoir à Madrid un chargé de pouvoir pour, à chaque occasion favorable, solliciter des titres et des ordres pour son mandant. Toutes les démarches de cet apoderado étaient payées ; et les autorités souvent recevaient également de l’argent pour chaque concession de titre ou d’ordre : une foule de créoles se ruinaient par cette vanité ridicule, excellente manière pour le gouvernement de les tenir sous sa main. 

Telle était au Mexique, au Pérou, dans la Nouvelle-Grenade, l’immense majorité de la classe créole : voilà ce que l’avaient faite les majorats, les substitutions, les titres, les ordres, toutes ces vieilles institutions implantées dans une contrée neuve. La politique jalouse de la métropole la maintenait avec soin dans cet état d’inertie et d’abaissement. Toutes les qualités de la race européenne disparaissaient à la longue sous le poids de ce désœuvrement : non seulement les emplois, mais encore le trafic, le commerce de détail surtout, étaient pour la plus grande partie entre les mains des natifs d’Europe. « La dégénérescence de la race créole sous de telles institutions fut rapide à un degré sans précédent : même le courage des Castillans disparut : les descendants des Conquistadores, au bout de trois ou quatre générations, avaient oublié l’usage des armes. Les habitants des autres contrées d’Europe qui vinrent occasionnellement en contact avec eux, les trouvèrent aussi timides et craintifs que les Américains eux-mêmes l’avaient été à l’arrivée des Espagnols. Quand les Boucaniers du XVIIe siècle passèrent l’isthme de Darien et ravagèrent la côte de la mer du Sud, ils rencontrèrent une population sans défense qui courait en troupes aux églises au premier signal d’alarme. Les mêmes scènes se renouvelèrent 80 ans plus tard quand l’expédition d’Anson menaça le Chili et le Pérou. » Cette observation est de Merivale ; nous ne l’enregistrons qu’avec une certaine réserve, car s’il est une qualité qui manque aujourd’hui aux Espagnols d’Amérique, on ne peut certainement pas dire que ce soit le courage militaire. 

Cette faiblesse des créoles était entretenue avec grand soin par le gouvernement métropolitain. On peut résumer toute la politique de l’Espagne vis-à-vis ses colonies en ce seul mot : défiance, défiance envers les étrangers, défiance envers les colons eux-mêmes. L’application de la maxime, diviser pour régner, se retrouve dans toutes les branches de l’administration. Et d’abord, la métropole s’efforça constamment de répartir la population en castes rivales, si ce n’est ennemies. Aux créoles elle opposait les natifs d’Espagne ou vieux Espagnols, comme on les appelait : ceux-ci comblés d’honneurs et de faveurs étaient pour la mère-patrie la plus sûre des garanties de la dépendance de l’Amérique ; on en comptait, lors de l’insurrection au commencement de ce siècle près de 300 000, dispersés dans toutes les provinces : de là vint la durée et la cruauté de la lutte entre des populations que de vieux ferments de haine et de jalousie avaient aigries. Au moins entre les créoles et les chapitons il n’existait pas d’inégalité juridique et légale : c’était une inégalité de faveur, toute de fait. Au contraire, les lois elles-mêmes avaient pris soin de parquer les autres parties de la population dans de véritables castes. 

Dans un pays où la conquête avait juxtaposé deux races différentes, l’indienne et l’européenne, et où l’esclavage était venu encore introduire un troisième élément, l’élément nègre, il devait se former à la longue par les unions légales ou naturelles, une foule de variétés physiques dans la population totale. De là vinrent les métis, les mulâtres, les tercerons, les quarterons. Ces différences dans le sang et la race qui se manifestaient par des différences dans la couleur de la peau, devaient être un obstacle considérable à la fusion de toutes les parties de la population. Et cependant cette fusion, c’est là le but de toute colonisation intelligente. Tout au contraire, le gouvernement métropolitain s’appliqua à entretenir ces séparations et ces inimitiés qu’il eût dû s’efforcer d’effacer : « De ces variétés physiques, dit Heeren, sortirent des inégalités politiques bien plus considérables encore. » La place d’un homme dans la société dépendit de sa couleur. Les différentes nuances étaient classées avec une attention minutieuse, non seulement par la force de l’usage, mais encore par la loi. Quand il y avait seulement un sixième de sang nègre ou indien dans les veines d’un colon, la loi lui rendait le titre de blanc : que se tenga per blanco. Chaque caste était pleine d’envie pour celles au-dessus et de dédain pour celles au-dessous. Les mulâtres et les nègres, les nègres et les Indiens se détestaient autant entre eux que les métis ou les créoles. Une des manœuvres du gouvernement métropolitain était d’accorder aux hommes de sang mêlé qui se signalaient par leur énergie et leur capacité une patente de blanc, afin d’enlever à une révolution ses chefs naturels ; par une politique analogue, les Caciques indiens étaient égalés aux blancs. Ce n’était pas la seule des distinctions que la métropole entretint dans ses colonies. Roscher fait observer que les fonctionnaires s’efforçaient de fortifier les jalousies qui existaient à l’état traditionnel entre les habitants des côtes et ceux des plateaux, entre les citoyens de Vera-Cruz, par exemple, et ceux de Mexico, les premiers reprochant aux autres leur apathie et ceux-ci accusant ceux-là de légèreté. Si à tous ces motifs de désunion et de mésintelligence on ajoute encore toutes les différences de provinces par lesquelles l’Espagne se distinguait alors, si l’on pense que Catalans, Andaloux, Basques, conservaient même en Amérique leur provincialisme dans toute sa force, on verra combien peu une société aussi bigarrée était capable d’arriver à la prospérité qui résulte avant tout de l’harmonie des aspirations et des efforts.

De tout cet état social si lourd à soutenir c’étaient les Indiens qui portaient le poids. Il importe ici de nous arrêter avec attention et persistance : le traitement des peuples inférieurs, leur acheminement à la civilisation est, au point de vue de la morale, du droit, de la politique et aussi de l’économie sociale, un des objets les plus importants de la colonisation. Quelque reproche que l’on puisse faire au système colonial de l’Espagne, il faut reconnaître que, seule parmi les nations modernes, elle a essayé de mettre en pratique dans les rapports avec les peuples vaincus les préceptes de l’humanité, de la justice et de la religion. 

Dans les premiers temps de la conquête les Indiens furent abandonnés sans défense à la rapacité des aventuriers espagnols. « Les vies des pauvres indigènes, dit Merivale, furent gaspillées dans le travail des mines avec cette même profusion et cette même insouciance, dont le colon des temps modernes donne encore l’exemple dans l’usage des biens et des richesses que la nature a mis à sa disposition, c’est-à-dire les animaux sauvages des forêts et les ressources d’un sol vierge. »

Mais une fois que la couronne de Castille eût pu courber sous ses lois les bandes indisciplinées des premiers envahisseurs, le sort des Indiens s’adoucit à ce point, qu’on put se demander si la conquête n’avait pas, pour les Mexicains du moins, amélioré leurs destinées. Il faut se rappeler, en effet, que Prescott estime à 20 000 au moins le nombre des victimes que les sacrifices humains faisaient annuellement au Mexique. Il me faut pas oublier non plus, ce que Prescott nous enseigne encore, les efforts sérieux et persévérants de Cortez pour ne pas imposer aux indigènes des charges ou des impôts plus lourds que ceux qu’ils supportaient sous le régime des Aztèques. 

Les Indiens furent, aux diverses époques de la colonisation espagnole, considérés sous trois aspects différents : d’abord comme de véritables esclaves dont le sort était sans contrôle entre les mains des Européens ; puis comme des serfs attachés à la glèbe, soumis à la corvée et à des prestations pécuniaires et personnelles ; enfin comme des hommes libres, mais ne possédant pas dans toute leur plénitude l’exercice des droits civils, soumis à une tutelle supérieure et incapables de contracter valablement au-delà d’une certaine limite. De la première époque pendant laquelle les Indiens furent traités en esclaves, nous n’avons rien à dire : c’est à cette période que se rapportent tous ces excès monstrueux des Espagnols, qui ont excité l’indignation des historiens ; c’est à elle que remontent le commerce ou la traite des Caraïbes et la disparition de la race indienne des îles du golfe du Mexique. 

Des temps moins malheureux vinrent pour les indigènes : dans la répartition que fit la couronne des terres du continent, les Indiens suivirent le sort des domaines ou encomiendas sur lesquels ils étaient fixés. Ces domaines n’étaient pas des concessions à titre perpétuel mais des sortes de fiefs de la couronne qui étaient accordés pour deux générations ordinairement et, au Mexique, par exception, pour trois ou quatre. Le possesseur de l’encomienda ou encomendero avait envers les Indiens des devoirs de protection qu’il était tenu d’accomplir. Il s’engageait par serment à protéger ses Indiens, à travailler à leur conversion au christianisme et à faciliter leur avènement à la civilisation. Celui qui ne remplissait pas ces devoirs perdait son droit à l’encomienda. Les lois sur ce point sont formelles, mais les mœurs étaient-elles en conformité avec les lois ? Pour éviter toute oppression des indigènes par les Espagnols, il était défendu à l’encomendero de résider plus d’une nuit parmi ses Indiens, il lui était également interdit d’élever des fabriques dans l’étendue de son encomienda : il ne pouvait ni vendre, ni enlever à leurs demeures les Indiens de ses domaines. Ceux-ci n’étaient tenus qu’à une charge pécuniaire déterminée et à des prestations personnelles très limitées ; car les corvées ne pouvaient être requises que pour les travaux de première nécessité, la culture du maïs, la construction des ponts, l’entretien des routes, non pas pour la culture des vignes, des olives ou des cannes à sucre. Ainsi l’ordonnaient les lois ; mais ces lois sont tellement répétées, les mêmes prescriptions reviennent si souvent à si peu d’années d’intervalle qu’on peut se demander si elles n’étaient pas perpétuellement violées. De grands abus devaient se commettre. Humboldt affirme que le plus grand obstacle à l’introduction des chameaux dans les terres chaudes, où ils pouvaient rendre de grands services, provenait des propriétaires qui craignaient de perdre par cette amélioration leur droit aux corvées de la part des Indiens qu’ils employaient comme porteurs. 

Le célèbre règlement de 1542 qui statua définitivement sur la franchise des Indiens, vint régulariser leur situation. D’après ce règlement tous les Indiens relevaient soit des possesseurs d’encomiendas soit directement de la couronne ; et comme peu à peu les encomiendas, qui n’avaient été concédées que pour un certain nombre de générations vinrent à faire retour au roi, tous les Indiens furent immédiatement soumis à la couronne. Celle-ci prit en leur faveur une foule de mesures dans le détail desquelles il serait superflu d’entrer : il suffit d’indiquer la pensée maîtresse qui inspire tout le système. Cette pensée, c’est celle de séparer à jamais les Indiens des Espagnols par deux moyens : d’abord en plaçant les Indiens dans un état de minorité légale et perpétuelle, puis en interdisant autant que possible aux Européens l’accès des districts occupés par les populations indiennes ou tout au moins la résidence dans ces districts. C’est ainsi que les Indiens ne purent contracter valablement des dettes au-delà de cinq piastres, « no pueden tratar y comtratar » ; c’est ainsi que non seulement leurs immeubles mais leurs meubles même ne pouvaient être vendus sans autorisation de justice, et cette autorisation ne devait être accordée que quand l’Indien y avait intérêt. Les populations indiennes se trouvaient ainsi placées dans la condition des mineurs du droit romain, qui pouvaient rendre leur condition meilleure, c’est-à-dire acquérir et obliger autrui envers eux-mêmes, mais n’avaient pas la capacité suffisante pour rendre leur condition pire, c’est-à-dire aliéner ou s’obliger envers autrui. On comprend quel obstacle devait être en Amérique la situation si anormale de la grande masse de la population : obstacle d’autant plus grand, et c’est là le défaut du système, que cette minorité légale n’était pas considérée comme un état transitoire, comme un stage ; la métropole la regardait comme une situation définitive, les Indiens n’en devaient jamais avoir d’autre, l’égalité civile ne devait jamais leur échoir ; on ne peut dire si dans de telles prescriptions, faites ainsi en vue de l’éternité, il y avait plus d’injustice que d’imprévoyance. Ce fut là un des grands obstacles au développement de l’industrie en Amérique. Nous verrons plus loin que si la métropole empêcha ou arrêta à diverses reprises l’établissement de manufactures dans la Nouvelle-Espagne ou au Pérou, ce ne fut pas, ainsi que l’ont cru bien des historiens, Robertson en tête, pour obéir aux préceptes du système mercantile, mais bien pour protéger les Indiens et les empêcher d’échapper à l’état de minorité légale [1]. Dans cette protection, il faut le dire, il y avait autant de défiance que de bienveillance. La métropole craignait non seulement l’oppression des Indiens, mais encore leur émancipation. 

Dans les districts où l’élément européen n’avait pas encore pénétré, les Indiens étaient organisés d’une façon toute particulière et tout exclusive : ils étaient soumis à des caciques de leur nation qui percevaient les impôts et les administraient. Des mesures de police éloignaient les Espagnols de ces territoires. Une loi de 1536 interdisait aux blancs et aux mulâtres de s’y fixer ; une autre loi de 1600 interdisait aux marchands d’y séjourner plus de trois jours. Au-dessus de ces caciques étaient des fonctionnaires blancs, qui, sous le nom de protecteurs des Indiens, avaient mission de faire respecter leurs libertés et leurs droits dans toutes les circonstances. C’étaient des personnages respectables et consciencieux, dont Humboldt ne parle qu’avec éloge. 

C’était le clergé surtout, qui aidait la métropole dans ses rapports avec les Indiens. Il convient à ce propos de jeter un coup d’œil sur les missions espagnoles. « L’autorité de l’Espagne, dit Heeren, tenait essentiellement au succès de ses missions. » On connaît le plan de Las Cases pour la colonisation de l’île Santa-Marta : ce plan échoua, mais il servit de modèle aux Jésuites pour le Paraguay. Las Cases ne voulait que des laboureurs, des artisans et des prêtres : aucun soldat et aucun Espagnol ne devait y entrer sans autorisation : toute cette colonie devait avoir pour but principal la conversion des indigènes. 

Tel fut l’esprit général des missions : la plupart furent fondées au XVIIe siècle, quelques-unes dans le XVIIIe, comme celles de Californie en 1772 et 1784. L’État n’avait à payer que les frais d’organisation : organisées, elles se suffisaient. Humboldt les a décrites avec détails : les huttes sont toutes semblables, les rues tirées au cordeau et à angle droit : on dirait une colonie de frères moraves. Chaque Indien adulte est astreint à travailler chaque jour une heure le matin et une heure le soir sur les terres de la communauté (Conuco de la Comunidad) ; le pasteur fait la répartition du produit de ce travail, dont une partie est attribuée aux besoins du culte et l’autre à ceux des Indiens. Près des côtes l’on cultive le sucre, l’indigo, le chanvre. Au centre de la mission, sur une place, se trouvent l’église, l’école, la maison du missionnaire et la Casa del Rey, sorte de caravansérail pour les voyageurs indigents. Dans les environs, jusqu’à une distance de 40 lieues carrées, se rencontrent des haciendas affermées pour l’élève du bétail en grand. Ces missions trouvent des points d’appui militaires dans les presidios, petits forts ayant chacun environ huit canons et soixante-dix hommes, parfaitement équipés et montés sur de bons chevaux ; six ou huit de ces soldats accompagnent la mission. La vie des Indiens est réglée par les missionnaires. Le nombre d’habitants de chaque mission variait dans le voisinage de la mer de 800 à 2 000 âmes : dans l’intérieur il dépassait rarement 200. La plus belle mission de la Californie, Saint-Gabriel-Archange, comptait en 1834 près de 3 000 Indiens et possédait 105 000 têtes de gros bétail, 20 000 chevaux, plus de 40 000 têtes de petit bétail. Humboldt a qualifié ces établissements d’états intermédiaires entre les vraies colonies et le désert. C’étaient plutôt des campements de nomades que des résidences de tribus sédentaires. Ils étaient toujours prêts à se déplacer à la volonté du missionnaire. Les efforts des moines, qui dirigeaient ces missions, tendaient à préserver leur troupeau de tout contact avec les Européens, gente de Razon, gens de raison, comme ils les appelaient. C’est dans ces missions qu’étaient exécutées à la lettre les lois qui séparaient les blancs des Indiens. Il était rare que l’on accordât aux commerçants ou aux voyageurs la permission de s’y arrêter plus d’une nuit. Le missionnaire, qui s’occupait lui-même, et d’ordinaire avec beaucoup d’intelligence et d’habileté, de toutes les affaires séculières et spécialement du commerce, était le seul intermédiaire entre la mission et le monde civilisé. Le plus parfait exemple de ces missions, ce sont celles des Jésuites au Paraguay : elles ne diffèrent que par une organisation plus vaste de celles que nous venons de décrire.

La fondation, le maintien et jusqu’à un certain point la prospérité de pareils établissements est un des faits les plus notables de la colonisation espagnole : ces petites sociétés étaient productrices au-delà de la consommation personnelle de leurs membres ; elles faisaient un commerce assez notable soit de substances alimentaires, soit de denrées d’exportation ; elles échangeaient ce surplus de production contre des ornements d’église : elles répondaient ainsi, quoique dans une mesure singulièrement limitée, aux deux objets mercantiles de la colonisation : elles fournissaient à l’Europe des matières premières, elles en tiraient des objets manufacturés : elles étaient un marché et un débouché.

Avec tous ces éléments juxtaposés, qui formaient l’ordre social le moins compact et le moins homogène que l’on puisse imaginer, l’Amérique espagnole présentait encore dans ses nombreuses et vastes provinces des inégalités et des différences physiques considérables, qui modifiaient la constitution économique des sociétés qu’elle renfermait. C’est une observation de Humboldt, qu’il n’y a pas de pays au monde où l’état social subisse autant l’influence du climat et de la disposition du sol que l’Amérique espagnole. L’examen de la constitution physique des diverses provinces est, en effet, indispensable à l’intelligence de leur organisation économique. Dans les districts extrêmes du Nord et du Sud, dans les provinces intérieures du Mexique et dans les Pampas de la Plata, d’immenses plaines un peu sèches et d’un climat tempéré devinrent le séjour d’une population pastorale. Les animaux domestiques de l’Europe multiplièrent d’une façon étonnante dans ces pâturages et y constituèrent la principale richesse des colons. Ceux-ci étaient, pour la plus grande partie, de pure race espagnole. Les Indiens n’étaient qu’en petit nombre dans ces districts et ils y avaient une humeur belliqueuse qui les préservait de la sujétion : d’autre part la pauvreté des colons empêchait l’importation de l’esclavage. Le créole dans ces régions obéissait à la loi qui gouverne de nos jours les colons d’origine européenne : il s’isolait de ses compatriotes pour avoir un espace plus grand et suffisant à la pâture de ses immenses troupeaux. C’est ainsi encore que font de nos jours les bergers du Cap ou de l’Australie. Une lutte perpétuelle contre les Indiens, une vie rude de labeurs et de veilles trempait énergiquement ces rejetons des vieux Castillans. Les villes dans ces régions étaient rares et n’y servaient que de refuge contre les incursions indiennes. Cette colonisation pastorale devint éminemment utile à l’Europe par les matières premières, les laines et les cuirs dont elle alimenta ses fabriques.  

Les chaudes et fertiles régions qui possèdent un accès facile à la mer comme le Guatemala et le Venezuela offraient une civilisation tout autre : la grande richesse des habitants y consistait dans les produits d’exportation des climats des tropiques, le café, le coton, le sucre, le cacao. L’état de société s’y rapprochait de celui des Indes occidentales. Les blancs s’enrichissaient par le produit de leurs plantations qui augmenta beaucoup en quantité et en valeur pendant le XVIIIe siècle. Le travail manuel provenait des Indiens, là où ils étaient nombreux, des races mêlées qui abondaient dans certaines provinces et spécialement des nègres. Nous ne parlerons pas ici de l’introduction des nègres en Amérique et des effets économiques de l’esclavage. Nous consacrerons à cette importante tâche des considérations développées dans un chapitre spécial. Qu’il nous suffise de dire que la condition des esclaves sur la terre ferme était relativement tolérable, douce quelquefois. Ils n’étaient pas contraints à un travail excessif : l’indolence et la négligence même des maîtres étaient des garanties de bien-être pour la population servile. L’instruction religieuse, les soins moraux lui étaient largement prodigués. L’affranchissement était fréquent, très général par testament. Les châtiments allant jusqu’au sang étaient exceptionnels : l’esclave maltraité pouvait forcer son maître à le vendre pour un prix que fixait le juge : enfin il pouvait posséder. Dans plusieurs provinces il y avait des officiers chargés de la protection des esclaves. Ces bons traitements s’expliquaient en partie par l’autorité illimitée des magistrats, en partie et surtout par le petit nombre des esclaves, lequel rendait inutile ces mesures de sûreté impitoyables dont la crainte des révoltes a été l’origine dans les îles. Humboldt, en 1822, évalue à 387 000 le nombre total des nègres sur le continent espagnol : dans la seule province de Caracas, Depons en compte 218 400, ce qui réduit singulièrement le nombre des noirs dans les autres provinces. 

La masse de la population et de la richesse des colonies espagnoles était concentrée sur les plateaux et dans les hautes vallées des Cordillères. C’est là que s’établirent les premiers aventuriers parmi des nations d’Indiens agricoles ; c’est là qu’ils construisirent ces villes dont l’étendue et la splendeur faisaient envie, au temps de Smith, aux Anglais eux-mêmes : c’est là qu’ils découvrirent ces immenses richesses métalliques dont ils inondèrent le monde. Les plus remarquables de ces plateaux sont ceux de Mexico, de la Nouvelle-Grenade, de Quito et du Haut-Pérou. Ces plateaux étroits se dressant à une hauteur énorme au-dessus de l’Océan, étaient les seules régions dans tout le continent espagnol où l’on pût trouver une nombreuse population. La plus belle de ces oasis est le plateau de Mexico : sur cinq millions d’hommes qui habitaient toute la vice-royauté du temps de Humboldt, il y en avait trois dans cette région centrale. La plupart des villes étaient situées dans de riches districts bien cultivés, mais d’une étendue limitée ; elles étaient séparées souvent du reste du monde par des déserts de glace ou de neige ou par des ravins auprès desquels les profondeurs des vallées des Alpes paraissent insignifiantes. C’est ainsi qu’un certain nombre de sociétés se formaient dans un isolement quelquefois complet : à ces barrières naturelles, la politique jalouse de l’Espagne ajoutait encore des obstacles artificiels. 

Le voyage par mer entre le Pérou et le Mexique est contrarié par les vents et les courants qui contraignent, surtout les vaisseaux à voile, à une foule de détours et de retards : l’énorme côte orientale de la Nouvelle-Espagne ne possède pas de ports en dehors de Vera-Cruz et de Campêche ; la Nouvelle-Grenade ne communique avec la mer que par Santa-Marta et Carthagène : dans toutes les provinces les plus importantes la côte est presque inhabitée, au Mexique et dans la Nouvelle-Grenade à cause de l’insalubrité et de la chaleur, au Pérou à cause principalement de la sécheresse. Le gouvernement songeait à fortifier ces barrières naturelles. Humboldt nous apprend que la capitale de la Guyane ne put pas s’élever à l’embouchure magnifique de l’Orénoque et que, pour des raisons stratégiques et par ordre administratif, il fallut se placer à 85 lieues plus haut : tout l’espace intermédiaire était condamné par la métropole à ne contenir aucune localité importante. Un autre observateur généralement exact, Depons, attribue également à des raisons politiques le mauvais état de la route de Caracas au port de Laguagra. C’est par des motifs du même genre que l’on explique l’indifférence de Charles III pour le percement de l’isthme de Panama. Nous verrons plus loin que quand le commerce entre l’Amérique et l’Espagne fut rendu libre, on mit des droits assez considérables sur les ports d’Amérique les mieux situés, sous prétexte de protéger les ports moins favorisés de la nature, mais en réalité pour empêcher le développement en richesse et en importance de villes que la métropole se figurait pouvoir devenir redoutables. La politique jalouse de l’Espagne serait même allée plus loin : Roscher fait remarquer que pour rendre le commerce par terre entre les différentes provinces plus difficile, les Espagnols évitèrent à dessein de vaincre quelques tribus d’Indiens qui se trouvaient sur les limites des différentes colonies. Quoiqu’il en soit de cette appréciation, peut-être un peu exagérée, un observateur d’une grande autorité, Humboldt, nous rapporte que quand le comte Florida Blanca établit entre Buenos-Aires et la Nouvelle-Californie l’union postale si nécessaire, beaucoup d’hommes aux anciennes doctrines regardèrent cette innovation comme très dangereuse et presque comme un crime d’État. 

Dans toutes les circonstances nous retrouvons de la part de la métropole envers les colonies cette défiance persistante : c’est le caractère spécial du gouvernement qu’elle leur donna. Nous avons vu qu’elle écartait les créoles de toutes les charges publiques, conduite que la plupart des gouvernements d’Europe ont imitée depuis, mais qui était d’autant plus regrettable pour les colonies espagnoles, que la métropole y avait institué un corps de noblesse considérable, laquelle se trouvait condamnée à l’oisiveté par l’exclusion systématique de tous les emplois. C’était à des favoris de cour que toutes les fonctions, les plus grandes et les plus petites, étaient réservées : « Le système de gouvernement par vice-rois, capitaines généraux, audiencias, a été représenté avec raison, dit Merivale, comme une machine compliquée, destinée à faire de chaque membre du gouvernement un obstacle à l’action des autres membres. Il était impossible aux meilleurs gouverneurs de mettre en pratique les mesures les plus incontestablement utiles à l’intérêt public, tandis que des magistrats peu scrupuleux avaient pleine facilité pour s’enrichir eux et leurs favoris. » L’Amérique espagnole était divisée en vice-royautés et en capitaineries générales. Les vice-rois et les capitaines généraux avaient dans l’origine toute la plénitude de l’autorité royale : mais leur puissance devint bientôt fort limitée et il ne leur resta guère qu’un grand cérémonial, un énorme traitement et la faculté de s’enrichir par mille voies illégales. Les vice-rois étaient servis par des pages, ils avaient des gardes du corps, leur traitement fixe pour la Nouvelle-Espagne et le Pérou était de 60 000 piastres, pour Buenos-Aires et la Nouvelle-Grenade de 40 000, à un moment où la valeur des métaux précieux n’était pas arrivée au quart, au cinquième peut-être de la dépréciation qu’elle a subie depuis la découverte de l’Amérique. Les vice-rois recevaient en outre d’énormes cadeaux, qui montaient, d’ordinaire, pour le jour de leur naissance, à 60 000 pesos : quant aux profits irréguliers qu’ils pouvaient faire par la vente de titres ou de privilèges commerciaux, ils étaient illimités. La réception d’un nouveau vice-roi était l’occasion de fêtes exceptionnelles qui donnaient lieu à des dépenses inouïes. « Des cérémonies aussi coûteuses, dit avec raison Adam Smith, non seulement sont une taxe réelle que les colons riches ont à payer dans des occasions particulières, mais elles contribuent encore à introduire parmi eux des habitudes de vanité et de profusion dans toutes les autres circonstances. Ce sont non seulement des impôts fort onéreux à payer accidentellement, mais c’est une source d’impôts perpétuels du même genre, beaucoup plus nuisibles encore, les impôts ruineux du luxe et des folles dépenses des particuliers. » Les conditions nécessaires du développement rapide et de la prospérité solide des colonies, ce sont l’épargne, la simplicité des mœurs et l’égalité des conditions. L’Espagne semblait s’appliquer à détruire dans ses possessions ces qualités essentielles. Les vice-rois étaient tenus par des lois soigneusement exécutées à l’écart de tous les autres citoyens ; c’est ainsi qu’il leur était enjoint de n’admettre à leur table que leur famille et d’en éloigner toutes les autres personnes, de peur que, par une familiarité trop grande, ils ne prissent racine dans le pays, au point d’y devenir dangereux pour la métropole. 

Aux côtés des gouverneurs siégeaient les audiencias, qui étaient chargées de surveiller leur conduite et de contrecarrer leurs desseins. C’étaient des compagnies analogues à nos Parlements, unissant des fonctions judiciaires aux fonctions administratives. À ce dernier point de vue elles étaient présidées par le gouverneur et elles ne pouvaient s’opposer à ses ordres que par des remontrances et non par voie d’annulation ou de veto. Une loi de 1620 leur reconnaissait le droit de communiquer directement avec le gouvernement métropolitain à l’insu des vice-rois et des capitaines généraux.

Au-dessus de ces diverses autorités planait le conseil des Indes, institué en 1511 et définitivement organisé en 1542. C’est lui qui conservait avec un zèle scrupuleux les traditions de la vieille administration coloniale : il se recrutait parmi les hauts fonctionnaires d’Amérique. Les nouvelles lois ne pouvaient être votées qu’à la majorité des deux tiers. Entouré d’une considération universelle il était le soutien le plus opiniâtre de cette politique de défiance qui s’opposait plutôt aux progrès des colonies qu’elle ne les favorisait. Aussi devint-il nécessaire de le supprimer quand, sous la monarchie plus éclairée des Bourbons, on prit des mesures plus libérales en faveur des dépendances d’Amérique.

Les créoles n’avaient dans l’administration de leurs affaires ni voix délibérative ni même voix consultative. Les diverses localités, lugares, avaient bien à l’origine des municipalités ou cabildos, qui jouissaient d’une certaine indépendance : on finit par les supprimer complètement.

Le caractère du gouvernement des colonies espagnoles, c’était le mystère : rien ne s’y faisait au grand jour : c’était une administration inquisitoriale et secrète : des rapports des vice-rois ou des audiencias, rien ne transpirait au dehors : on sait que le célèbre voyageur, Ulloa, a écrit deux récits de ses voyages, l’un destiné au public, l’autre au gouvernement, et chacun dans un ton très différent, comme les deux histoires de Procope. L’administration métropolitaine elle-même était souvent très mal renseignée : elle apprenait parfois par la voie des étrangers ce qui se passait dans ses possessions d’outre-mer. On a des preuves nombreuses du secret impénétrable qui enveloppait toutes les affaires. Robertson devait, en 1777, tirer sa connaissance des finances du Pérou d’un mémoire manuscrit de 1614, et, d’autre part, il estimait à 4 000 000 de piastres les revenus du Mexique qui étaient déjà de 15 000 000. Une foule d’autres passages de son histoire prouvent qu’il n’était pas le moins du monde au courant de l’état de l’Amérique espagnole au temps où il vivait. On fit au comte Revillagigedo un reproche très sérieux, en Amérique même, de ce qu’il eût publié une statistique de la population dans la Nouvelle-Espagne et porté ainsi à la connaissance de tous le petit nombre d’Espagnols établis dans cette colonie. Du manque de renseignements naissaient en Europe les opinions les plus fausses sur l’état des colonies de l’Espagne. Tandis que, au XVIe siècle, chacun s’exagérait leur prospérité, leur richesse, leur population, au XVIIIe chacun les dépréciait outre mesure. La constitution de l’Église était au gouvernement d’un grand secours dans ce système d’étouffement et de ténèbres. La police de l’imprimerie était confiée à l’inquisition, et les instructions sur ce service, telles qu’on les trouve dans la Recopilacion, forment une œuvre unique au monde. Le vendeur d’un livre prohibé était puni de deux ans de suspension de son commerce, de deux ans de bannissement de son lieu de demeure et de 200 ducats d’amende ; les commissaires de l’inquisition avaient droit d’entrer à chaque heure du jour et de la nuit dans les domiciles privés pour y rechercher les livres interdits. 

Adam Smith place au nombre des causes de l’infériorité des colonies espagnoles le régime très oppressif du clergé. Ce n’est pas qu’au point de vue politique le clergé y eut une grande prépondérance. C’était un instrument plein de docilité entre les mains du gouvernement métropolitain, qui l’avait soustrait en grande partie à l’autorité du Saint-Siège. Des bulles d’Alexandre VI et de Jules II avaient mis le clergé d’Amérique vis-à-vis le souverain dans les mêmes conditions de dépendance où le Concordat a placé le clergé français. La couronne d’Espagne avait la collation des bénéfices, la nomination aux charges ecclésiastiques et la haute surintendance des affaires de l’Église. Mais faible au point de vue politique, le clergé était oppressif au point de vue économique. Il jouissait de dîmes plus étendues que partout ailleurs et perçues avec plus de rigueur. Dès l’année 1501, le paiement des dîmes dans toutes les colonies avait été ordonné et le mode de perception réglé par la loi. Toutes les productions de l’agriculture étaient soumises à cet impôt, le sucre, l’indigo, la cochenille aussi bien que le maïs ou le blé. Or on sait de quel poids est tout impôt foncier dans les colonies nouvelles ; il est essentiellement prohibitif de la culture. Les peuples les plus avancés en colonisation en déchargent les terres récemment défrichées pendant une certaine période, et ne les soumettent ensuite qu’à de faibles taxes locales qui sont uniquement destinées aux routes et aux besoins locaux. Non moins que les dîmes, l’extension de la main-morte est un obstacle à la culture ; dans les contrées vieilles la main-morte présente plus de dangers politiques que d’inconvénients économiques, parce que les corporations morales trouvent facilement à louer leurs terres à des fermiers et sont en aussi bonne condition pour les améliorer que les autres propriétaires non cultivateurs. Mais dans les pays neufs, où les terres n’ont pas assez de valeur pour être affermées, les biens de main-morte mal cultivés constituent souvent de vastes étendues de mauvaise pâture, qui arrêtent le développement agricole des districts où ils se trouvent. Or la main-morte était incroyablement développée dans l’Amérique espagnole. D’après Humboldt (Nouvelle-Espagne, t. II, p. 138) on trouvait au Mexique des provinces où 80% de la propriété foncière appartenait à la main-morte. Philippe III, dans une lettre au vice-roi du Pérou, en 1620, remarque que le nombre des couvents à Lima est si grand qu’ils couvrent plus de terrain que le reste de la cité. En 1644 la ville de Mexico présente au roi une pétition pour demander qu’il ne se fondât plus de nouveaux monastères et que les revenus de ceux qui existaient fussent restreints, parce que, autrement, les maisons religieuses acquerraient bientôt la propriété de toute la contrée. Les pétitionnaires réclamaient également qu’on imposât aux évêques des restrictions à la collation des ordres sacrés, parce qu’il y avait déjà au Mexique plus de 6 000 ecclésiastiques sans place. Et c’était en 1644, cent vingt ans après la conquête, quand le nombre des Espagnols au Mexique n’atteignait pas sans doute 300 000 âmes, que le clergé s’y trouvait si nombreux. Le nombre immense des moines mendiants ne constituait pas un moindre obstacle au développement de la colonisation, car il en résulte que « l’état de mendicité, dit Adam Smith, est une chose non seulement autorisée, mais même consacrée par la religion, ce qui établit un impôt excessivement lourd sur la classe pauvre du peuple, à laquelle on a grand soin d’enseigner que c’est un devoir de faire l’aumône à ces moines et un très grand péché de la leur refuser. » Or, il n’y avait pas encore de cultivateurs européens au Mexique, qu’il y avait déjà des couvents : c’est en 1625, quatre ans seulement après la conquête, que le premier monastère fut établi dans la Nouvelle-Espagne. 

Nous nous sommes longuement arrêté sur l’organisation sociale, économique et politique des colonies espagnoles. Pour terminer cette esquisse, il convient de rechercher quelles étaient les lois qui réglaient le commerce et l’industrie des colonies, ainsi que les motifs et les conséquences de ces lois. 

Dans cet ordre de réglementation comme dans tous les autres, le point de départ et la pensée première qui expliquent tout le système, c’est l’extrême jalousie de la métropole et la crainte perpétuelle que ses dépendances d’Amérique ne vinssent à lui échapper. 

Comme tous les gouvernements despotiques qui sentent sur leur territoire beaucoup d’éléments d’opposition, comme la vieille Égypte, comme la Chine, comme le Japon, l’Espagne s’efforça de préserver ses sujets du contact des étrangers, et pratiqua dans toute sa rigueur le système d’isolation. À l’origine, une pensée toute naturelle et légitime de protection donna le jour à ce système : toute l’Europe était pleine d’envie pour les possessions espagnoles et la métropole pouvait craindre qu’on cherchât à les lui enlever. Plus tard ce fut contre les colons eux-mêmes que les soupçons furent éveillés : on voulut empêcher l’introduction des idées étrangères, qui accompagne quelquefois l’importation des marchandises de l’étranger. Les lois furent draconiennes et les mœurs impitoyables. Le commerce avec l’étranger sans permission expresse était défendu sous peine de mort et de confiscation. Jusqu’au milieu du XVIIe siècle les Espagnols traitaient en criminel tout vaisseau étranger qui se trouvait dans les eaux des colonies. Les marins des autres contrées qui descendaient à terre étaient souvent exécutés ou condamnés aux travaux des mines. Les Français qui, de 1564 à 1567, visitèrent la Floride furent presque tous tués par les Espagnols. Tant que la puissance de l’Espagne fut florissante on ne put espérer d’adoucissement à la rigueur de ses lois ; plus tard, il est vrai, on changea en taxe la prohibition absolue, mais la position des étrangers n’en était guère meilleure : une fois descendus dans les colonies espagnoles, le saint office les inquiétait systématiquement sous prétexte d’hétérodoxie. La défiance métropolitaine persistait et se manifestait à toute occasion. Au milieu même du XVIIIe siècle, l’arrivée d’un vaisseau de Boston à l’île de Juan Fernandez pour y faire relâche ou l’apparition d’un vaisseau baleinier anglais dans la mer du Sud était l’occasion de remontrances et de changements dans le personnel de l’administration des colonies. 

C’est presque uniquement à cet état maladif et chronique de défiance et de soupçon qu’il faut attribuer l’organisation exclusive et restrictive que l’Espagne imposa au commerce de ses colonies : on a voulu voir à tort dans toutes ces restrictions une application du système mercantile : c’est confondre les temps ; il est parfaitement possible qu’à la longue de fausses théories économiques soient venues se greffer sur les motifs politiques qui avaient donné le jour au système commercial de l’Espagne, mais il est inexact que ce système eut sa cause première dans ces théories économiques. C’était pour éloigner les étrangers, non pour favoriser les fabricants et la métropole que l’Espagne réglementa si strictement les relations de l’Amérique avec l’Europe. « Si l’intérêt du commerce, dit Heeren avec grande raison, entra pour quelque chose dans les motifs qui déterminèrent les mesures restrictives, ce ne fut que d’une manière bien subordonnée. On put bien comprendre en Espagne que ces mesures n’étaient nullement favorables à la prospérité des colonies ; mais la prospérité des colonies, dans le sens ordinaire du mot, n’était pas ce qui importait le plus. » 

C’est une observation de Humboldt que les rois d’Espagne, en prenant le titre de roi des Indes, considéraient ces possessions éloignées plutôt comme des provinces relevant de la couronne de Castille que comme des colonies dans le sens attaché à ce mot par toutes les nations d’Europe depuis le XVIe siècle ; et, suivant le même auteur, la conséquence pratique de cette doctrine, c’était qu’il n’était pas interdit systématiquement aux habitants de l’Amérique espagnole d’avoir des manufactures et des fabriques pour leurs propres besoins, interdiction qui fut d’usage dans la plupart des colonies des autres peuples d’Europe. La métropole, à la vérité, avait bien la prétention d’être seule à les fournir de marchandises européennes, mais elle n’exigeait pas que les colons prissent ces marchandises de préférence aux produits de leur propre industrie. Il est, en effet, parfaitement avéré qu’il existait à Quito et en d’autres lieux des manufactures florissantes d’objets destinés aux usages communs de la vie ; il est constant que la prohibition de raffiner le sucre ne fut pas connue dans les colonies espagnoles ; et si parfois les gouverneurs mirent obstacle au développement des manufactures américaines, il en faut chercher la cause dans des raisons locales ou transitoires, très souvent dans l’intérêt porté aux Indiens que l’on s’imaginait lésés par le travail des manufactures ; mais il faut se garder de voir dans des mesures exceptionnelles l’application systématique de principes économiques que l’Espagne n’avait pas, du moins dans les premiers siècles de la colonisation. Il est plus difficile de se rendre compte des motifs qui portèrent le gouvernement à interdire dans certaines colonies la culture de certains produits, comme le lin, le chanvre, la vigne, parfois même le tabac. Humboldt lui-même nous apprend que pendant son séjour au Mexique, en 1803, un ordre fut envoyé de Madrid pour arracher toutes les vignes qui se trouvaient plantées dans la Nouvelle-Espagne. Cet auteur raconte ce fait dont il fut témoin, sans y voir autre chose qu’une dérogation aux principes habituels de l’Espagne, relativement à l’industrie et à l’agriculture de ses colonies. Il faut remarquer en effet que de pareilles mesures, si fréquentes qu’elles fussent, étaient singulièrement variables et arbitraires, et qu’il serait difficile d’y voir l’application d’un plan arrêté et systématique. Si l’on interdit à diverses reprises la culture du lin et du chanvre, il fut un temps où l’on favorisa, où l’on provoqua même ces cultures. Roscher cite un édit de Charles-Quint en 1545, qui commande expressément aux gouverneurs d’exciter les indigènes à la culture du lin et du chanvre ainsi qu’au filage et au tissage. Il est vrai qu’au XVIIIe siècle les théories mercantiles eurent plus de poids dans les conseils de la métropole, et c’est ce qui peut expliquer peut-être cette différence entre les règlements du XVIe siècle et ceux du XVIIIe. 

Ce qui est constant, c’est qu’il est très inexact d’attribuer aux princes de la maison d’Autriche des principes économiques qui ne se développèrent que plus tard. Il s’en fallait de beaucoup, et Roscher l’a prouvé avec grande science, que l’Espagne, pendant le XVIe siècle et la première moitié du XVIIe, pensât à favoriser les fabricants et les commerçants de la métropole aux dépens de ceux des colonies. En Espagne même, l’exportation des métaux précieux était prohibée, il est vrai ; mais on tendait également à prohiber l’exportation des marchandises espagnoles et à encourager l’introduction des produits manufacturés des autres pays. Les cortez et le gouvernement s’accordaient sur ce point que la hausse des marchandises provenait de la perversité des marchands, qui voulaient en diminuer le nombre par l’exportation. Aussi l’exportation du bétail, du cuivre, des céréales et de beaucoup d’autres marchandises était-elle défendue. Un édit de Charles-Quint, en 1552, ordonnait que chaque étranger qui exporterait de la laine brute, serait tenu d’importer à sa place une certaine quantité de laine manufacturée. En même temps on permettait l’entrée des soieries, on en défendait la sortie. On voit combien de tels principes sont en contradiction avec le système mercantile. Ce qui est également certain, c’est que Philippe II et son peuple avaient pour l’industrie un profond dédain, qui ne les portait pas à prendre des mesures restrictives dans l’intérêt supposé des fabricants et des commerçants métropolitains. Dans toutes les lois du temps les métiers de forgeron, de tanneur et autres sont qualifiés d’officios viles y baxos. Pendant que l’office de garçon de cuisine et de marmiton ne nuisait pas à la noblesse et la suspendait seulement, tout métier était une tache ineffaçable. La pensée d’exploiter les colonies au profit des manufacturiers de la métropole était donc absente. Le système mercantile, s’il fut un outrage à la raison humaine et une violation des droits naturels des peuples, fut, d’un autre côté, un hommage rendu au travail et à son importance politique et sociale : il ne pouvait être en vigueur dans un pays où le travail était universellement méprisé. 

Aussi, bien des faits prouvent que les princes et les ministres espagnols des deux premiers siècles de la colonisation n’étaient pas les adeptes de ce système. Nous avons déjà cité un édit de Charles-Quint pour qu’on excitât les indigènes au tissage et au filage : il existe également un édit de Philippe IV en 1621 qui porte que les artisans habiles seraient exemptés de la mesure qui défendait aux étrangers de se fixer en Amérique. Toutes les marchandises européennes dont avaient besoin les colonies leur venaient d’Espagne ; mais il ne faut pas croire que la plus grande partie se composât de produits espagnols. Les objets manufacturés, transportés en Amérique, pour les 19/20e du moins, étaient d’origine anglaise, hollandaise ou française, et ce n’était pas seulement la fraude qui était l’origine de cette répartition inégale. Le Trésor espagnol y trouvait son compte par les droits dont il grevait les marchandises étrangères pour leur transit en Espagne : ces droits étaient calculés de façon à n’être ni prohibitifs, ni même protecteurs, mais à avoir la plus grande énergie fiscale qu’il fut possible de leur donner. 

Si les lois relatives à l’industrie des colonies étaient moins oppressives que dans la plupart des autres colonies européennes, et spécialement que dans les colonies anglaises, comme nous le verrons plus loin, d’un autre côté, l’organisation du commerce était infiniment plus nuisible que partout ailleurs : et ces restrictions excessives apportées au commerce des colonies leur étaient beaucoup plus défavorables que ne pouvait leur être utile la liberté précaire et souvent interrompue, que l’on accordait en principe à leurs manufactures. 

Dès 1503, avait été fondée pour la surveillance du commerce américain la célèbre Casade contratacion à Séville. C’était une autorité, à la fois administrative et judiciaire, qui fut par la suite subordonnée au conseil des Indes. Aucun vaisseau ne pouvait faire voile d’Espagne en Amérique sans avoir été inspecté par les employés de la Casa, qui tenaient registre du chargement et délivraient la patente obligatoire. Il était ordonné sous peine de mort et de confiscation de passer par Séville pour faire le voyage d’Amérique et de s’y rendre également pour retourner d’Amérique en Europe. La raison qui avait fait attribuer à cette ville assez mal placée le monopole du commerce américain, c’est que c’était le seul port que possédât le royaume de Castille, et comme les frais de l’expédition de Colomb avaient été supportés par la couronne de Castille, cette province réclamait pour elle seule les profits qui pouvaient résulter de l’occupation de l’Amérique. Il est difficile de se représenter l’esprit exclusif des diverses provinces espagnoles : un exemple donnera la mesure de la force de ce provincialisme. Quand le Portugal fut réuni à l’Espagne, il resta interdit aux marins portugais, sujets cependant de la couronne d’Espagne, de commercer des Moluques aux Philippines. Séville ne put garder toujours le monopole qui lui avait été attribué à l’origine : le Guadalquivir perdant en tirant d’eau et le commerce avec l’Amérique se développant, le monopole fut, en 1720, attribué à Cadix. 

Pour faciliter le contrôle et la protection (conserva) des navires, le commerce avec l’Amérique fut limité à deux caravanes régulières. Nous n’entrerons pas dans le détail des raisons qui expliquaient cette organisation singulière que beaucoup de nations d’ailleurs reproduisirent : la principale de ses raisons, c’était l’insécurité des mers. Ces deux caravanes maritimes annuelles étaient destinées, l’une à la Nouvelle-Espagne, l’autre aux provinces de l’Amérique moyenne et méridionale. La première s’appelait la flotte et relâchait à Vera-Cruz, la seconde était connue sous le nom des galions et allait à Porto-Bello en faisant escale à Carthagène. Le chiffre des vaisseaux qui composait chacune de ces expéditions variait de treize à vingt-sept voiles.

C’était par Porto-Bello que devait se faire tout le commerce avec le Pérou et le Chili : les produits de ces deux provinces étaient transportés par mer au moyen d’une caravane analogue aux précédentes à l’isthme de Panama, qu’ils passaient à dos de mulet pour se rendre à Porto-Bello. Le trafic se faisait dans ce dernier port : cette misérable petite ville malsaine, presque inhabitée le reste de l’année, prenait une animation extraordinaire pendant les quarante jours que durait la foire. Les marchands de l’Espagne et du Pérou y figuraient comme deux compagnies rivales, dont l’une avait à sa tête l’amiral des galions et l’autre le gouverneur de Panama. Ces deux personnages se rencontraient sur le vaisseau amiral et fixaient les prix auxquels chacun devait acheter chaque marchandise. C’est ici que trouve place une observation de Jean-Baptiste Say. « Les commerçants privilégiés élèvent leurs prix au-dessus du taux qu’établirait le commerce libre. Ce taux est quelquefois déterminé par le gouvernement lui-même, qui met ainsi des bornes à la faveur qu’il accorde aux producteurs et à l’injustice qu’il exerce envers les consommateurs. » Tout se passait de la même manière au Mexique pour la flotte d’argent, sauf qu’à cause de l’insalubrité de la côte le débit avait lieu à Jalapa. Humboldt avait parfaitement raison de dire qu’ainsi le commerce d’un grand royaume se faisait comme l’approvisionnement d’une place forte bloquée.

Robertson et Smith font remarquer que l’Espagne et le Portugal n’eurent jamais recours aux compagnies exclusives. Cette observation nous paraît manquer d’exactitude. Non seulement en effet les commerçants de Séville, qui seuls jouissaient du droit de commercer avec l’Amérique, avaient un intérêt évident à agir de concert, ainsi que Smith le reconnaît, ce qui constituait une perpétuelle coalition, mais les marchands de Séville, depuis Charles-Quint, et ceux de Mexico et de Lima, depuis Philippe II, avaient obtenu le droit de se former en corporation close, et constituaient par le fait une véritable compagnie parfaitement semblable, si ce n’est identique, aux compagnies anglaises et hollandaises de la fin du XVIe et du commencement du XVIIe siècle ; l’analogie est d’autant plus frappante que la compagnie anglaise des Indes orientales ne constitua qu’à partir de 1612 une vraie société par actions : jusque-là les membres de la compagnie avaient fait le commerce « by several separate stocks ». Le commerce du Mexique avec la flotte d’argent était entre les mains, selon Humboldt, de huit ou dix maisons mexicaines seulement. Il y avait donc là comme deux compagnies traitant l’une avec l’autre pour l’exploitation du public. L’intérêt de ces diverses corporations de marchands de Cadix, de Lima ou de Mexico, c’était d’élever les prix jusqu’à ce point où la réduction dans la quantité des ventes leur aurait causé plus de préjudice que la cherté des marchandises ne leur procurait de profit. Le concert qui s’établissait entre eux les mettait en situation d’arriver à ces fins en tenant toujours le marché non complètement approvisionné, understocked, comme disent les Anglais. Ulloa nous dit que les Espagnols faisaient dans leur commerce avec l’Amérique un gain de 100 à 300%. Il nous donne également des exemples frappants du haut prix des marchandises d’Europe en Amérique et spécialement du fer et de l’acier. Or, de pareilles marchandises ne sont pas seulement des objets de jouissance, ce sont encore des moyens de production, d’où il résulte que leur rareté et leur haut prix sont un très grand obstacle au développement de la production tout entière. Si le monopole de fait, qui existait en faveur des marchands de Séville ou de Cadix, avait pour conséquence de n’approvisionner l’Amérique que d’une manière insuffisante de marchandises européennes, ce même monopole avait pour conséquence également funeste de restreindre dans une mesure considérable la production des colonies. En effet toute compagnie privilégiée, et la corporation des marchands de Séville ou de Cadix rentre de fait, si ce n’est de nom, dans cette catégorie, a pour intérêt non seulement d’acheter au plus bas prix possible les marchandises de la contrée où elle trafique, « mais encore, dit avec raison Smith, de n’acheter de ces marchandises, même à ce bas prix, que la quantité seulement dont elle peut espérer disposer en Europe à un très haut prix ; son intérêt est non seulement de dégrader dans tous les cas la valeur du produit surabondant des colons, mais encore, dans la plupart des circonstances, de décourager l’accroissement de cette quantité et de la tenir au-dessous de son état naturel. » Le résultat le plus clair de cette organisation du commerce, c’était de diminuer l’approvisionnement des marchandises européennes en Amérique et celui des marchandises américaines en Europe : c’était par conséquent de restreindre et de déprécier la production tant en Europe qu’en Amérique, sans autre dédommagement que les profits énormes faits par une corporation de marchands. On peut dire que toutes les conditions économiques en Amérique et dans une certaine mesure en Europe souffraient gravement d’une organisation si radicalement défectueuse. 

Le même régime était appliqué au commerce de l’Amérique avec les Philippines. Tout le trafic entre ces deux contrées se faisait par un seul vaisseau qui partait tous les ans de Manille pour Acapulco : ce grand vaisseau avait parfois jusqu’à 1 200 hommes à bord. Quand il fut pris, en 1762, par les Anglais, Anderson estimait le butin à 3 000 000 de piastres. Tout ce commerce était accaparé par quelques riches maisons mexicaines à Acapulco, et à Manille par les couvents. 

On conçoit dans quelle langueur de pareils règlements devaient plonger la colonisation. Caracas, par exemple, ne pouvait écouler dans la mère-patrie son excédent de peaux et de cuirs, parce que celle-ci avait déjà tiré de Montevideo et de Buenos-Aires tout ce dont elle avait besoin, et que ces deux derniers pays étaient, sous ce rapport, supérieurs à Caracas. À l’époque de sa plus grande prospérité, le commerce de Séville, d’après les documents les plus dignes de foi, ne montait pas pour les deux flottes à plus de 27 500 tonneaux, tandis qu’une des plus petites colonies actuelles de la Grande-Bretagne, l’île Maurice envoyait, en 1836, en Angleterre, 17 690 tonneaux et en recevait 18 576. En 1849, le commerce de Maurice à la métropole employait plus de 65 000 tonneaux. Ainsi une petite île perdue dans l’Océan indien avec une population moindre de 150 000 habitants a de nos jours un mouvement commercial beaucoup plus considérable que celui de l’Amérique espagnole entière lors des plus beaux temps du système des galions et de la flotte d’argent. 

Il n’est pas étonnant que les vices d’un pareil système aient fini par devenir si évidents qu’on se résolût à le changer. La maison de Bourbon eut l’honneur de réformer graduellement, dans une proportion large quoique insuffisante, cette organisation défectueuse. Elle eut toutefois à vaincre les résistances de toute l’administration coloniale, et les ministres éclairés qui gouvernaient l’Espagne au XVIIIe siècle, durent commencer par modifier cette administration même. Le conseil des Indes perdit une grande partie de ses attributions par les empiétements de divers ministères : on créa bientôt un ministère des Indes, qui se trouvait toujours en contradiction avec le conseil des Indes ; celui-ci représentait la tradition, celui-là les idées nouvelles. Le ministère des Indes lui-même fut supprimé sous Charles IV et les affaires d’Amérique furent partagées entre les cinq ministères de la métropole : guerre, marine, finances, affaires étrangères, justice et grâces. Aucun employé aux colonies ne devait exécuter un ordre qui ne lui vînt du ministère spécial auquel il ressortissait. Les audiencias virent restreindre considérablement leurs attributions administratives. Ce fut le renversement complet de la vieille constitution coloniale. Sans doute une pareille centralisation avait bien des inconvénients, quand elle s’étendait à des contrées situées à deux ou trois mille lieues du centre. Mais en brisant le faisceau de l’administration coloniale, le gouvernement brisait en partie le faisceau des traditions mauvaises. 

Des réformes commerciales devinrent alors possibles : la contrebande les avait déjà devancées. Tant que l’Espagne avait été maîtresse des mers, elle avait pu faire exécuter ses lois draconiennes et éloigner de ses possessions d’Amérique les vaisseaux des autres puissances. Mais, depuis la destruction de l’invincible Armada et le développement considérable des marines et du commerce de l’Angleterre, de la Hollande et de la France, les obstacles à l’application des lois maritimes de l’Espagne devenaient de plus en plus grands. Au commencement du XVIIIe siècle, la contrebande pour les colonies espagnoles s’était élevée à la hauteur d’une institution et avait atteint un degré de régularité et d’organisation que le monde ne connut ni auparavant ni depuis. Les Anglais surtout se distinguaient dans ce commerce interlope, ils y étaient puissamment aidés par l’avantage qu’ils avaient obtenu sous le nom d’asiento à la paix d’Utrecht : c’était le privilège de fournir à l’Amérique espagnole un nombre limité d’esclaves nègres. Les vaisseaux qui avaient obtenu licence pour le commerce d’esclaves, se livraient avec un bien plus grand profit à celui des marchandises prohibées. Les Hollandais et les Français prirent aussi part à cette industrie lucrative. La Jamaïque et Saint-Domingue servaient d’entrepôts. Cette contrebande, si active et si régulière, fut très heureuse pour les colonies de l’Espagne. C’est vraiment dans ces circonstances que se trouve justifiée l’apologie, si souvent blâmée, qu’un éminent économiste, Senior, a fait du commerce de contrebande. « Le contrebandier, dit Senior, est un réformateur radical et judicieux ; par malheur il ne peut exercer son industrie que sur des objets qui offrent peu de volume ; mais dans le cercle où il est renfermé, il choisit toujours de préférence ceux dont la privation est le plus sensible à la société. Dans les pays où le système prohibitif a été poussé à un point extrême, le contrebandier est indispensable au bien-être de la nation entière. » Nous n’acceptons pas, à coup sûr, la responsabilité de ces paroles au point de vue moral : mais il est certain que si l’observation de Senior a trouvé une seule fois son application, ç’a été dans les colonies espagnoles au XVIIIe siècle. Buenos-Aires, station jusque-là sans importance, devint une cité considérable, grâce à la contrebande qui s’y faisait pour le Pérou. Les Espagnols gardaient leurs côtes avec des forces maritimes dispendieuses, ils recouraient, à l’intérieur, à l’étrange expédient de rendre les délits de contrebande justifiables de l’inquisition, mais tous ces efforts étaient insuffisants pour arrêter ce que Sir Josiah Child a appelé avec tant de raison : « la force et la violence du cours naturel du commerce. » La flotte et les galions se réduisaient d’année en année et leurs propriétaires étaient heureux de se servir de ces vaisseaux autorisés pour introduire des marchandises étrangères et prohibées. On en était arrivé à cette situation étrange que le commerce de Mexico, au dire de Humboldt, était toujours beaucoup plus florissant en temps de guerre qu’en temps de paix, parce que, en temps de guerre, les croisières espagnoles étaient poursuivies et traquées, et qu’ainsi la contrebande avait jeu libre. 

Le soutien de la vieille politique coloniale devenait donc pour l’Espagne de plus en plus difficile. Les progrès des colonies en richesses et en lumières leur rendaient d’autant plus indispensables les marchandises européennes ; les nations étrangères, d’un autre côté, par l’augmentation de leur industrie et de la concurrence internationale, recherchaient des débouchés au loin et y attachaient assez d’importance pour élever en casus belli le moindre grief commercial. La maison de Bourbon entra dans la voie des réformes. Déjà, pendant la guerre de succession, par pénurie de vaisseaux espagnols, on avait ouvert les ports de l’Amérique aux marchands de Saint-Malo, mais seulement jusqu’à la paix. Le traité de l’asiento, en 1713, qui accordait à l’Angleterre, outre le privilège de la traite des nègres, le droit d’envoyer un vaisseau de 500 tonneaux à la foire de Porto-Bello, avait eu des conséquences plus durables. Les Anglais avaient tiré un énorme parti de cette concession minime. Non seulement le nombre des tonneaux était généralement dépassé ; mais le vaisseau était accompagné de plusieurs autres qui se tenaient à l’ancre à quelque distance et renouvelaient le chargement du premier quand il était épuisé. Les Anglais en étaient arrivés à établir des factoreries dans les places les plus importantes : ils acquéraient ainsi une connaissance plus exacte des goûts et des besoins des colons en même temps qu’ils y avaient toute facilité pour diriger la contrebande. Les Hollandais, d’autre part, s’étaient emparés de tout le commerce de Caracas : de 1712 à 1728, il n’était parti qu’un vaisseau de Caracas pour l’Espagne, et de 1708 à 1728, il n’était allé que cinq vaisseaux d’Espagne à Caracas. De toutes les contrées du monde, Caracas est celle qui produit le plus de cacao, l’Espagne celle qui en consomme le plus, et, cependant, c’étaient les Hollandais qui avaient tout ce commerce entre les mains. Ces considérations portèrent la couronne d’Espagne à abandonner à une compagnie particulière, la compagnie du Guipuscoa, le commerce de Caracas. C’était une réforme bien imparfaite que la création d’une compagnie privilégiée ; mais ce qui dans un autre temps et dans un autre pays eût été un expédient ruineux, fut pour Caracas un bienfait. La compagnie ne pouvait commercer que par Cadix et Saint-Sébastien, mais elle y mit de l’activité : ses vaisseaux furent plus nombreux et firent des voyages plus fréquents que les galions ; en peu de temps, grâce à l’exportation plus grande des cuirs, le bétail de Caracas tripla, la culture du cacao doubla, et son prix dans la métropole tomba de moitié. C’est ainsi qu’une organisation aussi défectueuse qu’une compagnie privilégiée l’emportait cependant de beaucoup sur les restrictions inouïes auxquelles le commerce de l’Amérique avait été soumis à l’origine. 

La décadence du commerce espagnol se poursuivait dans toutes les branches qui restaient soumises à l’ancien régime : les galions tombèrent, vers 1737, de 15 000 tonneaux à 2 000 seulement. L’Espagne tenta d’abord de les relever en réprimant plus sévèrement la contrebande. Mais Robert Walpole, contraint par les classes dirigeantes de l’Angleterre, ne recula pas devant une guerre pour protéger le commerce interlope. Le gouvernement de Madrid fut ainsi amené à des réformes plus radicales : les galions furent supprimés vers 1748 et les vaisseaux espagnols purent faire voile directement vers le Pérou et le Chili par le cap Horn. Panama et Porto-Bello ne se relevèrent pas de ce coup. La même année, on avait essayé de rendre le commerce libre avec tous les ports de l’Espagne, mais les nombreuses faillites qui en résultèrent à Cadix firent reculer le gouvernement. Cadix conserva son monopole. En 1764, Charles III créa des bateaux mensuels pour la poste entre la Corogne et la Havane : tous les deux mois, un semblable bateau pour les lettres allait à Buenos-Aires et les lignes postales de l’Amérique, au grand effroi des partisans de l’ancien système, furent reliées entre elles. Les réformes graduelles se succédèrent : en 1765 on permit à tout Espagnol, moyennant une taxe de 6% sur le chargement, de commercer avec les Indes occidentales de quelque port que ce fût. En 1768, la même autorisation fut étendue à la Louisiane : en 1770, à Campêche et au Yucatan ; en 1778, au Pérou, au Chili, à Buenos-Aires, à la Nouvelle-Grenade, au Guatemala ; en 1788, à la Nouvelle-Espagne. Ces dates et cette progression méritent qu’on s’y arrête. On voit combien c’est à contre-cœur que le gouvernement de Madrid se décide à ces innovations. Plus une colonie est importante, plus il diffère à l’ouvrir au commerce : il semble qu’il ait voulu faire un experimentum in animâ vili en sacrifiant d’abord Cuba et Porto-Rico, peu importantes alors, puis la Louisiane, quelques années après le Yucatan, pour arriver enfin, après bien des délais et bien des stages, à ouvrir sa colonie la plus chère, la Nouvelle-Espagne, au commerce libre avec la métropole. Les résultats du nouveau système ne se firent pas attendre. Le commerce de Cuba, qui employait à peine six vaisseaux en 1765, en réclamait en 1778, alors que tous les Espagnols, moyennant une taxe de 6%, avaient été admis à y trafiquer, plus de 200. La recette des douanes à la Havane tripla de 1765 à 1770 et l’exportation pour toute l’île fut quintuplée. L’exportation pour l’Amérique espagnole et l’importation, ou le mouvement général du commerce des colonies avec la métropole ne portait, en 1778, que sur 148 500 000 de réaux, qui employaient 300 vaisseaux et payaient 6 500 000 de droit. Dix ans plus tard, quand le commerce eut été rendu libre à tous les Espagnols, moyennant une taxe modérée, le mouvement général du commerce portait sur 1 104 500 000 de réaux, donnant 55 000 000 de droits. Il y eut une autre réforme non moins importante : les règlements qui mettaient obstacle au commerce intérieur de l’Amérique furent rapportés. 

Sous ce régime plus libéral, les possessions de l’Espagne en Amérique firent de grands progrès pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle : Caracas et la Nouvelle-Grenade s’enrichissaient par les plantations, Buenos-Aires prenait un très grand développement par l’agriculture et l’élève du bétail, le Mexique était dans le plus beau moment de sa splendeur, l’accroissement des richesses métalliques n’y nuisait en rien à l’essor de l’industrie agricole, le produit des dîmes, dit-on, y doublait tous les vingt-cinq ou trente ans. Il dépendait de l’Espagne de conserver, en le fortifiant, ce beau domaine. Si la métropole avait eu assez de prévoyance pour conformer sa politique aux besoins nouveaux de ses dépendances : si elle avait cessé de voir dans ces possessions une pépinière de charges et d’offices pour sa noblesse besogneuse, si elle avait restitué aux villes ces municipalités, cabildos, qu’on leur avait enlevées contre tout droit et toute raison ; si on avait associé dans une large mesure l’élément créole à l’administration de ses propres affaires ; si on avait abandonné pour toujours la maxime machiavélique de diviser pour régner, dont l’application constante avait constitué toute la politique coloniale pendant trois siècles ; si on avait enfin fait le sacrifice des restes trop nombreux encore de l’ancien édifice de monopole, de privilèges et de restrictions économiques, la destinée du nouveau monde eût été bien différente. 

Mais à l’Espagne manquaient à la fois la science, la puissance et la volonté. Elle continua à fomenter la jalousie entre les éléments variés de la population coloniale, et elle n’aboutit par ce déplorable système qu’à exciter, au commencement de ce siècle, cette effroyable guerre civile, pleine d’horreurs dont l’ancien monde lui-même, si fécond pourtant en crimes et en massacres, n’offre pas d’exemple depuis le christianisme. 

Si l’on veut apprécier à sa juste valeur le système colonial de l’Espagne et condenser en quelques lignes toutes les injustices et toutes les fautes que la métropole commit pendant trois siècles dans l’administration de l’Amérique, il suffit de jeter les yeux sur le manifeste si net et si ferme qu’à la fin de l’année 1808 les autorités insurrectionnelles des colonies répandirent dans toutes les possessions de l’Espagne au-delà des mers. Elles demandaient dans cette proclamation : 1° l’égalité de droits avec les habitants de la métropole ; 2° la liberté entière de culture et de manufacture ; 3° la liberté d’importation et d’exportation dans tous les ports d’Espagne et des nations amies ; 4° la liberté du commerce entre l’Amérique espagnole et l’Asie ; 5° la même liberté avec les Philippines ; 6° l’abolition de tout monopole du gouvernement, qui serait indemnisé par des taxes ; 7° la liberté d’exploitation des mines d’argent ; 8° la réserve de la moitié des fonctions publiques pour les Espagnols de l’Amérique ; 9° l’établissement d’une junte dans chaque capitale pour veiller à ce que cette dernière disposition fût toujours appliquée. Telles étaient les justes demandes des mécontents. Et ce n’étaient pas seulement les classes élevées, c’était le bas peuple lui-même qui était pénétré de la nécessité de ces réformes. Quelques années après l’émancipation, un voyageur anglais, le capitaine Basil Hall, entendait dire à un paysan de la Cordillère du Mexique : « Voici quel est mon jugement sur la révolution ; auparavant je payais neuf dollars pour la pièce d’étoffe dont ce vêtement est fait, maintenant je ne paie plus que deux dollars. » De là vint la popularité de la guerre de l’indépendance. La tyrannie politique n’est perçue que par les classes élevées qu’elle rabaisse et dégrade : mais la tyrannie commerciale et administrative se fait sentir à tous les rangs par des vexations continuelles et incessantes : elle fomente ainsi dans tous les cœurs des haines et des rancunes qui n’attendent qu’une occasion pour renverser les institutions les plus anciennes et en apparence les plus solides. 

En expliquant avec détails le système colonial de l’Espagne, nous avons signalé sa déplorable influence sur le développement des colonies : il convient maintenant de se demander quelle influence les colonies exercèrent à leur tour sur la métropole. Il suffit de jeter les yeux sur l’état de l’Espagne au commencement du XVIe siècle et sur sa situation actuelle, pour découvrir sans peine que cette influence ne peut être qualifiée de bienfaisante. Toutefois il importe ici encore de nous garder de jugements précipités et d’attribuer à une cause unique un état de choses qui fut le résultat de causes nombreuses et différentes. Il convient d’abord de séparer avec soin l’ordre économique et l’ordre politique. Au point de vue politique, le premier effet de la découverte de l’Amérique fut pour l’Espagne une augmentation de puissance : les revenus qu’elle tira de ses colonies donnèrent à Charles-Quint, à Philippe II et à leurs descendants des ressources pécuniaires que, à la même époque, les rois de France ou d’Angleterre ne se pouvaient procurer qu’avec de grandes difficultés et par l’oppression de leurs sujets. C’eût été là, évidemment, un avantage important pour l’Espagne, si ses princes eussent été doués de plus de sagesse, de prévoyance et de modération, s’ils avaient profité de l’accroissement de revenu que l’Amérique donnait au Trésor pour dégréver la métropole et y diminuer les charges fiscales de façon que l’agriculture et l’industrie eussent plus de facilités de développement. Mais, tout au contraire, les revenus du Mexique et du Pérou inspirèrent aux princes espagnols une infatuation irréfléchie et complètement déraisonnable : ils conçurent une idée extravagante de l’importance de ces richesses : ayant en proportion plus grande que leurs voisins ce nerf de la guerre, ils ne voulurent en user que pour une politique de conquête et de domination : ils furent aveuglés par des trésors dont l’importance réelle était singulièrement au-dessous de celle que l’imagination des Espagnols leur prêtait. En même temps ils s’habituèrent à dédaigner toute autre source de richesses que les mines d’Amérique : ils n’eurent que mépris pour l’industrie et l’agriculture métropolitaines : ils ne crurent pas s’appauvrir en bannissant ces légions de citoyens industrieux, dont le seul crime était d’avoir la foi de leurs pères et plus de richesses que leurs vainqueurs. C’était bien peu de chose cependant que les revenus que l’Amérique donnait au Trésor royal en comparaison de cette source vivante et inépuisable de richesses qui consiste dans l’industrie progressive d’un grand peuple laborieux. L’excédent réel de l’administration coloniale qui, au temps de Humboldt, arrivait à la caisse de l’État, était ainsi réparti : la Nouvelle-Espagne avait annuellement un excédent de revenu de 5 000 000 ou 6 000 000 de piastres, le Pérou produisait 1 000 000, Buenos-Aires 700 000 ou 800 000 piastres, la Nouvelle-Grenade n’en rapportait que 400 000 ou 500 000. Dans les autres provinces, les dépenses égalaient au moins le revenu. Bien plus, des subsides montant à 3 500 000 de piastres devaient être envoyés aux Indes occidentales, à la Floride, à la Louisiane, aux Philippines et au Chili. C’était donc au plus 5 000 000 de piastres que les colonies espagnoles rapportaient annuellement au Trésor royal. Qu’est-ce que cette somme minime en comparaison des revenus qu’une population active et industrieuse peut sans souffrance fournir au Trésor d’un grand pays ? L’Espagne ne tarda pas à s’en apercevoir quand, au commencement du XVIIIe siècle, elle se trouva en face de l’Angleterre. La découverte de l’Amérique eût pu, au point de vue politique, apporter à la métropole des ressources autrement importantes et durables par le développement de la marine. Si le commerce avec l’Amérique eût été libre pour tous les Espagnols, cette concurrence heureuse, en diminuant le fret, eût multiplié le trafic, les voyages et les retours. Tous les ports de la péninsule hispanique eussent pris part à la prospérité commune : la vie eût pénétré par les côtes dans toutes les provinces intérieures voisines, une marine marchande nombreuse, perfectionnée et progressive n’aurait pas tardé à sillonner les mers. Il en fût résulté pour l’Espagne, outre un accroissement de richesses, un accroissement de puissance. Elle aurait été dans des conditions meilleures pour exploiter, pour protéger, pour développer son domaine d’outre-mer. Mais le régime des galions et de la flotte d’argent réduisait aux proportions les plus minimes la marine marchande espagnole. Trente gros vaisseaux, lourds, pesants, lents à la marche, faisaient une fois l’an le voyage d’Espagne en Amérique et d’Amérique en Espagne. Le défaut de concurrence condamnait cette marine à l’immobilité : elle ne faisait aucun progrès, elle était au XVIIIe siècle ce qu’elle se trouvait être au XVIe. Quand elle se vit en face de ces légions de vaisseaux marchands anglais ou hollandais, bâtiments légers, d’un faible tirant d’eau, d’une marche rapide, elle éprouva quelle fécondité possède la concurrence et de quelle stérilité est naturellement le monopole. 

Au point de vue économique le système colonial de l’Espagne fut encore plus pernicieux à la mère-patrie. Le privilège du port et des marchands de Séville, d’abord, puis de Cadix, en élevant prodigieusement le taux des profits dans ces deux villes et parmi ces classes de personnes, engendra un luxe sans précédent. Les excès du luxe sont aussi nuisibles à l’industrie d’une nation que le développement de l’aisance et du confortable lui est favorable. Rien qui détourne de la régularité du travail et de la permanence des occupations, rien qui corrompe à sa source l’honnêteté des sentiments et la dignité du caractère, deux des éléments essentiels d’une industrie productive et progressive, comme ces dépenses excessives et déréglées auxquelles se complaisent les fortunes promptement acquises. Le contraste des richesses énormes des privilégiés et de la pénurie des hommes industrieux et laborieux, auxquels les lois du pays interdisaient la branche la plus lucrative du commerce, est d’une influence singulièrement pernicieuse sur la situation économique d’une nation. Une autre cause venait encore accroître le mal causé par ces gros profits d’une classe privilégiée de marchands, c’était la multitude de fonctions largement rétribuées que l’Amérique offrait aux aventuriers d’Espagne. Il est toujours dangereux pour un peuple d’avoir une classe trop nombreuse de fonctionnaires : il en résulte nécessairement du discrédit pour les affaires et pour ceux qui s’y consacrent. Mais, quand non seulement la classe des fonctionnaires est très nombreuse dans le pays même, qu’en outre elle est encore doublée par la domination sur des dépendances éloignées, et quand ces légions de fonctionnaires qui partent au loin, trouvent l’occasion d’y faire en peu de temps une grande fortune, on peut dire que l’industrie d’un peuple placé dans d’aussi défavorables conditions doit être incapable de prospérer et de grandir. L’esprit public se corrompt. Chacun abandonne les perspectives bornées du travail pour mendier les faveurs plus amples que le pouvoir peut prodiguer en foule : c’est alors que toute une classe de solliciteurs se forme au-dessus du peuple dont elle paralyse les forces. La nation espagnole, de tout temps, n’était que trop portée aux charges de cour et aux emplois publics : le système suivi dans l’administration de l’Amérique porta à l’excès cette disposition déjà vieille. On déserta les métiers, ces « officios viles y baxos » ; on renonça aux profits modestes qui ne s’acquièrent que par la patience ; on voulut du premier bond saisir la fortune au vol : que celui qui veut réussir, dit Cervantes, aille à l’armée, à la cour ou aux Indes. 

À ces conditions si défavorables s’en ajoutèrent d’autres d’une influence plus grande encore pour détruire l’industrie de l’Espagne. La métropole s’étant réservé tout le commerce avec l’Amérique, il en résultait qu’elle était la première et pour ainsi dire la seule à recueillir cette quantité énorme de métaux précieux, dont les mines du Mexique et du Pérou inondèrent l’Europe dans le XVIe et le XVIIe siècle. Cela même était une condition funeste pour son industrie et ce qui, aux yeux de son gouvernement, constituait le plus précieux des avantages, était, à y regarder de près, un inconvénient des plus pernicieux. Les métaux précieux s’accumulaient en Espagne en quantité bien plus grande qu’en Angleterre et en France : ils ne se déversaient que très lentement de l’Espagne dans les autres contrées. De cette plus grande et de cette plus prompte accumulation de métaux, il résultait une plus grande et une plus prompte dépréciation dans leur valeur : c’est-à-dire que les marchandises espagnoles haussaient dans une proportion supérieure à la hausse des marchandises dans les autres pays. Il en résulta pour l’industrie espagnole, quand elle se trouva en face des industries étrangères, ce qui arriva dès la fin du XVIIe siècle par le développement de la contrebande, une condition des plus défavorables. Même en supposant à l’Espagne autant d’habileté et de travail chez les ouvriers, un taux des profits aussi modéré et une masse de capitaux aussi considérable, elle se trouvait néanmoins dans une grande inégalité de situation par rapport à ses rivales et ne pouvait supporter la concurrence. De là vint, en partie, croyons-nous, la prompte décadence de l’industrie de l’Espagne après la découverte de l’Amérique. Quand un pays possède des colonies à mines d’or ou d’argent, ce qu’il a de mieux à faire, c’est de les ouvrir au commerce de tous les peuples ; prétendre se réserver à soi seul ce trafic, c’est tourner une cause de richesses en une cause de pauvreté ; c’est, en accumulant stérilement chez soi les métaux précieux, placer son industrie dans des conditions défavorables et, sous prétexte de s’enrichir, préparer infailliblement sa ruine. 

On voit combien agissait à contre-sens le système colonial espagnol : il appauvrit à la fois la métropole et les colonies ; il hâta la décadence de l’une et entrava le développement des autres : il avait pour but de consolider à jamais le lien qui unissait la mère-patrie à ses dépendances ; non seulement il n’empêcha pas la rupture de l’union politique, mais il prépara la rupture presque complète des relations commerciales. Si l’on veut voir combien était faible le lien qui rattachait l’Amérique espagnole à l’Espagne, voici des faits qui le prouvent avec plus d’éloquence et de précision que tous les raisonnements : « L’exportation du Pérou pour l’Espagne, dit Roscher, n’a pas une valeur annuelle de 20 000 fr. ; l’exportation pour l’Angleterre atteint 30 000 000 ; l’importation d’Espagne au Pérou monte à 2 000 000 de fr. ; celle des marchandises de France à 5 000 000, et celle des marchandises d’Angleterre à 18 000 000 ; le nombre des tonneaux du commerce maritime espagnol avec le Pérou est de 3 200 ; celui du commerce maritime anglais est de 151 000. » 

Nous n’avons traité dans toute cette étude que des possessions continentales de l’Espagne en Amérique : nous avons omis de parler des îles parce que le genre de culture auquel elles étaient adonnées, ainsi que des modifications considérables dans le régime auquel elles se trouvèrent soumises, faisaient d’elles des colonies à part, ayant peu d’analogie avec celles du continent. 

Nous laisserons de côté les Philippines, occupées en 1564, en vue seulement, dit Heeren, d’y établir des missions. L’Espagne, dans l’administration de cet archipel, subordonna toujours et complètement le côté politique et commercial au côté religieux : les établissements monastiques devinrent bientôt les propriétaires presque exclusifs de l’archipel. Quand les possessions du Portugal eurent été réunies à celles de l’Espagne, il eût été facile à la métropole de développer l’importance commerciale et maritime des Philippines en les mettant en relations avec les Moluques et les Indes d’un côté, et de l’autre avec la Chine et le Japon. Mais le gouvernement de Madrid rejeta un plan qui eût été si utile au développement colonial de l’archipel. Le commerce des Moluques aux Philippines fut interdit aux Portugais, même pendant l’union des deux royaumes de la péninsule hispanique ; on ne prit d’un autre côté aucune mesure pour assurer des relations constantes entre Manille et l’extrême Orient. Les missions florissaient : c’était tout ce que l’Espagne semblait désirer, et elle n’ignorait pas qu’un plus grand développement du trafic n’eût fait que gêner les progrès des missionnaires et affaiblir la puissance des couvents. 

Les Antilles espagnoles offrent un tout autre spectacle de richesses, Cuba et Porto-Rico surtout méritent qu’on s’arrête avec attention pour signaler ce qu’il y a de particulier dans la constitution économique de ces deux îles et les causes de leur prospérité. Mais cette étude ne nous retiendra pas dans ce moment : nous la réservons pour le chapitre spécial où nous traiterons des colonies de plantations, de l’abolition de la traite et de l’esclavage. Le développement de Cuba et de Porto-Rico est, en effet, de date récente et se lie étroitement aux mesures presque contemporaines, qui modifièrent dans les autres îles européennes les conditions de la production, sans rien changer à l’organisation intérieure des îles espagnoles.

CHAPITRE II

De la colonisation portugaise.

On a dit avec raison qu’aucune nation au monde ne fit d’aussi grandes choses que le Portugal relativement à son étendue et à sa population. On sait quelle brillante série de découvertes suivit, au commencement du XVe siècle, l’initiative hardie et intelligente d’Henri le Navigateur, fils du roi Jean Ier. Le Portugal venait de transporter sa capitale de Coïmbre à Lisbonne, cette dernière ville devint bientôt le centre du commerce du monde. De 1415 à 1557, les navigateurs portugais ne cessèrent d’étendre en Afrique et en Orient le cercle de leurs découvertes, la puissance de leur patrie et le trafic de leurs concitoyens. Madère, les îles du Cap Vert, les Açores, la Guinée, le Congo, furent autant de points de repère et de relâche sur la route périlleuse qui porta Barthélemy Diaz (1486) au-delà du cap de Bonne-Espérance et Vasco de Gama (1498), puis Alméida et Albuquerque jusqu’aux Indes : possessions immenses que la découverte du Brésil en 1500 et l’occupation de Macao en 1557 vinrent encore étendre.

Les Portugais, dans cette expansion ininterrompue qui les porta à l’extrémité du monde, obéissaient à un esprit d’aventure qu’ils tenaient des guerres perpétuelles contre les Maures, à une avidité mercantile que le spectacle de la prospérité de Venise avait enflammée et aussi, dans une large mesure, à un esprit de propagande chrétienne que l’on retrouve dans toutes les entreprises de ces temps de ferveur religieuse. L’excès de population, le besoin ou le désir de fonder au-delà des mers une patrie nouvelle, la recherche de débouchés pour les produits de leur industrie ou de leur sol, ne furent pour rien dans leurs voyages, leurs découvertes et leurs établissements. Aussi, à l’exception du Brésil, dont la colonisation est relativement tardive, ce ne furent pas de véritables colonies dans le sens étroit du mot, c’est-à-dire des établissements territoriaux destinés à être peuplés par les habitants de la métropole, ce fut une chaîne de comptoirs et de points de ravitaillement, défendus par des forteresses, qui constitua les célèbres possessions portugaises. 

Tous ces lieux qu’ils occupaient sur la côte d’Afrique étaient les différentes étapes de leurs premiers et périlleux voyages ; ils étaient placés à des points géographiques qui dominaient la route commerciale d’alors : c’étaient des escales où les vaisseaux pouvaient se radouber, se mettre à couvert et s’approvisionner ; c’étaient des relais, qui servaient également en cas de guerre avec d’autres puissances pour la protection des bâtiments nationaux. Les premiers navigateurs semaient la côte d’Afrique de distance en distance de pareils établissements. Quelquefois même ils n’avaient besoin d’y laisser ni garnison, ni fonctionnaires. Quand ils trouvaient des îles inhabitées, ils y exposaient des cochons, des chèvres et d’autres animaux, qui, abandonnés à eux-mêmes, se multipliaient avec rapidité et servaient après quelques années à ravitailler leurs vaisseaux. Quand, plus tard, la navigation se perfectionnant, les vaisseaux de commerce cessèrent de suivre les côtes et, acquérant une plus longue haleine, purent à travers la haute mer fournir un long trajet sans s’arrêter, toutes ces stations perdirent la plus grande partie de leur valeur. Le Cap seul, qui a toujours appartenu successivement à la puissance qui dominait les mers, suffit au radoubement et à l’approvisionnement des vaisseaux allant aux Indes. Quant à tous ces points de la côte d’Afrique, ils étaient situés au milieu de populations trop barbares pour être l’objet d’un grand commerce et les terres y étaient trop peu abondantes et trop peu fertiles pour une colonisation agricole, dont le Portugal, d’ailleurs, ne sentait pas le besoin. Aussi toutes ces stations d’Afrique furent-elles bientôt très négligées : ou elles servirent de colonies pénales comme Mozambique, ou elles furent abandonnées au zèle des missionnaires qui y firent d’assez grands progrès. Il n’y a que peu d’années, Livingstone découvrait dans ses voyages aux côtes d’Angola et de Mozambique les restes de vastes édifices construits par les Jésuites, le souvenir d’un monastère de Bénédictins noirs et des peuplades qui se sont transmis l’art de lire et d’écrire qu’elles avaient reçu des religieux portugais. Quand le commerce de la traite eût pris une grande extension, les possessions du Congo et de la Guinée acquirent de nouveau une grande importance par ce commerce aussi lucratif que honteux. 

Le but de la colonisation portugaise, c’était la possession, nom des Indes elles-mêmes, mais du commerce des Indes ; c’était dans l’espoir de se procurer les marchandises indiennes si rares et si recherchées en Occident, que le Portugal avait poursuivi avec tant de persévérance pendant près d’un siècle ses périlleux voyages à la recherche d’une route nouvelle. Toute la politique, toute l’administration portugaise se ramenait à ces deux points : s’assurer le commerce de l’Orient et le rendre aussi productif que possible. Il importe d’examiner quelles furent les mesures prises dans cette vue et comment ces mesures répondirent à la fin qu’on se proposait. 

Le premier principe qui inspira la politique coloniale portugaise fut celui d’accaparer, à l’exclusion de toute autre puissance, le commerce entier de l’Orient. Ce n’était pas seulement pour leur propre consommation et en échange de leurs propres produits que les Portugais voulaient se procurer les denrées et les produits de l’Inde. À l’exemple de Venise, ils voulaient concentrer dans leurs mains tout le trafic des peuples civilisés avec l’Orient : ils voulaient acheter pour revendre, être les intermédiaires de l’Europe avec l’Asie, s’enrichir par les profits qu’ils prélèveraient arbitrairement sur le prix de vente comparé au prix d’achat. À cette époque on ne pouvait comprendre un commerce lucratif sans y joindre l’idée de monopole. Dans chaque trafic nouveau avec un peuple d’une civilisation inférieure, il y a pendant longtemps place à d’énormes profits : les prix ne sont pas fixés, et les commerçants appartenant à la contrée la plus civilisée peuvent pour des objets de peu de valeur, des miroirs, des ferrailles, des liqueurs fortes, obtenir des objets d’une valeur bien supérieure : dès que l’étranger élargit la concurrence, ces profits exorbitants viennent à cesser. Quand les habitants d’un port ou d’une petite nation parviennent à séquestrer entre leurs mains une branche de trafic important, il y a encore d’autres circonstances qui rendent leurs gains considérables : en tenant le marché toujours approvisionné d’une manière insuffisante, understocked, disent les Anglais, en ayant soin que l’offre soit toujours inférieure à la demande, on peut réaliser d’immenses profits : non pas que ces profits soient toujours très considérables d’une manière absolue, mais ils sont exorbitants quant à leur taux qui résulte de la comparaison du gain avec les dépenses ; or les peuples, qui ne sont pas parvenus à un état très avancé de civilisation et qui n’ont pas une grande expérience du commerce, attachent toujours une importance exagérée au taux des profits ; ils préfèrent gagner beaucoup sur une petite quantité de marchandises, que gagner modérément sur une quantité considérable, quoique à la longue ces profits médiocres sur un grand nombre d’opérations soient infiniment plus avantageux que des profits énormes sur des opérations réduites. Toutes ces raisons faisaient qu’on ne pouvait alors concevoir de commerce avantageux, s’il n’était exclusif. Il était dans la nature des choses que la politique des colonies commerciales reposât essentiellement sur la jalousie. Les anciens eux-mêmes, fait remarquer Roscher, avaient connu le principe de la mer close, « Mare clausum ». Les Phéniciens, par exemple, répandaient sur les périls du commerce avec l’Angleterre les bruits les plus mensongers et employaient la force et l’adresse pour éloigner leurs rivaux. Un marin carthaginois, dit Strabon, quand il s’apercevait qu’un vaisseau romain le suivait avec persistance sur une mer inconnue, courait à dessein sur un banc de sable, quand il découvrait un point de relâche pour sauver son équipage, certain d’être indemnisé par ses concitoyens pour ce sacrifice patriotique. Cette vieille politique des Phéniciens fut aussi celle des Portugais. 

Cette nation crut ou feignit de croire que le mérite d’avoir découvert la route du Cap lui créait un titre à la possession exclusive de tout le trafic fait par cette voie nouvelle : c’était comme un brevet d’invention qu’elle voulait prendre : cette prétention exorbitante, elle la fit sanctionner par la plus grande puissance du temps. Dès 1481 une bulle de Sixte IV avait concédé à la couronne de Portugal toutes les découvertes faites par les Portugais au-delà du cap Bayador. Une bulle plus récente d’Alexandre VI, en partageant le monde extra-européen entre l’Espagne et le Portugal, sanctionna de nouveau les prétentions des Portugais. Pendant de longues années le monopole que cette nation s’était arrogé ne fut contesté par aucune autre, elle put à loisir organiser et développer sa puissance coloniale. 

Partout où se pouvait faire un trafic avantageux on vit accourir les aventuriers et les marchands de Lisbonne. Ils eurent des entrepôts à Malacca pour la partie des Indes située au-delà de la presqu’île, à Aden pour l’Arabie et l’Égypte, à Ormus pour la Perse et le continent de l’Asie. Ils nouèrent des relations entre leurs comptoirs d’Afrique qui leur fournissaient de la poudre d’or et l’Inde où ils trouvaient des denrées à profusion. Ils rapportaient en Europe des épiceries, des étoffes de coton et de soie, des perles et d’autres marchandises de peu de volume : ils s’étaient établis à Ceylan en 1518 ; ils eurent aussi un établissement à Camboia, puis ils rayonnèrent dans tout l’archipel de la Sonde, à Java, à Célèbes, à Bornéo. Ils étendirent encore plus loin la sphère de leur action. Grâce à leurs missionnaires qu’ils envoyaient en avant-coureurs au Japon et en Chine, ils purent établir des relations avantageuses avec ces riches contrées : ils se fixèrent à Ningpo et à Macao et ils organisèrent, entre le Japon, la Chine et l’Inde, un trafic d’une grande régularité. 

Pour exploiter un pareil commerce deux systèmes sont en présence : ou renoncer à toute possession territoriale, à toute ambition politique, se présenter en commerçants aux peuples orientaux, n’user des armes que pour faire respecter les propriétés des nationaux, les conventions privées ou publiques et la liberté du trafic, ou bien, au contraire, s’établir dans le pays même, y construire des forteresses, y entretenir des armées, prendre sous sa protection ou remplacer par des fonctionnaires européens les chefs indigènes. Les Portugais hésitèrent un instant entre ces deux systèmes contraires. Un même de leurs plus illustres vice-rois se prononça pour le premier : mais cet avis ne prévalut pas. Ce fut une faute. Sans doute dans l’origine il pouvait être utile de frapper quelques coups d’éclat, de vaincre la résistance ou la jalousie des Égyptiens, des Arabes, des Persans et de quelques souverains de l’Inde : mais après avoir donné la preuve de leur supériorité guerrière, il valait mieux pour les Portugais éviter tout établissement militaire sur le continent et agir en commerçants, non en dominateurs. La sécurité eût pu être maintenue par les flottes qui auraient facilement fait la police des côtes et des ports ; les frais eussent été bien moindres par l’économie de toute armée de terre et d’une légion de fonctionnaires : les jalousies, les inimitiés eussent disparu ; l’influence définitive du Portugal n’eût fait que gagner à cette modération. 

Les Portugais eux-mêmes durent s’en apercevoir : leur trafic avec la Chine et le Japon se faisait avec la plus grande régularité et sans la moindre entrave ; aux îles de la Sonde, où ils n’avaient guère d’établissement solide et où ils se contentaient de fréquenter les foires du pays, ils n’éprouvaient également aucune difficulté sérieuse ; tandis que leurs prétentions territoriales, leurs allures dominatrices, parfois aussi leur despotisme et leurs excès les forçaient à batailler sans cesse aux Indes et en Perse. 

Un Anglais de grande perspicacité, sir Thomas Roe, envoyé en 1613 comme ambassadeur à la cour du Grand Mogol par la première compagnie anglaise, s’exprimait ainsi à son retour : « À mon arrivée dans ce pays je compris qu’il nous était nécessaire d’avoir un fort : mais l’expérience m’apprit que nous devions nous féliciter de ce que le Grand Mogol se fût opposé à ce que nous en possédions un : si l’empereur m’en offrait maintenant dix, je n’en accepterais pas un seul. » Sir Thomas Roe détaille ensuite les raisons de cette opinion qui était peu partagée de son temps ; il montre d’abord combien la possession de forteresses serait inutile au commerce : « Secondement, dit-il, ce serait une trop grande charge pour que le trafic pût la supporter ; l’entretien d’une garnison absorberait tous nos profits : des guerres et du commerce ne peuvent aller ensemble. Si vous me demandez mon avis, vous ne quitterez pas la mer où vous avez toute chance pour vous. Voyez les Portugais : malgré toutes leurs belles résidences, ils sont réduits à l’état de mendicité (are beggared) par l’entretien de soldats ; et cependant leurs garnisons ne sont que médiocres. Voyez encore les Hollandais, qui cherchent le trafic à la pointe de l’épée ; ils ont d’immenses capitaux, ils dominent dans beaucoup de villes ; mais les faux frais absorbent tous leurs profits. Prenez comme règle de conduite cette maxime : celui qui cherche du profit doit tenir la mer et mener pacifiquement son commerce ; mais s’embarrasser, de gaieté de cœur, de garnisons et d’expéditions dans le cœur des Indes, c’est pure folie. »

C’était vraiment, ainsi que le dit dans sa grande histoire des Indes James Mill auquel nous empruntons cette citation, c’était un homme de grand sens et d’un rare discernement que sir Thomas Roe. Le récit de son ambassade, qui date des premières années du XVIIe siècle, alors que la puissance portugaise commençait à décroître, est l’un des plus curieux témoignages que l’on puisse invoquer contre les abus de ce système de colonisation. « Ce n’est pas le nombre des ports, des résidences et des factoreries qui vous profitera, dit sir Thomas Roe ; en avoir beaucoup serait une augmentation de dépenses sans suffisante compensation : ayez-en un bien placé pour vos flottes et vos établissements, et si vous employez bien vos agents, c’est tout ce qu’il vous faut. » — Si sir Thomas Roe avait vécu de nos jours, ajoute ici James Mill, il aurait cité le commerce de la Chine comme preuve de la justesse de son opinion. — « L’établissement de votre trafic dans ce pays n’exige pas autant d’appui à la cour du Grand Mogol que vous le supposez ; ayez seulement de la tenue et imposez de la modération à vos agents, et sans grande difficulté vous ferez de grands profits. Une ambassade à la cour du Mogol est de la plus parfaite inutilité : un agent inférieur vous rendrait beaucoup plus de services parmi ces peuples et vous coûterait moins. » Plus loin, sir Thomas Roe s’élève contre la permission de trafiquer accordée par la compagnie à ses agents : il demande qu’on paie ceux-ci davantage, qu’on en ait un moins grand nombre, mais qu’on soit sévère envers eux. Dans un autre passage de sa Relation, sir Thomas Roe, parlant des différentes nations qui commercent aux Indes, émet cette maxime remarquable : « Pourquoi vous quereller ; il y a dans ce pays-ci assez de marchandises pour vous tous. » 

C’est ainsi que pensait dès le début du XVIIe siècle un sage et prudent Anglais : il comprenait le commerce avec l’Inde comme nous comprenons, de nos jours, le commerce avec la Chine et le Japon, et trouvait aussi ridicule qu’une puissance européenne voulût s’installer au cœur de l’Hindoustan, qu’il nous le paraîtrait à nous de vouloir faire de Pékin ou de Yeddo la capitale d’une colonie. À notre sens, sir Thomas Roe avait entièrement raison. Si les Portugais d’abord, les Hollandais, les Anglais et les Français ensuite, eussent compris de cette manière pacifique et pratiqué le commerce avec l’Orient, que de guerres eussent été évitées ! que de capitaux gaspillés en frais de guerre ou d’administration eussent été conservés ! et croit-on que le trafic avec les peuples d’Orient en serait aujourd’hui moins florissant ?

Nous avons déjà fait ressortir deux des points principaux de la colonisation portugaise aux Indes : la prétention de réserver tout le trafic au Portugal seul à l’exclusion de toute autre nation, puis le soutien de ce principe par des forteresses, des garnisons, des guerres sur le continent indien. Il importe maintenant d’examiner quelle fut la politique intérieure du Portugal vis-à-vis ses propres sujets, relativement au commerce de l’Orient. On n’institua pas de compagnie privilégiée, mais l’organisation du commerce n’en fut guère moins restrictive ; il était, tout entier, en droit, entre les mains de la couronne : et bien qu’en fait il parut ouvert à tous les Portugais, on ne pouvait cependant l’entreprendre sans la permission du gouvernement, qui, de plus, se réservait certaines branches particulières de trafic. Un tel système entraînait presque tous les inconvénients du monopole. Le commerce se faisait par des vaisseaux énormes armés pour la guerre, chargés d’un nombreux équipage de marins et de soldats. Ces grands vaisseaux, connus sous le nom de carraques, répandaient la terreur dans tout l’Orient ; mais s’ils étaient des objets de crainte pour les Persans et les Indiens, ils contribuèrent à exciter l’envie des autres puissances européennes et à entretenir leurs espérances par les riches et énormes cargaisons qu’ils contenaient. Les hasards de la guerre en firent tomber plus d’un entre les mains des Anglais et des Hollandais. Sir Francis Drake, dans son expédition sur les côtes d’Espagne sous le règne d’Élisabeth, prit un de ces grands navires, et la valeur de sa cargaison enflamma l’imagination des marchands de Londres. En 1593, une expédition, que Walter Raleigh destinait aux Indes occidentales, rencontra près des Açores un autre de ces grands vaisseaux et s’en empara : il jaugeait 1 600 tonneaux, portait 700 hommes et 36 canons. C’était, dit James Mill, le plus grand vaisseau qu’eût vu l’Angleterre ; il était tout chargé d’épices, de calicot, de soie, de poudre d’or, de perles, de drogueries, de porcelaine et d’ivoire : on conçoit si les Anglais furent impatients de prendre leur part dans un trafic que leur imagination leur peignait sous de si splendides couleurs.

Ce commerce par vaisseaux de guerre avait beaucoup d’inconvénients pour peu d’avantages : il détournait le trafic de ces mille petits canaux qui alimentent seuls dans une juste mesure et avec abondance la consommation ; les échanges en étaient beaucoup moins nombreux, les transactions se trouvaient, de toute nécessité, très limitées ; les riches cargaisons des carraques faisaient illusion, mais au fond le trafic était beaucoup moins développé qu’il n’aurait dû l’être. Il se produisait aux Indes ce que nous avons déjà signalé à Porto-Bello en Amérique : une surexcitation extraordinaire quand un de ces vaisseaux arrivait, suivie de la plus grande torpeur dès que ce vaisseau était parti. La continuité des échanges, leur multiplicité, l’abondance des transactions plus que leur importance : voilà ce qui donne au commerce de l’essor, ce qui en entretient l’activité, ce qui le rend productif et progressif. Les Portugais ne s’en rendaient pas compte. D’autre part, ces vaisseaux de guerre avec tous leurs canons, nous l’avons vu, n’étaient pas toujours une défense suffisante pour leurs riches cargaisons. Il se trouvait qu’on avait ainsi sacrifié la promptitude et la multiplicité des échanges en vue d’une sécurité que l’on n’obtenait même pas. 

Telle était la lourde organisation, pleine d’impedimenta, du commerce de l’Inde avec Lisbonne ; et c’était à Lisbonne même que ce commerce s’arrêtait. Les Portugais ne le poussaient pas plus loin ; ils ne se chargeaient pas de répartir eux-mêmes les produits de l’Orient à chaque nation d’Europe ; ils dédaignèrent ce rôle de commissionnaires que les Hollandais recherchèrent depuis avec tant de soin et d’avantage. Était-ce de la part du Portugal négligence ou calcul ? Était-ce à dessein que l’on voulait forcer tous les étrangers à venir eux-mêmes s’approvisionner à Lisbonne et, suivant l’expression si inexacte du système mercantile, payer tribut à ce port ? Nous admettrions volontiers cette hypothèse : nous croyons que l’orgueil portugais était flatté de voir toutes les nations d’Europe accourir dans la capitale du Portugal pour y chercher les denrées de l’Orient. Politique étroite et à courte vue. Les Portugais ne voyaient pas qu’ils excitaient la concurrence en éveillant la jalousie, et qu’ils entretenaient chez leurs rivaux des espérances pleines d’illusions sur la portée réelle du commerce des Indes. Comment pouvaient-ils croire que ces marchands de Hollande, qui s’habituaient à accaparer le commerce de cabotage que les Portugais dédaignaient tant, borneraient toujours leur ambition à ce modeste rôle ? 

Ainsi l’organisation même du commerce des Portugais avec les Indes était pleine de défauts, dont le temps devait montrer toute la gravité. Mais la conduite et les mœurs, soit administratives, soit privées, des Portugais, contribuèrent également à miner une puissance qui avait toujours eu plus d’apparence que de solidité. « La démoralisation des classes supérieures de la société, dit Heeren, était parvenue à son comble au Portugal : de là un besoin et des habitudes de violence et de rapacité qui se déployaient dans toute leur énergie et qui produisirent de nombreux scandales dans le gouvernement des Indes ; de telle sorte que le nom et la puissance des Portugais y devinrent bientôt l’objet de la haine publique. Chacun de ceux qui étaient appelés à prendre part à la direction des affaires, ne songeant qu’à s’en faire un moyen de fortune, bientôt l’administration du pays coûta au roi du Portugal plus d’argent qu’elle n’en rapportait ; et comme cette administration était en outre fort mal organisée, elle ne put résister longtemps à tant de désordres. » 

Pour maintenir dans sa dépendance un empire aussi immense que celui qui constituait ses colonies, il eût fallu au Portugal une grande modération, une grande rigueur de principes et de hautes vertus dans ses fonctionnaires et ses marchands. Toute injustice et tout excès produisaient aux Indes un ferment de haine et de rancune : les fautes des particuliers compromettaient dans ce pays lointain la condition de la nation tout entière. Malheureusement le gouvernement semblait prendre à tâche, dans ses règlements, d’aider les mauvaises mœurs de ses sujets et de laisser pleine carrière à leurs instincts vicieux. L’administration coloniale était changée tout entière tous les trois ans, ce qui était un très grand mal ; car chaque fonctionnaire ayant pour but invariable de faire sa fortune, était contraint de se presser et d’agir d’une manière plus vexatoire que s’il fût resté plus longtemps en charge. On permettait aux employés militaires et civils de faire le commerce pour leur compte, ce qui a également une foule d’inconvénients, comme sir Thomas Roe le signalait dès 1613, et ce qui conduit à un grand nombre de monopoles particuliers, ainsi que le fait remarquer Adam Smith. L’administration de la justice était très corrompue : enfin le clergé qui, à l’origine, avait rendu de vrais services par ses missions, finit par se montrer oppressif et par exaspérer les esprits en introduisant à Goa l’inquisition.

Il était dans la nature des choses que cette organisation vicieuse minât aux Indes l’autorité des Portugais : des circonstances extérieures et propres à l’Europe vinrent encore la compromettre davantage. L’union de l’Espagne et du Portugal eut les plus fâcheuses conséquences pour les colonies de ce dernier pays. L’Espagne était tellement infatuée de ses dépendances d’Amérique, qu’elle négligeait presque complètement ses nouvelles acquisitions en Orient. Ce qui est plus grave, c’est que les ennemis de l’Espagne devinrent par cela même les ennemis du Portugal et obtinrent le droit de courir sus à ses vaisseaux et d’attaquer ses établissements : ils ne furent que trop aidés par les souverains et les peuples de l’Inde et de la Perse.

Le déclin de la puissance portugaise en Orient fut ainsi d’une grande rapidité, et, de nos jours, c’est à peine s’il en reste trace. À notre sens, c’est justice. Le Portugal accumula tant de fautes dans ses relations avec les Indes : établissement de forts et garnisons, immixtion dans les affaires intérieures du pays, politique continentale, prétention au commerce exclusif, trafic par licences royales et au moyen de vaisseaux de guerre, administration excessive et corrompue ; voilà des défauts qui devaient un jour amener la ruine du système tout entier. Malheureusement, nous le verrons bientôt, le régime des Hollandais et celui des Anglais ne valut guère mieux ; plus intelligent, il est vrai, au point de vue commercial, il fut aussi oppressif, sanglant et ruineux au point de vue politique. Le branle était donné ; les nations européennes avaient associé l’idée du trafic en Orient à l’idée d’établissement continental et de domination politique dans cette contrée ; c’était un système faux, injuste et qui se montra calamiteux ; mais c’était le préjugé du temps, et quelques esprits d’un discernement rare, comme sir Thomas Roe, échappaient seuls à la contagion de ce préjugé.

Pendant que son commerce aux Indes lui échappait, le Portugal en développait un autre de triste mémoire et de profits dégradants, la traite des nègres. L’essor que prit ce trafic pendant le XVIIe et le XVIIIe siècle compensa en partie, pour les négociants portugais, la diminution de leur commerce avec les Indes. Naturellement la corruption ne fit que s’accroître au Portugal par une aussi lugubre et homicide industrie. La Guinée, les provinces du Congo et d’Angola furent les principaux théâtres de cette exploitation humaine : Saint-Paul de Loanda, fondé en 1578, devint le port le plus important pour l’exportation de cette marchandise si recherchée. Les guerres contre les Maures avaient été l’origine de l’esclavage des noirs ; les chrétiens victorieux empruntèrent cette institution aux mahométans vaincus. On vendait déjà, dit M. Augustin Cochin, des nègres à Lagos au Portugal en 1464 ; on en vendait à Séville peu de temps après : ce commerce se développa à Madère et aux Canaries avant la découverte de l’Amérique ; il s’introduisit à Saint-Domingue en 1510 et à Cuba en 1521 ; il fut donné en privilège par Charles-Quint aux Flamands en 1517 ; il se développa dès lors rapidement par le régime des asientos. Un philanthrope américain, le révérend Dana, dans un discours prononcé en 1790, estimait que pour recruter l’esclavage aux États-Unis et aux Indes occidentales, qui contenaient ensemble 1 601 302 esclaves, il fallait une importation de 70 000 à 80 000 nègres demandés tous les ans à l’Afrique ; il en concluait que, depuis le commencement de la traite, l’Afrique avait fourni près de 20 millions d’esclaves, soit à 30 livres sterling par tête, une valeur de 600 000 000 livres sterling ou pour 15 milliards de francs d’êtres humains. Cette estimation nous semble très arbitraire et exagérée, d’autant plus que l’esclavage ne prit qu’au XVIIIe siècle des développements considérables aux Antilles françaises et anglaises et aux États-Unis : ce fut en 1620 qu’un vaisseau négrier hollandais débarqua pour la première fois des noirs sur le rivage des colonies anglaises du continent, à James Town. Mais l’usage de la servitude fut lent à se développer. Ce ne fut qu’à partir de la paix d’Utrecht que le commerce d’esclaves prit une certaine activité : le nombre des noirs (piezas de Indias) qui chaque année étaient exportés d’Afrique, devint alors considérable ; la plus grande partie provenait des colonies portugaises. C’était au point de vue pécuniaire et mercantile une source de profits assez notables pour le Portugal. Ce n’est pas que ses colonies d’Afrique y gagnassent en prospérité réelle ; tout au contraire, toutes les autres sources de revenu, l’agriculture et le trafic des productions naturelles du pays étaient abandonnées ; tout était tourné vers la traite, et cependant les possessions du Portugal, sur la côte orientale d’Afrique spécialement, sont sur plusieurs points salubres, arrosés de cours d’eau, ombragés de forêts, peuplés d’animaux nombreux que nourrit un sol fertile. « À force de vendre des esclaves, dit M. Vogel, on a dégarni les plantations, fait fuir les travailleurs, exaspéré la population indigène, et, par l’appât d’infâmes profits, fait de ces provinces un exutoire de la société portugaise ; qui donc voulait salir son nom en plaçant ses fonds dans des entreprises si aventureuses et si honteuses ? » C’est ainsi que les colonies portugaises d’Amérique, exploitées uniquement en vue de la traite, ont perdu presque toute importance par son abolition. 

Un des principaux débouchés du commerce des esclaves, ce fut le Brésil. Ce vaste empire tomba entre les mains des Portugais par suite d’une erreur géographique. La bulle du pape Alexandre VI assignait au Portugal toutes les terres découvertes à l’est d’une ligne, qui devait passer à cent lieues à l’ouest des Açores : ignorance ou calcul, on plaça le Brésil à l’est de cette ligne, et des traités en étendirent les limites au point qu’il englobait toute l’Amérique tropicale au sud de l’équateur : cette immense région, d’une prodigieuse fertilité naturelle, ne fut pas prisée à l’origine par les Européens ; désespérant d’y trouver de l’or ou de l’argent, les Portugais faillirent l’abandonner ; ils s’en servirent comme lieu de déportation pour les condamnés et pour les Juifs. Il est remarquable que les colonies qui furent peuplées à leur berceau par des éléments irréguliers, des dissidents, des criminels, prospérèrent beaucoup plus vite que celles dont les métropoles surveillèrent et dirigèrent avec soin l’enfance. Ces Juifs industrieux introduisirent au Brésil la culture de la canne à sucre ; et, au bout d’un certain temps, le développement rapide de la richesse agricole, joint à la liberté d’action que l’on trouvait dans ce pays peu gouverné, attira des émigrants. 

La colonisation portugaise en Amérique, du moins pendant les deux premiers siècles, diffère beaucoup de la colonisation espagnole et se rapproche plutôt du système anglais. On ne remarque pas, du moins dans les premiers temps, de grandes concessions féodales, soit de terres, soit d’Indiens ; on peut signaler l’absence complète de tout système régulier et compliqué d’administration. L’organisation coloniale ne précéda pas, elle suivit le développement de la colonisation. Ainsi la facile appropriation des terres fertiles, des libertés civiles très étendues, l’absence de tous règlements vexatoires, un sol d’une merveilleuse richesse, une population laborieuse et industrieuse, comme les Juifs, aventurière et hardie, comme les condamnés, c’étaient là les conditions les plus favorables pour la rapide croissance d’une colonie à la fois agricole, de plantations et de mines. Les colons portugais se rapprochèrent des colons espagnols sur ce point, du moins, qu’ils réduisirent les Indiens en esclavage : ceux-ci, d’ailleurs, étaient beaucoup moins nombreux et infiniment moins avancés en civilisation que les Indiens du Mexique ou du Pérou. En 1570, l’influence bienfaisante du clergé sur le gouvernement de Lisbonne obtint un décret, qui interdit de faire esclaves d’autres Indiens que les prisonniers de guerre ; mais l’autorité de la métropole était très faible dans cette colonie et le décret fut souvent violé : la conquête d’une grande partie du Brésil par la compagnie occidentale hollandaise en 1624, fut un obstacle à son exécution. Quand les Hollandais eurent été chassés, en 1640, des districts qu’ils avaient occupés, la métropole tenta de nouveau de soustraire les indigènes à la servitude : 200 000 Indiens, vivant dans le territoire occupé par les planteurs, furent fixés dans des villages et placés sous la direction des Jésuites ; ce fut là le premier établissement de cette célèbre compagnie dans l’Amérique du Sud ; il ne paraît pas que cet arrangement ait été respecté par les colons ; le gouvernement métropolitain, par des décrets en date de 1647 et de 1684, dut de nouveau intervenir pour protéger les indigènes : en fait, ceux-ci, pour la plupart, restèrent en esclavage jusqu’en 1755. Un ministre philosophe, Pombal, établit que les Indiens devaient avoir la même liberté personnelle et réelle, les mêmes honneurs et les mêmes droits que les colons. Tant qu’ils n’étaient pas capables de se diriger eux-mêmes, ils devaient rester sous la tutelle d’administrateurs laïques. La métropole, à cette époque, avait assez d’autorité aux colonies et le gouvernement de Pombal assez d’énergie pour que cet arrangement fût exécuté à la lettre. Il ne paraît pas que les administrateurs laïques aient eu, pour civiliser les Indiens, la capacité que montrèrent les missionnaires et les religieux, soit espagnols, soit portugais. L’édit de Pombal fut l’origine du grand développement de la traite des noirs au Brésil. Jusque-là elle avait été faible ; elle s’accrut dans des proportions inouïes pour durer jusqu’à nos jours. Diverses circonstances tendaient à propager l’esclavage au Brésil plus que dans l’Amérique espagnole ; c’était d’abord la plus grande étendue et la fertilité supérieure de cette portion de la colonie portugaise qui convient à la culture des plantes tropicales : on sait que nulle contrée au monde n’a une aussi grande largeur de sol hautement productif que le Brésil ; c’était ensuite la plus grande proximité du Brésil de la côte d’Afrique, ce qui constitue un avantage immense pour un commerce où une grande partie de la cargaison périt dans le voyage. 

Le commerce du Brésil était, comme celui de l’Amérique espagnole, soumis au régime des caravanes régulières ; mais les règlements portugais rendaient ce régime beaucoup moins oppressif qu’il ne l’était pour les colonies de l’Espagne : les vaisseaux, en effet, étaient en plus grand nombre et s’arrêtaient à plus de ports. Il y avait six étapes : Lisbonne, Oporto, Rio-Janiero, Paraiba, Olinda, San-Salvador. Quelque restrictif que ce système fût encore, le commerce du Brésil ne laissa pas de se développer avec rapidité, au point d’entrer pour un quart dans les revenus du Portugal et d’égaler à lui seul le commerce que la mère patrie faisait avec toutes les contrées d’Europe. Mais la prospérité de cette colonie subit, au milieu du XVIIIe siècle, une sérieuse interruption, par le fait d’un des hommes d’État réputés les plus libéraux et les plus éclairés du temps. Le marquis de Pombal était l’ennemi des caravanes commerciales ; il les remplaça par les compagnies privilégiées de Maragnon et de Pernambuc. Adam Smith ne peut assez s’étonner que le Portugal soit entré dans cette voie, au moment où toutes les nations d’Europe l’abandonnaient. Heeren, qui cherche la raison de cette prédilection, étrange à cette époque, pour les compagnies privilégiées, l’attribue au désir d’enlever le commerce aux Jésuites, qui s’en étaient rendus maîtres. Un tel motif serait fort concevable de la part du marquis de Pombal. Mais on s’étonnera moins de la résolution de ce ministre, si l’on songe que la création des compagnies de Maragnon et de Pernambuc suivait, à vingt ans de distance, la fondation par l’Espagne de la compagnie exclusive du Guipuscoa pour le commerce de Caracas : cette dernière compagnie ayant produit d’excellents résultats par des motifs que nous avons déjà indiqués plus haut, Pombal, par une fausse analogie, pouvait croire qu’il en serait de même au Brésil : la situation cependant était différente, spécialement par cette raison, que le régime des caravanes était dans l’Amérique portugaise infiniment moins restrictif que dans l’Amérique espagnole. Le fameux ministre portugais, d’ailleurs, avait une prédilection marquée pour les monopoles et les privilèges, c’est lui qui institua la compagnie privilégiée d’Oporto pour le commerce de ce vin si renommé, mais que des falsifications nombreuses avaient fait tomber en discrédit. Quoiqu’il en soit des motifs qui portèrent le gouvernement de Lisbonne à l’institution de compagnies exclusives pour le trafic du Brésil, les résultats en furent bientôt visibles. La production de cette colonie se restreignit dans une proportion considérable. Le commerce de Para, qui occupait auparavant treize ou quatorze vaisseaux, depuis la création de la compagnie, en 1755 n’en occupa plus que quatre ou cinq. Comme les objets manufacturés que le Brésil obtenait en échange de ses productions ne provenaient pas de la métropole et étaient seulement transportés des autres parties de l’Europe sur des vaisseaux portugais, le privilège fut moins sensible au Portugal qu’à la colonie. 

La décadence des provinces septentrionales du Brésil par l’institution des compagnies privilégiées coïncide avec le développement des provinces centrales par la découverte des mines de diamant. Il est heureux pour les progrès agricoles de cette riche contrée que les métaux précieux n’y aient été rencontrés qu’après que l’agriculture et le commerce avaient déjà grandi. Ce n’est qu’en 1700 que les premières mines d’or furent exploitées dans les serras arides de l’intérieur. Les mineurs les plus intrépides et les plus opiniâtres furent les Paulistas, race issue de condamnés déportés et de femmes indiennes et qui avaient toutes les qualités et tous les défauts des deux éléments dont ils provenaient : une énergie presque sauvage, des goûts d’aventure et d’indépendance portés à l’extrême et des mœurs républicaines. Ils s’étaient établis à Saint-Paul dans le Brésil du sud et ils échappèrent pendant un siècle à l’action de la métropole ; ils ne reconnurent qu’en 1730 le gouvernement du Brésil, et ils conservent, même de nos jours, assure-t-on, au point de vue intellectuel et physique une physionomie toute différente de celle des autres Brésiliens. 

Les mines d’or, au Brésil, ne furent qu’une source temporaire et très limitée de richesses ; le métier de chercheur d’or devint bientôt très hasardeux. Le gouvernement abandonnait aux particuliers l’exploitation des mines moyennant un droit de cinq pour cent. Le diamant, découvert au Brésil en 1730, acquit une bien plus grande importance et fut soumis à des règlements bien autrement minutieux, restrictifs et sévères. La recherche du diamant fut d’abord confiée à une compagnie exclusive, sur laquelle le gouvernement exerçait une surveillance jalouse. Elle ne pouvait employer qu’un nombre limité d’esclaves, sans doute par la même raison qui poussait les Hollandais à réduire le nombre des arbres à épices cultivés dans les îles Malaises, c’est-à-dire pour en élever la valeur. Mais quoique présentant entre eux une grande analogie, le raisonnement des Portugais se trouva être juste, tandis que celui des Hollandais était faux. Il n’en est pas, en effet, des objets de luxe dont la valeur réside surtout dans la vanité et dans l’opinion des hommes, comme des denrées de consommation qui offrent une utilité et un agrément d’un goût naturel et universel. Celles-ci, quand elles subissent une baisse de prix qui les met à portée de toutes les classes, prennent un accroissement de débit tellement considérable, que le producteur ne perd souvent rien à la diminution des prix, et que parfois même il y gagne. Il en est tout différemment des objets de luxe, dont la valeur est tellement liée à l’idée de rareté, que l’accroissement de leur quantité les déprécie bien au-delà de ce qu’on eût pu penser au premier abord. Il se produit alors ce phénomène que la quantité des objets précieux, pris en masse, quoique devenue plus considérable, a une moindre valeur que la quantité plus restreinte qui existait auparavant. On conçoit donc que les Portugais eussent intérêt à limiter la quantité de diamants qu’ils fournissaient à l’Europe : il n’y avait sur ce point de leur part aucune erreur économique ; mais où était l’erreur, c’était dans la croyance qu’on peut facilement arriver par des moyens artificiels à limiter la production de richesses naturelles ; car si le Portugal, comme nation, avait intérêt à limiter la production du diamant, chaque mineur, considéré à part et comme individu, avait un intérêt incontestable à augmenter sa production particulière. Toute tentative pour restreindre la production d’objets précieux est donc une folie, à moins qu’elle ne dégénère en une tyrannie odieuse ; c’est ce qui arriva au Brésil : les Portugais ne reculèrent pas devant les moyens les plus terribles pour limiter la contrebande dans un commerce où la contrebande avait si beau jeu. La peine de mort fut d’abord prononcée contre les contrebandiers, mais cela même ne suffit pas. Toute la contrée autour des mines dans une circonférence de cent lieues fut convertie en un désert, où aucune maison ne pouvait être bâtie en dehors du village où résidaient les travailleurs des mines. De telles mesures de rigueur et de désolation nuisirent certainement au développement de la colonie, et cependant un homme d’une grande autorité en pareille matière, M. Eschwege, a calculé que la valeur du diamant travaillé pendant une période de quatre-vingts ans, depuis 1740 environ jusqu’à 1820, montait à peine au produit de dix-huit mois des plantations de sucre et des caféieries du Brésil ; exemple frappant des illusions que se font les politiques de tous les âges sur l’importance des mines et des gisements de métaux précieux. Ce fut pourtant le commerce des districts miniers qui éleva Rio-Janeiro au-dessus de Bahia. 

La fin du XVIIIe siècle et le commencement du XIXe n’apportèrent au Brésil aucune de ces calamités, qui fondirent sur les possessions anglaises et espagnoles. Le Portugal, suivant dans tous les conflits de l’Europe la destinée de l’Angleterre, qui était maîtresse des mers, il en résultait que la libre circulation entre la métropole et les colonies ne fut jamais interrompue : le Brésil dut plutôt gagner que perdre à la guerre maritime des Européens, qui frappait les îles à sucre ses rivales en le laissant lui-même intact. Si la séparation du Brésil et du Portugal s’opéra sans violence et presque sans secousse, il n’y faut pas voir là un fait fortuit. Ce ne fut pas seulement la petitesse et l’impuissance de la métropole, qui rendit la transition si facile : la colonie était prête pour l’indépendance, et, quand elle se fut détachée de son tronc comme un fruit mûr, elle ne cessa de grandir et de prospérer. C’est que l’administration portugaise au Brésil, malgré les erreurs et les fautes que nous avons notées, n’avait pas été très oppressive ; la liberté avait été le berceau de la colonisation : l’abondance des terres fertiles, l’absence de réglementation exagérée, le peu de puissance de la mainmorte, malgré quelques restrictions et quelques monopoles, avait permis à la colonie d’arriver dans des conditions normales et régulières à l’âge adulte. 

Le Brésil, c’est le chef-d’œuvre de la colonisation portugaise ; et, bien qu’il ne lui appartienne plus, c’est néanmoins une gloire pour le Portugal que de l’avoir conduit où il est actuellement, d’avoir protégé son enfance sans l’opprimer, et d’avoir su se séparer de lui sans haine ni rancune. Aux Indes une politique jalouse, étroite et ambitieuse, ne tarda pas à ruiner l’édifice de la puissance portugaise : en Afrique un commerce honteux et dégradant enrichit le Portugal en l’avilissant : au Brésil seul, les Portugais se montrèrent des colons ; ils surent allier dans une juste mesure l’esprit d’aventure à la patience pratique et à la persévérance laborieuse, et ils réussirent ainsi à atteindre l’un des buts, si ce n’est le seul, de la colonisation, la création d’un grand État riche, industrieux et libre.

CHAPITRE III

De la colonisation hollandaise

Entre tous les peuples qui ont essayé d’exploiter à leur profit les contrées lointaines, la Hollande se place au premier rang. Elle a donné à la colonisation une direction toute spéciale et, suivant un système tout différent de celui que les nations rivales mettaient en pratique, elle a su s’élever pendant deux siècles au plus haut point de prospérité. Le caractère particulier des relations de la Hollande avec l’Orient et le degré presque inouï de richesse, auquel cette petite nation sut parvenir par une méthode de trafic toute nouvelle, nous impose l’obligation de nous arrêter avec attention sur le rôle de la Hollande en Asie et sur la création et la gestion de ses colonies dans cette contrée.

Les Hollandais avaient été, de tout temps, un peuple aventureux, industrieux et économe : la mer qui les entoure et les pénètre de tous côtés n’avait pas tardé à devenir leur champ d’action et le théâtre favori de leurs travaux ; la culture des champs ne suffisait pas à leur activité pleine d’audace, quoique la terre chez eux fût très bien cultivée ; la pêche du hareng était devenue pour eux comme une sorte de culture plus rémunératrice et plus étendue que l’autre ; la navigation était aux Hollandais comme une production naturelle de leurs pays ; leurs vaisseaux étaient comme des fonds de terre qu’ils savaient exploiter avec une infatigable ardeur ; aussi ce n’était pas seulement une classe spéciale et limitée de la nation qui se livrait à cette branche d’industrie ; c’était la masse du peuple même, qui se sentait portée par ses instincts, ses habitudes et ses traditions vers les hasards et les profits du commerce des mers. Bien avant leur séparation de l’Espagne, les Hollandais étaient déjà les rouliers et les facteurs de l’Europe ; ils faisaient le commerce de cabotage, auquel les préparait si admirablement leur sol découpé, déchiqueté et pénétré de tous côtés par les eaux ; ils luttaient avec avantage contre les villes hanséatiques et, depuis la découverte des Indes, ils étaient parvenus à accaparer le commerce de Lisbonne avec le reste de l’Europe, commerce si maladroitement dédaigné par l’orgueil portugais. 

À ces admirables dispositions naturelles, qui tenaient au sol, à la race, à la constitution sociale et à l’éducation, vinrent se joindre, au commencement du XVIIe siècle, des circonstances spécialement favorables à la prospérité de la Hollande. Quand cette petite nation pleine d’énergie rompit les liens qui l’asservissaient à l’Espagne, le roi Philippe II, qui venait de fondre le Portugal dans ses vastes possessions, interdit aux marchands des Pays-Bas toute relation avec ses sujets : la Hollande se trouvait dans l’alternative de renoncer aux marchandises des Indes, jusque-là le principal aliment de son commerce de transport, ou d’aller chercher ces productions dans les Indes mêmes. Les Hollandais n’hésitèrent pas. Nul moment n’est plus propre aux grandes entreprises, et nulle situation sociale n’est plus favorable au développement de l’activité et de la hardiesse nationales, que le moment qui suit une grande révolution politique heureuse et la situation sociale qui en résulte : les esprits sont alors montés à un degré d’enthousiasme national, qui porte à toutes les tentatives hasardeuses et héroïques ; la vitalité politique imprime à toutes les actions un caractère nouveau d’énergie et de grandeur ; un peuple qui vient de s’affranchir par ses seules forces, est dans les meilleures conditions pour dominer les autres. Les Hollandais, toutefois, suivant la pente naturelle de leur génie, tournèrent vers les œuvres du commerce et de l’industrie ce surplus d’activité et de confiance en eux-mêmes, que leur émancipation politique venait de leur donner. Les entreprises du commerce étaient alors tellement semées de hasards et de périls, qu’elles s’accommodaient non seulement au caractère national et permanent des Hollandais, mais encore à cette situation d’esprit, toute transitoire et accidentelle, qui résultait de leur révolution récente.

Après d’inutiles tentatives pour découvrir un passage au nord, qui menât au Japon et à la Chine, les Hollandais osèrent entreprendre, au mépris de la puissance de l’Espagne et du Portugal, de se rendre aux Indes par la route du Cap ; c’était pour eux comme une nouvelle découverte ; ils s’élançaient sur une route dont les pilotes portugais gardaient avec soin le secret. Deux voyages de reconnaissance furent néanmoins heureux ; les Hollandais en revinrent avec une idée plus exacte de la faiblesse de la puissance portugaise en Asie, et des facilités qu’une nation prudente et habile pourrait avoir pour s’emparer de la plus grande partie du commerce de l’Orient. 

Un grand nombre d’expéditions particulières partirent presque immédiatement des ports de la Hollande pour les ports de l’Inde ; et il se fit pendant quelques années, entre l’Asie et la Hollande, un commerce libre assez prospère ; mais on crut remarquer que le trafic serait plus avantageux et plus sûr, si ces opérations privées se régularisaient et si une grande compagnie par actions concentrait toutes les forces et tous les efforts individuels que l’on craignait de voir se nuire réciproquement : c’est alors en 1602 que fut fondée la célèbre compagnie des Indes, l’origine et le type accompli de toutes les compagnies privilégiées que les diverses nations de l’Europe fondèrent plus tard à l’envi. 

La création de ces corporations exclusives a été sévèrement blâmée par les économistes les plus illustres ; et l’on s’est tellement arrêté sur les maux que ces monopoles engendrent, que l’on est au premier abord saisi d’étonnement en voyant le peuple le plus industrieux et le plus libre de l’Europe recourir à un semblable expédient, après avoir joui pendant quelques années de la pleine liberté du commerce. Avant de prononcer, au nom de la rigidité des principes, une condamnation absolue contre l’institution de la compagnie hollandaise, il importe d’étudier les circonstances politiques et économiques du temps, et de se demander s’il n’y avait pas, dans les conditions du commerce de l’Orient à cette époque, des faits qui expliquent la fondation de la compagnie hollandaise des Indes orientales. 

Un économiste allemand contemporain, qui a toujours cherché à allier dans ses travaux le sens historique au respect des principes, M. Roscher, a exposé avec un soin minutieux tous les motifs qui ont pu déterminer la Hollande et l’Angleterre à instituer des compagnies privilégiées pour l’exploitation du commerce de l’Orient : s’il faut reconnaître que le maintien prolongé et indéfini de ces monopoles eut sur le développement de la richesse et sur la situation politique tant en Europe qu’aux Indes les conséquences les plus fâcheuses, du moins doit-on avouer qu’il y avait à l’origine des raisons sérieuses pour la création, à titre temporaire, de ces grandes corporations. 

Le fameux principe de la liberté des mers, que Grotius revendiqua et fit prévaloir, était alors universellement méconnu. On admettait que les eaux comme la terre appartenaient au premier occupant, et que les mers devaient être closes à ceux qui me s’y étaient pas aventurés les premiers. Aussi doit-on considérer les premières entreprises des Hollandais et des Anglais, aux Indes orientales, comme des dérogations au droit public du temps et des violations manifestes du droit de propriété des Portugais. On conçoit que de pareilles tentatives ne pouvaient s’opérer que par des vaisseaux nombreux, navigant de concert, chargés de soldats autant que de matelots, et de munitions de guerre mon moins que d’objets d’échange ; d’autant plus qu’il fallait lutter contre ces terribles carraques ou galions portugais, que nous avons décrits plus haut. Dans de telles circonstances, on regardait comme nécessaire que le commerce des Indes fût soumis à une organisation rigide et presque militaire. En supposant même que l’on parvint à éviter les carraques ou à les vaincre, d’autres difficultés se présentaient sur les côtes d’Asie. Le commerce ne se pouvait faire qu’avec l’agrément de princes semi-barbares, souvent infidèles à leur parole et auxquels la force seule imposait. Des commerçants isolés eussent été impuissants à résister aux vexations et aux prétentions arbitraires ou tyranniques de ces petits souverains. Il est vrai que de nos jours, dans les mêmes circonstances, le commerce privé et libre sait parfaitement se tirer d’affaire : c’est que nos grands gouvernements se sont beaucoup perfectionnés sous le rapport de leur action à l’extérieur ; dans tous les lieux importants ils ont des consuls ou chargés d’affaires ; ils ont dans toutes les mers des escadres toujours prêtes à protéger les nationaux. Les États européens du commencement du XVIIe siècle n’avaient pas cette étendue et cette variété de ressources : ils étaient renfermés en eux-mêmes et leur action à l’extérieur était très faible ; ils ne savaient pas encore protéger leurs nationaux à l’étranger et bien moins dans les pays lointains ; l’organisation consulaire n’existait pas ; les gouvernements ne se chargeaient de la protection du commerce au loin que quand ils trafiquaient par eux-mêmes et à leur compte, ou bien encore par des vaisseaux enregistrés ayant obtenu licence à prix d’argent : en dehors de ces conditions spéciales, les commerçants se trouvaient sans protection, obligés d’aviser eux-mêmes à leur défense. Ce qui aggravait la situation de la marine privée, c’est que les diverses nations de l’Europe se faisaient dans les pays lointains une concurrence sans scrupule, se tendant des pièges réciproquement, excitant les indigènes contre leurs rivaux et recourant à tous les stratagèmes que peuvent inventer une avidité et une jalousie éhontées ; tandis que, aujourd’hui, au contraire, les différents peuples de l’Europe ont entre eux dans les mers lointaines des procédés courtois, se soutiennent les uns les autres et se prêtent mutuellement, en cas de danger ou d’injustice, le secours de leurs flottes et l’appui de leurs consuls. En l’absence de ces institutions tutélaires et de ces mœurs humaines, qui font que dans les contrées les plus lointaines les négociants contemporains sont assurés d’être protégés, on conçoit que les armateurs d’il y a deux ou trois siècles aient éprouvé le besoin de constituer une compagnie qui eût assez de richesse et de puissance pour faire respecter son pavillon. 

En dehors de ces raisons politiques qui tiennent à l’état des gouvernements et des institutions d’alors, nous trouvons des raisons économiques qui tiennent à l’état des sociétés européennes au moment où furent créées les grandes compagnies. Les capitaux étaient peu nombreux et d’une excessive timidité, on ne les risquait que rarement à l’étranger : pendant tout le XVIe siècle les marchands de Londres, qui faisaient le commerce avec l’Allemagne et les Pays-Bas, étaient connus sous le nom significatif de merchant aventurers ; on conçoit que les premiers voyages aux Indes étaient des aventures d’une autre sorte et qui effrayaient bien plus, si ce n’est les matelots, du moins les marchands ; un vaisseau mettait deux ou trois ans [2] à faire son trafic aux Indes et les risques de perte étaient grands : sur les vingt-quatre années qui forment la période de 1611 à 1634, il y en eut treize où la compagnie hollandaise des Indes orientales ne put pas donner de dividende. [3] On comprend qu’avec de si grandes chances de perte, des retours aussi lents et des capitaux aussi rares, il eût été difficile que le commerce privé aux Indes pût grandir ; il fut resté bien des années et peut-être plus d’un siècle à l’état d’enfance ; la création de compagnies privilégiées avait donc sa raison d’être dans les circonstances du temps. « Le privilège d’une compagnie est justifiable, a dit J.-B. Say, quand il est l’unique moyen d’ouvrir un commerce tout neuf avec des peuples éloignés ou barbares. Il devient alors une espèce de brevet d’invention, dont l’avantage couvre les risques d’une entreprise hasardeuse et les frais d’une première tentative, mais, de même que les brevets d’invention, ce privilège ne doit durer que le temps nécessaire pour indemniser complètement les entrepreneurs de leurs avances et de leurs risques. » (Traité d’économie politique, t. I, p. 313.) Tandis que les capitaux privés ne se fussent engagés qu’en très petit nombre et à la longue dans le commerce des Indes, le capital des compagnies, divisé en actions d’une valeur à la portée de beaucoup de bourses, se recrutait avec facilité ; on prenait une action comme un billet de loterie, et c’est ainsi qu’un capital considérable put être consacré immédiatement au commerce lointain, le commerce le plus propice, assurément, au développement de la civilisation et de la richesse de l’Europe. 

De nos jours, quand on ouvre un commerce lointain, on peut se fier à l’industrie privée ; on ne le pouvait pas autrefois : c’est qu’alors ce n’était pas seulement tel ou tel commerce étranger qui était neuf, c’étaient tous les peuples d’Europe qui se trouvaient novices et sans expérience pour toute espèce de commerce lointain. Il n’y avait pas alors de grandes maisons commerciales, riches en capitaux, en réputation, en crédit et en traditions ; il n’y avait pas non plus de division du travail, ou du moins cette division n’existait dans le commerce qu’à l’état embryonnaire. Le commerce de commission et de courtage était presque inconnu : celui qui exportait des marchandises pour les Indes devait veiller lui-même à leur débit et faire lui-même aux Indes son approvisionnement pour l’Europe. Le même négociant était tenu de réunir des occupations qui font aujourd’hui l’objet de quatre ou cinq commerces différents. Quelle perte de temps et de capitaux ce cumul n’entraînait-il pas ! Aussi dans les expéditions qui furent faites par les commerçants privés y eut-il une déplorable confusion : et cette confusion, il n’y avait pas apparence qu’elle vînt à cesser bientôt. Ne tenant compte que de la vivacité de procédés et d’allures que trois siècles d’expérience nous ont léguée, on est enclin à penser généralement que l’ordre et la régularité des échanges seraient bientôt sortis de ce désordre primitif : il y a toute probabilité qu’avec la grande ignorance d’alors, avec l’insuffisance des connaissances géographiques, avec le manque de capitaux et le défaut d’éducation commerciale, il eût fallu un long apprentissage. C’est ce que les Hollandais crurent comprendre. Dans leurs premières expéditions aux Indes faites sous le régime de la libre concurrence ils avaient éprouvé des pertes sérieuses. Tel vaisseau arrivait trop tard dans tel port après que d’autres avaient tout enlevé, ou bien ils se rencontraient tous sur un même point, et leurs demandes réunies, dépassant de beaucoup les offres, produisaient une énorme hausse dans le prix des marchandises indigènes. Tout le commerce était plein de contre-temps qui décourageaient les négociants. Les sources de renseignements étaient alors si rares qu’il eût été difficile que le commerce privé avec sa grande inexpérience parvint en peu de temps à la régularité qui est la condition de toute prospérité. Un autre avantage que l’on croyait entrevoir dans la fondation de grandes compagnies, c’était de rendre le commerce lointain plus loyal et par conséquent plus solide. Cette prétention peut étonner au premier abord, car il est constant, et nous en verrons plus tard la preuve, qu’il n’y a pas de trafic aussi oppressif que celui des compagnies privilégiées dans les pays où elles ont la souveraineté. Mais les compagnies n’arrivent ordinairement que tard à cet état d’injustice et de mauvaise gestion, quand toute concurrence a disparu et quand elles ont conquis les pays où elles trafiquent ; autrement, et à l’origine, elles présentent aux peuples barbares, avec lesquels elles traitent, infiniment plus de garanties que ne pouvait en présenter le commerce privé à la fin du XVIe et au commencement du XVIIe siècle.

Dans le commerce d’exportation et surtout dans le commerce lointain qui se fait avec des peuples demi-barbares, il y a toujours un élément de trouble et d’instabilité, qui provient de la déloyauté et des fraudes des petits commerçants appartenant aux peuples civilisés. Dans les pays et dans les siècles où de vieilles traditions, aidées d’une forte éducation nationale, n’ont pas constitué des mœurs industrielles sévères, il est rare que le petit commerçant se fasse scrupule de frauder des clients qui sont séparés de lui par des milliers de lieues, qui ignorent jusqu’à son nom et avec lesquels il n’aura peut-être pas à traiter de nouveau dans sa vie. Tous ces petits trafiquants retirent de leurs fraudes un gain immédiat, direct et considérable, que ne parvient pas à balancer dans leur esprit la pensée du tort qu’ils font au commerce de leur pays et, dans une certaine mesure, à leur propre intérêt permanent. Or, ces fraudes souvent répétées ruinent à la longue le commerce d’une nation. Aussi le commerce d’exportation, surtout avec des peuples lointains et d’une civilisation inférieure, n’est possible qu’à deux conditions : ou une grande surveillance de l’État sur les marchandises qui s’exportent, ainsi que pendant longtemps cela s’est pratiqué aux États-Unis ; ou la concentration de la plus grande partie du trafic dans les mains de quelques grandes maisons universellement connues ; en effet, les grands établissements qui sont connus dans le monde entier, ont un intérêt de premier ordre à conserver intacte leur bonne renommée. Mais, quand la Hollande commença son trafic avec les Indes il n’y avait pas encore de grandes maisons commerciales ; celles-ci ne se forment qu’à la longue et par le commerce du monde ; les capitaux étaient disséminés dans beaucoup de mains, il n’y avait que de petits marchands ; aussi pensa-t-on que dans les conditions de concurrence de la part des Portugais et des Anglais, il y avait avantage pour la solidité du commerce à recourir à une compagnie privilégiée.

En résumé, l’hostilité de nations européennes puissantes et déjà établies aux Indes orientales ; la difficulté d’imposer autrement que par la force aux petits tyrans indigènes ; l’absence de toute protection nationale soit à l’aide d’escadres et de flottes, soit par l’intervention d’agents résidents ; les nombreux risques de perte ; la lenteur des retours et la rareté des capitaux ; l’insuffisance de renseignements géographiques et commerciaux ; le défaut de toute division du travail dans le commerce d’exportation et l’absence de toutes les branches accessoires de ce commerce ; la non existence de grandes et riches maisons commerciales : telles sont les raisons multiples qui portèrent les Hollandais et les Anglais à fonder des corporations privilégiées, et, si nous n’hésitons pas à proclamer que ces motifs ne suffisent pas à justifier le maintien de ces privilèges pendant plusieurs siècles, nous devons d’un autre côté reconnaître qu’ils expliquent parfaitement l’origine et l’institution, à titre transitoire, de ces corporations.

Ces compagnies d’ailleurs, dans le principe, n’offraient pas le caractère de cohésion qu’elles atteignirent plus tard ; il y avait dans leur sein, place à une assez grande liberté d’action et à une sorte d’indépendance pour les membres qui en faisaient partie. La compagnie hollandaise, telle qu’elle fut fondée en 1602, était plutôt une réunion et un syndicat de différentes sociétés similaires, qu’un corps parfaitement un et homogène. Les petites sociétés commerciales qui, par leur agrégation, formèrent la compagnie hollandaise des Indes, restèrent longtemps distinctes sous le nom de chambres ; et dans l’intérieur même de chaque chambre, toute ville ou toute province qui avait versé au moins 50 000 florins au capital social constituait une sorte d’unité tertiaire, qui avait sur certains points des intérêts distincts de la chambre et de la compagnie même. Chacun de ces différents groupes pourvoyait lui-même et à son propre compte à l’équipement des vaisseaux et aux achats nécessaires sous la surveillance de ses propres directeurs. Quant aux affaires communes à tous les groupes, lesquelles consistaient principalement dans la gestion même des colonies, dans les relations politiques avec les princes et les populations orientales, dans les traités de commerce ou d’alliance, dans l’entretien de l’armée et des forts et aussi dans la haute et générale direction imprimée au trafic, c’était du ressort de la compagnie. Il y avait donc, à l’origine, une distinction assez tranchée entre les affaires communes et les affaires privées de chaque chambre ou de chaque groupe. On voit que cette organisation primitive ne présente nullement le caractère de cette centralisation rigide et absorbante qui finit cependant par dominer et par étouffer toute initiative individuelle. Le génie national des Hollandais, leur sens municipal et provincial si développé se prêtait avec facilité à cette sorte de fédération commerciale.

Le capital social, qui ne fut jamais augmenté, consistait en 2 153 actions, chacune de 3 000 florins de banque ; la chambre d’Amsterdam possédait à elle seule 56,9% du capital ; la chambre de Zélande 20,6% ; celle de Delft 7,3% ; celle de Rotterdam 2,7% ; celle de Hoorn 4,1% ; celle d’Enkhuysen 8,3%. La conduite des affaires communes était confiée à dix-sept directeurs, c’étaient les états généraux eux-mêmes qui nommaient les directeurs sur une liste de candidats que présentaient les différentes chambres. Sur tout le territoire qui lui était attribué, la compagnie avait le droit de nouer des négociations politiques avec les princes indigènes, d’élever des forteresses, d’entretenir des troupes. Mais tous les employés civils ou militaires devaient prêter un serment d’allégeance aux états généraux. Quand la compagnie était dans toute sa prospérité, elle avait, outre un gouverneur général à Batavia, sept gouverneurs subordonnés, résidant à Amboine, Banda, aux Moluques, à Malacca, Ceylan, Macassar et au Cap. 

Telle était l’organisation intestine de cette célèbre corporation ; son système de colonisation s’inspire du caractère essentiellement commercial et mercantile qui forme le trait saillant de sa constitution. Ce qu’il y a de remarquable dans la manière de coloniser de la Hollande, c’est l’unité de but et la simplicité des moyens : les Hollandais n’eurent jamais dans leurs établissements au loin qu’un seul but, le commerce. Cet esprit de propagande religieuse, qui fut l’un des ressorts principaux des colonisations espagnole et portugaise leur resta toujours inconnu ; toute pensée d’ambition, de domination et de gloire, pour elle-même et sans une augmentation de richesses matérielles, fut également absente de leurs desseins ; enfin le besoin de créer au loin des colonies peuplées de nationaux, servant de débouchés à la population exubérante de la métropole, et en reflétant l’image sous un ciel lointain, ne se retrouve pas non plus dans l’histoire de la Hollande. Les Hollandais n’émigrèrent pas pour s’établir ailleurs et cultiver des terres ; ils ne quittaient leur patrie qu’avec esprit de retour pour s’adonner aux professions commerciales. La Hollande n’eut ni missionnaires, ni aventuriers militaires, ni même, sauf l’exception assez insignifiante du Cap et de Surinam, de véritables colons dans le sens étroit du mot ; elle n’eut que des facteurs, des commissionnaires et des matelots.

Cette unité de but, le trafic, qui ne fut jamais perdu de vue, amenait à sa suite une politique des plus simples et d’une grande netteté ; cette politique, c’est celle de l’intolérance commerciale à son plus haut degré ; exclure par la force ou par la ruse toute espèce de rivaux des marchés où elle avait accès, écarter toute concurrence, ce fut toujours le grand et presque le seul principe de la Hollande en matière de commerce. Nous allons étudier de près ce que produisit dans l’application ce système presque unique dans l’histoire du monde, et nous verrons par quelles mœurs et quelles mesures administratives put se fonder, se maintenir et décroître la grandeur coloniale des Hollandais.

Nous n’entrerons pas dans le détail des premières difficultés qui accueillirent les négociants des Pays-Bas dans les Indes. Nous y avons déjà fait allusion : dès le principe se manifesta l’originalité du nouveau système ; dans leurs luttes contre les Portugais, les Hollandais eurent plus souvent recours à la ruse qu’à la force ; ils se présentèrent aux princes et aux populations indigènes, comme des commerçants qui ne poursuivaient que l’intérêt de leur trafic : « Ils surent, dit Heeren, se conduire avec modération et profitèrent habilement de la haine que les Portugais avaient excitée dans le pays. » Vainqueurs de leurs rivaux, ils détruisaient les forteresses au lieu de les prendre à leur propre compte et s’y établir à leur tour. Ils évitaient avec soin tout établissement continental : ils suivaient en cela le conseil donné par Alméida et par Thomas Roe. C’était seulement aux points d’intersection des grandes routes commerciales qu’ils estimaient utile d’élever un comptoir fortifié. Ils faisaient aux habitants du continent indien des conditions très favorables. James Mill nous dit que l’un des principaux griefs de la compagnie anglaise des Indes contre les Hollandais, c’était que ceux-ci vendaient à Surate les produits d’Europe à meilleur marché et achetaient les produits de l’Inde plus cher que ne le pouvaient faire les commerçants de Londres. (Mill’s British India, t. I, p. 64 et 94.) Cet esprit de mesure les faisait respecter et accueillir partout sur les côtes de l’Asie : ils s’emparèrent peu à peu du commerce de cabotage entre les différents ports de l’Inde, de Siam, de la Chine et du Japon ; ils se montraient partout réservés, fidèles à leur parole, ne sortaient jamais de leur rôle de marchands et évitaient de compromettre leur situation commerciale par des interventions politiques ou religieuses. Au Japon, après l’expulsion des Portugais, ils surent seuls se maintenir par leur discrétion et leur mesure. Non seulement ils évitaient de construire des forteresses, dispendieuses par leur entretien, dangereuses par les jalousies qu’elles excitent et les querelles dont elles sont la cause, mais ils limitaient même le nombre de leurs factoreries : « Les Hollandais, dit James Mill, qui servaient leurs intérêts avec vigilance et économie, faisaient un grand commerce dans une foule de places sans y avoir de factoreries ; ils se procuraient les marchandises, qu’ils vendaient au Japon, dans le pays de Siam, de Cambodge, de Tonquin, non pas en bâtissant des factoreries dispendieuses, mais en faisant des contrats avec les marchands indigènes. Ceux-ci, à des époques fixées, apportaient dans les ports les marchandises qu’ils s’étaient engagés à fournir, et, quoiqu’il fût souvent nécessaire de leur avancer le capital avec lequel ils faisaient leurs achats, ils remplissaient régulièrement leurs engagements. » (British India, t. I, p. 105). On voit quel était l’esprit de la compagnie hollandaise ; elle recherchait les profits de l’exploitation des Indes, en évitant les dépenses de leur occupation ; elle renonçait à toute aspiration de domination et de conquête ; elle ne cherchait pas à imposer par la force, mais elle s’efforçait de se faire admettre partout par ses services. On ne peut comparer sa manière d’agir dans l’extrême Orient, aux bons temps de sa prospérité, qu’à la conduite prudente et pratique de l’union américaine dans ses relations actuelles avec la Chine ou le Japon. 

Les mœurs de la compagnie n’étaient pas alors moins rigides dans ses rapports avec ses employés que dans ses relations avec les peuples indigènes du continent. « La compagnie, dit Heeren, ne tarda pas à manifester les principes d’action qui la dirigeaient : sévérité excessive dans l’exercice du monopole et dans la surveillance de tous ses agents ; interdiction absolue à ceux-ci de faire aucun commerce pour leur propre compte ; reconnaissance empressée pour les bons services et exactitude scrupuleuse dans tous les paiements, tels furent les principaux éléments de son crédit et de ses succès. » D’après Roscher, la simplicité des mœurs était si grande à Batavia dans toute la première partie du XVIIe siècle, que les membres du gouvernement y étaient vêtus, dans le cours ordinaire de la vie, comme de simples matelots et ne prenaient d’habits distingués que dans le lieu même de leurs réunions officielles.

C’est cependant dans les îles que les mœurs privées et administratives commencèrent à se corrompre. Les Hollandais, qui évitaient avec tant de sagacité de former des établissements sur le continent, se mirent, au contraire, de bonne heure à élever des forteresses dans les îles de la Sonde. Ils se firent une idée exagérée de l’importance du commerce des épices, et l’on peut dire que cette conception inexacte fut la cause principale de toutes leurs erreurs et de toutes leurs fautes ; ils voulurent concentrer dans leurs seules mains cette branche de trafic ; à l’origine, ils laissaient les Anglais y prendre part, mais bientôt leurs prétentions au monopole s’accentuèrent ; ils chassèrent les autres Européens des Moluques et de l’archipel de la Sonde ; ils firent dans ces îles des établissements considérables et ils réduisirent la population indigène, non pas à l’esclavage, mais à une sujétion qui s’en rapprochait.

Maîtres uniques du commerce des épices, ils firent de ce monopole l’objet principal de leur administration ; toutes les autres branches de commerce furent regardées comme accessoires et on ne recula devant aucune injustice et aucune barbarie pour conserver le privilège exclusif de la vente des épiceries. Pour élever la valeur de ces produits recherchés que l’on appelait « les mines d’or de la compagnie », ils en prohibèrent la culture dans un grand nombre d’îles. Bien plus, comme la libéralité de la nature prodiguait d’elle-même et sans travail ces denrées proscrites, les gouverneurs d’Amboine et de Banda devaient chaque année, à des époques fixées, faire des tournées dans les îles où la production des épices était interdite pour en détruire et en extirper les arbustes que le monopole mettait à l’index. On a agité la question de savoir si, au point de vue de leur propre intérêt, les Hollandais n’eussent pas dû encourager une production plus grande : l’augmentation des transactions, a-t-on dit, eût largement compensé la perte que le monopole eût pu leur faire subir ; nous le croyons aussi ; mais les Hollandais, par ces destructions barbares, n’avaient pas seulement pour but d’élever le prix des épices en réduisant leur quantité, ils voulaient aussi se prémunir contre la contrebande et la concurrence étrangère en restreignant la production de ces denrées précieuses à quelques îles d’une facile surveillance. Ce monopole, toutefois, les induisait en grande dépense : ils étaient contraints d’avoir beaucoup d’établissements dont le produit était nul et dont la seule utilité était d’écarter les contrebandiers et les puissances rivales : leurs forts de Timor et de Célèbes n’avaient pas d’autre objet. Le même esprit de monopole et la jalousie commerciale les entraînaient à des cruautés inouïes, qui avaient pour résultat final des révoltes, des guerres et des frais considérables. C’est ainsi qu’à Banda ils détruisirent presque toute la population indigène et réduisirent Polaroon à l’état de désert ; c’est ainsi qu’à Amboine ils massacrèrent toute une troupe d’Anglais et de Japonais après les avoir mis à la torture ; c’est ainsi encore qu’en 1740 on fit à Java un massacre épouvantable de Chinois. Ces barbaries et ces vexations amenaient souvent des guerres. Quand on exigea du roi de Ternate qu’il extirpât le girofle de tous ses États, sauf Amboine, ce prince résista par les armes à des conditions aussi contre nature. Il fallut également faire la guerre pour conserver le commerce exclusif de Sumatra ; les troubles étaient perpétuels à Ceylan et à Java même, parce que la compagnie ne voulait jamais mettre un prix raisonnable et rémunérateur aux denrées qu’elle achetait des indigènes. 

Cette prédominance accordée au monopole des épices fut la cause principale des embarras financiers et politiques qui ne tardèrent pas à entraver la compagnie dans toutes ses opérations. Dans les premiers temps de son existence, alors qu’elle n’avait pas encore constitué à Batavia cette grande administration, dont la complication et l’éloignement furent pour elle une cause de pertes énormes, il n’y avait pas de fonctionnaires sédentaires dans les îles ; un amiral était chargé d’inspecter et de surveiller le trafic aux Indes : cette surveillance était réelle et loyale ; il en fut autrement quand des administrateurs et des directeurs furent établis à demeure aux antipodes ; les guerres devinrent plus coûteuses, parce qu’elles furent plus mal conduites ; les chefs cherchant surtout leur intérêt particulier, les établissements inutiles, si rares à l’origine, se multiplièrent à l’infini : la corruption pénétra toutes les branches de l’administration et le haut personnel de la compagnie ; les actionnaires ou ceux qui étaient chargés de les représenter devinrent ouvertement les complices des employés infidèles et dilapidateurs. De cette dégénérescence des mœurs, les exemples sont aussi nombreux que frappants ; le règlement de 1658, qui défendait avec tant de raison aux employés de la compagnie de faire le commerce à leur compte, fut quotidiennement enfreint. L’autre mesure, corrélative à la précédente, qui n’autorisait les employés revenant en Europe à rapporter avec eux des marchandises indiennes, que pour une valeur égale à quatre années de leur traitement, tomba également en désuétude. On vit au Bengale des commis inférieurs et des teneurs de livres avoir sur mer des vaisseaux de deux ou trois cents tonneaux. Quand, pour arrêter ce désordre, on envoya de Batavia dans l’Inde un inspecteur des finances et du commerce avec mission spéciale d’arrêter le trafic illicite, tout ce qui en résulta, ce fut le partage de ces profits interdits entre les employés et le haut fonctionnaire qui les devait surveiller. Arrêter la fraude était d’autant plus difficile que la compagnie s’obstinait à n’accorder à ses agents que des traitements minimes. Le gouverneur général à Batavia n’avait qu’un traitement de 12 000 florins ; on peut juger de la rémunération des commis inférieurs ; la fraude était aussi intense qu’elle était étendue, et les mauvais règlements de la compagnie en étaient cause ; elle s’obstinait, à partir de 1700, à changer fréquemment ses fonctionnaires, ce qui augmentait incontestablement le mal en contraignant les employés avides à faire leur fortune en peu de temps. Un employé de finances qui mourut en 1709, après trois ou quatre ans de charge, laissa une fortune de 300 000 thalers. Le gouverneur général Walckenier (1737-1741) rapporta, à son retour en Europe, 5 millions de florins qu’il avait amassés : on vit deux hauts fonctionnaires, à Cheribon, gagner par la fraude chacun 100 000 thalers par an. Le gouvernement finit par fermer les yeux ou se mettre de connivence avec ses agents : il régularisa les irrégularités des fonctionnaires de Cheribon en prélevant une large part sur les profits illicites et leur abandonnant le reste. Les marchandises prohibées en vinrent à se vendre publiquement à Batavia, après qu’on eût donné un pot de vin aux directeurs. Au Japon, le trafic des commis était plus important que celui de la compagnie même. Si les vaisseaux de la compagnie faisaient si souvent naufrage à leur retour en Europe, la cause en était, dit-on, à l’excès de charge provenant des marchandises particulières dont les commis trafiquaient malgré les règlements. Et cependant le nombre des vaisseaux était d’un tiers plus considérable que le trafic de la compagnie ne l’exigeait, afin de pouvoir être employé au commerce privé des agents. Le nombre des employés à Batavia était hors de proportion avec les exigences des affaires de la compagnie. 

La haute administration dans la métropole ne le cédait pas en corruption à l’administration de Batavia. Chaque année, la centralisation était devenue plus sévère et l’union de la compagnie avec l’État plus étroite. En 1748, l’héritier du trône fut constitué gouverneur général et directeur en chef de la compagnie des Indes orientales, avec pouvoir de nommer à tous les emplois importants sur une liste de présentation de trois candidats, de convoquer les assemblées et de les présider : comme rémunération, il lui était alloué 200 000 florins par an. Ce qui résulta d’un pareil système, il est facile de le deviner : toutes les grandes fonctions de la compagnie devinrent héréditaires ; les places de directeurs, confiées d’abord à des négociants habiles, tombèrent à la longue dans des maisons puissantes où elles se perpétuèrent : on s’habitua à ne voir dans ces charges importantes que les émoluments considérables qu’elles rapportaient et la facilité de placer sa famille dans des emplois secondaires. L’administration véritable fut abandonnée à un secrétaire qui, sous le nom d’avocat, devint le centre de toutes les affaires. Les administrateurs, qui ne se réunissaient que deux fois par am, au printemps et à l’automne, à l’arrivée et au départ des flottes, ne pouvaient suivre une gestion qui aurait demandé une attention soutenue. Les états généraux, qui auraient dû arrêter ce désordre, craignant d’affaiblir le crédit de la compagnie en signalant sa mauvaise administration, fermaient les yeux et approuvaient les comptes embrouillés et obscurs qu’on leur présentait. 

Le résultat pratique d’une direction aussi mauvaise, c’était l’esprit de routine le plus opiniâtre. Il en est ainsi, à la longue, pour toute corporation privilégiée : l’esprit d’initiative se perd au bout de peu d’années ; chacun est plus amoureux de son repos qu’ambitieux des progrès de la chose publique ; on s’attache aux règlements anciens sans se demander s’ils ont encore leur raison d’être. La compagnie hollandaise offrait en ce genre les abus les plus criants : on persistait à obliger les vaisseaux revenant des Indes à faire un détour énorme pour passer au nord de l’Écosse près des Orcades, au lieu de traverser la Manche : c’était une perte de temps et d’argent considérables. Une mesure non moins extravagante était appliquée en Orient même avec la dernière rigueur : tous les vaisseaux qui faisaient le commerce de cabotage entre les divers pays de l’Asie devaient passer à Batavia pour y être visités : ce règlement tua le cabotage hollandais dans l’Inde, d’autant plus qu’à la même époque les Anglais entrèrent pour le commerce entre les différents ports d’Orient dans la voie féconde de la liberté. 

Les finances de la compagnie se ressentaient de la direction de sa politique coloniale et de la gestion routinière de ses affaires ; à partir de 1750 les dettes s’accumulaient dans une proportion effrayante : une preuve de la négligence que ces grandes corporations finissent par apporter aux opérations les plus simples, c’est que la compagnie hollandaise, par orgueil et pour ne pas ébranler son crédit en Europe, s’obstinait à emprunter à Batavia à 9 ou 10% d’intérêt, tandis qu’elle eût pu trouver en Europe du crédit à 3%. En 1781, les états généraux durent la dispenser de l’obligation de payer sa dette flottante. Immédiatement avant sa dissolution, d’après l’apurement des comptes du 31 mai 1794, elle n’avait que 15 287 832 florins d’actif contre 127 553 280 de passif. Ces chiffres sont la condamnation non seulement de la compagnie des Indes hollandaises, mais de toute compagnie de commerce privilégiée : la cause principale, en effet, de ce gaspillage financier, c’était la multitude des guerres et l’inutilité d’une foule d’établissements en Orient : or, ces guerres sans cesse renaissantes, ces établissements inutilement prodigués dans des stations sans trafic, c’était l’esprit de monopole qui leur donnait fatalement naissance. Les plans des meilleurs administrateurs échouaient contre l’indifférence de la haute direction et la routine des fonctionnaires subordonnés. Mossel, le plus habile des gouverneurs qui aient administré, au XVIIIe siècle, les Indes hollandaises, voulut transformer les îles de la Sonde en une véritable colonie agricole peuplée d’Européens : il y attira les Allemands en grand nombre ; d’un autre côté les Chinois abondaient dans l’île ; la compagnie déjoua les projets de son gouverneur en ne voulant acheter les denrées produites par les Européens qu’à des prix très bas, qui n’étaient pas rémunérateurs : il en résulta que les colons abandonnèrent la culture ingrate des denrées d’exportation et que le développement agricole de Java fut retardé de cinquante années. On établit aussi une capitation sur les Chinois et l’on alla même, nous l’avons dit, jusqu’à les massacrer de la manière la plus odieuse. Ainsi ces îles qui eussent pu devenir dans le dernier siècle ce qu’elles sont aujourd’hui, des colonies de plantations d’une extraordinaire richesse et d’un énorme revenu pour la métropole, restèrent enchaînées dans les liens d’un commerce que la compagnie semblait s’efforcer de réduire à des proportions rudimentaires. Mossel avait coutume de dire qu’il regardait la compagnie comme un corps épuisé qui ne se soutenait que par des cordiaux : c’était, disait-il encore, un vaisseau qui coulait bas et dont la submersion n’était retardée que par la pompe. 

Tout semblait se réunir pour hâter cette submersion : les bénéfices que faisait la compagnie dans le commerce de cabotage entre les divers pays de l’extrême Orient couvrirent longtemps les pertes que sa tyrannie et ses désordres lui occasionnaient dans l’archipel de la Sonde. Les autres nations européennes lui enlevèrent ce dédommagement. Les Anglais prirent le parti d’admettre les commerçants particuliers au commerce d’Inde en Inde, c’est-à-dire au commerce de transport d’une contrée de l’Asie à une autre contrée de l’Asie, de la Chine, du Japon, de Surate, aux Philippines, en Perse et en Arabie : l’activité, l’esprit de progrès et d’économie, dont fit preuve, comme toujours, le commerce libre, réduisirent infiniment le commerce de transport dont les Hollandais avaient joui jusque-là à l’exclusion de tous autres. L’expérience cependant n’apprenait rien à la compagnie hollandaise, qui continuait à forcer les navires, allant d’un port de l’Asie à l’autre, à passer par Batavia. 

Vers le même temps le commerce des épices, pour lequel elle avait fait tant de sacrifices, lui échappait par la force des choses et par suite aussi des mesures même qu’elle prenait pour le conserver. Les hauts prix auxquels elle tenait ces denrées estimées encourageait les recherches pour en découvrir ou pour en implanter dans d’autres territoires. En 1774 les Anglais découvraient des arbres à épices sur la côte de Guinée ; dès 1771 les Français s’étaient mis à cultiver dans leurs îles de l’Océan indien le giroflier et le muscadier : plus éclairé que la compagnie hollandaise, le gouvernement français, loin de chercher à limiter cette production à une seule de ces îles, s’efforçait au contraire de la répandre ; les autres nations à leur tour venaient aussi prendre part à cette culture avantageuse, et c’est ainsi que des productions assujetties pendant des siècles à un monopole contre nature tombèrent dans le patrimoine commun de tous les peuples.

La compagnie hollandaise ne résista pas à tant de coups : après divers essais d’améliorations, essais tardifs et incomplets qui ne purent réussir, on se résolut en 1795 à ne conserver à la compagnie que le monopole du commerce du Japon et de la Chine, et on rendit libre le commerce des Indes orientales. Vers la même époque une transformation complète s’opéra dans l’administration des îles de la Sonde : on se décida, comme l’avait voulu Mossel, à en faire des colonies de plantations pour la production des denrées coloniales qui faisaient la richesse des Antilles ; le développement de Java sous une administration plus intelligente et moins oppressive appartient au XIXe siècle : nous l’étudierons dans le second livre de cet ouvrage.

Ainsi avait fini la fameuse compagnie hollandaise des Indes orientales : sa grandeur et sa décadence, également rapides, offrent à l’histoire les plus utiles enseignements : la prudence, la modération, l’activité des Hollandais, l’absence de tout projet de conquête et d’établissement continental, avaient donné à son commerce initial le plus vif essor. Mais le monopole exclusif, la permanence injustifiable du privilège, les tyrannies, les massacres, les guerres qui en furent les conséquences fatales compromirent et finirent par ruiner cette prospérité originaire. Cette administration colossale et routinière, qui enveloppait l’Orient tout entier dans la sphère de son action, étonna le monde par ses fautes multipliées et ses persistantes erreurs : tout esprit d’initiative, de réforme et de progrès était banni de ses plans. Quand, après deux siècles de monopole injuste et vexatoire, il fallut enfin recourir à un système plus équitable et plus productif à la fois, on découvrit que la célèbre compagnie n’avait rien fondé : son commerce de transport en Orient, elle l’avait laissé échapper et passer en des mains qui ne le lâchèrent plus, ses restrictions surannées et ses règlements compliqués en étaient la cause ; ces îles immenses et fertiles, dont elle avait pris possession, elle n’avait pas su exploiter leurs richesses naturelles et leur grandeur ; elle avait borné toute leur production à trois ou quatre articles d’épicerie, et la production même de ces trois ou quatre articles, elle l’avait limitée à deux ou trois îles : en réalité, elle n’avait pas créé de colonie ; elle avait lâché la proie pour l’ombre ; elle avait sacrifié au monopole de quelques denrées, dont elle s’exagéra l’importance dès l’origine, le commerce permanent de l’Orient et la culture appropriée de ses vastes et fécondes possessions. Quand, au commencement de ce siècle, les Hollandais, débarrassés du privilège de la compagnie, essayèrent d’un autre régime et se mirent à cultiver Java et les autres îles, ils apprirent bientôt combien était faible la valeur des muscades et des girofles, dont ils s’étaient engoués pendant deux siècles, auprès du sucre, du café, de l’indigo, du riz, du bétail et des subsistances, dont un seul de leurs gouverneurs, Mossel, avait su soupçonner la valeur : ils apprirent, en même temps, combien le commerce libre et l’initiative toujours vivante et créatrice des particuliers, l’emporte, pour l’exploitation intelligente, pour le développement de la richesse et pour la prospérité permanente des colonies et de la métropole, sur le monopole d’une compagnie exclusive, qui ne tarde pas à être en proie à ces trois fléaux : la corruption, la routine, l’injustice. 

Ce n’est pas que la domination hollandaise en Asie ait été sans influence sur le développement de la richesse et de la puissance de la métropole. Si erroné que soit un système colonial, le seul fait pour une nation commerçante de posséder des colonies est d’une incomparable utilité : c’est toujours un aliment à l’esprit d’entreprise, un champ fécond d’exploitation, un débouché pour les capitaux, et quand le peuple colonisateur est actif, laborieux, économe, quand il est doué de cette faculté merveilleuse qui lui permet de s’enrichir indéfiniment sans tomber dans le luxe et dans la mollesse, si grandes que soient ses erreurs et ses fautes dans l’administration de ses dépendances, il ne laisse pas de retirer de leur possession un accroissement considérable de prospérité. La compagnie, il est vrai, se ruinait dans ce commerce lointain, mais il n’en était pas de même de la métropole et des nombreux armateurs, marchands et commis de la Hollande. Le gouvernement, en premier lieu, trouvait dans les colonies et le trafic dont elles étaient l’objet une source abondante de revenus. La compagnie achetait par de grosses sommes la concession ou la confirmation de ses privilèges. Elle avait payé, en 1602, 25 000 florins pour l’octroi de son monopole ; en 1647, elle paya 1 500 000 florins, et en 1696, 3 000 000 de florins pour le renouvellement de sa charte ; en 1665, elle s’obligea à fournir et à entretenir gratuitement vingt vaisseaux de guerre, qui devaient être à la disposition de l’État : elle fit en outre de nombreuses livraisons gratuites de salpêtre. Les marchandises qui étaient envoyées aux Indes, celles qui en arrivaient, étaient dans l’origine soumises à des droits assez notables : on les convertit en une somme fixe que la compagnie dût payer annuellement au Trésor ; les droits sur les obligations et les actions de la société entraient aussi pour une part importante dans les revenus de l’État. Ces impôts qui rentraient avec tant de facilité faisaient illusion aux états généraux : ils supputaient ce produit régulier et d’une perception aisée et auraient regardé comme une folie de changer ce produit certain contre le revenu aléatoire qu’aurait procuré le commerce libre. « Ce qui fait, dit J.-B. Say à propos des compagnies privilégiées, que les gouvernements se laissent entraîner si facilement à ces sortes de concessions, c’est, d’une part, qu’on leur présente le gain sans s’embarrasser de rechercher comment et par qui il est payé ; et que ces prétendus gains peuvent être, bien ou mal, à tort ou à raison, appréciés par des calculs numériques ; tandis que l’inconvénient, tandis que la perte affectant plusieurs parties du corps social, et l’affectant d’une manière indirecte, compliquée, générale, échappe complètement au calcul. » Quand nous étudierons le système colonial de la Hollande au XIXe siècle, nous verrons que les revenus, que lui procurent ses colonies ouvertes au commerce libre, sont certainement décuples de ceux qui lui provenaient de la compagnie des Indes orientales.

Le monopole de la compagnie fut de beaucoup d’autres manières nuisible à la prospérité de la mère patrie. Il est d’abord indiscutable que la tyrannie des Hollandais en Asie, les vexations de toutes sortes qu’ils faisaient subir à leurs rivaux européens, entrèrent pour beaucoup dans la haine que diverses nations de l’Europe et spécialement l’Angleterre conçurent au XVIIe siècle contre la Hollande. Les premiers démêlés des Hollandais et des Anglais en Asie, démêlés dont l’esprit exclusif et tyrannique de la compagnie hollandaise fut la cause première, engendrèrent entre ces deux peuples cette antipathie nationale, profonde et traditionnelle, d’où résultèrent des guerres, des prohibitions et, en fin de compte, l’abaissement de la puissance hollandaise. Quand les terribles lois de navigation, édictées par Cromwell et les derniers Stuarts, mirent en péril la marine des Pays-Bas, elle eût pu trouver une compensation dans le commerce de cabotage et de transport entre les différentes contrées de l’Asie, si ce trafic eût été libre : mais le monopole de la compagnie des Indes orientales lui ferma ce nouveau champ d’action : de cette façon encore l’organisation vicieuse de son commerce et de ses colonies porta un coup funeste à la richesse et à l’industrie de la Hollande. 

Une des autres conséquences de la prospérité, quelque temps réelle et longtemps apparente, de la compagnie des Indes orientales, ce fut l’engouement général dont les Hollandais furent tout à coup saisis pour les sociétés privilégiées ; ils ne conçurent bientôt plus d’autre organisation de l’industrie et du commerce que le privilège : tout devint monopole dans le courant du XVIIe siècle ; on peut concevoir quelle entrave ce fut au développement économique de la Hollande. On allait dans cette voie jusqu’aux systèmes les plus absurdes. On lit dans la Richesse de la Hollande (t. I, p. 96), qu’en 1629 les états généraux formèrent le projet de fonder une compagnie privilégiée qui aurait le monopole des assurances maritimes et en outre le commerce exclusif de la Turquie et des pays barbaresques avec le droit de fonder des colonies et de faire la guerre. Ce beau plan n’échoua que par la résistance opiniâtre que les autres sociétés commerciales privilégiées ne cessèrent de lui opposer. De quelle vitalité extraordinaire devait être doué ce petit peuple de Hollande pour se développer et s’enrichir malgré tant d’entraves. 

Une autre suite encore de l’organisation vicieuse des établissements lointains, ce fut la dette énorme dont se chargea la compagnie d’abord et bientôt aussi l’État. Une opinion exagérée de ses propres ressources, l’habitude de la mauvaise gestion dans les affaires des Indes, l’irrégularité des comptes, le nombre toujours croissant des entreprises, des guerres et des établissements, tous ces fléaux ne se bornèrent pas à miner sourdement la prospérité de la compagnie privilégiée, ils gagnèrent par contrecoup l’État lui-même. Ce n’est jamais impunément qu’un peuple commet des fautes nombreuses et persistantes dans une des branches principales de son activité : toute la vie économique et politique d’une nation s’en ressent à la longue. Cette dette écrasante, sans aucune proportion avec le nombre des citoyens et l’importance des capitaux, fut, d’après l’observation unanime des historiens et des économistes, une des causes principales de la décadence de la Hollande, et il n’est pas possible de douter que le monopole de la compagnie des Indes, les jalousies et les guerres qui en furent la suite, par-dessus tout l’exemple permanent de la mauvaise gestion de la compagnie, accompagnée de sa prospérité apparente, n’aient contribué à entretenir le gouvernement dans la voie ruineuse des emprunts : on voit combien est juste le mot de Say que nous rapportions plus haut : « La perte (causée par les compagnies privilégiées) affectant plusieurs parties du corps social et l’affectant d’une manière indirecte, compliquée et générale, échappe complètement au calcul ». De quelle perspicacité n’était pas doué Jean de Witt, quand, en 1668, il s’opposait au renouvellement du privilège de la compagnie ! 

Si nous passons de la métropole aux colonies, il est impossible d’exagérer les effets désastreux que le système colonial hollandais eut sur leur prospérité et sur le sort de leurs habitants. Adam Smith décrit avec complaisance l’influence mauvaise des compagnies privilégiées sur les populations qui sont soumises à leur pouvoir, il s’arrête avec insistance sur les vexations nombreuses dont les indigènes sont victimes plus encore de la part des agents de la compagnie que de la part de la compagnie même. Nous ne referons pas ce chapitre trop précis et trop plein de détails pour que l’on puisse le reprendre ou le résumer. Qu’il nous suffise de dire que de toutes les grandes compagnies privilégiées, celle de Hollande fut assurément la moins scrupuleuse. Corrompue par l’avidité mercantile, d’autant moins réservée qu’elle avait moins d’ambition et de goût pour la gloire et qu’elle subordonna toujours son rôle de souveraine à son rôle de marchande, elle écrasa les peuples qui lui étaient soumis sous le joug de la plus odieuse tyrannie. Nous avons vu les prescriptions sévères qui interdisaient aux indigènes de certaines villes la culture de denrées agréables ou utiles que la nature leur avait prodiguées : on ne peut imaginer pour un peuple de despotisme plus vexatoire à la fois et plus humiliant. Cette interdiction de la culture des produits naturels au sol et qui en feraient la richesse est de tous les abus que présente le système colonial des peuples modernes un des plus criants : c’est une odieuse expropriation sans indemnité et sans utilité publique. On a vu également les mesures homicides que dans bien des circonstances la compagnie hollandaise prit de gaieté de cœur et sans raison atténuante contre les indigènes de ses possessions : les massacres des Malais de Banda et des Chinois de Java ne furent pas des faits isolés et exceptionnels, beaucoup d’autres du même genre, qui sont restés plus obscurs parce que le nombre des victimes était moins grand, vinrent déshonorer le nom hollandais dans tout l’Orient. La compagnie marchande d’Amsterdam s’était proposé ce double but : limiter la production des îles dont elle s’était emparée, en limiter également la population, pour rendre la contrebande plus difficile et la surveillance plus aisée ; elle ne réussit que trop bien dans cette tâche inhumaine. 

Malgré l’étendue de ce despotisme, deux circonstances tendirent à le rendre moins lourd pour les populations indigènes. D’abord les Hollandais, exclusivement commerçants, n’eurent jamais la pensée de faire de la propagande chrétienne parmi leurs sujets : ils les abandonnèrent soit au mahométisme soit au paganisme ; de quelque façon qu’on juge, au point de vue religieux, cette négligence de la part du peuple dominant pour les croyances du peuple soumis, il n’en est pas moins vrai qu’au point de vue purement humain et terrestre cette indifférence fut un bonheur pour les indigènes. Ils ne se virent pas en but à des persécutions religieuses, ils ne furent pas recherchés et inquiétés pour leurs convictions et leur culte ; tous les excès de l’inquisition portugaise aux Indes demeurèrent inconnus dans les possessions hollandaises. 

D’un autre côté le mode d’exploitation adopté par les Hollandais leur rendit inutile de réduire la population en esclavage : comme ils ne se livrèrent pendant les deux derniers siècles à aucune culture intensive qui réclamât beaucoup de main-d’œuvre, qu’ils se bornèrent, au contraire, à recueillir les produits des arbres à épice que le seul bienfait de la nature faisait pousser avec abondance dans leurs îles, ils n’eurent pas besoin de recourir au régime du travail forcé. La servitude domestique pour les travaux de la maison fut seule en usage parmi les Hollandais : cette servitude était douce et humaine ; l’importation des nègres de Guinée fut peu considérable : « Depuis une époque fort éloignée, 1688, dit M. Augustin Cochin, la traite avait été interdite ; un recensement des esclaves avait été prescrit ; les ventes ne devaient plus être opérées (1669) que devant les officiers publics, les prisonniers faits dans les guerres ne devaient plus être réduits en servitude (1784). La race nègre s’est éteinte ou confondue dans la race indigène : les esclaves orientaux ont diminué de nombre, le gouvernement ne s’en servait plus que pour recruter l’armée en 1808. » Le nombre des esclaves était d’ailleurs si peu considérable que, d’après M. Augustin Cochin, on n’en comptait en 1830 que 20 680 au-dessus de huit ans et en 1843 seulement 9 907. « Cet esclavage d’ailleurs, dit le même auteur, n’a jamais été qu’une domesticité abusive n’ayant rien de commun avec les travaux des champs. » L’absence ou l’atténuation de ce fléau qui désola les Indes occidentales fut une compensation aux maux que la compagnie fit subir aux indigènes. 

Cette même compagnie des Indes orientales, contrairement au système qu’elle suivait dans les îles de la Sonde, fonda au cap de Bonne-Espérance une véritable colonie agricole. À ce point d’intersection qui divise en deux moitiés la route des Indes, elle crut utile à ses intérêts de ravitaillement et de défense d’avoir un établissement plus solide et plus considérable que partout ailleurs. La beauté du climat et la fertilité du sol favorisaient la colonisation, mais la compagnie ne sut guère profiter de ces avantages. Un homme remarquable, Van Riebeck, présida à la naissance de cette colonie. On décida qu’on donnerait un terrain convenable à tout homme qui se voudrait fixer au Cap, qu’on lui ferait des avances de grains, de bestiaux et d’ustensiles, qu’au bout de trois ans ceux qui ne pourraient s’acclimater pourraient disposer de leurs domaines et revenir en Europe ; et, afin que la colonie pût s’accroître, on y transporta des femmes tirées des maisons de charité de la métropole. Ces dispositions étaient bien prises, mais trois circonstances empêchèrent le développement de cette colonie dont le plan avait été conçu avec assez de sagesse. La première fut le monopole exclusif de la compagnie pour l’achat des denrées et les restrictions de toutes sortes apportées au libre commerce des colons. La compagnie s’arrogeait le droit d’acheter au prix qu’elle fixerait elle-même les denrées dont elle aurait besoin : il était défendu aux colons d’expédier le moindre bâtiment pour communiquer entre eux ou pour aller chercher sur les côtes voisines les bois qui manquent au Cap même : enfin des formalités multipliées, accompagnées toujours de taxes très élevées, apportaient une foule d’entraves aux transactions et à l’extension des cultures. D’après un des principaux historiens de la colonisation, Merivale, les Hollandais auraient même suivi un plan systématique pour arrêter les progrès de l’agriculture. À en croire ce savant économiste, la lenteur relative du développement de la colonie du Cap tiendrait à un usage des plus vicieux de l’administration hollandaise qui, pour prévenir l’accroissement trop rapide de la population, n’accordait des terres que par parcelles isolées et éloignées les unes des autres. En second lieu la compagnie eut avec les habitants du pays ou Hottentots une politique peu scrupuleuse qui lui valut des luttes incessantes. Le premier gouverneur hollandais du Cap, dans une dépêche à la compagnie, écrivait que du haut des murs en terre de la forteresse il contemplait les troupeaux des indigènes, plein d’étonnement sur les vues de la Providence qui faisait à ces païens de si riches dons ; « si nous y eussions été autorisés, ajouta-t-il, nous avions l’occasion de leur prendre dix mille têtes de bétail ; d’ailleurs l’occasion se représentera, si nous obtenons des ordres à cet effet, et nous aurons d’autant plus de facilité que les indigènes auront pris confiance en nous. » Nous ne savons si cette fois la compagnie accorda au gouverneur l’autorisation qu’il réclamait, mais ce qui est certain c’est que les Hottentots furent toujours traités avec injustice et que cette fière peuplade, qui aurait accepté avec facilité un joug tutélaire, troubla par ses constantes révoltes le développement de la colonie. En dernier lieu la compagnie hollandaise, contre son habitude, se montra au Cap intolérante en matière religieuse : soit souvenir des luttes sanglantes qui, à une certaine époque, avaient éclaté à la métropole, soit crainte que l’élément hétérodoxe venant à dominer dans la colonie, le lien qui unissait celle-ci à la métropole ne fût compromis, elle se montra hostile aux luthériens qui formaient la masse des colons : il en résulta que leur nombre ne s’accrut pas comme il aurait pu le faire sous un régime de parfaite indépendance et d’égalité religieuse. Ces trois motifs empêchèrent le rapide développement de la colonie du Cap : les Hollandais cependant y avaient jeté des racines assez profondes pour que le changement de souveraineté et le passage de la colonie à l’Angleterre ne rompit pas toute relation entre le Cap et la Hollande. De nos jours encore les Boërs ont conservé dans toute sa force leur originalité nationale ; ils ont même fondé deux petits États indépendants, et l’on retrouve jusque dans notre siècle un courant permanent d’émigration de la Hollande pour l’Afrique méridionale ; filet mince mais ininterrompu, qui maintient dans sa pureté primitive et accroît légèrement à la longue la colonisation hollandaise au sud de l’Afrique. 

La prospérité originaire de la compagnie des Indes orientales encouragea les Hollandais à fonder une compagnie des Indes occidentales, qui obtint en 1621 le privilège du trafic avec toute l’Amérique depuis Terre-Neuve jusqu’à la mer du Sud, avec le droit de fonder des colonies et de bâtir des forts dans les contrées inhabitées. Cette compagnie, en fait, eut deux objets : faire la contrebande avec les colonies espagnoles et créer des établissements soit agricoles, soit de plantations. Le premier de ces objets obtint dans le principe la prépondérance ; grâce aux petites îles de Curaçao et de Saint-Eustache dont elle s’empara aux Antilles, la compagnie put faire sur une très grande échelle un commerce interlope avec le continent américain : les ports de ces petites îles qui furent déclarés francs devinrent excessivement actifs, et de ce chef la compagnie fit des gains très considérables, mais elle compromit sa situation par des essais de conquêtes et d’établissements continentaux. Elle s’attaqua au Brésil et y conquit, de 1630 à 1640, plusieurs provinces importantes ; mais ce pays était alors peu riche et ne donnait pas lieu à un trafic étendu ; elle fut d’ailleurs bientôt forcée par les Brésiliens mêmes d’abandonner cet établissement et depuis lors elle ne fit que décroître : elle « eut occasion de reconnaître, dit Heeren, que la piraterie et les guerres sont des moyens peu solides pour la fondation de grands établissements commerciaux ». Après la perte du Brésil, elle ne put donner de dividende, et en 1667 elle voulait vendre tout ce qui lui appartenait pour payer ses dettes ; elle fut réellement dissoute sept ans plus tard. Elle avait fondé au nord une colonie agricole appelée à une grande prospérité sous des mains plus habiles ; c’était l’établissement qui devint plus tard New-York. Jean de Witt fait remarquer dans ses mémoires qu’une compagnie commerciale ne convient pas pour la colonisation proprement dite, parce que les déboursés ne se recouvrent que très tard et que la compagnie contrainte par ses actionnaires de donner tous les ans des dividendes considérables, ne peut faire d’aussi lointaines avances. La colonie de la Nouvelle-Amsterdam vient à l’appui de cette assertion ; elle resta à l’état embryonnaire, alors que dans le voisinage la Nouvelle-Angleterre atteignait déjà un haut degré de prospérité. La Nouvelle-Amsterdam, établissement agricole insignifiant, port sans mouvement et sans essor, malgré les pêcheries voisines qu’il eût été si facile d’exploiter, n’annonçait nullement la grandeur et l’opulence future de New-York. 

Un établissement plus considérable et que les Hollandais surent conduire à un haut degré de richesse, c’est celui de Surinam : à force de patience et de travaux ils parvinrent à faire de cette terre malsaine une splendide colonie de plantations ; les fondateurs de Surinam se montrèrent dignes de leurs ancêtres d’Europe ; par leurs digues et leurs dessèchements ils conquirent les terres sur la marée et sur la pluie, ils firent sortir des eaux une immense étendue de terrain, qui, couvert d’une couche épaisse de fumier végétal, présente les conditions les meilleures pour la culture de la canne, du coton, du café et du cacao. L’histoire de cette colonie offre les plus grandes vicissitudes. Fondée, dit-on, par des protestants français en 1634, puis occupée par les Anglais la même année, défrichée par des Juifs chassés d’Espagne et du Portugal, elle tomba enfin en 1667 entre les mains des Hollandais, qui l’ont perdue et recouvrée trois fois. 

Surinam présenta tous les caractères ordinaires des colonies de plantations ; l’absentéisme des propriétaires en est un des plus fâcheux : il en résulta le manque d’esprit de progrès dans la culture et le défaut d’humanité dans le traitement des esclaves qui de tout temps furent très nombreux à Surinam. Les plantations étaient dirigés par des régisseurs et économes, qui sortaient de la lie de la population européenne, mandataires déplorables des riches propriétaires résidant à Amsterdam. Les nègres étaient traités à Surinam avec une extraordinaire rigueur, le code noir de 1784 est bien le plus honteux monument de la tyrannie et de l’injustice humaine. Dans les districts où les propriétaires résidaient, comme dans celui de Nickerie, on remarquait une grande supériorité de culture et de civilisation sur la masse des autres districts, Commewyne, Mattapica, Cottica, etc. Comme toutes les colonies de plantations, Surinam offrait dans le temps même de sa plus grande prospérité, les caractères d’une organisation économique morbide. En 1776 la dette de Surinam, d’après Malouet, montait à 80 000 000 de florins. Sur quatre cents propriétaires, à peine en trouvait-on vingt qui fussent libres de toute dette et vraiment riches ; cent autres avaient des dettes jusqu’à concurrence du tiers ou du quart de la valeur de leurs propriétés, cent cinquante jusqu’à concurrence de la moitié, et les autres jusqu’à concurrence des trois quarts ou de plus encore (Malouet, Les colonies, t. III, p. 87). Cependant la colonie était parvenue à un état de grande prospérité relative ; à la fin du dernier siècle 80 000 esclaves, distribués sur 600 établissements, produisaient annuellement une valeur de 40 000 000 de denrées ; c’était pour le temps une production magnifique. La cause de cette prospérité se trouve dans les dispositions libérales que les Hollandais n’hésitèrent pas à prendre dans l’intérêt de leurs colonies d’Amérique : la compagnie des Indes occidentales autorisa tout vaisseau hollandais à commercer avec Surinam moyennant une taxe qui montait à 2,5% de la valeur de la cargaison, droit d’une grande modération relative. Le voisinage des petites îles de Curaçao et de Saint-Eustache dont les ports étaient francs, assuraient à la Guyane un approvisionnement abondant et à bon compte. Nous ne nous arrêtons pas plus longtemps sur cette colonie : nous aurons l’occasion d’y revenir dans le chapitre spécial que nous consacrons plus loin à l’étude détaillée des colonies de plantations.

Nous avons essayé d’esquisser rapidement le système colonial hollandais : nous nous sommes efforcé de mettre spécialement en lumière l’action de ce peuple industrieux dans les mers et dans les contrées de l’Orient ; c’est l’Asie en effet qui fut pour la Hollande le champ le plus vaste et le plus fécond ; nous avons signalé toute la supériorité du système hollandais sur les systèmes espagnol et portugais, nous avons noté cependant toutes les défectuosités d’une organisation coloniale conçue dans un esprit étroit et inspirée par des vues trop égoïstes. La conclusion de cette étude, c’est que malgré les admirables qualités dont la nature l’avait doué, malgré les fortes vertus que l’éducation avait développées en lui, en dépit de son énergie, de sa persévérance, de sa modération, de son esprit d’ordre et d’économie, le peuple hollandais n’avait réussi à rien fonder de grand et de durable, parce qu’il avait eu recours, d’une façon permanente, à une forme économique que l’intérêt et la justice se réunissent pour condamner, le monopole.

CHAPITRE IV

De la colonisation anglaise

Nous sommes arrivé au peuple qui s’élança l’un des derniers dans la carrière coloniale, et qui cependant mérite d’être appelé le peuple colonisateur par excellence. Si l’on examine avec détail l’origine de la colonisation anglaise, on voit que rien n’est fortuit dans le développement inouï des colonies de l’Angleterre et que la nation anglaise présente dès la fondation des premiers établissements d’Amérique les signes d’une aptitude toute spéciale à coloniser.

Ce ne fut pas la soif de l’or, l’ambition des conquêtes, ni même l’esprit d’aventure et de trafic, qui détermina en Angleterre le mouvement colonial et lui imprima cette impulsion qu’il a toujours gardée depuis. Une nécessité plus pressante, des besoins plus intimes, nés de la situation économique du pays, poussèrent le peuple anglais dans cette voie féconde de l’émigration et des établissements d’outre-mer. Ceux qui quittèrent les Îles Britanniques pour franchir l’Océan, ne furent ni des aventuriers et des soldats comme en Espagne et au Portugal, ni des marchands, des commis ou des facteurs comme en Hollande, ce furent des agriculteurs et des artisans, en un mot, de vrais colons.

L’Angleterre sous le règne d’Élisabeth traversa une crise économique, qui a été trop perdue de vue par les historiens et qui cependant a exercé sur le développement de ce pays une influence décisive. Cette longue période de paix qui succéda aux guerres éternelles de la fin du XVe et du commencement du XVIe siècle, ne fut pas pour la nation une ère de prospérité calme et universelle. La société, en état de transformation, était travaillée par des souffrances intérieures, dont il est difficile de s’exagérer l’intensité. La cause de ce mal, que l’on retrouve peint au vif dans tous les écrits du temps, c’étaient les modifications radicales qui s’opérèrent alors dans le système d’agriculture. Dans toute l’étendue du pays on commença à sacrifier le labourage au pâturage, à proscrire la charrue pour faire place au gros et au petit bétail. Quelque heureuse que pût être dans ses résultats cette transformation de la culture, elle produisit une crise, qui, pour être transitoire, n’en fut pas moins des plus profondes. Il se manifesta à cette époque ce que nous avons vu se manifester dans notre siècle en Écosse et en Irlande : des changements subits et généraux dans le mode d’exploitation des terres laissèrent une foule de bras sans travail et sans rémunération ; l’émigration devait s’en suivre : la crise était d’autant plus grave au XVIe siècle que l’industrie, qui commençait cependant à naître et à se développer d’une manière sensible, était loin d’avoir les ressources et la puissance d’absorption que nous lui connaissons aujourd’hui. Ce qui rendait encore la transition plus dure, c’est que la dépréciation rapide des métaux précieux, par suite de la découverte des mines d’Amérique, troublait toutes les transactions et compromettait une foule de situations acquises. Le mal de ce côté était d’autant plus grand que personne n’en devinait la cause et qu’on ne pouvait recourir à aucune mesure pour en atténuer les effets. Enfin la suppression des couvents et de la propriété de mainmorte, quelque excellents résultats qu’elle dût amener avec le temps, privaient subitement les classes pauvres des secours si multipliés que les moines avaient l’habitude de leur prodiguer et sur lesquels elles avaient fini par compter. De toutes ces circonstances réunies, il résulte que le règne si glorieux, si pacifique, et en apparence si prospère d’Élisabeth, couvait un malaise intérieur aussi profond qu’universel. Les lois des pauvres qui prirent alors naissance et les tentatives multipliées de colonisation sont les principaux effets de ce malaise. 

Un historien économiste, dont l’autorité en pareille matière est appréciée par tous les hommes spéciaux, William Jacob, dans sa belle et philosophique histoire des métaux précieux [4], a donné sur la situation économique de l’Angleterre, à la fin du XVIe siècle, des détails caractéristiques qui méritent de trouver place dans notre travail. Il s’est arrêté principalement sur les difficultés, transitoires il est vrai, mais profondes, que la transformation des terres labourables en prairies produisait alors dans toute l’étendue de l’Angleterre. Tous les écrits contemporains sont remplis, à ce sujet, des plaintes les plus vives qui ressemblent presque à des cris de désespoir. Voici comment s’exprime l’évêque Latimer dans un sermon prêché en 1548, devant le roi Édouard VI. « Tous ceux qui font des clôtures, des conversions de labours en herbe, attentent à l’honneur du roi ; car là où il y avait un grand nombre d’habitants et de ménagers, l’on ne voit plus qu’un berger et son chien : quel attentat n’est-ce pas contre l’honneur de la couronne ! These graziers, inclosers, and rentrearers are hinderers of the king’s honor : for where as hav been a great many of housholders and inhabitants, there is now but a shepeherd and his dogge ; so they hinder the king’s honor most of all. » Jamais, dit Jacob, les cris de détresse ne semblent avoir été aussi fréquents et violents qu’à l’époque qui nous occupe. Un livre de valeur, publié sous Élisabeth en 1581, est très curieux à ce point de vue : A Briefe Conceipte touching the Common Weale of this Realme of England. Il est écrit sous forme de dialogue entre un chevalier, un propriétaire foncier qui a un siège au Parlement, un agriculteur tenancier du chevalier, un marchand ou boutiquier d’une grande ville, un fabricant de chapeaux et un docteur en théologie. L’auteur de cet ouvrage déploie une grande étendue de connaissances et se montre parfaitement au courant du changement qui s’opérait à cette époque dans les relations des différentes classes de la société. La conclusion de son livre, c’est que l’Angleterre est en voie de terrible et rapide décadence. Voici, par exemple, comment s’exprime le laboureur : « Ces clôtures et pâturages nous ruinent tous : nous ne pouvons plus avoir de terre à labourer, tout est pris pour la pâture, soit de moutons, soit de gros bétail ; si bien que j’ai vu autour de moi, dans les sept dernières années et sur un espace d’environ six milles, une douzaine de charrues être abandonnées ; où trente personnes auparavant trouvaient leur nourriture, on ne voit plus qu’un berger avec son troupeau ; et ce n’est pas là l’une des moindres causes des récents mouvements séditieux ; car ces clôtures enlèvent à beaucoup de gens leur gagne-pain et leur occupation : c’est pourquoi, la nécessité les pressant, ils désirent des changements, ayant l’espérance d’en retirer quelque chose, et sachant bien que leur sort ne peut s’empirer : toutes les choses sont devenues si chères, qu’avec les gages d’aujourd’hui il n’est pas moyen de vivre. Ces troupeaux de moutons sont la cause de tous ces malheurs, car ils ont chassé du pays le labourage : maintenant l’on ne voit plus partout que des moutons, des moutons, des moutons : « Now altogether sheepe, sheepe, sheepe. » Le fabricant de chapeaux n’est guère moins pessimiste : « Nous autres artisans, dit-il, nous ne pouvons avoir que peu ou point d’apprentis ; les villes qui étaient autrefois très habitées et riches, comme vous le savez tous, sont maintenant réduites à la plus grande pauvreté et désolation. Le bon temps est passé pour les pauvres artisans, depuis que les gentlemen changent toute la terre en pâturages : aussi les ouvriers, ceux de notre métier et les tailleurs, et de toutes les autres professions, se trouvant à manquer d’ouvrage, forment la plus grande partie de ces émeutiers, qui ont fait les dernières séditions au grand détriment de la majesté royale et du bonheur du peuple. » Le marchand ou boutiquier se plaint dans des termes analogues et affirme que la pauvreté règne dans les villes d’Angleterre, à l’exception de Londres, et que leurs maisons, leurs rues, leurs murs, leurs ponts, leurs routes, se détériorent rapidement chaque année : « Are hastening rapidly to decay. » Enfin, comme conclusion, le chevalier résume ainsi les points sur lesquels tous les interlocuteurs sont d’accord : « Le mal consiste en ceci : une disette de toutes choses en comparaison des temps qui ont précédé, bien qu’on ne puisse dire qu’il y ait manque d’aucune denrée ; la campagne changée en solitude par les pâturages ; le manque de travail et le chômage des métiers dans les villes ; la division des opinions en matières religieuses, qui poussent les hommes dans des partis différents et les induit à se combattre les uns les autres. The griefes standeth in these poynts, a dearth of all things in comparison of the former age, though there be scarceness of nothing ; desolation of countryes by enclosures : desolation of townes for lacke of occupation and craftes : anddivision of opinions in matters of religion, which haleth men to and fro, and maketh them to contend one against another. » Rien ne donne mieux une idée de la situation économique de l’Angleterre à l’époque que nous étudions que ces extraits d’écrivains contemporains. La plupart des auteurs, cependant, qui ont écrit sur ce temps et sur ce pays, ont négligé de tenir compte de ces phénomènes économiques sans la connaissance desquels l’histoire n’a ni portée, ni enseignement. Ces phénomènes n’ont pas échappé, toutefois, à l’œil pénétrant de Roscher, qui, sans entrer dans les détails que nous avons cru utile de fournir, cite aussi parmi les causes de la colonisation anglaise : « une sorte d’excès de population qui se serait manifesté sous Élisabeth ainsi que le prouvent les lois des pauvres ; le rude coup porté aux basses classes, en partie par la substitution des pâturages (Feldgrasswirthschaft), avec le gros et le petit bétail, à l’antique assolement triennal (Dreifelderwirthschaft), ce qui réduisait à la misère une foule de paysans, en partie par suite de la baisse des métaux précieux, ce qui réduisait le salaire réel ; en même temps l’éveil des idées socialistes ; et enfin sous Jacques Ier l’avènement d’une longue paix, qui, remplaçant un état de guerre presque permanent, força une foule de forces aventurières à chercher de l’emploi dans la colonisation. » 

La colonisation anglaise eut donc pour origine une nécessité réelle, une crise économique intense : ce fut une des causes de son succès et de son influence heureuse, tant sur la mère patrie que sur les pays où elle se porta. Aussi dès le commencement du XVIe siècle, les premiers entrepreneurs de colonisation montrent-ils en Angleterre un sens bien plus sérieux, des connaissances économiques bien plus développées, que n’en avaient les Espagnols et les Portugais. Tandis que ceux-ci se signalent par des visées chimériques, que toutes leurs tentatives et leurs conceptions sont marquées au coin de l’utopie, qu’ils cherchent dans le monde entier l’Eldorado de leurs rêves, les aventuriers anglais sont animés d’un esprit pratique et positif ; ils sont pleins de mesure dans leurs désirs et ne se laissent jamais entraîner par une imagination exaltée. Ce qu’ils cherchent, ce sont, avant tout, des terres à cultiver pour l’occupation des bras que la transformation agricole laisse sans travail dans la mère patrie ; ce sont de nouveaux moyens d’échange, des débouchés nouveaux, un écoulement pour l’excédent de la population anglaise, dont Walter Raleigh, tout le premier, redoutait la rapide multiplication. 

Le grand chancelier d’Angleterre, lord Bacon, a écrit sur les colonies un livre de théorie où se trouvent toutes ces vues pleines de sagesse pratique et de bon sens politique. Dans son « Essay on plantations » Bacon émet des propositions qui, pour être devenues plus tard des aphorismes, n’en étaient pas moins des nouveautés au temps de la colonisation espagnole et portugaise. Il ne faut coloniser, dit-il, que sur un sol vierge et non sur une terre qui ne peut devenir vacante que par l’extermination des indigènes. L’éminent penseur met ses compatriotes en garde contre l’avidité à courte vue, qui veut moissonner aussitôt après la semence et qui détruit à leur berceau les colonies les plus pleines d’avenir. Il tient en peu d’estime les mines de métaux précieux, parce que l’appât de la loterie qu’elles présentent détourne les colons des longs et patients travaux. Il recommande, au contraire, avec insistance la recherche et le travail du fer. Ces idées n’étaient pas propres au philosophe : la couronne, les aventuriers, le peuple même les partageaient. Déjà, en 1502, Henri VII, l’un des rois les plus judicieux d’Angleterre, en accordant à une compagnie de marchands de Bristol un privilège pour des voyages de découverte, s’était exprimé en ces termes : « C’est notre volonté que dans les terres découvertes les hommes et les femmes d’Angleterre puissent se fixer librement et, de plus, que le commerce avec les colonies soit réservé aux sujets anglais. » Trois quarts de siècle plus tard, quand Frobischer entreprit son voyage pour la découverte du passage du Nord-Ouest (1576-1578), Richard Hackluyt donna à quelques gentlemen, qui faisaient partie de l’expédition, une courte instruction sur la manière de fonder des colonies. Il recommande d’abord une bonne position maritime, qui puisse servir à la défense ainsi qu’à l’importation et à l’exportation d’un grand marché. Une colonie, dit-il encore, doit être dans un climat tempéré, pourvue d’eau douce, offrant en abondance des provisions et des vivres, du combustible et des matériaux à bâtir. Entre les productions coloniales, Hackluyt cite au premier rang : le vin, le sel marin, l’huile, la cochenille pour les draps anglais, les pelleteries, le bois de construction, et emfin la canne à sucre. Telle est aussi la manière de voir de sir Humphrey Gilbert dans sa description de Terre-Neuve, et de Thomas Harriot (1587) dans son rapport sur la Virginie. Presque tous les personnages éminents du règne d’Elisabeth, Carlyle et Peckham, entre autres, émettent les mêmes idées sur la colonisation. On voit dans quelles dispositions d’esprit différentes les Espagnols et les Portugais, d’un côté, les Anglais, de l’autre, s’élançaient au-delà des mers pour fonder des établissements coloniaux ; les premiers n’avaient en vue que des contrées peuplées, déjà mises en rapport, dont on pourrait aisément exploiter les habitants et les richesses existantes ; les autres ne désiraient que des terres vacantes, mais bien douées de la nature, où ils pourraient par le travail de plusieurs générations créer une grande richesse agricole et industrielle. 

Un concours heureux de circonstances fit que ces trois peuples obtinrent dans le partage des découvertes les contrées qui se prêtaient le mieux aux aptitudes de chacun. Les hardis et habiles marins portugais eurent pour domaine les Indes orientales où ils purent s’enrichir par un trafic aisé et inépuisable. Les entreprenants mais lourds aventuriers de la Castille obtinrent les mines de l’Amérique centrale et méridionale qu’ils purent exploiter sans effort. Aux judicieux et patients colons d’Angleterre échut cette immense contrée inculte et presque vacante, qui devait devenir la plus splendide des colonies du monde. Nulle terre ne répondait mieux aux projets d’Hackluyt, aux théories de Bacon, aux vœux de Walter Raleigh et de Humphrey Gilbert. C’était bien là cette contrée sans maître, féconde, riche de toutes les productions naturelles des climats tempérés, admirablement située pour la navigation tant intérieure qu’extérieure. Roscher fait remarquer qu’au point de vue géographique et agricole l’Amérique anglaise et l’Amérique espagnole présentent entre elles le même contraste que l’Angleterre et l’Espagne. Dans l’Amérique du Sud on ne rencontre qu’un mille de côte pour 96 milles carrés de terre, dans l’Amérique du Nord on en trouve un sur 56. L’Amérique du Sud par sa configuration simple et sans membres rappelle l’Afrique : l’Amérique du Nord, au contraire, semble reproduire l’Europe. La côte du nord de l’Amérique abonde en ports et en lieux de refuge. La langue de terre entre le Saint-Laurent et le Potomac n’a sous ce rapport point de rivale dans le monde entier. Enfin la proximité de l’Europe vient encore constituer un autre avantage inappréciable pour le développement du commerce et de la navigation. L’intérieur de cette immense contrée n’est pas moins bien doué que l’extérieur. On ne peut citer un pays au monde qui ait autant de grands fleuves si bien répartis et rattachés les uns aux autres. Le système du Mississippi et celui du Saint-Laurent se relient si bien entre eux que la grande masse des États-Unis devient une sorte d’île. Tout ce réseau de cours d’eau est navigable par le seul bienfait de la nature jusqu’à un grand éloignement des côtes : c’est ainsi que la ville de Pittsbourg, à 800 milles de la mer, est comptée par la douane parmi les ports of entry. Pour l’établissement de routes et de canaux la prédominance des plaines dans l’Amérique du Nord offre les plus grandes facilités ; que l’on compare cette situation géographique si favorable à celle que nous avons décrite en parlant du Mexique et du Pérou. Dans les colonies espagnoles, tout était obstacle aux relations des diverses provinces : les hauts plateaux isolés se dressant au milieu des plaines, le manque de cours d’eau secondaires, la différence des climatures ; dans les colonies anglaises, tout invitait à l’expansion continue et au développement ininterrompu de la culture et du peuplement. Le même contraste se présente dans les productions : au sud ce sont les métaux précieux, au nord c’est le fer et la houille ; ici ce sont les bois de construction, dont le débouché est indéfini pour la marine, là ce sont les bois riches destinés à la marquetterie et aux meubles élégants ; au sud, les épices et les denrées de luxe ; au nord, le riz et le blé : chez les Espagnols ce sont les teintures, chez les Anglo-Américains c’est le coton. Telle était la différence que la nature avait mise entre les deux parties de l’Amérique qui échurent aux deux peuples alors rivaux. Les systèmes politiques et économiques vinrent encore augmenter le contraste et, s’ajoutant à l’inégalité des dons naturels, rendre plus grande encore la distance entre les deux colonisations. 

La fondation des colonies anglaises du Nord-Amérique est très compliquée, dit Merivale, par les droits contraires des propriétaires et des commerçants aventuriers, par la séparation des provinces, par l’abandon des vieux établissements et la création de nouveaux. On a divisé les colonies anglaises en trois classes : les colonies de propriétaires, les colonies à charte et les colonies de la couronne. Nous allons étudier avec quelques détails chacune de ces colonies : trois faits se dégageront de cet examen attentif : le gouvernement anglais, contrairement à ce qui se passa pour l’Espagne et le Portugal, ne prit aucune part réelle à la fondation des colonies ; même ces colonies une fois fondées, l’ingérence de la métropole dans leur administration intérieure fut toujours très limitée en droit et presque absolument nulle en faits ; enfin, malgré toutes les divergences de constitution que présentent les diverses provinces de l’Amérique, un même esprit les rapproche les unes des autres, c’est que les citoyens anglais étaient regardés comme portant avec eux, partout où ils se rendaient, les droits inaliénables dont ils jouissaient dans la mère patrie. 

La principale différence originaire entre les trois classes de colonies, c’est que les colonies de propriétaires étaient fondées par des particuliers appartenant aux classes élevées de la nation et qui avaient obtenu de la couronne, soit moyennant finances soit par concession gracieuse, l’exercice des droits de souveraineté dans les pays où ils firent des établissements : les colonies à charte remontent, au contraire, à des compagnies privilégiées de marchands : quant aux colonies de la couronne, elles furent rares à l’origine, c’étaient celles où l’initiative des émigrants, sans l’appui de grands seigneurs ou de compagnies par actions, avaient créé des établissements par le seul essor des forces individuelles ; mais, si ces colonies furent au début une exception, elles tendirent bientôt à devenir la règle par l’effort persévérant de la métropole pour réduire en colonies de la couronne les vieilles colonies de propriétaires et les colonies à charte. La différence d’origine emportait avec soi des régimes intérieurs qui différaient sur certains points par l’esprit et les tendances. Les colonies de propriétaires conservèrent pendant longtemps un caractère aristocratique ; elles grandirent sous la protection et par les ressources des grands seigneurs auxquels elles étaient échues ; les colonies à charte qui s’étaient vite émancipées des compagnies commerciales auxquelles elles devaient leur fondation, eurent dès l’origine une tendance radicale et démocratique ; il en fut à peu près de même des colonies de la couronne. Quant à savoir laquelle de ces formes était la plus favorable au développement de la colonisation, c’est ce qu’il est assez malaisé de fixer d’une manière absolue : les deux principaux auteurs qui, dans les derniers temps, ont traité la question de la colonisation, ont sur ce point des avis opposés ; les établissements à charte, dit Merivale, eurent une prospérité plus prompte que ceux où les propriétaires cherchaient à faire valoir leurs droits ; pour les colonies, dit d’autre part Roscher, l’existence des propriétaires était un bienfait, car au début de pareils établissements il faut de toute nécessité une protection et une direction une : en réalité, continue le même auteur, les colonies de propriétaires ont plutôt prospéré, elles ont traversé de moins grandes épreuves. Chacune de ces deux opinions peut se soutenir dans une certaine mesure et il n’est pas impossible de les concilier ; les colonies à charte avaient l’avantage d’une plus grande liberté, les colonies de propriétaires l’emportaient par l’abondance des capitaux : nous serions disposé à croire que dans les colonies où les propriétaires, intelligents et dévoués, firent de grandes dépenses pour le premier établissement et eurent le bon sens de concéder sans résistance aux colons la puissance législative, la prospérité fut plus grande que partout ailleurs ; dans les colonies, au contraire, où les propriétaires trop nombreux eurent entre eux des luttes et des divisions, où, trop pauvres, ils ne firent que peu d’avances et de travaux, où, trop égoïstes, et trop peu prévoyants, ils voulurent contester aux colons le droit de s’administrer eux-mêmes, le développement de la colonie dut être singulièrement entravé. Cette opinion mixte va se trouver justifiée par l’examen que nous allons faire des principes selon lesquels furent fondées et administrées les premières colonies. 

La première tentative de Proprietary colony est l’entreprise de sir Humphrey Gilbert, le compagnon de Raleigh (1578) ; il avait obtenu par patente royale la propriété perpétuelle de toutes les terres qu’il découvrirait, à la seule condition d’y former un établissement dans les six ans : les colons devaient avoir tous les droits des Anglais de la mère patrie, mais le lord-propriétaire posséderait sur un territoire de deux cents lieues carrées la plénitude des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. En 1584 Raleigh obtint une patente analogue pour la Virginie : on prétend qu’il dépensa pour cette entreprise 40 000 livres sterling sans obtenir de résultat, aussi dut-il céder ses droits à une compagnie dont Hackluyt faisait partie ; et la Virginie ne fut pas une colonie de propriétaire. Un demi-siècle plus tard, en 1632, lord Baltimore réussissait mieux au Maryland : il avait la pleine disposition des terres, il jouissait du droit de créer des barons, de nommer à tous les offices, de déclarer la guerre, de faire grâce et de lever des impôts, toutefois avec le consentement des colons. La couronne ne retint pas même le droit de confirmation pour les lois nouvelles et d’appellation pour les causes civiles : il était dit seulement que la législation devait se conformer autant que possible aux lois en usage dans la métropole : ce fut uniquement dans les affaires maritimes que la mère patrie retint sur la colonie sa juridiction pleine et entière. Lord Baltimore fit de grands frais pour le premier établissement : il dépensa judicieusement près de 40 000 livres sterling en travaux publics et d’exploitation, sa colonie ne tarda pas à prospérer. Le propriétaire émettait des principes aristocratiques qui approchaient un peu du despotisme : c’est ce que témoigne l’extrait suivant d’un discours tenu en 1688, à l’ouverture de l’assemblée du Maryland, par le remplaçant de lord Baltimore. « La Providence divine nous a rassemblés : nous sommes réunis ici par un pouvoir qui, incontestablement, a été transmis par Dieu au roi, par le roi à Son Excellence le lord-propriétaire, par celui-ci à nous-mêmes. Notre but et nos devoirs se résument donc en ces quatre points : Dieu d’abord, le roi ensuite, puis le lord et enfin nous-mêmes. » Mais les actes répondaient peu aux paroles : en fait les colons jouissaient des libertés les plus grandes ; le premier héritier du fondateur de la colonie eut de grandes difficultés avec l’esprit démocratique des colons, ainsi qu’avec la mère patrie à cause de ses prétentions mercantiles et de l’intolérance de l’Église établie. Jacques II se préparait à changer le Maryland en une crown colony ; ce projet fut exécuté en 1691 par Guillaume III ; la famille Baltimore ne conserva que ses propriétés particulières : en 1715, toutefois, le chef de la famille ayant abandonné le catholicisme pour le protestantisme, se vit restituer tous ses droits primitifs. Ces changements n’affectaient guère la position des colons, qui continuaient à s’administrer eux-mêmes et s’élevaient chaque jour à un plus haut degré de prospérité. 

Sous Charles II, en 1663 et 1665, huit grands personnages, parmi lesquels Clarendon, Monk, Shaftesbury et les frères Berkeley obtinrent par patente royale la propriété de la Caroline avec tous les territoires de l’Ouest jusqu’à la mer du Sud. Les droits qui leur étaient concédés étaient les mêmes que ceux dont lord Baltimore jouissait au Maryland : toutefois il était stipulé qu’ils ne pourraient accorder comme titres de noblesse que ceux qui n’étaient pas en usage dans la métropole comme landgrave, cacique. Les propriétaires entrèrent franchement dans une voie libérale pour attirer des colons. Ils promirent l’établissement d’une législature, ne se réservant à eux-mêmes que le droit de veto : à côté de la chambre des représentants devait se trouver un conseil du gouverneur, mais les membres du conseil étaient également élus par les colons. On limitait l’impôt foncier à un demi-penny par acre. Ces institutions libérales ne furent pas le seul appât dont les propriétaires se servirent : ils firent aussi des dépenses considérables de premier établissement. Il paraît toutefois qu’ils revinrent bientôt sur leurs idées démocratiques : ils chargèrent le théoricien Locke de faire une constitution pour leur colonie. Le philosophe voulut instituer une aristocratie foncière avec les titres ridicules de cacique et de landgrave. Les colons, en 1693, firent à ces projets une si vive opposition qu’il fallut bien les abandonner. Dans la Caroline, comme au Maryland, la vitalité démocratique triompha facilement des visées des propriétaires. 

William Penn, qui reçut sa patente en 1681 pour une créance de 16 000 livres sterlings qu’il avait sur Charles II, n’eut jamais de prétention au pouvoir absolu. Il accorda de sa propre initiative à la colonie une constitution démocratique, ne se réservant que le droit de veto. La couronne d’Angleterre s’était dessaisie en sa faveur de toutes ses prérogatives, sauf du droit de taxer arbitrairement le commerce et du droit d’appel en matière civile. Les lois pennsylvaniennes devaient être soumises à la couronne dans les cinq ans qui suivaient leur promulgation et elles étaient regardées comme tacitement approuvées, si la couronne n’y formait pas opposition dans les six mois à partir de la communication qui lui en était faite. Penn fit de grandes dépenses de premier établissement, il fut même induit en si grands frais qu’il dut aller en prison pour dettes, ce qui prouve et la libéralité du gouverneur propriétaire et la parfaite égalité qui régnait dans la colonie. 

Au commencement du XVIIe siècle les propriétaires étaient uniquement des entrepreneurs de colonisation et des fondateurs de colonies : à ce titre ils rendaient d’incontestables services et leur action était bienfaisante. Il en fut tout autrement quand la coutume s’introduisit d’accorder des colonies déjà fondées et en voie de prospérité à des favoris de cour, comme une source de revenu et de puissance : c’est ainsi que le duc d’York, plus tard Jacques II, avait obtenu le New-York et le New-Jersey, récemment enlevés aux Hollandais. Il y établit un gouvernement absolu, supprima toute représentation populaire ; mais on finit par s’apercevoir que ce système ne réussissait pas et arrêtait le développement de la colonie : aussi une patente nouvelle de 1674 y introduisit des tempéraments importants. C’est cet esprit de favoritisme qui porta Charles II à acheter le Maine et le New-Hampshire pour le duc de Monmouth et qui fit accorder en 1673 pour une période de trente-et-un ans la possession de la Virginie aux lords Culpeper et Arlington : c’était remettre en lisière des adolescents ; mais ces concessions tardives et arbitraires étaient, en fait, presque complètement inefficaces contre la résistance des colons. La vitalité démocratique était tellement forte aux colonies que toute prétention finissait par se briser contre elle sans pouvoir l’entamer. La couronne ne se souciait pas, d’ailleurs, de se créer des embarras aux colonies ; elle en disposait facilement par des actes scellés du grand sceau, mais elle ne se préoccupait pas de tenir la main à l’exécution de ces actes. 

En 1688 le nouveau gouvernement métropolitain, réagissant contre les habitudes du régime précédent, s’efforça de restreindre les attributions des propriétaires. C’était pour lui un principe que l’on peut concéder des domaines, mais que l’on ne saurait aliéner la puissance publique. Les gouverneurs nommés par les propriétaires durent être agréés par le roi et prêter serment. En 1693, Penn lui-même fut suspendu pendant une année et remplacé par une commission royale. La couronne était aidée dans sa tâche par les colons, qui ne demandaient pas mieux que de voir expirer la puissance des propriétaires dont ils avaient oublié les bienfaits pour ne plus ressentir que leurs vexations. Dès 1715, on fit une motion dans la chambre basse pour supprimer toutes les proprietary or charter colonies et les transformer en crown colonies : le bill ne passa pas ; mais dans plusieurs provinces les colons, usant de cette initiative qui fut toujours le trait marquant de leurs mœurs politiques, mirent fin à un gouvernement qui leur était à charge : c’est ainsi qu’en 1720 une révolution du peuple de la Caroline brisa la puissance politique et administrative des propriétaires. 

L’origine des colonies à charte remonte aux compagnies privilégiées. En 1606 Jacques Ier confirma la formation de deux de ces corporations exclusives composées de lords, de chevaliers et de marchands. L’une d’elle avait son siège à Londres (London adventurers) et devait coloniser la partie sud des États-Unis actuels du 34° au 38° degré ; l’autre avait pris naissance dans l’Angleterre occidentale, Bristol, Exeter, Plymouth (Plymouths adventurers) et avait pour champ d’action toute la contrée entre le 41° et le 45° degré. Sauf un droit d’un cinquième sur les produits des mines d’or et d’argent et d’un quinzième sur ceux des mines de cuivre, ces compagnies n’étaient tenues à aucune contribution envers la couronne. Un conseil fixé en Angleterre et dont les membres seraient nommés par le roi devait avoir la haute direction des colonies fondées par ces corporations. Le roi avait également le droit d’approuver la nomination des gouverneurs et des principaux magistrats coloniaux. Il n’était pas dit un mot du droit des colons, silence naturel de la part de Jacques Ier. 

Une telle organisation n’était pas faite pour hâter la prospérité des colonies qui y seraient soumises. Aussi la principale d’entre elles, la Virginie, eut-elle une enfance laborieuse. Mais c’est le mérite du gouvernement anglais, en quelques mains qu’il soit placé, de me pas persister indéfiniment dans ses erreurs. En 1609 et en 1612 l’organisation de la compagnie fut considérablement amendée ; le pouvoir de la couronne fut restreint ; la compagnie fut constituée d’une manière toute démocratique et les assemblées générales des actionnaires qui furent toujours très fréquentes, décidèrent sans intervention royale les affaires les plus importantes. En 1619 on fit un pas de plus dans l’intérêt des colons. Le pouvoir du gouverneur de la Virginie fut limité par un conseil de fonctionnaires de la compagnie et surtout par la représentation populaire des boroughs. Le gouverneur n’eut plus qu’un droit de veto contre les résolutions de ces assemblées, qui furent en outre soumises à l’approbation de la compagnie siégeant à Londres. La compagnie s’engageait de son côté à ne faire aucun changement aux lois de la colonie sans l’adhésion de l’assemblée coloniale. La liberté de la législature de Virginie devint si grande que Jacques Ier en prit ombrage et supprima la compagnie en 1621 : les colons purent sauver leurs libertés ; rien ne fut changé au fond : seulement le gouverneur tint ses pouvoirs du roi et non d’une compagnie privilégiée. 

La compagnie de l’Angleterre occidentale, à laquelle était échu comme champ d’action tout le pays entre le 41° et le 45° degré, fut beaucoup plus démocratique dans ses principes et ses institutions. À vrai dire, ce libéralisme vint en grande partie de son impuissance. Les premiers établissements dans les contrées, qui étaient de son domaine, provenaient des puritains qui les avaient fondés en 1620 par leurs seules ressources. Ces émigrants avaient institué un gouvernement tout républicain. C’étaient eux-mêmes qui élisaient à New-Plymouth leur gouverneur : ils avaient fondé un gouvernement populaire où toutes les lois se faisaient dans l’assemblée générale des citoyens sans l’intermédiaire d’une législature. Ce ne fut que plus tard, quand la population se fut fort accrue, qu’on eut recours à une assemblée de représentants. Dans de pareilles conditions le rôle politique et administratif de la compagnie fut fort effacé. 

En 1629 fut fondée une troisième compagnie sous le nom de compagnie de la baie du Massachusetts : elle obtint de Charles Ier une charte très favorable. L’assemblée générale de la compagnie nommait le gouverneur et les principaux magistrats, elle décidait en dernière instance de toutes les grandes affaires. Le roi ne se réservait même pas le droit de confirmer les actes de la compagnie, à la condition qu’ils ne seraient jamais contraires aux lois d’Angleterre. Il résultait de cette organisation que les colons étaient soumis sans restriction à la compagnie et que celle-ci était presque indépendante de la couronne. Mais un événement inusité vint transformer cet état de choses : l’année même de sa fondation, par une résolution des plus sages, la compagnie transporta son siège dans la colonie, et selon la juste expression de Roscher, « une association d’affaires se changea en une communauté de colons ». Il arriva que les membres de la compagnie se confondirent avec les colons et il en résulta une démocratie radicale, qui poussa de fortes racines pendant le Long Parlement et se trouva tellement forte à l’époque de la Restauration que Charles II consentit à la reconnaître par des chartes. 

Les petites colonies de Connecticut et de Rhode-Island, qui se séparèrent de leur tige, le Massachusetts, atteignirent encore un plus haut degré de liberté, Rhode-Island surtout. Non seulement elles eurent le droit de légiférer, de nommer tous leurs fonctionnaires, y compris le gouverneur, qui n’eut plus besoin d’être soumis à l’approbation royale, mais encore la couronne renonça au droit d’appellation et consentit même que les lois passées par les assemblées coloniales ne fussent pas portées officiellement à sa connaissance. C’était l’indépendance absolue. Sous toutes ces différences provinciales et à travers toutes les transformations dans les formes ou les rouages des gouvernements des colonies, il est facile de reconnaître d’après l’esquisse qui précède que toutes jouirent dans une large mesure, quoique à des degrés divers, du droit de s’administrer elles-mêmes et de gérer souverainement leurs propres affaires. Quand ces droits ne leur étaient pas formellement concédés, elles les revendiquaient et les exerçaient par leurs actes. On s’était tellement habitué à leur initiative qu’on regardait comme non existants tous les règlements qui s’y trouvaient contraires. La charte royale n’accordait aucune législature à la Virginie, mais en 1619, selon l’énergique et simple expression de l’historien du Massachusetts : « a house of burgess broke out in Virginia ». (Hutchinson’s History of Massachusetts). C’était comme une éclosion selon le cours habituel des choses, c’était là aux yeux de tous un fait si conforme à l’ordre de la nature que personne me semblait y trouver à redire et que la métropole, elle-même, l’accueillait sans protestation ni remontrance : partout les descendants des Anglais émigrés jouissaient des droits des citoyens de l’Angleterre ; ils avaient le jury, les justices of peace, les institutions civiles comme les institutions politiques ; ils avaient même les unes et les autres à un plus haut degré de perfection et de pureté, parce qu’il n’existait aux colonies aucun de ces éléments perturbateurs, qui entravaient parfois dans la métropole le libre jeu de ces institutions, c’est-à-dire les ambitions et les cupidités royales, le favoritisme des cours : l’organisation simple, élémentaire des colonies, et cependant complète au point de vue des libertés et des garanties des citoyens, se prêtait admirablement au développement de la culture, de la population et de la richesse.

La constitution économique des colonies anglaises du continent ne servait pas moins les progrès de la colonisation que leur constitution politique. Ce qui fait la prospérité des sociétés nouvelles, c’est, outre le droit de s’administrer elles-mêmes, un bon régime d’appropriation des terres, un système de succession qui favorise l’égalité des conditions et la transmission rapide des biens et qui excite au travail : en troisième lieu la modération des impôts et, que l’on nous permette cette expression, le bon marché du gouvernement. Sous ces trois rapports les colonies anglaises l’emportaient de beaucoup sur les colonies de toutes les autres nations.

Le régime des terres vacantes et leur mode d’appropriation est peut-être le point principal de tout système colonial. Selon que sur ce point on aura pris de bonnes ou de mauvaises mesures, on aura assuré ou découragé la culture et le peuplement du pays. Or, quelque imparfaits qu’aient été sous ce rapport, à l’origine, les procédés des Anglo-Américains, si on les rapproche des savants et méthodiques systèmes suivis de nos jours par les États-Unis et l’Angleterre, ils ne laissent pas que d’avoir été bien supérieurs aux méthodes adoptées par les Espagnols dans l’Amérique du Sud et même par les Français au Canada. La métropole en général ne conservait aucune prétention sur le sol compris dans le territoire des colonies ; contrairement à ce qui se passe de nos jours, elle laissait toutes les terres vacantes à la disposition soit des propriétaires fondateurs, soit des compagnies de commerce, soit des assemblées coloniales, suivant que la colonie appartenait à l’une des trois catégories que nous avons étudiées plus haut. À l’origine la disposition des terres ne fut pas soumise à une réglementation systématique. Les premiers colons cultivaient les terres autour de leurs villages en commun, non pas tant par principe religieux que sous l’influence d’habitudes qui n’étaient pas encore éteintes en Angleterre : c’est ainsi qu’en Virginie ils s’étaient tous groupés sur le bord des nombreuses rivières navigables, donnant au pays l’aspect d’un comté anglais. Mais ce mode primitif de culture ne put durer longtemps. La terre, qui était travaillée sans relâche et exploitée à outrance, selon l’usage suivi de tous temps par les colons, devenant chaque année moins productive, les cultivateurs durent s’enfoncer de plus en plus à l’intérieur ; c’est ainsi qu’ils firent en Virginie, délaissant leurs champs de tabac établis sur le bord des rivières ; c’est ainsi qu’ils agirent également au Massachusetts, où, vingt ans après leur premier établissement, ils débordaient dans le New-Hampshire, abandonnant la baie aux nouveaux émigrants. Dans ce déplacement continu qui dilatait sans cesse le domaine de la colonisation, les colons n’étaient arrêtés, d’ordinaire, par aucun obstacle artificiel ; ils n’étaient pas soumis à ces lois, qui, dans les colonies espagnoles, cantonnaient les Européens dans des districts déterminés et leur interdisaient l’accès des régions occupées par les Indiens : ils n’avaient pas non plus à se plier à ces précautions gênantes que l’administration française impose, sous prétexte de le protéger, au colon d’Afrique, lui indiquant le lieu où il doit fixer sa demeure et la limite qu’il ne lui est pas permis de franchir ; il ne risquait point enfin de se heurter contre de grands domaines inaliénables, concédés à perpétuité avec défense de s’en défaire à de grandes familles fainéantes. Partout où il se portait, il trouvait des terres qu’il lui était loisible d’occuper moyennant une rente annuelle ou un prix modique une fois payé. Les substitutions, les majorats, la mainmorte, toutes les entraves à la libre circulation des biens-fonds étaient inconnues ; c’est en vain que Locke pour la Caroline et Oglethorpe pour la Géorgie avaient inventé un système de propriété foncière qui, par les privilèges et les obligations personnelles ou réelles qu’il créait, se rapprochait du système féodal. Le bon sens des colons avait fait promptement justice de ces méthodes surannées qui n’auraient eu d’autre effet que de créer une société vieille dans une contrée neuve. Les terres obtenues des propriétaires fondateurs, ou des compagnies, ou des gouvernements coloniaux, étaient toutes possédées sous le régime du libre soccage : « c’est, dit Germain Garnier, une sorte de tenure qui ne donne au seigneur droit à autre chose qu’à une redevance fixe et annuelle en argent, ce qui ressemble à nos censives, si ce n’est que les droits seigneuriaux en cas de mutation par vente ou succession ont été abolis en Angleterre par un statut de Charles II » ; cela équivaut à dire que la cession à titre de libre soccage n’est autre chose qu’une aliénation moyennant une rente, sans aucune obligation ultérieure. Adam Smith a donc raison de dire que « ce genre de propriété facilite les aliénations. » Les grandes concessions de terre n’avaient pas manqué aux colonies de l’Angleterre sur le continent ; sans parler des propriétaires fondateurs qui avaient la libre disposition de tout le sol des colonies où ils s’étaient établis, bien d’autres grands domaines avaient été créés soit à titre gracieux soit par suite de vente : c’est ainsi que lord Fairfax avait obtenu en Virginie une étendue de sol qui forme aujourd’hui vingt-cinq townships : dans le New-York les familles de Portland, Livingstone, Philips, Reusselaer avaient des propriétés colossales ; la compagnie de l’Angleterre occidentale, qui avait reçu le privilège de fonder des établissements du 40e au 45e et bientôt au 48e degré nord, avait cédé le Connecticut actuel au comte de Warwick, qui le vendit plus tard à lord Say et à lord Brooke. Mais ces grands domaines n’étaient pas inaliénables, ils ne formaient pas des entails et par conséquent ne constituaient pas des barrières insurmontables à la colonisation. Il existait même, dit Adam Smith, une loi qui, pour n’être pas toujours appliquée, n’était pas dépourvue de toute action, et qui « imposait à chaque propriétaire l’obligation de mettre en valeur et de cultiver dans un temps fixé une portion déterminée de ses terres et, en cas de défaut de sa part, déclarait que les terres négligées pourraient être adjugées à d’autres ». L’intérêt même des concessionnaires était une garantie beaucoup plus efficace de la vente en détail des terres achetées ou obtenues en gros. Aussi voit-on lord Baltimore, Penn, Berkeley et les autres grands propriétaires faire des dépenses très considérables en routes et en arpentage, pour rendre plus facile l’aliénation de leurs vastes domaines ; plusieurs mêmes se ruinèrent en ces preparatory expenses dont leurs héritiers seuls recueillirent les fruits. Dès la fin du XVIIe siècle les tuteurs du jeune lord Baltimore estimaient à 3 000 livres sterling le produit annuel des ventes de terre appartenant à leur pupille ; les successeurs de Penn vers 1750 se faisaient ainsi un revenu de 30 000 livres sterling : on voit que dans de pareilles conditions la constitution primitive de grands domaines ne nuisait pas au développement de la colonie, car ces grands domaines n’avaient de valeur que si on les morcelait peu à peu ; et l’intérêt de leurs possesseurs était de faire de grands frais pour en faciliter le morcellement. À examiner avec attention les résultats de cet état de choses, on peut dire qu’il était difficile de rencontrer fortuitement un plus heureux système : cela équivalait, en effet, au mode prôné depuis comme une nouveauté de la vente des terres incultes à un prix relativement élevé : deux siècles avant Wakefield et sans que la théorie du sufficient price eût été formulée, la distribution des terres se faisait en Virginie, au Maryland et dans d’autres colonies encore, comme elle se fit de nos jours dans l’Australie du Sud et à Port-Philip. Le grand avantage de ces ventes ou de ces tenures à libre soccage, c’est qu’elles étaient définitives ; une fois consenties, elles devenaient irrévocables : la propriété jouissait ainsi des conditions les meilleures, la liberté, la sécurité et la perpétuité. Sans doute l’on n’arriva que tardivement et après bien des tâtonnements à donner à la propriété des terres nouvelles toutes les garanties nécessaires ; ce qui importe au plus haut degré dans les colonies, c’est que les terres vacantes soient mesurées, divisées mathématiquement, qu’un plan fidèle en soit dressé et que les titres d’acquisition, nettement rédigés, soient conservés avec soin par des fonctionnaires publics ; c’est seulement par ces précautions minutieuses que l’on peut éviter les contestations fréquentes, qui, dans les colonies mal organisées, enlèvent tout crédit à la propriété des terres nouvelles et éloignent les colons de leur acquisition. Il était naturel que l’on n’arrivât pas du premier coup à la perfection qui se rencontre dans le système Wakefield en Australie ou dans la méthode suivie par l’union américaine. En Pennsylvanie, ce ne fut que sous le gouverneur Hamilton, pour la première fois, (1759-1763) qu’on institua un office chargé de la conservation des divisions territoriales et des titres d’acquisition. Mais à pareille époque quelle était la colonie européenne qui entourât de tant de précautions et de garanties l’acquisition des terres incultes, et, de nos jours encore, combien de colonies riches et grandes auraient à prendre exemple sur les provinces anglaises du continent au XVIIIe siècle ? 

On a beaucoup blâmé l’existence des grandes compagnies foncières qui, dans les colonies anglaises du Nord, possédaient à l’origine la presque totalité du sol. Peut-être a-t-on exagéré les mauvais côtés de ces compagnies, tout en négligeant de considérer leurs avantages. Sans doute nous admettons avec Jean de Witt qu’une compagnie par actions n’est pas propre à la colonisation agricole ; mais quand Jean de Witt parlait ainsi dans ses mémoires, il avait en vue une compagnie privilégiée qui voudrait exploiter en régie son territoire et se ferait ainsi agriculteur. Assurément, il ne pourrait y avoir, dans un semblable projet, que pertes pour la compagnie et pour le pays même. Mais il en est tout autrement d’une compagnie qui ne possède le sol que pour y faire les premiers travaux, indispensables à sa mise en rapport, routes, dessèchements, arpentage, et pour l’aliéner ensuite en petites portions. La constitution de pareilles compagnies a d’abord pour premier avantage d’attirer des capitaux dans une contrée neuve où ils seront infiniment plus productifs que partout ailleurs. Comme le remarque excellemment Bancroft, par le moyen de la division du capital social en actions, le risque devient, pour chaque actionnaire, infinitésimal et l’on peut ainsi se procurer des fonds considérables pour des entreprises auxquelles personne n’aurait voulu confier sa fortune entière. Ces preparatory expenses sont d’une utilité inappréciable pour une jeune colonie et parfois toute sa prospérité en dépend. On prétend, il est vrai, que les compagnies territoriales ont une tendance à accaparer la terre et à la laisser en friche sans la vendre, attendant que le développement de la culture alentour donne aux terrains de la compagnie une plus haute valeur. Il est incontestable que ces abus se sont présentés plus d’une fois ; mais nous ne croyons pas qu’ils soient la conséquence nécessaire de pareilles sociétés anonymes ; c’est, selon nous, un effet non de leur existence, mais de leur mauvaise gestion. L’intérêt bien entendu pousse, au contraire, la compagnie à vendre en détail et peu à peu ses terres : c’est le seul moyen d’attirer des colons et de donner de la valeur aux terrains non aliénés : c’est, en outre, le seul mode d’arriver à distribuer des dividendes, ce que toute compagnie est obligée de faire, si elle veut conserver son crédit. Un propriétaire peut maintenir sa terre en friche pendant vingt années sans en retirer aucun revenu : une société anonyme, au contraire, est toujours obligée de courir après le gain le plus proche en lui sacrifiant même le profit à venir. On a donc exagéré, selon nous, l’inconvénient des compagnies foncières dans les sociétés nouvelles ; dans les colonies anglaises de l’Amérique spécialement, elles rendirent, au témoignage même de Merivale, d’incontestables services : si elles ne firent pas toutes de bonnes affaires, le préjudice tomba sur elles, non sur la colonie ; si quelques-unes bornèrent leur rôle à l’accaparement des terres, comme cette compagnie de Pennsylvanie, citée par Roscher, qui, en 1795, possédait 647 000 acres d’excellente qualité, il n’en est pas moins vrai que pour la plupart elles accélérèrent le défrichement en se chargeant des dépenses préparatoires au moyen de capitaux qu’elles puisaient en Angleterre.

De bonnes lois de succession qui entretiennent l’égalité des conditions, qui favorisent la circulation des propriétés et excitent au travail, sont une autre condition de prospérité pour une colonie agricole. Sous ce rapport, les provinces de l’Angleterre, sur le continent de l’Amérique, étaient admirablement bien douées. Il n’y avait aucune distinction entre les propriétés foncières ; on ne connaissait pas de biens nobles et de biens roturiers, de substitutions ou de majorats. Les coutumes de succession étaient simples et s’appliquaient à tous les biens, quoiqu’elles différassent d’une colonie à l’autre. En Pennsylvanie il n’y avait pas de droit de primogéniture ; les terres se partageaient comme les biens meubles par portions égales entre tous les enfants : dans trois des provinces de la Nouvelle-Angleterre, l’aîné avait seulement double portion comme dans la loi de Moïse ; il est vrai que dans les autres colonies anglaises le droit de primogéniture existait comme en Angleterre ; mais ce droit d’aînesse était loin de constituer un obstacle considérable à la colonisation, ainsi que l’auraient fait des majorats ou des substitutions. Le grand point, c’est que la circulation et la libre disposition des terres n’étaient pas entravées et que, d’une autre part, il n’existait point de classe parmi les colons qui pût se considérer comme formant une caste à part, ayant des privilèges, des droits et des devoirs autres que ceux du plus grand nombre des citoyens. 

Le bon marché du gouvernement, l’égalité et la modération des taxes mettaient le sceau à cette excellente organisation administrative, qui fut l’une des causes du développement des colonies anglo-américaines. La métropole ne chercha pas à tirer un revenu direct de ses colonies : « Les colons anglais, dit Adam Smith, n’ont pas encore payé la moindre contribution pour la défense de la mère patrie ou pour l’entretien de son gouvernement civil. » Plusieurs fois, il est vrai, on posa la question de principe, si le parlement métropolitain avait le droit d’imposer les établissements d’outre-mer. Dès 1624, la Virginie maintenait que sa législature seule avait le droit de lever des taxes : le Maryland soutenait la même thèse en 1634. Il est vrai qu’en 1691 Guillaume III apposait son veto à une résolution de l’assemblée de New-York, qui tendait à ériger ce principe en loi. Mais ces controverses étaient purement théoriques, elles ne conduisirent à des difficultés pratiques qu’après la guerre de Sept ans. Jusqu’au mémorable conflit qui fut l’origine de la séparation des provinces d’Amérique, la métropole n’imposa aucune taxe aux colons. Quand, en 1728, l’ex-gouverneur de Pennsylvanie, sir William Keith, demandait l’extension à l’Amérique de l’impôt du timbre, le ministre Walpole répondait par ces remarquables paroles : « Je veux laisser le soin d’imposer les colonies anglaises à ceux de mes successeurs qui auront plus de courage que moi et moins de faveur pour le commerce. Mon principe est d’exciter, autant que possible, le commerce des Américains : il faut fermer les yeux sur les irrégularités qu’il présente ; car si par la prospérité de leur commerce ils gagnent 500 000 livres, j’ai la conviction qu’avant deux ans la moitié de ce gain viendra tomber dans les caisses de Sa Majesté par les produits de la mère patrie qui sont exportés pour l’Amérique en quantités inouïes. Plus les Américains étendent leur commerce étranger, plus ils ont besoin de nos produits ; c’est là la meilleure manière d’imposer les colonies. » Que ces paroles du fameux ministre couvrent les hérésies du système mercantile, nous ne le contestons pas ; mais elles indiquent nettement la politique que l’Angleterre suivit avec persistance jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, de ne pas lever de taxe sur les colons. Les Anglo-Américains n’avaient donc à pourvoir qu’aux frais de leur administration intérieure et ils le faisaient avec la plus grande parcimonie. Rien parmi eux qui rappelât les hauts traitements et le luxe royal des fonctionnaires espagnols. « La dépense de leur gouvernement civil, dit Adam Smith, a toujours été très modique ; elle s’est bornée, en général, à ce qu’il fallait pour payer des salaires convenables aux gouverneurs, aux juges et à quelques autres officiers de police et pour entretenir un petit nombre d’ouvrages publics de première utilité. La dépense de l’établissement civil du Massachusetts, avant le commencement des derniers troubles, ne montait, pour l’ordinaire, qu’à environ 18 000 livres sterling par an ; celle du New-Hampshire et de Rhode-Island, à 3 500 livres pour chacun ; celle de Connecticut, à 4 000 livres ; celle de New-York et de la Pennsylvanie, à 4 500 livres ; celle de la Virginie et de la Caroline du Sud, à 8 000 livres pour chacune. La dépense de l’établissement civil de la Nouvelle-Écosse et de la Géorgie est en partie couverte par une concession annuelle du parlement ; mais la Nouvelle-Écosse paye seulement environ 7 000 livres par an pour les dépenses publiques de la colonie, et la Géorgie 2 500. En un mot, tous les différents établissements civils de l’Amérique septentrionale, à l’exception du Maryland et de la Caroline du Nord, dont on n’a pu se procurer aucun état exact, ne coûtaient pas aux habitants, avant le commencement des troubles actuels, au-delà de 64 700 livres par année, exemple à jamais mémorable du peu de frais qu’exigent trois millions d’hommes pour être non seulement gouvernés, mais bien gouvernés. » D’après ces données de Smith, les dépenses du gouvernement ne se seraient élevées, pour les Anglo-Américains, qu’à 54 centimes par tête de colon. Outre l’esprit parcimonieux de la race anglo-saxonne, plusieurs causes rendent compte de ce bon marché de l’administration. D’abord l’existence des propriétaires fondateurs des colonies ou des compagnies foncières qui faisaient à leurs frais les dépenses de viabilité pour mettre leurs terrains en rapport et aider au morcellement de leurs terres ; puis la prédominance des plaines, l’abondance des rivières navigables, le grand nombre de ports et de lieux de refuge qui couvraient les côtes, avantages naturels qui rendaient moins indispensables de grands travaux d’art ; et enfin le sens municipal, l’esprit d’association, qui ont toujours été inhérents à la race anglo-saxonne, et qui, plus que tous les dons naturels, ont contribué à la prospérité des colonies de l’Angleterre. Grâce à toutes ces faveurs de la nature et à ces qualités éminentes des colons, les impôts étaient presque nuls dans l’Amérique anglaise. 

L’abondance des terres, leur facile circulation, les garanties qui entouraient leur acquisition et leur mise en culture, les bonnes lois successorales et la modicité des impôts, n’auraient pas suffi à la prospérité des colonies si le peuplement n’avait été accéléré par la rapide émigration de la métropole. Dès l’origine, cette émigration fut nombreuse. En 1660, le nombre des habitants du Maryland était de dix à douze mille, et nous avons vu que vingt ans après la fondation du Massachusetts, les colons quittaient la baie pour déborder dans le New-Hampshire. Bien des causes contribuèrent à alimenter ce flot continu d’émigrants qui venaient chaque année accroître la population des colonies. Nous avons vu, au début de ce chapitre, que la situation économique de la métropole, les transformations qui s’opéraient dans l’agriculture à la fin du XVIe et au commencement du XVIIe siècle, laissaient sans emploi un excédent de bras. Les troubles politiques et l’exaltation religieuse contribuèrent également à multiplier les départs. L’Amérique était d’autant plus attrayante que, au point de vue politique et religieux, elle offrait aux hommes indépendants toute liberté en même temps que, au point de vue économique, elle leur donnait toute facilité de s’enrichir. L’Église d’Angleterre n’avait été constituée en Amérique que dans deux colonies, la Virginie et la Caroline ; encore n’y avait-elle pas eu longue durée ; elle avait bientôt succombé sous l’antipathie des colons. Les puritains jouissaient de leur organisation ecclésiastique toute spéciale. « Il appartient à la Nouvelle-Angleterre de se rappeler toujours qu’elle a été à l’origine une colonie religieuse et non une colonie de commerce : si donc quelqu’un parmi nous estime la religion comme douze et le monde comme treize, (makes religion as twelve and the world as thirteen) celui-là n’a pas l’esprit d’un véritable Nouvel-Anglais (of a true New-Englandman). » La Nouvelle-Angleterre ne laissait cependant pas de s’appliquer au commerce et à l’industrie. La sévérité des mœurs, le goût du travail, l’esprit d’ordre, d’économie, d’honnêteté dans les transactions, toutes ces qualités que la religion bien entendue recommande, ont leur prix même au point de vue purement terrestre et sont les éléments les plus sûrs de la grandeur et de l’opulence des sociétés. Quoique l’esprit religieux dominât partout dans la Nouvelle-Angleterre, nulle part le culte et l’établissement ecclésiastiques ne furent moins dispendieux et plus en harmonie avec les besoins d’une société adolescente et laborieuse. Tandis que dans les colonies espagnoles le clergé pesait de tout le poids de la dîme, de la mainmorte, des couvents sur le développement de la contrée, dans l’Amérique anglaise le culte plein de simplicité ne poussait pas au luxe, le clergé peu nombreux ne détournait des travaux terrestres que les hommes en petit nombre que réclamait impérieusement le soin des âmes ; les ministres se contentaient d’une rétribution modique qui leur venait des cotisations des fidèles ; la mainmorte aussi bien que la dîme et les couvents étaient complètement inconnus : la société se développait sans entrave sous l’influence d’une Église animée de l’esprit de travail, de simplicité et de fraternité véritable. 

Si grands que fussent tous ces avantages, ils ne suffisaient pas pour attirer en Amérique tous les bras dont les Anglo-Américains avaient besoin. L’émigration spontanée, quoique notable, était encore trop peu considérable aux yeux des colons : ils eurent recours à d’autres sources pour rendre la main-d’œuvre abondante, ce qui, dans les colonies nouvelles, est une des conditions essentielles de prospérité. La déportation des criminels et l’immigration par engagement furent tour à tour employés par les colonies de concert avec la métropole. Cromwell avait imaginé de vendre les condamnés politiques aux planteurs des Indes occidentales. Jacques II suivit cet exemple et vendit pour dix ou quinze shellings les mécontents compromis dans la conspiration de Monmouth. La déportation des criminels ordinaires en Amérique devint, dans le courant du XVIIIe siècle, assez régulière. En 1750 le Maryland, qui était alors la plus importante colonie pénale, comptait 1 981 condamnés (convicts). Mais ce n’était là qu’un bien faible appoint relativement à la population des colonies d’Amérique ; ces convicts, d’ailleurs, exerçaient sur les mœurs une influence mauvaise, ce qui fit que le Maryland et la Virginie finirent par s’opposer à la déportation. L’immigration par engagement eut des résultats plus considérables. Dès l’origine de la colonisation on rechercha avidement, ces « indented servants », Européens libres, que des spéculateurs américains avaient engagés en Angleterre ou en Allemagne et auxquels ils avaient avancés les frais d’émigration moyennant une sorte de servitude personnelle temporaire. La compagnie de Virginie, dès sa fondation, recruta une foule de ces serviteurs. Leur nombre diminua peu à peu, et en 1617 il n’en restait plus que 54, y compris les femmes et les enfants. La spéculation ne laissa pas de continuer ce trafic avantageux qui prit bientôt une très grande extension. Une branche d’industrie se fonda pour le raccolement en Europe et le transport en Amérique de ces émigrants engagés. Les frais de passage pour chacun d’eux ne montaient pas à plus de 7 ou 8 livres sterling, et le travail des indented servants pour tout le temps de leur engagement était souvent cédé pour 40 ou 60 livres. Dans les principaux ports d’Europe il y avait des agents connus sous le nom de redemptioners, qui usaient de ruse et souvent de force pour recruter les vagabonds et les envoyer aux colonies. De là de grands abus et ce que Merivale appelle : « this odious system of misrepresentation and kidnapping by the managers of the trade in England. » En 1686, le conseil privé d’Angleterre dut interdire ce scandaleux trafic. 

La condition de ces émigrants variait dans les diverses colonies : elle était généralement très malheureuse ; en Pennsylvanie l’émigrant débiteur devait être bien nourri et bien vêtu, mais n’avait droit à aucun salaire. Pendant la durée du service convenu le maître, moyennant l’agrément du juge de paix, avait droit de le livrer à un autre. L’indented servant ne pouvait se marier qu’avec l’autorisation de son maître. La durée du service était prolongée pour toute tentative de s’y soustraire. À l’âge de dix ans les enfants étaient souvent livrés moyennant la nourriture et le logement pour rester jusqu’à dix-huit ans dans ce servage légal. Dans le Maryland, une loi de 1715 dispose que les enfants au-dessous de quinze ans peuvent être donnés en service jusqu’à l’âge de vingt-deux et les enfants de quinze à dix-huit peuvent être donnés en service pour une période de sept années. La condition des indented servants était meilleure à New-York. Les nombreuses familles allemandes qui allaient se fixer moyennant engagement dans les parties vierges de cette colonie, obtenaient, outre les frais de voyage, un peu de bétail, des ustensiles de ménage et de culture et en outre 23 acres de terre ; ils étaient libres d’impôts, ils devaient donner la moitié de leurs produits au propriétaire du sol ; c’étaient de vrais métayers ; au bout de six ans la terre qu’ils occupaient et qu’ils avaient reçue inculte était vendue au plus offrant : les émigrants qui l’avaient défrichée avaient un droit de préemption avec 10% de rabais. C’était surtout en Virginie qu’on rencontrait beaucoup de ces indented servants : à chaque planteur qui en importait un à ses frais, la colonie promettait comme récompense ou prime la concession de 50 acres de terre ; aussi ces émigrants devinrent-ils très nombreux et, en 1663, ils étaient assez forts pour se révolter et donner des inquiétudes au gouvernement colonial. L’immigration par engagement, bonne en théorie, vexatoire et inique en pratique, ne donna pas tous les fruits qu’on en attendait. Il était très difficile de retenir ces engagés. Quand un colon avait beaucoup dépensé pour se procurer des serviteurs de cette sorte, ils lui étaient soutirés par des voisins, qui étaient d’autant plus à même d’offrir des gages plus élevés qu’ils n’avaient pris aucune part aux dépenses d’importation de ces immigrants. Le peu de population et l’impuissance des autorités coloniales rendaient difficile l’exécution de ces contrats ; il n’y avait que les pauvres Allemands qui, par l’ignorance de la langue, étaient indissolublement liés à leur engagement ; et la situation de ceux-ci était, il faut l’avouer, bien près de l’esclavage. 

L’esclavage, lui-même, dans sa réalité et avec toutes ses horreurs ne demeura pas longtemps inconnu aux colonies anglaises. Le vaisseau négrier hollandais, qui, pour la première fois, en 1620, débarqua en Virginie à James Town 20 esclaves nègres, eut de nombreux successeurs. L’usage inhumain de recourir à la main-d’œuvre servile se propagea du Sud au Nord. La présence des esclaves se fait sentir dès la première moitié du XVIIe siècle dans les lois des colonies. En 1639 on refuse les droits politiques aux esclaves dans le Maryland. Les deux Carolines deviennent le marché principal de cet infâme trafic. Ce qu’il y a de remarquable dans l’histoire de l’esclavage aux États-Unis, c’est que de tout temps les colonies du Nord s’opposèrent à l’invasion de ce fléau, qui devait au bout de deux siècles leur causer d’incommensurables malheurs. Ce fut la métropole qui insista avec opiniâtreté pour que ce trafic ne fût pas prohibé par les lois coloniales : les marchands anglais qui se livraient à la traite usaient de toute leur influence pour que le gouvernement protégeât leur industrie ; l’on peut dire que sur ce point la métropole fit violence à quelques-unes de ses colonies. La Virginie résista plusieurs fois, mais en vain ; en 1776, au nombre des griefs articulés contre Georges III, la convention de Williamsbourg lui reprochait l’usage inhumain de la prérogative royale qui empêcha la Virginie de prohiber par une loi l’importation des nègres. « On trouve, dit M. Augustin Cochin, la même résistance dans une déclaration du congrès du 8 octobre 1774. Dans la Georgie une loi interdisait l’importation des nègres et des spiritueux, il fallut l’abroger en 1749. Cependant en 1790 la Confédération ne renfermait pas du Nord au Sud plus de 670 633 esclaves. » (Cochin, Abolition de l’esclavage, t. III, p. 14.) En dépit des législatures de quelques États, les planteurs de l’extrême Sud faisaient cause commune avec les négriers d’Angleterre et développaient rapidement une institution qui devait devenir si funeste à leurs descendants. 

Ainsi, malgré les sévères principes religieux et politiques qui avaient présidé à la fondation de la plupart des colonies anglaises, les colons semblaient perdre de vue les enseignements de la religion et de la démocratie, quand ils avaient à les transgresser un intérêt considérable. Le traitement des Indiens est encore une preuve de cette inconséquence ou de cette faiblesse, grâce auxquelles les sociétés nouvelles, si civilisés que soient leurs membres, ont toujours dans leur conduite un reste de barbarie et d’inhumanité qui se fait violemment jour toutes les fois que la cupidité de la majorité est en jeu. Il est un fait incontestable et qui trouve sa preuve à chaque page de l’histoire des colonies, c’est que les naturels, possesseurs primitifs du pays, ne sont à l’abri des violences et des injustices que quand le gouvernement métropolitain exerce une grande surveillance sur les colons et les empêche par des lois sévères et une répression sans pitié de se livrer à leur haine ou à leur jalousie contre les indigènes. Partout où les colons sont libres et maîtres de leurs actions, à Hispaniola, dans les colonies anglaises du continent américain, à l’origine de l’occupation de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, ils se montrent d’une rapacité et d’une cruauté sans scrupules et sans limites contre les pauvres aborigènes. 

Ce qui tenait presque le premier rang dans la colonisation espagnole, la conversion et la tutelle des Indiens, n’est plus qu’accessoire dans la colonisation anglaise. À leur débarquement en Amérique et tant qu’ils sont faibles et peu nombreux, les Anglais se montrent toujours grands amis des indigènes. En Virginie cette amitié est due à l’aimable Pocahontas, fille du chef Powhattan, laquelle délivra par ses prières le prisonnier John Smith, puis épousa un colon et fit un voyage à la cour d’Angleterre. Mais en 1622 commence une guerre terrible qui ne devait finir que par l’extermination ou l’expulsion des Indiens : c’est alors que parut dans la colonie un manifeste vraiment sauvage où l’on se réjouit d’une récente incursion des Indiens parce qu’on y trouve un prétexte pour les exterminer et les dépouiller. « Maintenant, y est-il dit, l’emplacement de leurs villages, qui sont situés dans les lieux les plus fertiles du pays, nous appartiendra et sera habité par nous, tandis que, auparavant, nous étions obligés de défricher des bois à grands renforts de travail. Il est bien plus simple de conquérir ces Indiens que de les civiliser par des moyens loyaux (fair means) : car c’est une race rude, barbare et nue, ce qui facilite la victoire et arrête, au contraire, la civilisation : which are helps to victory, but hindrance to civility. » En 1630, un statut de la colonie porte que l’on ne doit jamais faire la paix avec les Indiens : ce statut est renouvelé en 1643. Le Maryland commence sa colonisation en 1634 par l’achat fait à l’amiable d’une grande quantité de terres ; mais en 1642 une grande guerre éclate. Les relations entre les Européens et les indigènes furent plus faciles dans la Nouvelle-Angleterre par plusieurs raisons. D’abord quand les Anglais s’établirent dans cette contrée, une grande peste venait de désoler les côtes et de les rendre pour ainsi dire vacantes ; puis la colonie était peuplée de puritains, gens plus austères, plus justes et plus pacifiques que les aventuriers avides de Virginie. La paix conclue en 1621 dura plus d’un demi-siècle. Les fondateurs du Massachusetts spécialement, se proposaient comme un de leurs buts la conversion des indigènes. Les armes de la colonie prenaient dans cette pensée leur signification : c’était un Indien debout, une flèche à la main, avec ce moto « come over and help us ». Nul ne fut plus ami des indigènes que Penn. Il établit avec eux que toute difficulté entre blancs et rouges serait jugée par un tribunal de conciliation composé également d’arbitres des deux races. Les quakers par leur taciturnité, la simplicité, la rudesse et la franchise de leurs manières, avaient une bien plus grande influence sur les Indiens que les autres colons. Ils ont réussi à apprendre à différentes tribus la culture de la terre et le travail du fer. Malgré ces exceptions honorables, la politique des Anglo-Américains relativement aux Indiens a presque toujours été dépourvue d’esprit de justice et d’humanité. Le servage des engagés européens, l’esclavage des nègres, l’extermination des Indiens, ce sont les trois taches de ce brillant tableau de la colonisation anglo-américaine. 

À la pleine liberté politique et administrative, dont jouissaient les colonies anglaises d’Amérique, il n’est pas de plus grand contraste que la parfaite sujétion en matière de commerce et d’industrie, où la métropole les tint à partir du milieu du XVIIe siècle. « Les colonies, dit Merivale, avaient droit au self-government et à la self-taxation ; elles avaient encore droit à la liberté religieuse ; elles avaient toute indépendance dans l’organisation et la direction de leurs municipalités ; mais elles n’avaient pas le moindre droit de contrôle ou d’amendement sur les règlements commerciaux de l’autorité métropolitaine. » Le gouvernement d’Angleterre, en matière de commerce et d’industrie, fut d’une inflexibilité inexorable ; il eut pour politique constante d’exploiter ses possessions d’outre-mer au profit supposé des marchands de la métropole. L’Espagne cherchait à exploiter ses colonies d’abord pour le fisc, puis pour les fonctionnaires, les prêtres et les officiers ; l’intérêt des marchands et des fabricants n’était qu’accessoire : il en fut tout autrement en Angleterre. Lord Sheffield exprimait la pensée universelle des citoyens anglais quand il disait : « Le seul usage des colonies d’Amérique et des Indes occidentales, c’est le monopole de leur consommation et le transport de leurs produits. » S’assurer par tous les moyens ce monopole de consommation et de transport, ce fut le but de la politique des parlements et des cabinets de Londres : cette politique, Adam Smith l’a nommée de son vrai nom, politique de boutiquiers, non pas qu’elle convînt, dit-il avec raison, « à une nation toute composée de gens de boutique, mais elle convient parfaitement bien à une nation dont le gouvernement est sous l’influence des boutiquiers. » 

Ce n’est pas de prime abord que le régime commercial auquel l’Angleterre soumit ses colonies atteignit la perfection sophistique du système mercantile ; ce ne fut qu’à la longue que se forma l’échafaudage de restrictions et de faveurs qui compose le pacte colonial. À l’origine des colonies, rien de pareil n’existait. Le commerce des établissements d’outre-mer, dans la période qui suivit leur fondation, fut presque complètement libre. Avant 1620 la compagnie de Virginie prétendait, il est vrai, à un monopole pour le commerce de la colonie, mais, moyennant un faible droit différentiel, les étrangers eux-mêmes étaient admis au trafic. Les patentes de 1606 et de 1609 sont expresses sur ce point ; celle de 1612, moins explicite, indique encore clairement la liberté de navigation. Il arriva que les Hollandais s’emparèrent presque complètement des transports maritimes dans les colonies anglaises. Soit rivalité politique, soit jalousie commerciale, le gouvernement de Londres vit d’un mauvais œil ces progrès de la marine de Hollande ; il essaya de l’entraver, non directement et ouvertement, mais par des voies secrètes et détournées. Le fameux acte de navigation fut précédé de différentes mesures moins radicales, quoique tendant au même but. Dès 1640, sir William Berkeley, gouverneur de la Virginie, reçut avis de limiter le commerce de cette province avec la métropole et d’écarter les étrangers : l’opposition des colons empêcha l’exécution de ce projet ; cinq ans après le parlement résolut d’affranchir de tout droit, pendant trois ans, l’exportation d’Angleterre pour les colonies, si les colonies, de leur côté, restreignaient leur exportation à des vaisseaux anglais. Il ne paraît pas que de telles tentatives aient eu du succès. En 1651 parut le célèbre acte de navigation. D’après ce règlement fameux, que l’on a appelé la grande charte de la marine anglaise, aucune marchandise extra-européenne, particulièrement provenant des colonies anglaises, ne devait être transportée en Angleterre autrement que par des navires bâtis en Angleterre, appartenant à des sujets anglais, ayant un capitaine anglais et les trois quarts de leur équipage anglais. Après avoir ainsi assuré aux armateurs anglais le commerce d’importation en Angleterre des marchandises provenant de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, cet acte leur garantit, en outre, autant que cela était possible, le commerce d’importation des marchandises provenant du continent européen. À cet effet, il fut expressément dit que les produits provenant de n’importe quel pays d’Europe ne pourraient être importés en Angleterre que sur des navires anglais ou sur des vaisseaux qui seraient la propriété réelle de la nation et du pays d’où ces produits seraient exportés. L’intention et la portée de cet acte étaient exclusivement politiques. « Il avait, dit Mac-Culloch, un double but ; il devait, d’un côté, donner de plus grands développements à notre navigation et frapper un coup décisif sur la puissance maritime des Hollandais qui avaient alors le monopole du commerce de transport et contre lesquels différentes circonstances avaient fait naître en Angleterre une grande aigreur. » Nous ne croyons pas que les théories mercantiles aient eu grande part à la confection de cet acte du Long Parlement ; mais Charles II, qui le confirma dès la première année de son règne, y ajouta d’importantes annexes qui en firent la base du système commercial de l’Angleterre. On divisa les produits des colonies en deux catégories : la première comprenait les marchandises détaillées dans les annexes de l’acte de navigation et connues pour cette raison sous le nom d’enumerated commodities, lesquelles ne pouvaient être transportées que dans la mère patrie ou dans les autres colonies britanniques ; la seconde catégorie renfermait toutes les marchandises autres que celles spécialement nommées par les règlements, lesquelles pouvaient s’exporter directement dans tous les pays pourvu que ce fût sur des vaisseaux anglais satisfaisant aux conditions exigées par l’acte de navigation. On ajouta, en 1663, que toutes les marchandises européennes, même chargées sur des vaisseaux anglais, ne pouvaient être transportées aux colonies qu’en partant de ports anglais, ce qui les contraignait à un circuit pour passer par la métropole. D’après les termes mêmes du règlement, ces marchandises de provenance européenne et en destination des colonies, devaient être transportées en Angleterre et là portées sur la côte, c’est-à-dire, débarquées. On alla encore plus loin et l’on déclara que les citoyens anglais de naissance ou de naturalisation pourraient seuls s’établir dans les colonies comme marchands ou facteurs, ce qui fut la ruine d’une foule de factoreries hollandaises. On voit combien les règlements rédigés sous les Stuarts comme annexes à l’acte de navigation dépassaient la portée de l’acte primitif : celui-ci n’avait eu pour objet que de relever la marine anglaise au détriment de la hollandaise : les règlements des Stuarts contenaient des faveurs spéciales à la métropole au détriment des colonies. 

Les colonies accueillirent fort mal ces mesures restrictives ; aussi Cromwell ne songea pas à faire exécuter rigoureusement, en Amérique, l’acte du Long Parlement. En 1656 les Virginiens envoyèrent une députation au Protecteur pour que leur vieille liberté du commerce leur fut laissée : il n’y a pas apparence que la réponse de Cromwell ait été complètement défavorable, car on trouve encore, en 1660, un statut exprès de la Virginie qui accorde à toute nation chrétienne et amie de l’Angleterre la complète liberté du commerce. La Nouvelle-Angleterre agissait de même. Les règlements des Stuarts excitèrent des protestations plus énergiques : les colons s’y opposèrent avec persistance ; ce fut la principale cause du soulèvement de la Virginie en 1676 ; le Massachusetts ne les reconnut qu’en 1679 ; Rhode-Island ne s’y soumit qu’en 1700. 

Avant d’entrer dans l’examen attentif des effets du système commercial que ces règlements constituèrent, il convient de dire quelques mots de la fondation et du développement des Antilles anglaises ; nous nous sommes occupé jusqu’ici exclusivement des colonies du continent, parce que ce sont les seules qui présentent un grand intérêt au point de vue politique et administratif. Les premiers établissements des Anglais aux Indes occidentales furent dus à des particuliers qui, au commencement du XVIIe siècle, se mirent à fonder des comptoirs dans quelques îles. Bien qu’alors la culture de la canne à sucre ne fut pas connue aux Antilles, les établissements de l’Angleterre et surtout la Barbade ne laissèrent pas de prospérer et de croître avec rapidité. La parfaite indépendance, dans laquelle vivaient à l’origine ces petites colonies, fut bientôt troublée par les prétentions de la métropole ; fidèle à ces traditions de favoritisme, qui caractérisent la dynastie des Stuarts, la couronne en 1627 céda la Barbade et les autres Caraïbes au comte de Carlisle, qui n’était pour rien dans la fondation et le progrès de ces établissements. Les colons, qui seuls avaient supporté tous les frais de la colonisation, protestèrent. Le comte de Carlisle ne put faire respecter son autorité ; mais la Barbade n’en fut pas moins cédée de nouveau par la couronne au comte de Malborough d’abord, puis au comte de Pembroke. Déjà, en 1622, le duc de Montague avait obtenu les îles de Sainte-Lucie et de Saint-Vincent ; le noble lord y avait envoyé six vaisseaux, deux gouverneurs avec des secrétaires et d’autres fonctionnaires, en tout 51 personnes de distinction et 425 commis, domestiques ou artisans ; l’expédition était escortée par un vaisseau de guerre de la marine royale. On promettait aux artisans et aux ouvriers, outre le transport et l’entretien, un salaire annuel de 25 ou 30 livres sterling. Cette tentative fut sans succès. Tandis que la colonisation officielle et patronée échouait, la colonisation libre et spontanée prenait de grands développements. La période républicaine donna une vive impulsion à la Barbade, qui fut le rendez-vous privilégié de l’émigration royaliste. Cette petite île, pas plus grande que l’île de Wight, atteignit un degré extraordinaire de richesse et de population. En 1650, selon Merivale, elle contenait 50 000 blancs et 100 000 noirs et employait pour son commerce 400 vaisseaux jaugeant 60 000 tonneaux, et cela lorsque la culture de la canne à sucre était à peine connue dans l’île. Cette prospérité précoce venait de la liberté du commerce, qui se faisait surtout par bâtiments hollandais, et de la contrebande avec les établissements espagnols. La décadence fut aussi rapide que la croissance l’avait été ; on en a donné deux raisons : l’acte de navigation, destiné, dit Blackstone, à ruiner les planteurs royalistes, et le prompt épuisement du sol ; on pourrait en trouver une troisième dans l’aristocratie foncière et la grande propriété que les Stuarts, après la Restauration, essayèrent d’y fonder. Charles II conféra des baronies à treize des principaux royalistes de la Barbade ; quelques-unes de ces seigneuries produisaient 10 000 livres sterling par an et aucune ne rapportait moins de 1 000 livres. En 1655, les Anglais avaient conquis la Jamaïque ; la culture du sucre, qui commença à se développer à cette époque [5] dans les Antilles anglaises, en changea complètement la physionomie et l’état social. Les premiers habitants des Antilles étaient de petits propriétaires qui vivaient sur leurs domaines. La culture de la canne et la production du sucre eut pour effet de diminuer la petite propriété, de constituer les grandes plantations et de réduire le nombre des blancs en augmentant outre mesure celui des noirs. Les petits planteurs ne pouvaient lutter contre les grands. La production du café et du sucre ressemble sous beaucoup de rapports à une exploitation industrielle plus qu’à une exploitation agricole telle que nous la comprenons en Europe : c’est presque une manufacture où les capitalistes ont tout l’avantage. On a dit que pour faire 10 boisseaux de sucre il faut à peu près la même dépense en bêtes de somme et en ustensiles que pour en faire 100. Aussi était-il passé en proverbe qu’une propriété de moins de 50 arpents ne pouvait servir pour la production de la canne. Une cause particulière à la Barbade détermina une réduction de la population blanche, ce fut le prompt épuisement du sol. Mise la première en culture, cette île tomba la première en souffrance. « Tous les rapports des Indes occidentales au XVIIIe siècle, dit Merivale, accusent la disparition des petits propriétaires et la réduction de la société en deux classes : les riches planteurs et les esclaves…. Les blancs de la Barbade étaient, dit-on, 70 000 en 1670 ; en 1724 seulement 18 000 ; en 1843 seulement 16 000 ; à Antigoa il y avait 5 000 blancs sous Charles II, 2 500 en 1840 ; la Jamaïque, par l’étendue de sa surface et son aptitude à toutes les productions, ne présenta pas la même diminution : le nombre des blancs y demeura cependant stationnaire de 1670 à 1720, environ 8 000. » Les petites îles n’avancèrent que lentement : la Jamaïque, au contraire, fit des progrès prodigieux ; c’était au dernier siècle le plus grand producteur de sucre du monde ; malgré des tremblements de terre, des famines, des révoltes d’esclaves (on en compte 20 avant 1795), en dépit de toutes les perturbations politiques ou naturelles, cette île ne cessa de prospérer jusqu’à la guerre d’Amérique pour tomber depuis lors d’abord dans le marasme, puis dans une rapide décadence. Les causes de ce développement et de cette anémie qui le remplaça ne se peuvent comprendre que par l’explication détaillée du système économique et commercial suivi par l’Angleterre dans ses relations avec ses colonies d’Amérique.

Pendant la seconde moitié du XVIIe siècle et la première partie du XVIIIe, l’acte de navigation subit diverses altérations, tantôt dans un sens qui l’atténuait, plus souvent dans un sens qui l’étendait et le rendait plus rigoureux. La liste des enumerated commodities, dont l’exportation de l’Amérique n’était permise que pour l’Angleterre, s’augmenta à diverses reprises. Le principe dominant en pareille matière et auquel on se conforma presque sans exception, c’est que toute marchandise qui n’était pas produite dans la métropole ou qui n’y était produite qu’en quantité très insuffisante pour les besoins soit de l’industrie soit de la consommation, était rangée parmi les enumerated commodities et réservée pour le marché métropolitain. On espérait ainsi encourager les manufactures de la mère patrie en leur donnant des matières premières à bon marché et en abondance. Toutes les marchandises, au contraire, qui eussent pu faire concurrence aux produits similaires ou analogues de la métropole, si elles y avaient afflué en trop grande quantité, étaient rangées parmi les not enumerated commodities et pouvaient être exportées partout selon le bon vouloir des colons. On croyait ainsi donner pleine satisfaction aux colonies, et en même temps on voulait détourner de l’Angleterre l’avalanche des produits coloniaux qui eussent pu abaisser par une influence trop grande sur les marchés de la mère patrie les prix des produits de la métropole. À partir de 1766 on renforça encore les restrictions primitives par une restriction nouvelle. On décida que les marchandises non énumérées, qui, d’après les actes des Stuarts, pouvaient être exportées librement dans tous les pays, ne devraient plus être dirigées que sur les contrées situées au sud du cap Finistère. Le motif de cette prohibition nouvelle, c’est que les contrées plus au nord eussent pu devenir de terribles rivales pour l’industrie anglaise, si elles avaient eu les matières premières à bon marché. C’est au XVIIIe siècle, on le voit, que le système mercantile se développa et prit consistance : il n’existait qu’à l’état embryonnaire dans l’acte du Long Parlement : il finit par former un échafaudage, laborieusement organisé, de prohibitions et de faveurs.

Il ne faudrait pas croire, en effet, que le système mercantile fût conçu uniquement dans l’intérêt de la mère patrie. Il est vrai que les prescriptions de ce régime étaient le plus souvent inspirées par un esprit de bienveillance exagérée et mal comprise pour l’industrie et le commerce des métropolitains : mais il y avait un revers à la médaille ; les colonies prenaient leur revanche, quoique incomplète, dans les règlements qui leur assuraient le monopole exclusif des marchés de la mère patrie pour quelques-uns de leurs produits les plus importants, et dans les primes ou droits différentiels qui protégeaient leurs denrées contre les denrées similaires de l’étranger. C’était un échange de faveurs et de restrictions, qui constituèrent ce que l’on est convenu d’appeler depuis le pacte colonial. L’on s’était habitué à regarder les immenses possessions anglaises dans les deux mondes comme formant un tout, composé de deux parties distinctes, l’une où se produisaient certaines matières premières et certaines denrées naturelles spéciales, l’autre fournissant surtout des produits manufacturés ; et l’on avait jugé que ces deux parties se pouvaient suffire l’une à l’autre, si les habitants de l’Angleterre s’engageaient à ne consommer que les denrées coloniales produites par les colons anglais, et si les colons anglais, d’autre part, s’engageaient à n’employer que les objets manufacturés fabriqués par l’Angleterre.

Ce n’est pas qu’il n’y eut un certain nombre de dérogations à cette pensée que l’Angleterre et ses colonies ne devaient former qu’un seul système économique dirigé contre l’étranger. L’Angleterre se montra même sur certains points d’un libéralisme inusité à l’époque dont nous parlons. Pendant, en effet, que la plupart des autres États d’Europe, grâce à leurs droits d’entrepôt, ne laissaient les marchandises étrangères s’expédier aux colonies que quand elles avaient payé dans la mère patrie tous les droits usuels, le gouvernement anglais accorda longtemps pour la réexportation des marchandises étrangères dans ses colonies le même drawback que si la réexportation avait lieu pour les pays étrangers. C’était là une de ces inconséquences heureuses, telles qu’on en rencontre toujours dans l’application des systèmes faux. Les partisans de la théorie mercantile ne tardèrent pas à s’apercevoir que ces drawbacks étaient peu en harmonie avec l’ensemble du système et ils s’efforcèrent d’en limiter le nombre. Sous la reine Anne on supprima le drawback sur le fer ; en l’année 1763 on limita la restitution des droits aux vins, aux calicots non teints et aux mousselines. Jusque là plusieurs de ces marchandises étrangères, même en passant par l’Angleterre, coûtaient moins cher aux colonies que dans la métropole ; c’est pour cette raison que les fabricants anglais se plaignaient fort que la toile allemande eût chassé du marché américain la toile anglaise. 

Il existait soit à titre temporaire, soit à titre permanent, bien d’autres dérogations au système : il faut rendre cette justice à l’Angleterre que dans les cas de nécessité elle était plus prompte que toutes les autres nations à violer ou à suspendre l’application de ses principes économiques les plus constants ; en dépit des théories fausses l’esprit pratique se faisait jour dans les moments d’urgence. C’est ainsi que dans les années de cherté, comme en 1757, on admettait même les vaisseaux neutres pour l’exportation du blé d’Amérique en Europe ; il est vrai que l’exportation du blé d’Amérique était dans de pareilles circonstances et, par exception, restreinte à la métropole. De même en 1730 et en 1735 on dispensa du circuit obligatoire par l’Angleterre le riz des colonies qui était transporté dans les contrées au sud du cap Finistère. Cette dispense du circuit par la mère patrie était indispensable parce que un si grand détour pour une denrée volumineuse eût rendu impossible au riz des colonies la concurrence des riz de Lombardie et d’Égypte. De telles dérogations sont inhérentes aux systèmes artificiels dans lesquels on prétend enfermer pour toujours le commerce et l’industrie : quoiqu’on fasse, il y a des circonstances où l’on est obligé, à moins de se condamner à un dommage considérable et évident, de briser le cadre trop étroit qui arrête la libre disposition des produits de la nature ou de l’homme. Il résulte de cet état de choses des variations multipliées, une législation instable et mobile qui porte un préjudice incontestable au développement régulier de l’industrie et du commerce. L’une des grandes iniquités du système colonial de l’Angleterre, c’était l’interdiction faite aux colonies d’avoir des manufactures : c’était là l’un des principes essentiels de la politique anglaise ; il ne date que de la fin du XVIIe siècle ; quoiqu’on en ait dit, cette interdiction causa aux colonies un préjudice considérable. Il est bien vrai qu’une contrée neuve où la terre est abondante, les capitaux rares et la main-d’œuvre chère, n’a aucun avantage à se livrer à la grande industrie ; mais il faut reconnaître qu’une telle contrée a le plus indispensable besoin de fabriques grossières et qu’elle a parfois même de grandes facilités pour réussir dans le premier degré d’élaboration, si ce n’est de fabrication. Vers la fin du XVIIe siècle on crut remarquer que les draps d’Irlande et d’Amérique chassaient les draps anglais de quelques marchés étrangers ; aussitôt, en 1699, on défendit rigoureusement sous peine de confiscation et d’amende l’exportation des articles de laine de quelque colonie que ce soit. « L’exportation d’une province à l’autre par eau et même le transport par terre, à chariot, ou à dos de cheval, des chapeaux, des laines et lainages du produit de l’Amérique » (Adam Smith, t. II, p. 365) fut également prohibé. On ne pouvait agir aussi arbitrairement avec l’Irlande ; on connaît la célèbre adresse du Parlement anglais contre la fabrication alors très florissante de la laine en Irlande ; Guillaume III y répondit par ces mémorables paroles : « I will do all that in me is, to discourage the woollen manufacture in Ireland. » La prohibition fut exécutée en Amérique avec une grande rigueur. Même pour leur usage les matelots anglais ne pouvaient s’y pourvoir d’articles de laine pour plus de 40 shellings. Ces restrictions rigoureuses de la part de la métropole suffisent à prouver que la fabrication de la laine convenait parfaitement aux colonies d’Amérique, qu’elles avaient toutes les conditions nécessaires pour y réussir. Cette fabrication aurait été un très grand encouragement à l’élève du bétail et par conséquent à l’agriculture ; c’était donc leur faire un tort considérable que de la leur défendre. En 1719 passa un bill qui interdisait d’élever dans les colonies des forges ou fourneaux pour faire l’acier ainsi que des moulins de fonderie : « forge going by water or other uvorks whatsoever » ; une pareille loi devait prohiber non seulement la production des articles de fer, mais encore la construction des navires en Amérique. Bien plus, aux termes de la loi, il n’était pas permis aux colons de faire un clou, un anneau ou un fer à cheval, bien que la fabrication sur les lieux de pareils objets soit complètement indispensable à l’industrie agricole. On alla dans cette voie jusqu’aux plus grandes minuties : en 1732 on décida que tout chapelier des colonies devait avoir fait un apprentissage de sept ans et qu’il ne pouvait avoir plus de deux apprentis. Un tel règlement rapproché de la loi qui interdisait le transport des chapeaux d’une colonie dans l’autre, indique nettement l’intention systématique de détruire toute industrie chez les colons. Ces prohibitions frappaient surtout l’Amérique continentale : en voici une qui s’adressait uniquement aux Antilles et qui fut une des causes d’arrêt dans leur développement. Le raffinage du sucre était, en fait, interdit aux planteurs par des droits énormes : tandis que le sucre moscouade des colonies ne payait en Angleterre que 6 shellings 4 pences et le sucre blanc 21 shellings, le sucre raffiné en pains était soumis à une taxe de 82 shellings 5 pences le centner. C’était causer aux plantations un préjudice considérable, car le raffinage du sucre est une opération très simple et qui se fait sur les lieux à peu de frais. Mais on voulait fournir plus de travail aux raffineurs de la mère patrie et plus de fret à la marine. On a attribué à une plus grande liberté sur ce point la prospérité supérieure des îles françaises. Brougham a trouvé une comparaison frappante qui montre l’absurdité des règlements par lesquels il est interdit aux planteurs de raffiner leur sucre ; autant vaudrait, dit-il, interdire l’exportation de la farine des contrées à blé, bien pourvues en cours et en chutes d’eau et par conséquent en moulins hydrauliques pour donner le monopole de la minoterie à une autre contrée pourvue seulement de moulins à vent. 

La contrepartie des règlements qui prohibaient les manufactures aux colonies se trouve dans les faveurs et les primes qui encourageaient la production de certaines denrées et de certaines matières premières, dont les marchands de la métropole avaient spécialement besoin pour leur fabrication. Sous Charles II, on frappe la culture du tabac dans la métropole et l’on finit par l’interdire complètement, par faveur, disait-on, pour la Virginie et le Maryland. Au commencement du XVIIIe siècle on accorda une prime pour l’importation en Angleterre des munitions navales d’Amérique, mâts, vergues, goudron, térébenthine. Ces deux règlements ne venaient pas d’un sentiment de bienveillance et d’intérêt pour le progrès des colonies. Le premier, qui prohibait la culture du tabac dans la métropole, avait été inspiré par des raisons principalement fiscales, parce qu’on pensait qu’il serait plus facile de percevoir les droits sur le tabac uniquement à son importation. Le second règlement, qui fondait une prime pour les matériaux de construction d’Amérique, était une réponse à une hausse de prix de la compagnie suédoise, qui jusque-là fournissait presque exclusivement les marchés d’Angleterre. En 1748, à la prière commune des commerçants de la Caroline et des teinturiers d’Angleterre, on accorda une prime pour l’indigo qui serait exporté directement des colonies pour la mère patrie. En 1764 ce fut au lin et au chanvre des colonies qu’une prime fut accordée. Dès 1737 une adresse au Parlement, vivement soutenue par la presse, réclamait des primes et des droits protecteurs pour les fers bruts coloniaux. Mais la résistance des propriétaires de forêts et de minerais de fer en Angleterre empêcha le succès de cette adresse. En 1770 on accordait une prime pour l’importation en Angleterre de la soie brute d’Amérique. Ces primes étaient souvent fort considérables, mais elles n’étaient pas créées pour durer éternellement ; c’était, dans l’intention des hommes d’État d’Angleterre, non une mesure permanente, mais un expédient temporaire, destiné à susciter et à développer certaines productions aux colonies, et à les protéger dans la période de leur enfance. Les mêmes règlements qui les instituaient, fixaient un terme à leur durée. Lors du traité de paix avec les colonies dissidentes d’Amérique, la plupart de ces primes étaient légalement éteintes. L’autre forme de faveur pour les produits coloniaux, c’étaient les droits différentiels qui frappaient les produits similaires étrangers ; le sucre moscouade étranger devait payer le double de celui des colonies ; le café étranger paya 140 shellings le centner pendant que le café colonial ne payait que 56 shellings ; on arriva au commencement de ce siècle à établir un droit de 55 shellings sur les bois de construction d’Europe pendant que ceux des colonies ne payaient que 10 shellings. Ainsi s’achevait lentement dans l’espace d’un siècle et demi le laborieux échafaudage de restrictions et de primes, de prohibitions et de droits différentiels qui constitua le pacte colonial. D’un côté, interdiction aux colonies de s’adonner aux manufactures, et obligation, sauf quelques exceptions, de se fournir d’objets manufacturés anglais ; de l’autre côté, faveurs spéciales accordées aux colons pour la production de certains produits naturels nécessaires à la métropole, et obligation pour la mère patrie de prendre les denrées coloniales de préférence aux denrées étrangères. On se persuadait en Angleterre qu’on était ainsi arrivé au système le plus parfait et le plus pratique qui pût être mis en application dans un grand empire possédant de grandes colonies ; on croyait également satisfaire la justice et l’intérêt bien entendu des deux parties, et l’on contemplait avec admiration ce régime que l’on croyait d’autant plus sage qu’il était plus compliqué, et auquel quatre ou cinq générations de politiques déliés et subtils avaient à l’envi mis la main. 

Mais les colons ne partageaient pas cette satisfaction facile, qui était de tradition dans la métropole. Leur mécontentement sourd et continu se manifestait par une résistance persistante, quoique obscure. Quand le board of trade and plantations réclamait des gouverneurs un rapport sur l’état des métiers dans les colonies, ces rapports étaient toujours d’une brièveté pleine d’aigreur et l’on y cachait ou dissimulait tout ce que l’on pouvait dissimuler ou cacher. Les colonies à charte et entre autres le Connecticut refusaient parfois de répondre. Ces entraves et ces prohibitions que la mère patrie imposait aux colonies avaient engendré une irritation générale et continue, comme un levain de rébellion qui n’attendait qu’une occasion pour se révéler au grand jour. Les observateurs sagaces qui parcouraient l’Amérique vers le milieu du XVIIIe siècle étaient fortement frappés de ces symptômes. Quand le voyageur suédois, Peter Kalm, visita New-York en 1748, il y remarqua la vivacité de l’opinion publique contre la métropole par suite de ces restrictions apportées à l’industrie. « J’ai entendu dire, non seulement à des personnes nées en Amérique, mais encore à des émigrants anglais, et cela ouvertement, que d’ici à 30 ou 40 ans les colonies anglaises du Nord de l’Amérique formeront probablement un État indépendant de la mère patrie. » Le mécontentement était grand, surtout dans la Nouvelle-Angleterre, de toutes les colonies la plus propre aux manufactures. Ce n’était pas seulement dans la fabrication des objets manufacturés que les colons se trouvaient frappés, c’était encore dans la navigation. La métropole prenait à tâche de la décourager. Malgré l’étendue de leurs côtes, le nombre infini de leurs ports, l’abondance de leurs bois de construction et de leurs mines de fer, le voisinage des pêcheries, la proximité des Antilles, en dépit de tous ces avantages naturels, les colons se voyaient systématiquement éloignés d’une industrie dans laquelle ils avaient tant de supériorité. En 1672, année où l’on s’occupa de créer la pêche à la baleine, les pêcheurs coloniaux furent taxés à 6 shellings par tonne d’huile, alors que les pêcheurs métropolitains n’étaient soumis à aucun droit. Le statut 12, George II, c. 30, qui ouvrit aux sucres coloniaux tous les marchés étrangers, exclut du trafic direct tous les vaisseaux construits dans les colonies d’Amérique ou appartenant aux colons. On faisait profession en Angleterre de mépriser complètement les colonies continentales. Roscher affirme avoir trouvé dans beaucoup d’écrits du temps cette pensée que la Nouvelle-Angleterre n’avait de valeur pour la GrandeBretagne qu’en tant qu’elle pouvait fournir du blé, de la viande et du bois aux Indes occidentales. Loin de s’adoucir, le système de restrictions s’aggravait d’année en année. Après la guerre de Sept ans le ministère de lord Granville réorganisa d’une manière plus sévère la police des côtes, ce qui fit sentir davantage aux colonies le poids des entraves qu’on leur imposait. On ne peut douter qu’en dehors de toute question de taxe, ce redoublement de rigueur, comblant la mesure du mécontentement presque séculaire, n’ait été pour beaucoup dans la révolution d’Amérique. Et cependant, en Angleterre, tout le monde fermait les yeux. Le grand défenseur des colonies, lord Chatam, lui-même, ne comprenait pas la véritable cause de leurs maux et de leur irritation. Il s’opiniâtrait à ne voir qu’une question d’impôts là où tout le régime économique était en question. Lui aussi, il s’écriait en plein Parlement que les colons d’Amérique ne devraient pas même fabriquer un clou ou un anneau de fer ; si grande est la puissance des préjugés traditionnels qu’ils dérobent aux esprits les plus droits et les plus fermes la notion exacte de l’équité et la conception juste de l’intérêt véritable. 

On ne peut échapper à un sentiment d’inquiétude et d’effroi en voyant quelles déceptions et quels démentis les événements infligent aux politiques les plus célèbres. La révolution d’Amérique, qui couvait depuis plus d’un demi-siècle, qu’un voyageur suédois annonçait dès 1748 et que Turgot prédisait également en 1750, personne, en Angleterre, ne l’avait prévue. Les conséquences de cette même révolution en train de s’effectuer, il n’est pas un homme d’État dans toute l’Angleterre, si fertile alors en politiques, qui les ait entrevues avec quelque justesse. La même irréflexion et la même précipitation de jugement, qui faisait regarder les colonies continentales comme d’une importance médiocre en 1773, une fois que le mouvement d’insurrection se fut propagé et que la séparation devint à craindre, porta les esprits à croire tout perdu, et le commerce et l’industrie nationale ruinés pour jamais. Sauf deux économistes, Josiah Tucker et Adam Smith, il y avait unanimité parmi les commerçants, les écrivains, les législateurs et les ministres pour annoncer qu’échappée au joug de la métropole et aux restrictions mercantiles, l’Amérique devenait pour l’Angleterre un marché fermé. Quand on traita dans la chambre basse de la reconnaissance des colonies révoltées, un membre demanda si l’on admettait qu’un géant pût, de son propre gré, se réduire à la taille d’un nain. Les habitants de Bristol s’imaginaient que, dans le cas de l’indépendance de l’Amérique, leur port deviendrait désert et que ses revenus ne suffiraient plus aux frais d’entretien. 

Or, dans toute l’histoire moderne, il n’est pas un fait qui prouve d’une manière plus évidente l’inanité et l’absurdité même du vieux système colonial que le changement qui se manifesta dans les relations commerciales de l’Angleterre et de l’Amérique après le traité de paix de 1783. Les relations entre les deux pays, loin de cesser, se multiplièrent. L’analogie des mœurs, la communauté des langues, et plus encore les habitudes commerciales invétérées, rattachaient l’un à l’autre les deux pays par un lien beaucoup plus fort que le pacte colonial. C’était toujours en Angleterre que les Américains trouvaient le plus long crédit et au meilleur marché. L’exportation de l’Angleterre pour les États-Unis, qui de 1771 à 1773 avait été, en moyenne, de 3 064 000 livres sterling, monta, dès 1784, à 3 359 864 ; c’était d’autant plus remarquable, que dans les années qui avaient précédé la lutte, les colons avaient énormément importé en prévision des troubles et de l’interruption des communications ; au contraire, immédiatement après la guerre, l’Amérique naturellement était appauvrie. En 1806, l’exportation de l’Angleterre pour les États-Unis était de 12 389 000 liv. sterling. Le total des exportations anglaises, dans les années 1771-1773, était, en moyenne, de 16 027 937 livres et en 1806, de 38 732 000 livres. Ainsi le commerce avec l’Amérique affranchie s’était augmenté dans une proportion double du commerce avec le reste du monde, y compris les colonies fidèles. Quelques années après la paix, les habitants de Bristol, qui s’étaient montrés si inquiets de la reconnaissance de l’Amérique, adressaient une supplique au Parlement à l’effet de pouvoir agrandir leur port devenu insuffisant par l’augmentation du nombre de vaisseaux. On sait dans quelles proportions, depuis lors, s’avivèrent et se multiplièrent les échanges entre les deux contrées. Échappées aux restrictions qui gênaient son industrie, son commerce et par contre-coup son agriculture, car l’agriculture ne peut prospérer et progresser sans un certain degré de commerce et d’industrie, l’Amérique grandit et s’enrichit dans une proportion inouïe. L’Angleterre dut éprouver qu’il vaut mieux, pour une contrée manufacturière, avoir un client riche qu’un client pauvre, alors même que ce client riche fabriquerait certains produits qu’il avait auparavant l’habitude d’acheter à la contrée manufacturière ; il vaut mieux également, pour une contrée industrielle, qui a besoin de matières premières, être en relations avec une nation agricole florissante qu’avec une nation agricole dans la gêne, alors même que la nation agricole florissante vendrait à toutes les nations quelques-uns de ses produits qu’elle vendait auparavant exclusivement à la contrée industrielle à laquelle elle était liée. 

Cependant, longtemps encore après la reconnaissance de l’indépendance de l’Amérique, l’Angleterre persévérait dans son vieux système colonial ; la permanence de ce lien suranné fut une des causes de la ruine des Antilles anglaises. Si florissantes à la fin du XVIIe et au commencement du XVIIIe siècle, vers 1750 elles commencèrent à subir un temps d’arrêt. La cause principale était le développement rapide des îles françaises. Nous verrons dans un des chapitres suivants que, pour la production du sucre, les sols les plus neufs ont des avantages qui défient toute concurrence de la part du capital et de l’habileté. La Jamaïque devait donc céder le pas à Saint-Domingue par la simple raison que, mise en culture la première, elle devait être plutôt épuisée par cette exploitation sans ménagement qui est de tradition aux colonies. À ce désavantage naturel les règlements de la métropole ajoutaient de nouvelles causes d’infériorité. La prohibition de raffiner le sucre sur les plantations, qui s’appliquait à toutes les colonies anglaises, tandis que pendant longtemps elle fut inconnue dans les françaises, plaçait la Jamaïque, la Barbade et les autres îles de l’Angleterre dans des conditions très mauvaises relativement aux îles de la France. Aussi les planteurs se plaignaient-ils. Pour leur donner en partie satisfaction, on permit l’exportation du sucre pour toutes les contrées du monde ; mais « les restrictions, dit Adam Smith, avec lesquelles cette liberté a été accordée, l’ont rendu, en grande partie, sans effet ». Les jalousies les plus vives existèrent entre les Antilles anglaises et les colonies continentales ; les premières se plaignaient de ce que les colons du continent fissent commerce avec les îles françaises, d’où ils remportaient en échange de leurs bois et de leurs grains, du rhum et même du sucre. Les colonies du continent invoquaient la nécessité de placer leurs produits et d’avoir du rhum à bon marché pour leur trafic avec les Indiens et pour les pêcheries. Chacune des deux parties faisait valoir auprès de la métropole la quantité d’objets manufacturés qu’elle tirait d’Angleterre et la quantité de métaux précieux qu’elle y versait. La mère patrie se décida d’abord pour les Antilles, qui lui paraissaient des colonies plus importantes. La séparation de l’Amérique fut un coup terrible pour les Antilles anglaises, non seulement parce que les États-Unis purent alors se fournir de rhum et de sucre à Saint-Domingue, mais surtout parce que les règlements coloniaux obligèrent les Indes occidentales anglaises à faire leur provision de vivres et de combustible au Canada qui était loin et non aux États-Unis qui étaient tout près. Le cours naturel du commerce fut ainsi interverti au grand détriment des Antilles. En 1772, sur 1 208 chargements de bois et de vivres qui vinrent du continent américain anglais aux îles anglaises, il n’y en avait que deux qui provinssent du Canada et de la Nouvelle-Écosse ; et cependant ce fut au Canada et à la Nouvelle-Écosse qu’après la révolution d’Amérique les Antilles furent obligées de s’approvisionner. Ce fut pour elles une cause de ruine. En outre, dans les années 1779-1782, il y eut au Canada une cherté de grains qui en fit défendre l’exportation ; les îles anglaises furent réduites à la famine. En fait, avant comme depuis l’indépendance de l’Amérique, c’était la Pennsylvanie et les provinces avoisinantes qui fournissaient le fond de la consommation des îles anglaises. Seulement ces produits volumineux, le blé, le riz, les bois, n’en pouvaient être transportés directement ; il fallait faire un détour par Montréal : quelle augmentation de frais ! C’est comme si les vaisseaux de charbon de Newcastle, dit avec raison Roscher, étaient tenus de passer par Gibraltar pour se rendre à Londres. Le renchérissement considérable de ces denrées de première nécessité et dont dépendait la nourriture des esclaves des îles, c’est-à-dire l’entretien des moyens de production, n’était pas encore le plus grand mal de ces mesures aussi insensées qu’iniques. Quand une partie des Antilles, comme cela arrive souvent, était menacée de famine par un ouragan, qui détruisait ou avariait les provisions, l’éloignement du Canada, dont le principal fleuve, le Saint-Laurent, était chaque hiver fermé par la glace pendant quatre ou cinq mois, causait aux îles anglaises un préjudice inappréciable. On dit que, à la Jamaïque, de 1780 à 1787, plus de 15 000 nègres périrent par mauvaise nourriture ; et ce défaut de nourriture insuffisante provenait des difficultés de l’approvisionnement qui devait se faire au loin, et aussi de ce que le monopole avait développé outre mesure la culture de la canne à sucre dans les îles, si bien que celles-ci étaient devenues de véritables usines où il n’y avait ni place, ni bras pour la production des subsistances. Les planteurs ne cessaient de se plaindre qu’on sacrifiât leurs intérêts à la prospérité de la marine canadienne. Mais on était persuadé, dans la mère patrie, que le Canada serait plus porté à l’indépendance que les Antilles qui regorgeaient d’esclaves ; et pour cette raison on croyait d’une bonne politique de protéger la marine canadienne aux dépens de la subsistance des habitants des îles à sucre ; ces règlements homicides duraient encore sous Huskisson. C’est ainsi que le système mercantile, appliqué par l’Angleterre avec une rigueur excessive, fut pour les colonies soit une cause de lenteur dans leur développement, soit une cause de rapide décadence. 

Il convient de se demander quels avantages l’Angleterre retira de ses colonies et du régime auquel elle les soumit. Dans la seconde partie de cet ouvrage nous traiterons d’une manière complète et au point de vue général la question si importante de l’influence que les colonies exercent, d’ordinaire, sur les métropoles. Nous ne voulons donc étudier dans ce chapitre qu’à un point de vue particulier et restreint les conséquences de la colonisation anglaise pour l’Angleterre même. Si l’on se reporte au tableau que nous avons dressé plus haut de la situation économique de l’Angleterre à la fin du XVIe et au commencement du XVIIe siècle, on découvrira sans peine quelques-uns des effets bienfaisants de la fondation des colonies anglaises sur l’état social et économique de la mère patrie. Il est hors de doute, selon nous, que l’émigration qui fut dès l’abord considérable, infiniment plus que dans tout autre temps sauf au XIXe siècle, n’ait eu une influence heureuse sur la métropole. On peut juger de l’étendue de l’émigration par ces trois faits, que la Barbade, d’après Merivale, avait en 1650, c’est-à-dire 25 ans à peine après son occupation, une population de 50 000 blancs, le Maryland 20 ans après le premier établissement comptait plus de 12 000 colons, et que 20 ans également après la fondation de la colonie du Massachusetts, les colons quittaient la baie, qui regorgeait de population, pour se déverser dans le New-Hampshire. Ces faits laissent croire à un courant d’émigration régulier et considérable, qui détourna vers l’Amérique une portion des forces oisives en Angleterre, qui dégagea en partie le marché du travail alors si encombré dans cette contrée, et qui, en transportant au-delà des mers une partie des éléments perturbateurs ou dissonants au point de vue politique, religieux et social, contribua à prévenir ou à atténuer les crises politiques et économiques. La fondation des colonies anglaises apporta, toutefois, à l’Angleterre des avantages plus grands et plus permanents. « Les avantages généraux, que l’Europe, considérée comme un seul grand pays, a retirés de la découverte de l’Amérique et de sa formation en colonies, dit Adam Smith, consistent en premier lieu dans une augmentation de jouissances et en second lieu dans un accroissement d’industrie. » Il est incontestable, en effet, que le produit superflu de l’Amérique importé en Europe fournit aux habitants de cette partie du monde une foule de marchandises nouvelles, qui ne pourraient être produites dans nos climats et qui contribuent à augmenter nos jouissances. Il est tout aussi évident, d’autre part, que ces marchandises spéciales aux colonies ne se pouvant acheter qu’avec les produits manufacturés d’Europe, il en résulte un grand essor pour l’industrie européenne, une demande nouvelle et intense pour les produits de nos manufactures et par conséquent un accroissement de profits et de salaires pour les fabricants et les ouvriers européens. La fondation des colonies présente donc deux avantages inappréciables : c’est un champ de production plus fécond où le travail et les capitaux de ceux qui s’y portent sont plus amplement rémunérés ; c’est de plus pour les vieilles contrées l’ouverture d’un marché, qui grandit rapidement et où la demande des produits manufacturés européens devient de plus en plus intense.

Mais « le commerce exclusif des métropoles, dit encore Adam Smith, tend à diminuer à la fois les jouissances et l’industrie de l’Europe en général et de l’Amérique en particulier, ou au moins il tend à les tenir au-dessous du degré où elles s’élèveraient sans cela. C’est un poids mort qui pèse sur l’action d’un des principaux ressorts dont une grande partie des affaires humaines reçoit son impulsion. » C’est cette assertion que nous allons examiner. Étant admis, ce qui ne se peut nier, que le commerce et l’industrie de l’Angleterre prirent un essor très considérable par l’étendue de ce marché qu’elle s’était fondé au-delà des mers, nous nous demanderons si toutefois le développement économique et l’accroissement de prospérité de ce pays n’eussent pas été supérieurs encore sans les restrictions nombreuses et le système artificiel dans lequel il enchaîna ses colonies. 

Adam Smith sur ce point est si complet et entre dans des détails si précis, que nous pouvons nous borner à glaner dans cette ample récolte d’observations fines, pleines de sagacité et d’exactitude. Le privilège de la métropole renchérissait toutes les denrées étrangères pour les colonies et toutes les denrées coloniales pour l’étranger. La conséquence en était aux colonies une diminution non seulement de la consommation ou des jouissances mais de la production ou des richesses. Les toiles d’Angleterre, par exemple, étant plus chères que celles d’Allemagne, l’obligation pour le colon de se vêtir des premières constituait un véritable impôt dont l’effet inévitable était de le forcer soit à être moins bien vêtu, soit à dépenser pour son vêtement une somme plus considérable et à limiter, par conséquent, d’autant ses autres dépenses de consommation ou la part de revenu qu’il consacrait à l’épargne. Tout renchérissement des marchandises nécessaires ou utiles a, en définitive, pour effet inévitable de rendre l’épargne plus difficile et, par conséquent, de ralentir l’accumulation des capitaux. Or, l’accumulation des capitaux est dans toutes les contrées et spécialement dans les contrées nouvelles le nerf de la civilisation et le ressort du progrès. D’une autre part, la prohibition de manufacturer la laine, de faire des chapeaux autrement que pour la consommation du district même, de donner au fer les premiers degrés de fabrication, empêchaient les colons de tirer de leurs matières premières tout le profit qu’ils eussent pu en attendre. L’élève du bétail, l’exploitation des gisements de fer en étaient, en fin de compte, moins productifs : de pareils règlements agissaient comme des causes naturelles qui eussent tout à coup frappé les gisements de fer en Amérique et les eussent rendus moins riches, ou qui eussent fait la laine des troupeaux américains moins belle et à moins bon marché. Il en résultait que les profits de ceux qui se livraient à ces industries étaient amoindris et qu’on était moins porté à étendre et à développer ces branches de production. C’est ce qui est encore plus sensible pour la prohibition de raffiner le sucre. D’un côté ce raffinage eût pu se faire à meilleur marché aux colonies, sans quoi la prohibition eût été inutile : c’était donc frapper directement les planteurs en leur enlevant un profit légitime et que la nature elle-même mettait entre leurs mains ; c’était d’un autre côté frapper les consommateurs de la métropole en renchérissant pour eux ce produit si utile. Il y avait dans une telle prohibition trois causes de renchérissement : d’abord l’opération du raffinage se serait faite sur les lieux à moins de frais, les déchets eussent été mieux utilisés ; puis le transport était singulièrement renchéri par l’excédent de volume et de poids du sucre brut sur le sucre raffiné, et enfin le planteur qui se voyait enlever une partie de ses profits était moins sollicité à étendre sa production. C’est le cas de répéter le mot d’Adam Smith, que de pareils règlements agissaient comme « un poids mort qui pesait sur le ressort » dont la prospérité coloniale reçoit son impulsion. Il est vrai que la nuisance portée aux colonies du chef de ces règlements prohibitifs fut en partie atténuée par des faveurs et des primes accordées à certains produits coloniaux. Nous avons vu que l’exportation de certaines marchandises, le fer, le bois, l’indigo, avaient été l’objet de diverses mesures d’encouragement et de protection : la liberté d’exportation laissée aux principaux produits bruts, grains, bétail vif ou mort, tendait encore à rendre moins difficile la condition des colonies, mais ce n’était pas suffisant pour balancer le préjudice qui résultait de l’interdiction de manufacturer leurs produits. L’exportation du blé favorisait la culture : les primes à l’exportation du bois poussaient au défrichement. Mais, d’un autre côté, l’interdiction d’exporter certaines denrées au nord du cap Finistère, c’est-à-dire dans les pays riches et manufacturiers qui en avaient le plus besoin et qui eussent été le plus à même de les payer, agissaient en sens contraire. Ce qui arrêtait le plus le développement des colonies, c’était l’interdiction de manufacturer leurs produits. On peut dire avec raison qu’une contrée nouvelle n’a ni assez de capitaux, ni assez de bras, ni assez d’habitude et de capacité industrielles, pour réussir dans la grande industrie, que tout son avenir est dans l’exploitation des terres qu’elle a en abondance, et que se détourner de la culture du sol pour se livrer aux manufactures, ce serait dans de pareilles conditions lâcher la proie pour l’ombre. Nous n’hésitons pas à reconnaître l’exactitude de cette observation, à la condition toutefois qu’on ne la dénature pas en l’exagérant. En dehors de la grande industrie, qui ne peut réussir que montée sur une grande échelle et dans une contrée très développée sous le rapport de la population, des capitaux, de l’expérience, des traditions et des mœurs industrielles, il y a comme une industrie primaire, qui est indispensable à toutes les contrées, si primitives qu’elles puissent être, et qui est l’auxiliaire essentiel de la culture, du défrichement et de la mise en rapport des produits naturels. Sans ce premier degré de manufactures, sans cette élaboration élémentaire donnée sur les lieux aux produits bruts, il est difficile qu’un peuple puisse s’enrichir et croître : nous ne doutons pas que le développement des colonies d’Angleterre n’eût été singulièrement ralenti, si la métropole eût pu faire appliquer rigoureusement et toujours ces règlements sauvages qui défendaient aux colons de fabriquer, ainsi que le disait lord Chatam, soit un clou, soit un fer à cheval. Au point de vue des importations des produits étrangers dans les colonies, nous avons vu que par le système des drawbacks longtemps appliqué de la manière la plus libérale, la métropole favorisait les consommateurs coloniaux : mais que dire de l’obligation imposée à tous les navires, en provenance de l’étranger et en destination des colonies, de passer par l’Angleterre et d’y déposer sur la côte leurs marchandises pour les reprendre ensuite et continuer leur trajet ? N’est-ce pas là encore, selon l’expression si littéralement exacte d’Adam Smith, un poids mort qui pesait sur le ressort d’où l’industrie des colons recevait son impulsion ? 

L’Angleterre profitait-elle, et dans quelle proportion, de ces règlements oppressifs pour les colons ? Il est incontestable que les citoyens de la métropole pouvaient, grâce à ce système, avoir les produits des colonies anglaises à meilleur marché que les habitants des pays étrangers et que, d’un autre côté, ils pouvaient également, du moins après la suppression des drawbacks, avoir les produits étrangers à meilleur marché que les colons. Cet avantage purement relatif frappait beaucoup les politiques du XVIIIe siècle, mais nous avons vu que sans les restrictions mises sur l’industrie et le trafic des colonies les produits coloniaux seraient devenus plus abondants et à meilleur marché. Dans un tel état de choses la métropole eût acheté les denrées au même prix, il est vrai, que l’étranger, mais moins cher qu’elle ne les achetait sous le régime mercantile : on consentait donc à payer les produits coloniaux cher, à condition que les étrangers les payassent encore plus cher. C’était sacrifier un avantage absolu, c’est-à-dire réel, pour un avantage relatif, c’est-à-dire de vanité et d’imagination. 

La marine anglaise retirait-elle un grand profit des règlements qui prohibaient aux Antilles le raffinage du sucre et qui interdisaient le trafic direct entre les pays étrangers et les colonies, forçant les vaisseaux qui faisaient ce trafic à relâcher dans les ports d’Angleterre ? Au premier abord, on serait tenté de croire que ces mesures, si nuisibles qu’elles fussent aux colons, étaient avantageuses aux marins de la métropole : elles contribuaient, en effet, en leur livrant le sucre brut au lieu du sucre raffiné, à augmenter leur chargement et par suite le fret, et, d’un autre côté, en allongeant le trajet du continent européen en Amérique, à augmenter le prix des transports. À regarder de près, cependant, on arrive à penser ou que ces règlements ne servirent pas la marine métropolitaine dans la mesure qu’on le croit ordinairement, ou plutôt ne lui servirent pas du tout, ou peut-être même qu’ils lui portèrent un véritable détriment. Le sucre, en effet, n’est pas une de ces marchandises dont la consommation soit fixe et invariable : essentiellement utile et agréable, d’un goût et d’un besoin universels, cette denrée trouve un débit d’autant plus grand que le prix en est moins élevé, ce qui permet de croire que si le prix de cette marchandise n’avait pas été artificiellement élevé par les règlements qui prohibaient le raffinage aux colonies, la consommation en aurait été notablement augmentée dans la métropole. La marine anglaise n’aurait donc pas cessé de trouver dans le transport de cette denrée un fret considérable ; les consommateurs auraient eu le sucre à meilleur marché ; et les planteurs, libres de se livrer sur les lieux à cette industrie facile, auraient pu augmenter leur production sans la renchérir, et trouver dans l’accroissement de leurs affaires un surcroît de profit ; producteurs, intermédiaires, consommateurs y auraient également gagné. Quant à la prohibition du trafic direct entre le continent européen et les colonies et à l’obligation du circuit par la métropole, il nous paraît incontestable que la marine anglaise fut la première à souffrir de cette mesure prise pour la favoriser. En effet, il en résultait que les marchandises européennes autres que les anglaises, en destination des colonies, et les marchandises coloniales en destination des pays de l’Europe autres que l’Angleterre, se trouvaient grevées d’un fret très considérable qui les renchérissait en proportion de leur volume et de leur poids. Or, on sait que les denrées coloniales sont d’un poids considérable relativement à leur valeur et que, de plus, les produits manufacturés qu’on importe dans les colonies nouvelles sont, en général, des objets assez grossiers ayant peu de valeur pour beaucoup de volume : le renchérissement produit par l’obligation du circuit était donc considérable sur les unes et les autres de ces marchandises, ce qui tendait à diminuer notablement la quantité des denrées coloniales qui s’exportaient pour les pays étrangers et la quantité des marchandises étrangères qui s’exportaient aux colonies. Les échanges entre les colonies anglaises et les pays d’Europe autres que l’Angleterre étaient donc beaucoup moins nombreux qu’ils ne l’eussent été si l’on avait permis le trafic direct, et la marine avait par conséquent une bien moins grande quantité de transports à effectuer, et, par suite, un fret beaucoup moins considérable. Cela est si vrai qu’on reconnut l’inconvénient de ce système relativement à certaines marchandises et qu’on fut obligé d’y faire des dérogations. C’est ainsi que le riz fut dispensé, en 1730 et en 1735, de l’obligation du circuit par l’Angleterre : on s’était aperçu que l’obligation du circuit équivalait, pour une marchandise d’un si grand poids relativement à sa valeur, à une prohibition absolue de l’exportation pour les pays étrangers. Il n’en est pas moins vrai que jusque en 1730 le riz, étant soumis à l’obligation du circuit, ne s’exportait pas et que la marine anglaise se trouvait par conséquent privée d’un transport avantageux qui eût donné lieu à un fret considérable, en même temps que le producteur des colonies se voyait empêché de placer d’une manière profitable l’un de ses principaux produits, et que les consommateurs d’Europe manquaient d’une denrée alimentaire saine et à bon marché. Il n’y a pas de doute que beaucoup d’autres produits coloniaux se trouvaient, par l’importance de leur poids relativement à leur valeur, dans des conditions voisines de celles du riz, si ce n’est analogues, et que, aucun règlement spécial n’étant intervenu pour les dispenser du circuit obligatoire, ils ne pouvaient s’exporter ou ne s’exportaient, du moins, qu’en très petite quantité. Ainsi la marine anglaise était privée de transports importants par l’effet même des règlements qui avaient pour but de la favoriser. 

Le monopole du commerce colonial, selon Adam Smith, et les grands profits qui en résultèrent, éloignèrent les capitaux des branches de commerce non privilégiées ou du moins tendirent à y faire hausser les profits dans une proportion notable, ce qui constitua une cause d’infériorité pour l’industrie anglaise relativement aux industries du continent. Cette conséquence du monopole colonial, sur laquelle Adam Smith a beaucoup appuyé, a été niée depuis par beaucoup d’économistes. Quant à nous, nous inclinons à croire à son exactitude. Il nous paraît incontestable que l’acte de navigation qui éloigna subitement toutes les nations de l’Europe du trafic avec les possessions anglaises d’Amérique, causa dès l’abord dans l’industrie britannique une véritable perturbation, dont nous donnerons plus bas des preuves, et que cette perturbation se prolongea longtemps parce que, selon la remarque de Roscher, la production des colonies et le commerce que l’on fait avec elles est en bien plus grande croissance que le capital dans la mère patrie. L’Angleterre était donc forcée de restreindre d’autres branches de production. Il en résulta que toutes les branches d’industrie non privilégiées et exposées à la concurrence des étrangers tombèrent en souffrance. En un mot, l’acte de navigation et ses compléments développèrent le commerce colonial, mais aux dépens de tous les autres emplois de capitaux. Aussi voit-on que l’Angleterre, au XVIIIe siècle, était loin d’avoir la supériorité industrielle qu’elle acquit depuis ; notamment pour l’industrie des tissus qui prit chez elle dans ce siècle un si grand essor, elle ne pouvait alors supporter la concurrence de la Hollande ou de l’Allemagne. 

L’étude du système colonial anglais nous impose l’examen d’une autre question très controversée même de nos jours. Toutes les restrictions imposées au commerce anglais ont eu leur origine dans l’acte de navigation dont le principal objet était de relever et de développer la marine anglaise. Il importe de rechercher quel fut, en effet, dans le développement et la grandeur de la marine d’Angleterre, la part des règlements de la République et des Stuarts. Dès le principe ce fut là un sujet de controverse. Un des écrivains du XVIIIe siècle les plus experts en pareille matière, sir Josiah Child, dans son discourse of trade (1669), prétend que sans l’acte de navigation qu’il appelle la magna carta de la marine anglaise, l’Angleterre n’eût pas eu la moitié du nombre de vaisseaux et de marins qu’elle eut plus tard. Un grand politique du même temps, qui, plus d’une fois, s’est fait remarquer par la justesse précoce de ses vues en affaires commerciales et d’économie politique, Jean de Witt, dans ses mémoires, se montre de l’avis de sir Josiah Child. Enfin Adam Smith lui-même, soit par esprit de timidité et de ménagement calculé, soit par conviction réelle, finit par se ranger à l’opinion de ceux qui accordent à l’acte du Long Parlement l’honneur d’avoir créé la puissante marine d’Angleterre. Il faut avouer que l’opinion de la plupart des contemporains de ces mesures fut bien différente de celle des auteurs que nous venons de citer. L’acte de navigation, à son apparition, excita en Angleterre même les plaintes les plus vives. Toute l’économie du commerce et de l’industrie en fut troublée. Roger Coke (Discourse of trade, 1670) assure, conformément aux probabilités, que la construction des navires fut en 1653 environ de 30% plus chère qu’immédiatement avant l’acte de navigation. Le même auteur ajoute que les salaires des matelots s’élevèrent si rapidement par suite de ces mesures que l’Angleterre perdit pour cette raison le commerce de la Russie et du Groenland qui passa aux Hollandais. Il est donc certain que l’acte de navigation fut, du moins pendant un certain temps, une cause de malaise et de souffrances pour l’Angleterre. Mais comme ce malaise et ces souffrances accompagnent, d’ordinaire, dans une certaine mesure, tout changement notable dans la législation commerciale, que ce changement soit un progrès dans la voie libérale ou un retour à l’esprit restrictif, il n’en résulte pas nécessairement que le but que se proposaient le Long Parlement, Cromwell et les Stuarts, quand ils édictèrent les actes de navigation, n’ait pas été atteint. 

Un économiste contemporain, qui a toujours fait preuve d’un grand penchant à justifier les faits historiques et à indemniser nos pères d’une partie des fautes qu’on leur attribue, Roscher, a donné avec sa sagacité habituelle toutes les raisons qui peuvent faire croire que l’acte de navigation, si nuisible qu’il ait pu être au commerce et à l’industrie en général, a exercé une heureuse influence sur la marine anglaise. Nous reproduisons d’après lui ces raisons : plus le voyage qu’un vaisseau doit faire est long, dit Roscher, plus on doit l’équiper fortement ; d’où il résulte qu’un chiffre donné de tonneaux emploie plus de marins dans le commerce colonial que dans le commerce avec les contrées voisines. Dans un long voyage qui dure six mois les matelots sont bien plus longtemps en service actif et bien moins longtemps dans les ports que pendant trois courts voyages de deux mois : or ce qui forme les matelots, c’est le service sur mer ; pour les longs voyages on emploie des vaisseaux plus grands et d’un plus fort tonnage, qui se convertissent plus facilement en vaisseaux de guerre. Un vaisseau marchand, qui a vingt hommes d’équipage, peut bien plus facilement céder une demi-douzaine de matelots à la marine militaire que cinq vaisseaux marchands qui n’ont que quatre hommes chacun. Enfin les marchandises que l’on exporte pour les colonies ou qu’on y va chercher sont en général d’un volume et d’un poids considérable relativement à leur valeur, ce qui donne un fret plus important. De tous ces arguments il résulte, selon Roscher, qu’au point de vue purement politique et à ne considérer que le développement de la marine militaire, l’Angleterre avait un intérêt évident à se réserver exclusivement le commerce de transport avec ses colonies au risque de perdre ou de diminuer son commerce avec les autres contrées d’Europe. 

Nous ne saurions donner une complète adhésion à ces raisons, si ingénieuses qu’elles puissent être. Les maux de l’acte de navigation au point de vue commercial sont aussi certains que ses bons effets au point de vue politique sont problématiques. Il est incontestable que cet acte produisit, à son origine, une perturbation considérable dans tout le système économique de la métropole ; il nous semble également vraisemblable que la direction artificielle et exclusive imprimée subitement par cet acte à l’industrie de l’Angleterre, dut porter un dommage permanent aux autres industries non privilégiées ; enfin nous croyons, avec Mac Culloch, avec la commission d’enquête de 1847, qu’il est pour le moins douteux que les lois de navigation aient été la cause de la grandeur maritime de l’Angleterre. Leur effet ne s’était pas encore fait sentir au XVIIe siècle, quand Blake, à la tête des flottes anglaises, mettait la Hollande aux abois. Un peuple aussi bien doué que le peuple anglais, aussi actif, aussi persévérant, ayant une étendue de côtes incomparable, possédant des colonies dans le monde entier, sachant s’enrichir sans tomber dans l’inertie ou dans un luxe désordonné, serait certainement arrivé par le cours naturel des choses, grâce à ces avantages de sa situation géographique et au tempérament de sa race, à s’élever au premier rang comme puissance maritime et à réunir dans ses mains la plus grande partie du commerce du monde. Tout au plus peut-on dire que l’acte de navigation eut pour effet d’opérer subitement et au prix de beaucoup de souffrances et de perturbations, ce que le développement régulier et continu de l’industrie de la nation anglaise n’eût pu manquer de produire un peu plus tôt ou un peu plus tard sans la moindre secousse. 

Nous avons examiné en détail les principales questions qui se présentent à l’occasion de la colonisation anglaise ; il en est quelques-unes sur lesquelles nous reviendrons encore à un point de vue plus général dans la seconde partie de cet ouvrage. Nous ne dirons rien de l’empire britannique aux Indes orientales ; cet établissement, dans l’Hindoustan, ne présente aucun des caractères constitutifs de la colonisation proprement dite. Les Anglais n’eurent pas la pensée de s’y approprier les terres pour les cultiver et d’émigrer dans cette contrée pour s’y fixer définitivement eux et leurs enfants. La compagnie anglaise diffère peu de la compagnie hollandaise qui la devança dans ces régions ; nos observations sur l’une s’appliquent également à l’autre. Tout ce que nous avons dit de l’incapacité politique et commerciale de ces immenses compagnies à monopole, du trafic oppressif des employés et des fonctionnaires, de la mauvaise organisation inévitable de ces corporations gigantesques et hybrides, nous n’aurions qu’à le répéter. Plus honnête, en général, dans ses procédés que la compagnie hollandaise, plus ambitieuse aussi de conquêtes et de gloire, la compagnie anglaise devint promptement plus politique que commerciale. L’administration célèbre de Clive et de Hastings, qui jeta tant d’éclat sur le nom anglais, fut, au point de vue du trafic, d’une utilité douteuse et causa à l’Angleterre plus de dangers et de frais que d’avantages réels et permanents. On avait oublié les conseils de sir Thomas Roe et d’Alméida ; on voulut fonder un empire territorial ; combien n’en coûta-t-il pas pour l’acquérir et combien n’en coûte-t-il pas aujourd’hui pour le conserver ! Cette expérience, toutefois, a porté ses fruits. Instruits par les erreurs de nos pères, devenus nous-mêmes plus pratiques et plus modérés, moins épris de fausse gloire, plus respectueux de la justice, nous essayons avec succès de fonder en Orient, sur une politique de bonne foi, de solidarité européenne et de non intervention dans les affaires indigènes, ce trafic que l’on ne croyait possible autrefois d’établir et de développer qu’à l’aide de la ruse, de la violence, de l’oppression des Orientaux et de l’exclusion des autres Européens ; c’est la seule bonne politique commerciale. Mais peut-être était-il nécessaire, pour y arriver, d’apprendre à l’école de l’expérience par les fautes multipliées des Hollandais, des Anglais et des Français dans l’Inde, que c’est folie de vouloir conquérir les peuples pour faire avec eux des échanges lucratifs. 

Si nombreuses, toutefois, et si nuisibles qu’aient été les erreurs de l’Angleterre dans l’organisation commerciale de ses colonies, on ne peut lui refuser une grande supériorité sur toutes les nations de l’Europe. Plus que toute autre, elle entra sérieusement et par une vocation bien déterminée, qui ne se démentit pas un seul jour, dans la voie de la colonisation. Elle n’eut pas pour but de recueillir promptement une moisson d’or ou d’articles rares et de haut prix. Elle fonda ses colonies sur la seule base vraie et durable de prospérité et de grandeur : l’appropriation du sol par des colons européens et le défrichement des terres incultes ; les libertés civiles et administratives, qu’elle ne contesta jamais à ses enfants d’outre-mer, furent les plus précieux encouragements à la colonisation ; cet heureux esprit d’initiative individuelle, ces mœurs de travail et d’économie, ce sens éminemment pratique et sagement progressif, que les générations anglaises se transmettaient les unes aux autres, ce furent là les causes du développement inouï des colonies d’Angleterre.

« De quelle manière la politique de l’Europe a-t-elle donc contribué, soit au premier établissement, soit à la grandeur actuelle des colonies d’Amérique ? D’une seule manière, et celle-là n’a pas laissé d’y contribuer beaucoup : « Magna virum mater. » Elle a élevé, elle a formé les hommes qui ont été capables de mettre à fin de si grandes choses, de poser les fondements d’un aussi grand empire ; et il n’y a pas d’autre partie du monde, dont les institutions politiques soient en état de former de pareils hommes ou, du moins, en aient jamais formé de pareils jusqu’à présent. Les colonies doivent à la politique de l’Europe l’éducation de leurs actifs et entreprenants fondateurs et les grandes vues qui les ont dirigées ; pour ce qui regarde le gouvernement intérieur, c’est presque là tout ce que lui doivent quelques-unes des plus puissantes et des plus considérables. » 

Ainsi parle Adam Smith. C’est le vigoureux tempérament politique et industriel de la mère patrie, qui peut seul assurer la grandeur et la prospérité des colonies.

CHAPITRE V

De la colonisation française.

La France tient dans l’histoire de la colonisation une place infiniment plus grande que celle qu’elle occupe aujourd’hui sur la carte du monde ; entrée en même temps que l’Angleterre dans la carrière des découvertes et des colonies, elle lutta pendant près de deux siècles avec cette puissante rivale et l’on put croire qu’elle l’égalerait toujours si elle ne parvenait même à la surpasser. Et cependant, si vastes que fussent les provinces occupées par les aventuriers français, il était facile de voir que la colonisation, à proprement parler, sauf aux îles des Antilles et dans un territoire étroit au nord de l’Amérique, n’avait aucune base solide et durable. Ce ne fut pas, ainsi qu’on l’a pensé et écrit, la faute d’un règne, si nous perdîmes cette vaste étendue de terres ; quelles que soient l’incapacité et la négligence de la cour et des ministres dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, elles n’auraient pas suffi pour nous enlever nos dépendances d’outre-mer, si notre domination y avait été fermement assise, si notre race y avait poussé de fortes racines, si une population abondante avait pris, par la culture, possession du sol. La ruine subite de nos établissements d’Amérique est la meilleure preuve qu’ils avaient plus d’apparence que de solidité. D’où vient donc que, malgré tant d’efforts, la France, cette contrée agricole par excellence, peuplée d’hommes laborieux, actifs, industrieux, doués du génie de l’aventure, n’ait pu maintenir sur le continent américain cette domination qu’elle semblait y avoir acquise ? Nulle nation au monde ne fournit des hommes plus intrépides et plus audacieux que nos voyageurs et nos commerçants. Il n’est pas de peuple qui sache mieux se plier à tous les climats et à toutes les conditions d’existence, qui soit plus sympathique aux races étrangères et primitives, qui sache mieux se fondre avec les aborigènes et s’approprier aux différents milieux. Nos trafiquants et nos chasseurs pénétrèrent de toutes parts le continent américain ; ils s’établirent dans les solitudes les plus reculées parmi les tribus sauvages. Ils devancèrent de deux siècles les défricheurs yankees. « Même de nos jours, dit Merivale, sur les rives les plus éloignées des grandes rivières qui traversent l’Union, bien au-delà de la limite extrême atteinte par le backwoodsman, le voyageur découvre des villages où l’aspect et les usages sociaux des habitants, leurs fêtes et leurs solennités, la réunion sur le pied d’égalité de l’homme blanc et de l’homme rouge, contrastent étrangement avec les mœurs anglo-américaines et annoncent dès l’abord une origine française. » D’où vient que ces établissements hardis, jetés dans le fond des forêts par les aventuriers du XVIIIe siècle, n’aient pas constitué des colonies puissantes et progressives ? Les causes en sont plus nombreuses et plus complexes qu’on ne l’a jusqu’ici généralement pensé. Ce ne sont pas seulement les erreurs du système politique, ce sont encore les défauts de la constitution économique et de l’organisation sociale de ces premiers établissements, ce sont aussi certains traits inhérents à notre caractère national. Non, sans doute, les Français ne sont pas fatalement éloignés de la colonisation par un vice de constitution insurmontable ; mais s’ils veulent coloniser, comme ils l’ont voulu, comme ils le voudront peut-être encore, ils doivent se mettre en garde contre certaines inclinations de leur mature, contre des penchants innés qui les égarent ; ils doivent savoir résister surtout à ces deux qualités qui sont bien près d’être deux défauts ; le goût outré des aventures et la facilité à prendre les mœurs et les idées des populations primitives. 

On a essayé de reporter les premières créations coloniales de la France au règne de Charles V, c’est-à-dire au XIVe siècle. [6] « Entraînés, dit-on, par cet amour du lointain et de l’inconnu, qui est le signe de la vocation des peuples voyageurs, les marins dieppois armèrent en 1364 deux navires de 100 tonneaux chacun, qui firent voile vers les Canaries déjà découvertes, arrivèrent à Noël au cap Vert, mouillèrent dans une baie, qu’ils appelèrent baie de France, parcoururent la côte de Sierra-Leone, s’arrêtèrent dans un lieu qu’ils nommèrent Petit Dieppe (plus tard Rio Sestro), échangèrent avec les naturels contre leurs propres marchandises de l’or, de l’ivoire, du poivre, dont ils tirèrent de grands profits à leur retour en Normandie. » (Jules Duval, p. 4). L’année suivante, les marchands de Rouen s’unirent aux marchands de Dieppe, et quatre vaisseaux abordèrent en un lieu qu’ils nommèrent Paris, plus tard Grand Sestre, visitèrent la côte de Malaguette et trafiquèrent jusqu’à la Côte d’or. Tant que dura le règne de Charles V, les relations entre la Normandie et la côte d’Afrique furent fréquentes : des comptoirs appelés loges furent fondés ; les indigènes, dit-on, s’approprièrent beaucoup d’expressions françaises. Des postes dits la mine (Elmina), Fantin, Sabon, Cormentin, devinrent des escales pour le troc. « Par ces entreprises réussies et réitérées en des parages jusqu’alors inconnus et inabordés de toute autre nation (les Génois, les Portugais et les Espagnols n’avaient pas dépassé les Canaries) les Français ont le droit, écrit l’auteur auquel nous empruntons ces détails, de se dire les pères de la colonisation moderne. » C’est pousser un peu loin, selon nous, l’amour-propre national. Des voyages de découverte et de trafic, des comptoirs fondés sur le troc, des noms de la patrie donnés à des rives étrangères, ne suffisent pas pour constituer des colonies. Coloniser, c’est tout autre chose. C’est s’approprier des terres lointaines par la culture, c’est s’y établir sans esprit de retour dans la patrie primitive, c’est fonder une société civilisée dans un pays soit vacant, soit d’une population insuffisante. Mais ces simples escales, lieux de relâche et de trafic, qui souvent sont abandonnées quelques années après qu’on les a visitées pour la première fois, n’ont aucun droit au nom de colonies. Aussi voit-on que dès le règne de Charles VI, en 1410, le comptoir de la mine était délaissé, et le pavillon français ne reparaissait plus sur la côte d’Afrique qu’à la fin du XVe siècle, en 1488, avec le capitaine Cousin, qui renoua les relations commerciales de la France avec le Sénégal et la Guinée. Au début du XVIe siècle, les marins de la Normandie, de la Bretagne et de la Gascogne, poursuivirent leurs voyages dans les mers encore inconnues ou peu visitées : c’était une pensée de gain qui les attirait sans aucune initiative du pouvoir royal ou de grandes compagnies. Nos hardis matelots dans leurs voyages de trafic abordaient à des côtes que les autres Européens n’avaient pas encore foulées : tantôt à la poursuite des baleines ils pénétraient les mers septentrionales jusqu’au banc et peut-être à l’île de Terre-Neuve et au cap Breton et ils y fondaient la pêche de la morue. Tantôt ils se dirigeaient vers les Indes et rencontraient sur leur trajet des îles encore sans nom, comme ce marin de Honfleur, Binot Paulmier de Gonneville, qui, en 1503, doublait le cap de Bonne-Espérance, se trouvait jeté par la tempête en Australie, y restait six mois et revenait en France avec le fils d’un chef sauvage : comme, 25 ans plus tard, les frères Parmentier, qui débarquaient à Sumatra, visitaient les Moluques et revenaient à Dieppe avec une riche cargaison d’épices en passant par Madagascar. Mais ces entreprises isolées, sans suite, sans plan et sans but d’établissement, entretenaient l’activité de nos marins sans donner des territoires à la France. 

Ce n’est que sous François Ier que la couronne entre à son tour dans la carrière des découvertes pour patronner les navigateurs et prendre possession des terres par eux visitées. Le florentin Verazzani reçoit la mission de parcourir les régions boréales de l’Amérique, plante l’étendard français sur l’île de Terre-Neuve et meurt assassiné au cap Breton. Un marin de Saint-Malo, Jacques Cartier, visite de nouveau Terre-Neuve, en 1535, remonte le Saint-Laurent et prend au nom de la France possession des deux rives de ce fleuve. Dès ce jour le Canada devint une terre française, bien que le peuplement en fût d’une très grande lenteur ainsi que nous le verrons plus bas. 

Les guerres de religion détournèrent la royauté de ces entreprises lointaines et en écartèrent aussi les particuliers, qui, compromis par les exactions et les pillages, cherchaient plutôt à cacher leurs richesses qu’à les augmenter. Ces dissensions civiles n’eurent pas pour la France l’avantage qu’elles eurent pour l’Angleterre. Le grand et audacieux esprit de Coligny avait conçu la pensée de fonder avec les réformés une France protestante au-delà des mers. Il fit visiter tour à tour la Guyane, le Brésil, la Floride : mais l’incapacité de ses agents, l’opposition de la couronne et l’éloignement de la noblesse calviniste pour l’émigration empêchèrent la réalisation de ce plan patriotique. 

La paix et la prospérité du règne de Henri IV donnèrent une vive impulsion à la navigation : on visita de nouveau le Brésil, on découvrit la Louisiane, mais les explorateurs ne se fixèrent pas dans ces terres désertes et sans produits naturels d’une facile appropriation. C’est au Canada plutôt qu’ils se portèrent, à la recherche des pelleteries, ou dans les îles de la Sonde et les Moluques, attirés par les épices. Des compagnies furent fondées pour l’exploitation de ces pays : en 1599, la compagnie du Canada et de l’Acadie ; en 1600, la compagnie de Sumatra, de Java et des Moluques. Quand le XVIIe siècle s’ouvrit, la France dépassait de beaucoup l’Angleterre et la Hollande dans la voie des établissements lointains, mais les Français avaient pour but le commerce plutôt que la culture ou le peuplement des terres : ils les visitaient sans les occuper. Les Hollandais allaient bientôt leur enlever les îles de l’Océanie, et les Anglais, qui commencèrent vers cette époque à se fixer en troupes nombreuses sur les côtes de l’Amérique du Nord, allaient devenir de terribles rivaux pour les chasseurs du Canada. 

Les entrepreneurs privés n’avaient pas d’autre objet que la récolte immédiate des produits des pays lointains : ils faisaient en Orient la cueillette des épices et en Occident ils troquaient avec les sauvages pour se procurer des pelleteries : il était réservé à la couronne et à la pensée politique d’Henri IV de voir les choses de plus haut et de plus loin et de jeter les vraies bases de la colonisation française. Henri IV voulut avoir une compagnie des Indes pour lutter avec celle qui commençait à faire la fortune de la Hollande : on en institua une par lettres patentes du 1er juin 1604, mais elle ne paraît pas avoir eu le moindre succès. On fut plus heureux en Amérique : dès 1598, Henri IV nomma le sieur de la Roche lieutenant général ès pays de Canada et autres avec mission d’y établir des colons et d’y porter la religion catholique : le roi fournissait les vaisseaux, les armes et les vivres, mais le premier bâtiment expédié échoua sur un banc de sable. Ce ne fut que plusieurs années plus tard, en 1604, que le sieur de Monts, qui avait obtenu des privilèges fort étendus, fonda une petite colonie dans l’île Sainte-Croix, puis au Port-Royal et sur la côte de l’Acadie. On construisit un fort, on défricha quelques champs. Mais sur les réclamations des pêcheurs de morue et des marins basques et rochelois, auxquels les privilèges du sieur de Monts enlevaient la liberté de leur commerce, la petite compagnie du Port-Royal rentra en France : une nouvelle expédition eut lieu, en 1608, sous la conduite d’un gentilhomme de Saintonge, Champlain, qui fonda Québec et fut le vrai créateur de la colonie du Canada. Sans négliger les pêcheries et le commerce des pelleteries, Champlain s’efforça d’attirer des agriculteurs. Néanmoins ces premiers essais furent laborieux. La petite compagnie avait bien des difficultés à traverser et beaucoup d’obstacles à vaincre, entre autres, la mauvaise volonté de Sully, qui écrivit dans ses mémoires : « Je mets au nombre des choses faites contre mon opinion la petite colonie qui fut envoyée cette année au Canada ; il n’y a aucune sorte de richesse à espérer de tous les pays du nouveau monde, qui sont au-delà du 40e degré de latitude. » 

La mort de Henri IV plongea de nouveau ces établissements naissants dans l’abandon. Richelieu seul vint les en tirer. Ce fut au XVIIe siècle la pensée constante des deux grands ministres, Richelieu et Colbert, de doter la France de puissantes colonies dans les deux hémisphères. Malheureusement les plans de ces deux grands hommes étaient d’une exécution bien difficile ; la nation ne se sentait pas portée d’elle-même à l’émigration ; les marins de Normandie, de Bretagne et de Gascogne étaient toujours prêts à courir les mers ; mais il n’y avait guère dans tout le royaume d’hommes qui voulussent se chercher une autre patrie sous d’autres cieux et se transporter avec leurs familles dans les pays d’outre-mer sans esprit de retour. Les mécontents religieux ou politiques étaient les seuls qui eussent une vocation déterminée pour les pays lointains ; mais c’était précisément ceux qu’une politique étroite en écartait systématiquement. En Angleterre, c’étaient principalement les dissidents, puritains, catholiques, quakers, royalistes, qui avaient fondé les colonies de l’Amérique ; en Espagne, l’appât des grandes richesses métalliques du Pérou et du Mexique avait déterminé une émigration considérable et continue ; au Brésil, c’étaient des condamnés et des juifs qui avaient jeté les premières assises de la colonisation, puis les mines de diamant, la culture lucrative de la canne et du café, la fertilité du sol avaient attiré un grand nombre de colons. Les pelleteries du Canada, ses immenses forêts vierges, son climat rude et extrême n’avaient pas la même force d’attraction. Il fallut l’intervention de la couronne pour former par des moyens artificiels un faible courant d’émigration vers le fleuve du Saint-Laurent. Les Français ne se portèrent spontanément qu’aux Antilles, où ils pouvaient s’enrichir par la contrebande et par la culture facile de la canne et du café au moyen de bras esclaves. 

La couronne ne fut pas heureuse dans les moyens qu’elle employa pour la fondation et le développement de ses établissements lointains. Au commencement du XVIIe siècle la compagnie hollandaise des Indes orientales, par le développement rapide donné à son commerce d’Asie et par les beaux dividendes qu’elle distribua pendant les premières années de son privilège, s’était attiré l’admiration et l’envie de toutes les puissances de l’Europe. Les Français, en particulier, déjà portés à la centralisation, déjà sevrés d’une grande partie de leurs libertés municipales et provinciales, ne concevaient pas d’autre voie pour réussir dans de grandes entreprises que la fondation de grandes compagnies à monopole. Aussi pendant un siècle et demi leur commerce extérieur fut enchaîné dans le cadre étroit des corporations privilégiées. Morellet, en 1769, comptait 55 compagnies à monopole pour le commerce lointain qui avaient échoué. [7] La plupart étaient des compagnies françaises. Jamais nation ne s’attacha avec tant d’opiniâtreté à une institution que l’expérience ne cessait de condamner. Nous avons déjà noté la création en 1599 de la compagnie du Canada et de l’Acadie, en 1600 de la compagnie de Sumatra, Java et Moluques, et en 1604 de la compagnie des Indes orientales. Il y faut ajouter la compagnie de la Nacelle de Saint-Pierre fleurdelisée sous Richelieu, celle du Morbihan ou des cent associés, la compagnie des Indes occidentales créée en 1728 à la Rochelle ; en 1626 la compagnie des îles de Saint-Christophe, de la Barbade et autres à l’entrée du Pérou ; en 1635 la compagnie des îles de l’Amérique ; en 1633 la compagnie du cap Vert ; en 1634 la compagnie de la Guinée ; en 1635 la compagnie du cap Blanc ; en 1615 une seconde compagnie des Indes orientales ; en 1642 une troisième compagnie pour le commerce d’Orient et de Madagascar[8] ; sous Colbert il y eut une recrudescence de compagnies privilégiées pour le commerce et les établissements dans les pays lointains ; en 1664 les deux grandes compagnies des Indes orientales et des Indes occidentales ; en 1669 la compagnie du Nord ; en 1670 la compagnie du Levant et d’autres moins importantes formées du démembrement des premières ; en 1673 une nouvelle compagnie du Sénégal qui devint, en 1679, compagnie du Sénégal et de la Guinée ; en 1681 une troisième compagnie du Sénégal ; en 1683 la compagnie de l’Acadie ; en 1685 celle de Guinée ; en 1698 celle de Saint-Domingue ; en 1700 celle de la Chine ; en 1706 celle du Canada ; en 1710 celle de la baie d’Hudson ; en 1712 une seconde compagnie de la Chine ; puis sous Law la célèbre compagnie du Mississippi, qui devait du moins avoir le mérite d’ouvrir enfin les yeux du gouvernement et du commerce et de déterminer l’abandon d’un grand nombre d’autres. On conçoit combien toutes ces corporations devaient entraver la prospérité des établissements d’outremer : « Quelques nations ont abandonné tout le commerce de leurs colonies à une compagnie exclusive, dit Smith, obligeant les colons à lui acheter toutes les marchandises d’Europe dont ils pouvaient avoir besoin et à lui vendre la totalité de leur produit surabondant. De tous les expédients dont on puisse s’aviser pour comprimer les progrès d’une nouvelle colonie, c’est sans doute là le plus efficace. » 

Ces corporations, les premières du moins, avaient des privilèges d’une extension vraiment inouïe. La compagnie de la Nacelle de Saint-Pierre fleurdelisée qui fut fondée par Richelieu, avait pour « but d’établir dans le royaume de France un grand négoce de toutes les marchandises qui entrent dans le commerce, introduire les pêcheries, la fabrique des vaisseaux et de divers autres ouvrages qui n’y sont communs, mettre en valeur plusieurs terres et lieux qui ne rendent que peu ou point de profits, fouiller chacun des lieux et endroits des terres de Sa Majesté, dresser des forges, fondre et forger l’or, l’argent, le fer. » À cette tâche gigantesque qui devait s’exécuter à l’intérieur de la France, Richelieu ajoutait comme appoint l’entretien et le développement des colonies existantes et la fondation de nouvelles ; « entreprendre des voyages au loin, faire des peuplades, établir des colonies aux lieux qu’elle avisera, même en Canada et Nouvelle-France, négocier et trafiquer en tous les pays qui ne sont ennemis déclarés de cette couronne…[9] » On voit par ce seul exposé combien on était éloigné alors en France de cet esprit pratique, qui n’embrasse que le possible, qui sait limiter et diriger ses efforts vers un but unique, qui, en un mot, a une vue nette du plan et de l’objet qu’il se propose. La compagnie de la Nacelle de Saint-Pierre, il n’est pas besoin de le dire, ne fit rien pour le Canada pas plus que pour l’intérieur du royaume. L’insuccès de cette première tentative ne fit pas abandonner ces plans gigantesques. Durant son séjour en Bretagne, après l’exécution de Chalais, Richelieu résolut de fonder une « compagnie générale du commerce, tant par terre que par mer, ponant, levant et voyages de long cours ». Cette compagnie fut appelée Compagnie du Morbihan. « Il sera accordé aux dits associés qu’eux et leur compagnie puissent posséder les terres de la Nouvelle-France, tant le continent que les îles et autres lieux que la dite compagnie pourra conquérir en toute seigneurie et propriété avec tout pouvoir et autorité à la charge de les relever de Sa Majesté en titre de foi et hommage. Il leur sera permis de tirer hors du royaume tous ceux qui y pourront aller volontairement, les enrôler et armer ; comme aussi tous les mendiants valides et vagabonds de tous sexes et âges, lesquels y pourront être contraints et par emprisonnement de leurs personnes. » [10] Cette seconde compagnie ne réussit pas mieux que la première ; les directeurs ne se souciaient pas de satisfaire à leurs engagements et n’avaient d’autre but que de réaliser de gros profits immédiats au moyen de leur monopole. 

L’illustre Champlain, qui s’était adonné avec beaucoup de hauteur d’esprit à la colonisation du Canada, ne cessait de protester contre la politique étroite et injuste des compagnies. Quelques rares esprits, doués d’un sens pratique remarquable pour leur temps, entrevoyaient aussi et proclamaient les défauts du système : « On eut une preuve bien sensible de ce qu’un État est en droit d’attendre des monopoleurs, dit Forbonnais : en sept années il n’avait passé que 40 hommes au Canada ; aucune espèce de culture n’avait été poussée et la compagnie se contentait d’un commerce relatif à ses capitaux avec les sauvages et d’entretenir dans un de ses forts une si petite garnison qu’elle n’était pas en état de résister à aucune attaque. » On voit que la compagnie n’avait guère abusé du droit, d’ailleurs exorbitant, de transporter de force au Canada tous les mendiants et vagabonds du royaume. En sept ans il n’y avait pas eu 40 nouveaux colons : et cependant, moins de 20 ans après sa fondation, le Maryland comptait 12 000 Européens. Les plaintes de Champlain et l’insuccès de la compagnie du Morbihan déterminèrent Richelieu à une nouvelle tentative plus modeste cette fois et plus heureuse. Une nouvelle compagnie, composée de 107 associés parmi lesquels était Champlain, reçut ses patentes au camp de la Rochelle en 1628. « Le roi donnait en don à la nouvelle compagnie, comme à la précédente, Québec, le Canada et toute la côte de l’Amérique septentrionale depuis la Floride jusqu’au cercle Arctique. La compagnie obtint aussi le monopole perpétuel des cuirs et des pelleteries et celui de toutes les autres marchandises pour 15 ans dans la Nouvelle-France. Les Français établis au Canada, qui ne seraient pas entretenus par la compagnie, pouvaient traiter librement avec les sauvages, à condition de ne vendre leurs pelleteries qu’aux agents de la compagnie qui devaient les leur payer 40 sous. Les marchandises provenant de la Nouvelle-France devaient être exemptées de toute imposition à leur entrée dans le royaume. Tout artisan qui aurait séjourné six ans dans la colonie obtenait la maîtrise, les nobles pouvaient entrer dans la compagnie sans déroger, et, parmi les associés le roi pouvait en anoblir jusqu’à douze. La compagnie s’engagea à faire passer, dans l’année 1628, 300 hommes de tous les métiers et, dans les 15 années suivantes, jusqu’à 4 000 personnes. Elle se chargeait de nourrir et entretenir les nouveaux habitants pendant trois ans : au bout de ce temps elle ne leur devait plus que la quantité de terres défrichées nécessaires pour assurer leur subsistance. Il était aussi stipulé que tous les colons seraient catholiques. La compagnie devait entretenir pendant 15 ans sur chaque point occupé par elle au moins 3 missionnaires. » (Caillet, Administration de Richelieu, 339-340.) Enfin il était dit que non seulement les Français qui se fixeraient au Canada et leurs descendants, mais encore les sauvages qui se convertiraient, seraient censés régnicoles. On voit combien cette charte est supérieure aux précédentes : c’est une des pièces les plus remarquables de l’époque, au point de vue de la justice et du bon sens pratique : on y sent l’âme et l’esprit de Champlain. Le Canada sous cette direction nouvelle commença à se développer lentement mais d’une manière continue. Cependant, même alors, se manifestaient les causes qui devaient entraver les progrès ultérieurs de la colonie et amener finalement sa ruine. Le Canada devint une colonie moitié religieuse : le clergé et les ordres monastiques, les Jésuites surtout, y eurent, dès l’origine, la haute main.« Les premiers habitants, dit le père Charlevoix, étaient ou des ouvriers qui ont toujours été occupés à des travaux utiles, ou des personnes de bonne famille qui s’y transportèrent, dans la seule vue d’y vivre plus tranquillement et d’y conserver plus sûrement leur religion qu’on ne pouvait faire alors dans plusieurs provinces du royaume où les religionnaires étaient fort puissants. Je crains d’autant moins d’être contredit sur cet article que j’ai vécu avec quelques-uns de ces premiers colons presque centenaires, de leurs enfants et d’un assez bon nombre de leurs petits-fils : tous gens plus respectables encore par leur probité, leur candeur et la piété solide dont ils faisaient profession que par leurs cheveux blancs et le souvenir des services qu’ils avaient rendus à la colonie. » Cet esprit religieux, judicieux et pratique eût pu être d’une grande ressource pour le développement de la colonie : la religion bien comprise donne des habitudes de travail, de régularité, d’amour de la famille, qui sont très favorables à la culture, au peuplement et à l’épargne, les trois sources de la grandeur des contrées nouvelles. Mais, si la piété sensée des laïques peut être un secours moral pour les colonies, le trop grand nombre des ecclésiastiques, leur puissance et leur richesse excessives peuvent être considérées comme des obstacles. C’est précisément ce qui arriva au Canada. Quand Champlain retourna à Québec après la restitution de cette ville par le traité de Saint-Germain (1632), il se fonda plusieurs établissements religieux importants dans la province. Sur les pentes encore incultes du cap Diamant, un jésuite, fils du marquis de Gamache, construisit un couvent ; la duchesse d’Aiguillon y fonda un hôpital, et une jeune veuve, Mme de la Peltrie, y établit un monastère d’Ursulines. Ce sont là, on doit le reconnaître, malgré les bonnes intentions de leurs auteurs, des institutions qui n’ont pas pour effet de hâter les progrès du défrichement, de la population et de la richesse, les trois assises des colonies naissantes.

Beaucoup de gens s’accoutumèrent à ne regarder les établissements coloniaux que sous le point de vue religieux et comme un moyen d’agrandir le christianisme par les conquêtes des missionnaires. De grands seigneurs et de grandes dames firent beaucoup de frais pour l’établissement et la dotation de couvents. Il en résulta plusieurs inconvénients graves : d’abord l’extension de la mainmorte qui fut bientôt en possession d’une partie considérable des bonnes terres : or, on sait que si en tout pays les biens de mainmorte sont un obstacle aux progrès de l’agriculture et de la population, c’est surtout dans les contrées neuves qu’ils entraînent ces conséquences préjudiciables à l’intérêt de tous. Le grand nombre des ecclésiastiques rendit la dîme plus pesante : or la dîme, ainsi que tout impôt foncier considérable, agit sur le défrichement comme un obstacle prohibitif : c’est une expérience acquise que dans les terres nouvelles l’impôt foncier doit être absent ou du moins réduit à son expression la plus minime : la seule existence de la dîme est une cause de ralentissement dans les progrès d’une colonie. C’est pour cette raison qu’Adam Smith a écrit que dans les colonies de la France, de l’Espagne et du Portugal « le gouvernement ecclésiastique est extrêmement oppressif ». Il l’était encore au Canada d’une autre manière : s’il arrêtait le défrichement, d’un autre côté il entravait les transactions. Par des vues qui s’inspiraient de la religion et pour arriver plus facilement à la conversion des Indiens, les missionnaires voulaient séparer les indigènes des Européens, tenir les premiers en tutelle et écarter les colons des districts où les Indiens étaient cantonnés. C’est ainsi, nous l’avons vu, qu’avaient agi les jésuites espagnols et portugais : nous verrons dans la suite de cet ouvrage que les missionnaires protestants voulurent appliquer le même système à la Nouvelle-Zélande. Il faut pourtant le constater, ce régime, si louable qu’en soit le motif, est condamné par l’expérience : il est à la fois inexécutable et oppressif. Il devient à la longue oppressif pour les Indiens que l’on tient en une tutelle forcée, comme aux missions de la Californie et du Paraguay ; il est dès l’abord oppressif pour les colons qui se voient entravés dans l’exercice du droit d’aller et de venir et de trafiquer librement ; il est de plus inexécutable parce que l’appât du gain attire toujours quelques aventuriers qui violent les règlements et les prescriptions et vendent aux Indiens les marchandises prohibées. Le système était encore plus impraticable et nuisible au Canada que partout ailleurs. On redoutait pour les indigènes l’usage des liqueurs fortes que les Européens leur échangeaient contre des pelleteries : mais, comme on l’a très bien remarqué, « notre commerce souffrait de ces scrupules sans que les mœurs des sauvages y gagnassent beaucoup. En effet, les Anglais et les Hollandais, établis dans notre voisinage, n’étant pas arrêtés par les mêmes motifs, exerçaient un commerce de contrebande très actif et finissaient par accaparer au grand détriment de la compagnie presque tout le commerce des pelleteries. » (Caillet, Administration de Richelieu, p. 344). On voit de combien de manières le trop grand nombre, la richesse excessive et l’autorité presque illimitée des missionnaires et surtout des jésuites nuisirent au développement de la colonisation française au Canada. 

Un autre obstacle non moins grand aux progrès de la culture, de la population et de la richesse, c’était la constitution toute féodale de la propriété. On accordait à des gentilshommes d’énormes étendues de terres pour être possédées à titre de seigneuries : ces terrains, les seigneurs les recédaient souvent par parcelles et en roture à des paysans, mais ils restaient grevés de charges et de redevances féodales. Le seigneur qui avait ainsi aliéné sa terre en roture, avait droit non seulement à une rente annuelle, mais encore à une redevance seigneuriale en cas de mutation par vente ou toute autre cause : ce système différait donc essentiellement du système du libre soccage que nous avons décrit dans le chapitre précédent. On conçoit combien cet impôt seigneurial sur les mutations devait arrêter le développement de la culture. Beaucoup d’autres institutions du Moyen-âge, telles que le four et le moulin banal, s’étaient transportées dans la Nouvelle-France. Toutes ces charges, qui pesaient sur la culture, arrêtaient le défrichement. « Dans les colonies françaises, si une partie quelconque d’un bien noble ou tenu à titre de foi est aliénée, dit Adam Smith, elle reste assujettie pendant un certain temps à un droit de retrait ou rachat, soit envers l’héritier du seigneur, soit envers l’héritier de la famille, et tous les plus gros domaines du pays sont tenus en fief, ce qui gêne nécessairement les aliénations. Or, dans une colonie nouvelle une grande propriété inculte sera bien plus promptement divisée par la voie de l’aliénation que par celle de la succession. La quantité et le bon marché des bonnes terres, comme on l’a déjà observé, sont les principales sources de la prospérité rapide des colonies nouvelles. Or, la réunion des terres en grandes propriétés détruit par le fait et cette quantité et ce bon marché. » Aussi l’histoire du Canada nous apprend-elle que le défrichement y fut d’une extraordinaire lenteur ; la classe des paysans ne s’y constitua que tard ; la production agricole fut toujours très faible ; la colonie était sans cesse affligée de disette, si ce n’est de famine, et devait souvent, au milieu de l’abondance des terres fertiles, faire venir des vivres de France. Un autre inconvénient de la constitution féodale de la propriété, c’est que la colonie n’exerçait aucune attraction sur les habitants de la métropole. Si elle avait joui de l’égalité des conditions, de la liberté et de la sécurité des propriétés, il est à présumer qu’à la fin du XVIIe siècle et pendant toute la durée du XVIIIe, alors que le paysan français sentait si vivement, et déjà avec impatience, le poids des charges féodales, on eût pu recruter dans les classes rurales de la métropole un grand nombre de colons pour le Canada. Mais pourquoi le paysan français aurait-il franchi les mers, s’il devait retrouver dans cette contrée nouvelle toutes les institutions vermoulues de la contrée vieille, les grandes propriétés, la mainmorte, la dîme, les droits seigneuriaux de toutes sortes, censives, droits de rachat, moulin banal ? Dans de pareilles conditions, c’eût été miracle si l’émigration de la métropole eût été considérable. 

Un Français du Canada, qui a écrit, il y a quelques années, une histoire détaillée de cette colonie, s’exprime ainsi sur les causes de l’insuccès des Français en Amérique. « On ne saurait trop redire à la France qui cherche aujourd’hui à répandre sa race, sa langue, ses institutions en Afrique, ce qui a ruiné son système colonial dans le nouveau monde où elle aurait dû prédominer. Le défaut d’association dans la mère patrie pour encourager une émigration agricole, l’absence de liberté et la passion des armes répandue parmi les colons, telles sont les principales causes qui ont fait languir le Canada. » (Garneau, Histoire du Canada, t. II, page 175) L’absence d’émigration agricole tenait à des causes d’origine différente, les unes propres à la colonie, et que nous venons de développer : elles se résument dans la constitution toute féodale de la propriété, système qui ne pouvait séduire les paysans de France au XVIIe et au XVIIIe siècle ; les autres tenaient à l’état politique et social de la France au XVIIe et au XVIIIe siècle ; cet état social a été peint de main de maître par M. de Tocqueville dans son beau livre l’Ancien régime et la Révolution. On y voit combien les classes rurales étaient alors ignorantes, délaissées, sans initiative, abandonnées par les classes nobles et bourgeoises ; comment auraient-elles pu s’associer, ainsi que l’aurait voulu M. Garneau, pour former un courant notable d’émigration au Canada, en supposant que le Canada, par une organisation meilleure, eût mérité qu’on y émigrât ? 

Quant au défaut de liberté, il se faisait sentir dans l’ordre économique et dans l’ordre administratif. Dans l’ordre économique, la liberté primordiale, celle du trafic, était mutilée par les privilèges de la compagnie ; dans l’ordre administratif, les libertés municipales et provinciales étaient absentes. Si nuisible que puisse être l’institution d’une compagnie privilégiée au développement du commerce, elle l’est beaucoup plus encore au développement de l’agriculture. Jamais la compagnie au Canada ne songea à asseoir l’établissement français sur des bases solides ; elle n’eut en vue que le profit immédiat qu’elle s’appliquait à grossir par tous les moyens, même en compromettant l’avenir. Elle n’importait au Canada que des produits d’une qualité souvent très inférieure, qu’elle prétendait faire payer très cher, soit par les colons, soit par les sauvages, tandis qu’elle ne voulait acheter qu’à très bas prix les produits que la colonie pouvait fournir. Il en résultait pour les colons que leur production était coûteuse et leurs produits à vil prix, ce qui tendait à décourager toute espèce d’industrie et tout esprit de travail. Il en résultait pour les Indiens qu’ils préféraient trafiquer par la contrebande avec les Anglais et les Hollandais qui leur faisaient des conditions meilleures. C’étaient là, il faut l’avouer, des circonstances bien défavorables aux progrès de la colonisation. Aussi est-ce avec raison qu’Adam Smith a pu écrire : « La colonie française du Canada a été, pendant la plus grande partie du dernier siècle et une partie de celui-ci, sous le régime d’une compagnie exclusive. Sous une administration aussi nuisible les progrès furent nécessairement très lents en comparaison de ceux des autres colonies nouvelles ; mais ils devinrent beaucoup plus rapides lorsque cette compagnie fut dissoute après la chute de ce qu’on appelle l’affaire du Mississippi. » 

Le défaut de libertés provinciales et municipales était aussi complet que possible ; l’institution des intendants, dont Tocqueville a si bien décrit le despotisme souple et artificieux, avait passé les mers ; les colons n’étaient consultés dans aucune des affaires qui touchaient le plus leurs intérêts. Ce système n’avait même pas pour résultat de donner plus d’unité et de régularité au gouvernement et à l’administration de la colonie. Dans aucun pays il n’y eut tant de divisions et de rivalités parmi les fonctionnaires de différents ordres. Le gouverneur et le général étaient presque constamment en lutte : l’autorité ecclésiastique venait encore avec sa grande puissance morale augmenter la discorde ; il en résultait qu’il n’y avait pas de plan suivi dans la direction des affaires. L’administration était extraordinairement dépensière et pleine de malversations. Les lettres de change tirées sur la France montèrent dans chacune des années 1758, 1759, à 30 000 000 de livres (Garneau, t. III, p. 80 et 282). Des interventions souvent malheureuses dans les affaires des sauvages venaient encore accroître les difficultés de la situation. 

Ce qui y mettait le comble, c’était la passion des armes qui animait les colons : cette passion les détournait des travaux de la paix et notamment du défrichement et excitait les susceptibilités de leurs voisins, sauvages ou anglais. Le Canada regorgeait d’aventuriers et manquait d’agriculteurs. On s’enfonçait dans l’intérieur des terres, le long des grands cours d’eau, on en prenait possession au moyen de forts et de petites garnisons et on éparpillait ainsi des bras, qui, réunis sur un même point et adonnés au travail de la terre, eussent multiplié la richesse et la force de la colonie. Et, cependant, combien elle était peu peuplée pour qu’on songeât ainsi à l’étendre démesurément. En 1666, elle n’avait que 3 418 colons, en 1683, elle n’en comptait que 10 682. Et ses gouverneurs les plus célèbres, Talon, Courcelles, Frontenac, ne semblaient avoir d’autre pensée que de disséminer cette petite population sur des milliers de lieues carrées. On n’avait d’attention que pour les découvertes : toute la vitalité de la colonie se portait aux voyages d’exploration, à la chasse et à la lutte contre les Indiens non soumis. Le gouverneur Frontenac remonte le Saint-Laurent vers les grands lacs, d’où il sort, jusqu’au centre de l’Amérique septentrionale : il s’occupe d’assurer à la France la possession de ces rives par des postes militaires. Le jeune et célèbre Rouennais, Cavelier de la Salle, élève un fort sur le lac Ontario ; des voyageurs laïques ou religieux se lancent dans toutes les directions à travers ce continent inconnu. Cavelier de la Salle, cherchant la route de la Chine par l’Ohio, découvre inopinément le Mississippi (1670-72). En 1671, le jésuite Albanel et le colon canadien Saint-Simon pénètrent par la rivière de Saguenai dans la mer d’Hudson. En 1673, le jésuite Marquette et le Canadien Joliet arrivent au Mississippi par la rivière Wisconsin. Toutes ces découvertes exaltent les espérances et l’ambition des gouvernements de la colonie et de la métropole. Colbert veut fonder dans le golfe du Mexique un établissement naval et militaire pour assurer à la France la libre navigation des mers de la Nouvelle-Espagne et pour relier le Canada aux Antilles. Le récollet Hennepin et le Canadien Accault remontent le Mississippi jusqu’à ses sources. Cavelier, en sens contraire, descend le fleuve jusqu’au golfe du Mexique et prend possession, au nom de Louis XIV, de cette contrée, qu’il appelle la Louisiane : on fonde aussitôt de distance en distance des postes militaires pour relier le golfe du Mexique au Saint-Laurent. C’était en 1682 et la Nouvelle-France avait à peine 10 000 habitants. On prenait ainsi possession de ces immenses régions non pas par la culture, ni même par le trafic, mais par des poteaux plantés sur les points principaux de ce vaste et verdoyant désert, par des forts ou plutôt des retraites palissadées dans lesquelles se confinaient quelques soldats et quelques chasseurs. C’est ainsi que les Français déployaient dans cette vie d’aventures une merveilleuse énergie et les qualités les plus rares de l’intelligence et du caractère. Mais, au point de vue de la colonisation, combien n’eût-il pas été préférable de condenser sur un point limité ces efforts prodigieux si inutilement gaspillés, de se faire agriculteurs ou commerçants, mais non pas chasseurs, soldats ou voyageurs, de tirer du sol les richesses et les éléments de prospérité qu’il offrait en abondance, de fonder sur la rive du Saint-Laurent une population nombreuse, rapidement croissante, riche par l’agriculture et par ses mœurs de travail et de patience ? Au lieu de s’élancer de toutes parts dans l’immensité des forêts à la recherche des pelleteries et du gibier, de prendre les habitudes des Indiens et de quitter la nature civilisée pour la nature sauvage, combien n’eût-il pas mieux valu, au point de vue de la grandeur permanente et de la gloire durable, de défricher laborieusement les forêts du Canada, d’y fonder des villes, d’y créer des marchés, d’y constituer enfin une société vivace et active, qui peu à peu se serait étendue de proche en proche, qui aurait été envahissante parce qu’elle eût été productive, qui se fût approprié les terres par la culture et la résidence. Le monde n’appartient pas aux curieux qui le parcourent et l’explorent ; c’est aux patients seuls et aux travailleurs qu’il finit par rester. Après l’inertie et l’indifférence, qui paralysent l’esprit et les membres de l’homme et le sèvrent de toute initiative hardie, je ne connais pas de plus grand obstacle à la colonisation que l’esprit d’aventure qui pousse l’homme à une activité fébrile et changeante, qui le détourne de la poursuite persévérante des résultats modestes et utiles et qui consume sans profit durable les plus éminentes qualités de l’esprit et du cœur. 

Tels furent dès l’origine, et pendant toute la durée de notre occupation, les vices de la colonisation française dans le nord de l’Angleterre ; quelques-uns, il est vrai, s’atténuèrent et permirent à la colonie un développement moins lent qu’au début. Depuis Law et après la suppression des privilèges de la compagnie, le Canada grandit plus rapidement. En 1721, il avait 25 000 âmes ; en 1744, 54 000, 82 000 en 1759 ; mais son commerce était encore bien faible ; en 1753, son exportation ne dépassait pas la valeur de 1 700 000 francs, et son importation, à cause des envois du gouvernement, allait à 5 200 000 francs. La Louisiane également commença à prospérer quand la compagnie, qui n’en pouvait tirer parti, la rétrocéda en 1731 au gouvernement ; la liberté du commerce individuel y fut proclamée, tandis que sous le régime précédent, la compagnie se réservait tout le commerce avec la France et prohibait tout trafic avec les colonies étrangères voisines. 

Cependant ces progrès étaient bien peu de chose auprès du développement rapide des colonies d’Angleterre. L’incapacité et la négligence de notre gouvernement métropolitain vinrent encore ajouter à l’infériorité de nos dépendances d’Amérique ; et elles finirent par nous échapper, sans qu’il nous reste un pouce de terrain sur ce vaste continent dont, les premiers, nous avions fouillé toutes les profondeurs, mais qu’un mauvais système politique et économique nous avait empêchés de nous approprier et de mettre en rapport. 

Que ne fussent pas devenues ces colonies si on les avait ouvertes à tous les cultes, si du moins l’on avait montré en fait cette tolérance dont nous trouverons des preuves aux Antilles ! Les demandes ne manquèrent pas, ni les offres de service de la part des calvinistes bannis du sol natal. C’était un calviniste français, que ce David Kertk de Dieppe qui, à la tête des Anglais, détruisit Québec à sa naissance (1629) ; lors de la révocation de l’édit de Nantes, une foule de protestants demandèrent au roi que l’accès de la Nouvelle-France leur fut permis ; on fit la même supplique au régent qui s’y refusa avec la même étroitesse d’esprit. Que de forces vives nous échappèrent ainsi pour accroître l’industrie et la puissance de nos voisins ! « Des neuf présidents de l’ancien congrès, qui ont dirigé les États-Unis à travers la guerre de la révolution, dit le Canadien Garneau, trois descendaient de réfugiés protestants français, savoir : Henry Laurens de la Caroline du Sud ; le célèbre Jean Jay de New-York, Elias Boudinot de New-Jersey. » (Garneau, t. II, p. 181.) Ainsi les déplorables fautes de notre politique soustrayaient à nos colonies une émigration qui y était naturellement portée et la contraignaient en la repoussant à enfler la population et l’opulence des provinces anglaises. 

La France fut bien plus heureuse aux Antilles et, en général, dans les colonies de plantations. Elle y acquit même, pendant tout le XVIIIe siècle, une supériorité incontestée sur toutes les autres nations d’Europe, y compris l’Angleterre. Les lois, les mœurs et la nature eurent part à ce développement remarquable des îles françaises. La culture des produits d’exportation, le café, le coton, la canne surtout, ressemble beaucoup plus à une opération industrielle qu’à une opération agricole. Les qualités natives des Français se prêtaient bien mieux à cette industrie animée, largement rémunératrice, qu’aux longs et patients travaux qu’exigent la production des céréales et du bétail ; l’esprit d’aventure, d’invention et de jeu, trouve sa place dans cette culture hâtive, pleine d’aléas, où les gains sont énormes, où la tâche de l’Européen consiste dans la surveillance et la direction générale, dans la spéculation plutôt que dans le labeur physique, la persévérance et la parcimonie. 

C’est à des particuliers, à des cadets de noblesse en recherche de gros profits et de lointaines aventures que la France dut ses îles d’Amérique. Le mouvement tout spontané vint du Nord. Un petit gentilhomme de Normandie, M. d’Enambuc, partit de Dieppe, en 1625, sur un brigantin monté de quatre pièces de canon, de quelques pierriers et de cinquante hommes ; échappant à la poursuite d’un galion d’Espagne, il se jeta sur l’île de Saint-Christophe. Il revint au bout de deux ans en France pour solliciter des secours de la couronne. « Il étonna tellement la cour par son faste, que le cardinal de Richelieu, ayant favorablement écouté l’exposé qu’il lui fit des richesses qu’on pourrait tirer de ce pays, loua son zèle et autorisa une compagnie dont l’acte d’association fut passé le 31 octobre 1626. » (Caillet, 345.) Dans la commission donnée par le cardinal de Richelieu à d’Enambuc et du Rossey, son ami, pour l’occupation de Saint-Christophe et de la Barbade, le roi se réservait les droits de dixième sur tout ce qui proviendrait des dites îles, pendant un espace de vingt ans. Il était aussi enjoint à ceux qui prendraient passage pour Saint-Christophe aux frais de la compagnie de s’obliger par devant les juges de l’amirauté « à demeurer pendant trois ans avec ces capitaines pour lesquels ils s’engageraient pendant ce laps de temps ». La même année, une déclaration exemptait du droit de 30 sous sur chaque livre de tabac apporté des pays étrangers le tabac des îles de Saint-Christophe, la Barbade et autres appartenant à la compagnie des îles de l’Amérique, « pour favoriser d’autant plus l’établissement et accroissement de la compagnie, qui a été dressée pour le bien général de notre royaume ». 

Ainsi se trouvait constitué le régime colonial des Antilles, tel qu’il se maintint pendant un demi-siècle ; une compagnie souveraine, des engagés blancs soumis pendant trois ans à une quasi-servitude, et enfin des faveurs et des droits différentiels pour protéger les produits des colonies françaises contre les produits similaires étrangers. 

La colonisation fut lente ; la culture de la canne à sucre et du café, qui devait enrichir les Antilles, n’était pas encore connue ; les capitaux manquaient et les bras de même. Saint-Christophe était singulièrement dépassé par la Barbade qui avait fini par appartenir complètement aux Anglais, et qui était devenue la retraite favorite des riches émigrés royalistes chassés de leur patrie par les troubles révolutionnaires. On se livrait, à Saint-Christophe, à la production modeste du tabac, du roucou, du piment et, en petite quantité, du coton. Cependant même alors prédominait cette tendance exclusive et funeste qui devait durer deux siècles et plus, et qui portait les colons à ne cultiver que les denrées d’exportation et à délaisser les cultures vivrières ; c’est ainsi que l’on a toujours appelé aux colonies la production des subsistances. La mauvaise administration de la compagnie, sa négligence, son désir de faire de gros bénéfices, mettaient notre établissement dans une situation critique ; les habitants vinrent à manquer de vivres ; « un vaisseau zélandais, chargé de toutes sortes de provisions d’Europe, ayant mouillé par hasard à Saint-Christophe, sauva en quelque sorte la vie à ces infortunés et se trouva si bien de ses échanges, qu’il y revint ; son exemple fut suivi par plusieurs navires de Flessingen, en sorte qu’en peu de temps les Hollandais exclurent du commerce de la colonie la compagnie qui l’avait fondée. » (Caillet, p. 347.) Cette exclusion ne faisait pas le compte des associés de 1626 : ils se plaignirent et obtinrent gain de cause. Un édit royal vint confirmer en termes explicites leur privilège ; il était fait « défense à tous ceux qui partiront de nos ports et havres, soit qu’ils passent pour aller aux Indes orientales, soit qu’ils aillent exprès à ladite île de Saint-Christophe et autres îles circonvoisines, d’y accepter ou faire acheter ou en rapporter le tabac, roucou et coton qui y croissent, sans l’exprès vouloir et consentement par écrit des directeurs de ladite compagnie, ou que ce soit pour le compte d’icelle à peine de 1 000 livres d’amende et de confiscation, tant des vaisseaux que dudit tabac et autres marchandises qui seront apportées dedans ». 

Ces défenses ne relevèrent pas la compagnie et portèrent à la colonie un préjudice notable ; on n’abandonna pas cependant le système, si défectueux qu’il fût ; en l’étendit au contraire et on le précisa davantage en réorganisant, en 1635, la compagnie sur un plan non moins exclusif ; on lui accordait la propriété de toutes les îles qu’elle mettrait en valeur depuis le 10e degré jusqu’au 30e. Les associés devaient faire leurs efforts pour convertir les sauvages à la foi catholique et entretenir dans chaque colonie au moins deux ou trois ecclésiastiques. Ils s’engageaient à faire passer aux îles, dans vingt ans au moins, 4 000 personnes. Tout colon devait être français et catholique. Le roi se réservait la nomination du gouverneur général desdites îles, qui ne devait s’entremettre ni du commerce ni de la distribution des terres. Pendant vingt années il était fait défense à tous autres vaisseaux français que ceux de la compagnie d’y porter des marchandises ou d’en rapporter. De son côté, la compagnie devait prendre les mesures les plus sévères pour s’assurer d’un commerce qui faisait la richesse des Hollandais. Les Français « habitués aux dites îles » et les sauvages convertis devaient être réputés régnicoles. Enfin pour faciliter la propriété de la compagnie en lui fournissant des actionnaires et des engagés, on décida que les nobles pourraient y entrer sans déroger et que les artisans, après six ans de séjour dans les villes, obtiendraient la maîtrise dans toutes les villes du royaume, sauf à Paris ; pour passer maître dans cette dernière ville, il fallait rester dix ans aux colonies. 

Sous un tel système le développement pacifique de la colonisation, malgré les faveurs accordées aux engagés, ne pouvait être très rapide : le commerce et l’agriculture, en effet, devaient singulièrement souffrir des restrictions qu’on leur imposait : mais la période qui suivit cette concession fut une période de conquête et de dilatation guerrière. C’est alors que les capitaines l’Olive, du Plessis, Duparquet et autres s’établirent à la Guadeloupe et à la Martinique. C’étaient de rudes et fières natures que ces petits gentilshommes normands ou picards, et il ne leur manqua pour se faire un nom plus glorieux qu’un théâtre plus retentissant. Toutes les aventures, tous les exploits, tous les périls, toutes les péripéties, qui remplissent la vie des conquérants, ils les éprouvèrent, et ils montrèrent dans leurs luttes contre les Caraïbes, les Anglais, les Espagnols, cette énergie sauvage, cette bravoure pleine de ressources, cette fécondité d’expédients que l’on n’est que trop accoutumé à rencontrer dans les Français de cette époque. Mais leur œuvre était toute de destruction : ils faisaient un grand massacre de Caraïbes, le capitaine l’Olive surtout. Comme l’a très bien dit M. Augustin Cochin dans son histoire de l’Abolition de l’esclavage : « L’extermination des indigènes, c’est presque en tous lieux la première page de l’occupation des colonies ; l’exploitation rapace du sol par les occupants, par les compagnies, par les gouvernements, est, en général, la seconde page. » La compagnie des îles avait autant de rapacité que d’humeur guerrière : l’égoïsme et la cupidité des associés, qui exploitaient uniquement à leur profit et non à celui des établissements qu’ils avaient fondés, furent pour les colonies une cause de stagnation. Les associés virent bientôt que la prospérité de sociétés naissantes s’accommode mal d’un régime de perpétuels combats et de monopoles vexatoires : pour éviter une ruine totale, la compagnie ne vit d’autre moyen que d’user de son droit de vendre les îles comme étant sa pleine propriété.

Quelque temps auparavant, d’autres aventuriers, sans patentes royales, normands pour la plupart, s’étaient établis ou plutôt campés sur la côte septentrionale de Saint-Domingue qu’ils trouvèrent abandonnée par les Espagnols. Ces nouveaux occupants, qui passaient leur vie à la chasse, reçurent le nom de boucaniers, parce qu’ils avaient l’habitude de se réunir après avoir chassé pour boucaner, c’est-à-dire faire sécher à la fumée, selon le procédé des sauvages, les bœufs qu’ils avaient tués. Bientôt ces hardis chasseurs s’aperçurent que la contrebande et même la piraterie seraient d’une ressource plus grande que la poursuite du bétail sauvage. Ils s’adonnèrent avec succès à cette industrie nouvelle et en reçurent le nom de flibustiers. Ce nid de hardis matelots et d’intrépides chasseurs s’accrut insensiblement par l’attraction qu’exerçait alors sur un grand nombre de natures cette vie irrégulière. Il y eut des luttes nombreuses pleines de vicissitudes entre les flibustiers, les Espagnols et les Anglais, mais, en fin de compte, une grande partie de Saint-Domingue resta aux aventuriers français. La couronne finit par intervenir sous Richelieu, d’abord pour conférer des privilèges ; mais pendant longtemps encore les ordres de la cour et de ses représentants n’eurent qu’une précaire autorité.

Ainsi se formèrent les colonies françaises des Antilles, elles durent leur origine à l’audace et même aux méfaits de particuliers, avides d’entreprises et de gains. La couronne n’apparut qu’au second plan avec une puissance d’apparat, dénuée presque de toute influence réelle. Constituées par ces éléments irréguliers, les colonies de la France en gardèrent toujours la trace. « La colonie française de Saint-Domingue, dit Adam Smith, fut fondée par des pirates et des flibustiers qui y demeurèrent longtemps sans recourir à la protection de la France et même sans reconnaître son autorité ; et quand cette race de bandits eût assez pris le caractère de citoyens pour reconnaître l’autorité de la mère patrie, pendant longtemps encore il fut nécessaire d’exercer cette autorité avec beaucoup de prudence et de circonspection. Durant le cours de cette période la culture et la population de la colonie prirent un accroissement excessivement rapide. L’oppression même de la compagnie exclusive, à laquelle ainsi que toutes les autres colonies françaises elle fut assujettie pendant quelque temps, put bien sans doute ralentir un peu ses progrès, mais ne fut pas encore capable de les arrêter tout à fait. Le cours de sa prospérité reprit le même essor qu’auparavant aussitôt qu’elle fut délivrée de cette oppression. » C’était aussi l’opinion de Raynal, et c’est encore l’avis de Merivale, qu’une des raisons du développement et de la prospérité des îles françaises, ce fut l’irrégularité de leur fondation. « Les colons étant toujours disposés à reconnaître le maître le plus fort pour le plus sûr protecteur, le gouvernement craignait de les irriter par des restrictions oppressives pour leur industrie. » Il serait peut-être encore plus exact de dire que, quand la couronne voulait imposer aux colonies des règlements trop vexatoires, celles-ci savaient ou les violer ouvertement ou les rendre inefficaces en pratique. 

Le peuplement des Antilles fut infiniment plus rapide que celui du Canada ; un édit de mars 1642, qui confirme la compagnie des îles, constate qu’elle a introduit aux colonies 7 000 colons au lieu de 4 000, comme elle y était tenue par son contrat. Toutes les classes de la nation avaient des représentants dans la population coloniale. C’était d’abord la noblesse aventurière, les cadets de famille, un grand nombre de gentilshommes qui n’avaient pu faire fortune dans la mère patrie, ou qui fuyaient leurs créanciers, ou qui voulaient échapper à un passé peu favorable ; les lettres de cachet, les édits qui punissaient le duel trouvaient aussi place parmi les motifs de cette émigration de haute souche. C’était là l’élément irrégulier qui apportait le plus d’activité, d’ardeur à la poursuite de la fortune, d’esprit de spéculation et d’entreprise. « La souche nobiliaire des premiers fondateurs, dit un historien très versé dans la connaissance des colonies françaises, s’accrut successivement des greffes qui lui vinrent de la grande propriété territoriale, des hauts fonctionnaires établis dans le pays, enfin de quelques Français émigrés qui avaient remarqué à la cour la beauté et la richesse des filles créoles. Grâce à ces émigrations et à ces alliances, il n’y avait guère au dernier siècle de famille en France qui n’eût son représentant aux colonies ; aussi nos possessions d’outre-mer tenaient-elles dans le cœur de la patrie une place qu’elles ont perdue. » (Jules Duval, les Colonies et la politique coloniale de la France, 142.) À cette classe de haute lignée, qui versait au fond social de la colonie l’entrain et l’audace sans scrupule, venaient s’en joindre d’autres, qui tempéraient par un heureux alliage l’esprit général de la société coloniale.

C’était d’abord le clergé plein de sève et d’activité : les dominicains, les jésuites, animés d’une sincère estime pour la colonisation, le développement de la richesse, les progrès de la culture, l’amélioration de l’industrie et l’extension du commerce. Loin de dédaigner les poursuites mondaines, ils s’adonnaient avec un zèle sans pareil à tous les travaux productifs et contribuaient autant que les laïques eux-mêmes à la prospérité matérielle de la colonie. C’étaient eux qui remplissaient dans les îles les fonctions d’ingénieurs, de géomètres, d’architectes, de mécaniciens, et qui suffisaient à toutes ces professions délicates, moitié de science, moitié d’application, si souvent négligées dans les sociétés nouvelles. Ils étaient aussi planteurs, commerçants, spéculateurs même. Toutes ces natures actives, qui abondent dans les grands ordres religieux, se déployaient à l’aise et au profit de tous dans mille industries bienfaisantes et largement rémunératrices. Tels étaient le père Dutertre, le père Labat surtout, qui couvrit les rivages de la Martinique de forts, d’églises, d’écoles et de plantations, qui inventa des appareils pour la distillation du sucre et dont le nom demeure encore parmi les créoles, entouré de cette vénération légendaire dont les anciens avaient l’habitude d’orner le souvenir des inventeurs de leurs cultures ou de leurs instruments agricoles. Tel était encore ce père Lavalette, de moins heureuse mémoire, vicaire général des jésuites et préfet apostolique de la Martinique, qui fit faillite en 1762 et fut l’occasion de la suppression de son ordre. Cette catastrophe particulière est elle-même une preuve frappante de l’impulsion que le clergé cherchait à donner à l’industrie et à la culture des Antilles.

Au-dessous de cette double aristocratie de naissance et de profession, ou plutôt à côté d’elle, car les distinctions de la métropole se perdaient aux Antilles dans la fusion de toutes les classes blanches, venait l’élément bourgeois avec sa consistance héréditaire, son esprit de prudence et de patience pratique, sa laborieuse persévérance et sa bienfaisante parcimonie. C’étaient des négociants qu’entravaient dans la métropole des privilèges de toutes sortes, de petits capitalistes qui venaient chercher à leurs épargnes un intérêt plus rémunérateur, tous ceux à qui pesaient dans la mère patrie des habitudes trop routinières, un avancement trop lent, ou qui avaient dans leur propre passé quelque erreur, quelque faute à racheter ou à cacher.

Enfin, au dernier rang, pour former la base de la société, arrivaient les engagés blancs : de pauvres artisans qu’arrêtaient les privilèges des corporations, des domestiques congédiés et sans place, des paysans las de la corvée et des modestes gages, aspirant à devenir propriétaires, même au prix des plus pénibles et des plus longs efforts, des fils de famille déshérités. Le recrutement de ces travailleurs était une industrie courante à Dieppe, au Havre et à Saint-Malo. Pendant 148 ans, de 1626 à 1774, un courant régulier s’était établi de ces ports aux Antilles. Transportés sans qu’on calculât pour ces Français, comme on le fait aujourd’hui pour les Indiens et les Chinois, la hauteur du pont, la quantité d’air respirable et d’eau potable, s’adonnant pendant trois ans dans l’origine et plus tard pendant dix-huit mois au travail des plantations sous le soleil des tropiques, sans autre salaire que 100 livres de petun ou de tabac, ils supportaient vaillamment ce pénible apprentissage et parvenaient souvent aux positions les plus élevées ; l’un de ces anciens engagés entra, en 1780, au conseil souverain. Ainsi se constituait aux Antilles, avant que la traite des noirs eût fait irruption, une société solide, douée de tous les éléments de progrès et de consistance, animée dans toutes ses couches de l’esprit de vie et d’entreprise, capable de se suffire et de grandir par sa force intérieure d’impulsion, société sans rivale qui pouvait hardiment défier toutes les colonies de plantations des autres peuples de l’Europe. « Il est à remarquer que le capital qui a servi à améliorer les colonies à sucre de la France et en particulier la grande colonie de Saint-Domingue, dit Adam Smith, est provenu presque en totalité de la culture et de l’amélioration progressive de ces colonies. Il a été presque en entier le produit du sol et de l’industrie des colons, ou, ce qui revient au même, le prix de ce produit graduellement accumulé par une sage économie et employé à faire maître toujours un nouveau surcroît de produit. Mais le capital qui a servi à faire maître et à améliorer les colonies à sucre de l’Angleterre a été, en grande partie, envoyé d’Angleterre et ne peut nullement être regardé comme le produit seul du territoire et de l’industrie des colons. La prospérité des colonies à sucre de l’Angleterre a été, en grande partie, l’effet des immenses richesses de l’Angleterre, dont une partie, débordant, pour ainsi dire, de ce pays, a reflué sur les colonies ; mais la prospérité des colonies à sucre de la France est entièrement l’œuvre de la bonne conduite des colons, qui doit par conséquent l’avoir emporté de quelque chose sur celle des colons anglais ; et cette supériorité de bonne conduite s’est, par-dessus tout, fait remarquer dans leur manière de traiter les esclaves. » On ne peut mieux rendre justice à la vitalité de nos colonies des Antilles : sans soustraire à la mère patrie qu’une partie insignifiante de son capital, elles accumulèrent par leurs patientes et intelligentes épargnes une énorme quantité de richesse, qui agit de la manière la plus bienfaisante sur la situation de la métropole en stimulant son industrie et son commerce.  

L’origine irrégulière de ses colonies et les mœurs exclusivement industrielles de leurs habitants y amenèrent dans la pratique un esprit de tolérance religieuse, qui contrastait avec les lois de la métropole et la puissance des ordres monastiques. « En 1641, le commandant de Poinci, gouverneur général des îles du Vent, chargea Le Vasseur, un de ses officiers appartenant au calvinisme, d’aller prendre le commandement des aventuriers français et d’expulser les Anglais de l’île (la Tortue). Il l’investit du commandement de la Tortue et, par une convention spéciale, garantit la liberté de conscience à lui et à tous ceux qui le suivraient. Le Vasseur réunit tout ce qu’il put de protestants parmi lesquels se trouvèrent bientôt 50 boucaniers de Saint-Domingue » (Caillet, Administration de Richelieu, 350). Ce n’était pas là un fait exceptionnel. « J’écrivis, dit le célèbre dominicain Labat dans son voyage aux Antilles, j’écrivis au supérieur de notre mission de la Guadeloupe, qui avait scrupule de se servir d’un luthérien nommé Corneille, natif de Hambourg, de me l’envoyer bien vite à la Martinique, parce qu’il m’était indifférent que le sucre qu’il ferait fût luthérien ou catholique, pourvu qu’il fût bien blanc. » C’est vers 1644, on le sait, que la canne de Batavia, cultivée de toute antiquité dans l’Inde et la Chine, importée en Espagne par les Arabes, fut portée dans les Antilles ; c’est à un juif, venu du Brésil, Benjamin Dacosta, que la Martinique est redevable de l’introduction de cette culture, ainsi que des premiers engins de distillation. C’est ainsi qu’au berceau de toutes les colonies florissantes, on trouve en fait, si ce n’est en droit, la tolérance religieuse, et l’on voit les dissidents bannis des pays en décrépitude apporter à la constitution des jeunes sociétés le contingent de leur travail et de leur industrie. Même après l’édit de Nantes, nombre de calvinistes pénétrèrent dans les îles françaises, et les mœurs laborieuses des colons, qui n’avaient d’estime que pour le travail et l’intelligence productrices de résultats matériels, accueillirent avec faveur ces précieuses recrues que des lois étroites et surannées voulaient bannir. La métropole, elle-même, se montra facile envers les juifs : il s’en était établi un grand nombre à la Martinique à la suite de Dacosta et ils avaient fait de grandes dépenses pour la culture des terres. Colbert obtint du roi qu’on les y laisserait avec la liberté de conscience (Pierre Clément, Histoire de Colbert, p. 179). D’un autre côté et en sens contraire, l’esprit d’exclusion métropolitain éloignait des îles françaises les étrangers ; cette exclusion pouvait avoir à l’origine sa raison d’être, tant que le peuplement n’avait pas atteint un certain degré et que la nationalité des îles n’était pas définitivement établie ; mais, cette première époque une fois passée, la prospérité des établissements français n’eût fait que gagner par la résidence de colons d’autres nations qui y auraient apporté leurs capitaux et leur expérience, sans pouvoir constituer eux-mêmes un noyau assez grand pour relâcher d’une manière sensible le lien qui unissait la colonie à la métropole. On sait que Cuba, de nos jours, doit la plus grande partie de son opulence aux capitaux et aux planteurs anglais et elle n’en garde pas moins sa physionomie et ses mœurs espagnoles. Mais quelles que fussent les restrictions que l’esprit réglementaire et exclusif de la couronne pût imposer à nos Antilles, elles avaient assez de vitalité propre pour en surmonter les inconvénients, assez d’énergie et d’initiative pour en éluder l’application quand elle devenait trop vexatoire.

C’est ce qu’elles montrèrent à plusieurs reprises en matière de commerce ; la compagnie des Indes occidentales que Colbert avait fondée, ne devint pas moins oppressive que sa devancière instituée par Richelieu ; elle voulait interdire aux planteurs le trafic avec les Hollandais, et elle n’était pas en état, cependant, par ses propres ressources, de suffire à l’approvisionnement des îles ; il en était résulté une disette. Les planteurs de la Martinique et de la Guadeloupe avaient été sur le point de se révolter ; les colons de Saint-Domingue, flibustiers, boucaniers et autres, avaient été plus loin que les menaces ; ils s’étaient insurgés ouvertement contre le monopole de la compagnie, qui leur vendait les marchandises deux tiers plus cher que ne le faisaient les Hollandais. Le gouverneur d’Ogeron avait été contraint de céder, et par ses instances il avait obtenu de Colbert un arrêt du conseil, qui autorisait tout navire français à faire le commerce des Antilles avec la permission de la compagnie et moyennant un droit. Deux ou trois ans après, des mesures complémentaires étendirent et assurèrent les bons effets de ce régime de permissions. 

À l’origine, le tabac, le roucou, le cacao et l’indigo se partageaient les champs. Quoique les cultures vivrières fussent, par un déplorable aveuglement, abandonnées, les denrées d’exportation, qui obtenaient alors la préférence des colons, s’adaptaient à la moyenne et à la petite propriété. La terre était alors très divisée, et l’aisance aussi générale que les grandes fortunes étaient rares : la culture de la canne changea toute l’économie de la société. Les grands capitaux, les nombreuses bandes d’esclaves devinrent nécessaires pour une production à bon marché. Cette modification, qui servit à quelques-uns, qui développa considérablement les valeurs d’exportation et d’importation, fut cependant au point de vue social une calamité. La traite s’étendit avec approbation royale ; on vit la propriété se concentrer dans quelques mains, les ouvriers européens ou petits blancs refluer vers les villes, et dans les campagnes se dresser de distance en distance ces vastes ateliers connus sous le nom d’habitations, « ces prisons sans murailles, dit M. Augustin Cochin, manufactures odieuses produisant pendant des siècles du tabac, du café, du sucre et consommant des esclaves ». Alors l’agriculture recula aux procédés les plus grossiers. « La charrue que les émigrants français avaient introduite à l’origine, dit M. Jules Duval, disparut dès que Colbert eût autorisé la traite des nègres et procuré aux planteurs une main-d’œuvre à vil prix. Du jour où le rang social se mesura au nombre des nègres que l’on possédait, le dédain de tout autre instrument que la houe de l’esclave devint à la mode pendant deux cents ans et ce ne fut que vers la fin du dernier siècle, lorsque le régime de la servitude avait été ébranlé, que reparurent quelques charrues » (Les colonies de la France, 154). Les colons français, dit Adam Smith, étaient d’une humanité toute spéciale envers leurs esclaves, et cela même fut une cause de la prospérité des îles françaises, car selon les termes de l’auteur de la Richesse des nations : « De même que le profit et le succès d’une culture qui se fait au moyen des bestiaux dépend extrêmement de l’attention qu’on a de les bien traiter et de les bien soigner, de même le produit et le succès d’une culture qui se fait au moyen d’esclaves doit dépendre également de l’attention qu’on apporte à les bien traiter et à les bien soigner ; et, du côté des bons traitements envers leurs esclaves, c’est une chose, je crois, généralement reconnue, que les planteurs français l’emportèrent sur les anglais. » Ce n’est pas que la métropole fût toujours d’une très grande clémence envers la classe asservie ; en dépit du fameux code noir, qui contient d’ailleurs divers articles effroyables de cruauté, il nous reste plusieurs édits, qui nous prouvent combien le gouvernement de la mère patrie était rigoureux envers la classe inférieure aux colonies. Craignant toujours de la part des colons des velléités d’indépendance, il était porté à toutes les mesures qui semblaient propres à entretenir la division entre divers éléments coloniaux et à affaiblir par conséquent la société coloniale. Cette jalousie métropolitaine se manifesta surtout par de criantes injustices envers les hommes de couleur. À l’origine, les enfants de couleur suivaient le sort de leurs pères et étaient libres, en principe dès leur naissance, en réalité à l’âge de vingt-quatre ans. Mais, vers 1684, Louis XIV, qui eut pourtant tant de faiblesse pour ses enfants illégitimes, précipita dans l’esclavage les enfants nés du commerce des blancs avec les négresses. Il en devint des Antilles françaises comme des colonies espagnoles : la moindre tache de sang noir fut un titre d’exclusion à tout emploi : « Dans un pays, disait-on, où il y a quinze esclaves contre un blanc, on ne saurait trop tenir de distance entre les deux espèces. » Louis XIV en vint à défendre tout mariage entre un blanc et une femme de couleur d’une nuance quelconque par ce motif que « cessant d’être ennemis, le mulâtre et le blanc auraient pu s’entendre contre l’autorité métropolitaine. Si par le moyen de ces alliances, les blancs finissaient par s’entendre avec les libres, la colonie pourrait se soustraire facilement à l’autorité du roi. » — « Il me paraît de grande conséquence, lit-on dans un édit de 1731, qu’on pût parvenir à empêcher l’union des blancs avec les négresses et mulâtresses, parce que, outre que c’est une tache pour les blancs, cela pourrait trop les attacher aux intérêts de leurs alliés. » Par des motifs analogues on multiplia les difficultés qui entouraient les affranchissements au point de les rendre très rares.

Cette altération dans la composition de la société et dans l’agriculture modifia l’esprit général des colonies. L’absentéisme avec toutes ses conséquences funestes devint de mode ; la culture des produits d’exportation fut poussée à outrance ; les îles ne furent plus que de grandes fabriques, exploitées sans merci en vue du plus grand profit présent, sans pensée de l’avenir. « Tel est le tableau mouvant d’une ville de colonie, d’une ville de Saint-Domingue, écrit Malouet ; on n’y voit point d’homme assis à son foyer, parlant avec intérêt de sa ville, de sa paroisse, de la maison de ses pères. On n’y voit que des auberges et des voyageurs. Entrez dans leurs maisons, elles ne sont ni commodes, ni ornées ; ils n’en ont pas le temps, ce n’est pas la peine, voilà leur langage. Est-il question d’un bâtiment, d’une machine, d’une transaction, d’un acte de partage, d’un règlement de compte : rien n’est fini, rien ne porte l’empreinte de la patience et de l’attention. (Mémoire sur les colonies, t. IV, p. 127.) »

Les colonies des Antilles étaient conçues comme d’immenses fabriques, dont le but était de produire le plus possible de denrées d’exportation avec des instruments appelés esclaves ou piezas de Indias, selon le langage des asientos ; leur prospérité dépendait des débouchés qu’on ouvrirait à ces produits, des facilités qu’on offrirait à leur fabrication, de la légèreté des impôts auxquels on les soumettrait. Pour le débouché, les colonies françaises étaient limitées au marché français, mais en revanche, ce marché leur était garanti par des droits différentiels qui frappaient les produits étrangers ; c’était ce même système de pacte colonial qui existait également entre l’Angleterre et ses colonies et dont nous étudierons plus tard en détail les pernicieux effets ; quant à la fabrication même du sucre, différentes restrictions, qui varièrent suivant les temps, tendaient à la rendre plus difficile et plus coûteuse qu’elle ne l’eût naturellement été ; en revanche les impôts, lourds à l’origine, finirent par devenir très légers comparativement à ceux qui existaient dans les îles à sucre d’autres nations.

Ce ne fut qu’au XVIIIe siècle que les îles françaises furent placées dans les conditions les plus favorables pour la production du sucre ; jusque-là et spécialement sous Colbert, des règlements oppressifs arrêtèrent leur essor. Les impôts étaient lourds et multipliés au XVIIe siècle : il y avait une capitation écrasante de cent livres de sucre brut par tête de colon libre ou non libre ; le tabac, l’indigo, le coton, le cacao et toutes les autres denrées étaient soumis à des droits spéciaux. C’étaient autant d’obstacles au développement de la production et de causes de renchérissement. Bien que tous les navires français eussent reçu l’autorisation de commercer avec les îles moyennant une redevance à la compagnie, cependant tous les navires qui trafiquaient entre la France et les Antilles devaient faire retour au port même d’où ils étaient partis, afin d’éviter la fraude, la contrebande et le commerce interlope avec les étrangers ; c’était encore là un obstacle grave apporté à la vente et au débit des denrées coloniales. Ce qui frappait les colons plus sérieusement encore dans leurs intérêts, c’est que la réexportation des sucres bruts amenés des Antilles en France fut prohibée. Cette restriction était parfaitement conforme à l’esprit du pacte colonial ; néanmoins elle était nouvelle et fut une des causes de la stagnation ou plutôt du recul de l’industrie et de l’agriculture des colonies dans la seconde partie du XVIIe siècle. La production du sucre était arrivée, en 1682, à 27 millions de livres par an, alors que la France n’en consommait que 20. Quand les marchés étrangers furent fermés aux sucres bruts coloniaux, la production du sucre aux Antilles dut rétrograder. La mauvaise administration et la misère n’ayant fait que croître en France dans les dix années qui suivirent, les colonies se virent enlever la compensation espérée par Colbert dans l’accroissement du marché intérieur. Ce fut une douloureuse époque pour les îles françaises ; la quantité et la valeur de la production du sucre baissèrent dans d’effrayantes proportions ; le sucre brut, qui valait 14 ou 15 francs le quintal en 1682, s’était avili jusqu’à 5 et 6 francs en 1713 ; aussi, en 1696, avait-on abandonné volontairement l’île de Sainte-Croix ; en 1698, il n’y avait pas 20 000 noirs dans toutes nos Antilles, et le commerce de nos îles n’était alimenté que par une cinquantaine de navires de médiocre tonnage. C’était alors l’époque de la grande prospérité de la Barbade et de la Jamaïque. Ainsi l’établissement du pacte colonial, en bornant les Antilles françaises au marché de la métropole, avait causé la ruine pendant trente ans de nos îles à sucre et avait porté du même coup un détriment considérable à l’industrie et au commerce français, en réduisant des deux tiers, si ce n’est de plus, les importations de la métropole dans les colonies à sucre.

À partir de 1717 un revirement se manifesta dans l’administration coloniale sous les auspices du célèbre Law. Un règlement salutaire, conçu dans les principes libéraux qui disparurent à la fin du XVIIIe siècle, affranchit de tous droits les marchandises françaises destinées aux îles, diminua considérablement les droits sur les marchandises des îles destinées à la consommation française et, ce qui valait encore mieux pour les colonies, autorisa les denrées des îles, amenées en France, à en ressortir moyennant un droit de 3%. Les sucres étrangers furent frappés d’une taxe générale. D’autres mesures furent prises pour favoriser le développement des îles françaises. Contrairement à l’état de choses précédent, Marseille fut admise parmi les ports qui jouissaient du commerce de l’Amérique. En même temps le monopole des compagnies avait été aboli radicalement, sauf à la côte sud de Saint-Domingue qui dépendait de la compagnie des Indes ; or, cette côte méridionale était la moins féconde et la moins riche de l’île. On conçoit que sous ce système fort libéral, si on le compare au régime antérieur, les îles françaises durent prendre un rapide essor. Rien n’égala leur prospérité à partir de cette époque et durant toute la fin du siècle. La Martinique, qui n’avait pas 15 000 noirs en 1700, en comptait 72 000 en 1736 ; le numéraire y abondait ainsi que les marchandises européennes ; elle recevait dans ses ports, chaque année, 200 vaisseaux de France et 30 du Canada. La Guadeloupe, quoique dans une proportion moindre, suivit le même mouvement d’ascension. Le café, introduit de la Guyane hollandaise dans ces deux îles, fut pour les planteurs une source de richesses incalculable. Les caféières couvraient alors le sol de ces deux belles colonies. En même temps, le coton de la Guadeloupe alimentait les manufactures de l’Alsace et de la Flandre. D’un autre côté, Saint-Domingue devenait le plus grand producteur de sucre au monde. « Son exportation, dit Merivale, monta de 11 000 000 de livres tournois en 1711 à 193 000 000 en 1788 ou près de 8 000 000 sterling ; c’est presque le double de l’exportation actuelle de la Jamaïque, calculée en monnaie, et c’est plus du double calculé en quantité ; son commerce employait 1 000 navires et 15 000 marins français. » Les ports privilégiés pour le commerce d’Amérique participaient largement à cette prospérité ; c’est alors que furent construits les édifices somptueux qui peuplèrent Nantes, Marseille et surtout Bordeaux. On voit quel développement rapide et considérable l’allégement des droits et des prescriptions avait subitement produit aux colonies ; et combien, cependant, ces restrictions et ces droits n’étaient-ils pas vexatoires ! mais, comparés avec le régime établi par les nations rivales, ils paraissaient faibles et assuraient ainsi, par leur modération, un avantage relatif à nos colonies. « C’était la mode en Angleterre, dit Merivale, de vanter l’administration coloniale des Français et avec justice. Les colonies françaises ne pouvaient que se louer de la métropole. La prohibition du sucre étranger sur les marchés français n’était pas compensée comme dans nos possessions par des taxes et des restrictions portant sur le producteur colonial. Les frais du gouvernement étaient presque en entier supportés par la métropole. Le gouvernement français du XVIIIe siècle était tombé dans cette double erreur : se taxer lui-même pour ses colonies et négliger sa force maritime qui, seule, pouvait les conserver. » — « Le gouvernement adopté par la France, dit le même auteur, fut meilleur, au moins en théorie, que celui de quelque autre puissance européenne que ce fût. L’administration des colonies était confiée au conseil du commerce composé de douze officiers de la couronne et d’autant de délégués des principales villes commerciales. Chaque colonie était régie par un gouverneur, un intendant pour le fisc et les droits de la couronne et un conseil royal composé de planteurs distingués. Tous ces fonctionnaires n’étaient payés que par des salaires, tandis que dans les colonies anglaises les épices et les extorsions faisaient la principale rétribution des agents. C’était un règlement établi que les capitaines de vaisseaux, à leur retour des colonies, étaient soumis à une enquête sur les traitements qu’ils avaient éprouvé dans les transactions, sur l’état des marchés et la conduite des agents coloniaux. Dans toutes les colonies françaises, la terre était concédée par don gratuit, les taxes étaient très légères ; une capitation sur les esclaves, un léger droit d’exportation montant à peine à 2% de la valeur de chaque article : c’était tout ce que le planteur avait à payer. Un procédé aisé et sommaire était employé pour lever les dettes dues aux marchands dans la mère patrie, une des plus grandes difficultés pratiques dans l’administration des colonies. » 

Il ne faudrait pas croire, d’après ce tableau un peu flatté, que l’administration des îles françaises put être considérée comme un parfait modèle. À tout considérer, les Antilles étaient soumises à un régime arbitraire, mais cet arbitraire était tempéré par certaines institutions accessoires et surtout par les traditions et les mœurs. Le bureau du commerce, dont parle Merivale, n’eut jamais une autorité propre et une initiative indépendante : simple conseil facultatif où, à partir de Louis XV, les délégués des colonies se trouvaient côte à côte avec les délégués des ports, il inspirait, il est vrai, les décisions, mais il n’avait pas le pouvoir de les prendre. D’ailleurs il faudrait se garder de considérer ce bureau du commerce comme une assemblée coloniale, même consultative ; les délégués coloniaux n’y furent admis qu’à partir du règne de Louis XV et ils n’y eurent jamais la majorité : l’influence prépondérante appartenait aux ports de la métropole. Le conseil souverain de la Martinique était loin de posséder les pouvoirs suprêmes que ce titre ferait supposer : il avait néanmoins une autorité étendue en matière d’administration : mais son mode de recrutement en faisait une aristocratie, à l’exemple des anciennes assemblées de notables. La grande supériorité du régime d’alors sur le régime postérieur, c’est que l’esprit local trouvait un ample champ d’activité : si les règlements généraux échappaient trop souvent à la participation des intéressés, il n’en était pas de même des actes locaux : les députés des paroisses votaient l’assiette et la répartition des impôts et décidaient des travaux des localités. Il y avait en outre des chambres d’agriculture et de commerce et, à partir de Louis XVI, on connut les assemblées coloniales qui furent instituées en même temps que les assemblées provinciales de France. Si, dans le règlement des affaires générales, les colons n’avaient pas plus qu’aujourd’hui l’initiative et la décision suprême, on peut dire qu’ils étaient beaucoup plus consultés et qu’on tenait un plus grand compte de leurs conseils : il y avait loin cependant de cet arbitraire tempéré au self-government des îles anglaises. 

Mais la prospérité des colonies de plantations, dont l’industrie et l’agriculture sont dirigées exclusivement en vue de l’exportation, tient moins aux libertés des colons qu’au régime économique auquel elles sont soumises : et si ce régime est libéral, alors même que les libertés administratives ou politiques des habitants seraient moindres, la prospérité de la colonie sera beaucoup plus considérable, que si, les libertés politiques et administratives étant plus grandes, la liberté économique était plus restreinte. C’est précisément ce qui arriva pour les îles françaises : la liberté de fabrication et de trafic y était soumise à beaucoup moins de restrictions que dans les îles anglaises. Nous l’avons déjà vu dans un passage emprunté à Merivale et nous en trouvons un exemple frappant en ce qui concerne la raffinerie du sucre. « Tandis que le sucre moscouade des colonies anglaises, dit Adam Smith, ne paie à l’importation que 6 sh. 4 deniers le quintal, le sucre blanc paie 1 livre 1 sh. 1 pen. ; et quand il est raffiné double ou simple, il paie 4 livres 2 sh. 4 pence 8 dixièmes. Lorsque ces droits énormes furent établis, la Grande-Bretagne était le seul et elle est encore aujourd’hui le principal marché sur lequel puisse être exporté le sucre de ses colonies ; ces droits équivalaient donc à une prohibition d’abord de terrer ou raffiner le sucre pour tout marché étranger quelconque et ensuite de terrer ou raffiner pour le marché qui emporte peut-être à lui seul les neuf-dixièmes du produit total ; aussi les fabriques pour terrer ou raffiner le sucre qui ont été très florissantes dans toutes les colonies françaises, n’ont guère été en activité pour celles de l’Angleterre que pour le marché des colonies elles-mêmes. Lorsque la Grenade était entre les mains des Français, il y avait presque sur chaque plantation une raffinerie pour terrer au moins le sucre ; depuis que cette île est tombée entre les mains des Anglais, presque tous les travaux de ce genre ont été abandonnés, et à présent (octobre 1773) il ne reste pas, à ce qu’on m’a assuré, plus de deux ou trois fabriques dans toute l’île. » La liberté de raffiner sur place les sucres bruts constituait pour les colonies françaises un immense avantage ; la quantité de matière exportable se trouvait diminuée, la valeur en était augmentée et les frais de transport réduits ; il en résultait que le sucre coûtait moins cher dans la métropole que s’il eût dû être raffiné par l’industrie métropolitaine : ce meilleur marché était une cause de consommation plus grande, ce qui tendait à encourager la production dans les îles ; d’un autre côté, le producteur bénéficiait du rhum et du tafia, produits par la distillation des basses matières provenant du sucre, industrie qu’on nommait autrefois la guildiverie : c’était donc là un gain considérable pour le planteur et un encouragement notable à l’extension des cultures. Il ne faudrait pas croire, cependant, d’après le passage d’Adam Smith que nous avons cité, que le raffinage du sucre fut toujours permis aux îles françaises. Les raffineries métropolitaines et les ports se liguèrent pour obtenir des restrictions à la liberté des colons sur ce point : ils réussirent. Un arrêt du conseil du 21 janvier 1684 interdit aux colonies d’établir de nouvelles raffineries, et l’on mit sur les raffinés coloniaux un impôt qui fut, dans l’origine, de 8 livres, puis de 22 livres 10 sous le quintal et qui fut remplacé, en 1698, par une prohibition absolue. Néanmoins, les îles françaises restèrent encore dans une situation meilleure que les îles anglaises ; à défaut du raffinage, les colonies adoptèrent le terrage, procédé moins complet, et ce ne fut qu’en 1791 que l’on surtaxa les sucres terrés coloniaux. On sait que la loi du 17 décembre 1814 renouvela la prohibition sur les sucres raffinés aux colonies et la loi du 28 avril 1816 sur les sucres terrés. On voit donc que, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les planteurs conservèrent la faculté de terrer leurs sucres et les avantages qui en résultaient. Sous beaucoup d’autres rapports les règlements de la France furent moins restrictifs que les règlements de l’Angleterre. Nous avons vu que des prohibitions qui durèrent jusqu’à Huskisson produisirent plusieurs fois des disettes et même des famines dans les colonies à sucre de l’Angleterre. La France se montra plus libérale : dès 1784, elle autorisait ses îles à chercher leurs vivres, provisions et combustible, dans les États de l’Union américaine, et elle s’habitua par degrés à autoriser l’entrée sur navires étrangers, moyennant des surtaxes généralement assez légères, des produits les plus nécessaires à l’existence. 

C’est par ce système économique moins restrictif, autant que par la fertilité naturelle des îles françaises, que s’explique le grand et rapide essor de nos colonies à la fin du dernier siècle. C’est une loi presque sans exception, dans l’histoire des colonies de plantations, que celle qui est mise en culture la dernière ne tarde pas à primer toutes les autres. On comprend, en effet, qu’avec l’exploitation à outrance des terres, qui est de tradition aux colonies, et par l’habitude de demander au sol pendant des siècles un seul et même produit, les sols nouveaux et vierges aient une grande supériorité sur les sols depuis longtemps en culture et par conséquent épuisés par une production ininterrompue. La Jamaïque avait remplacé la Barbade, Saint-Domingue devait remplacer la Jamaïque, de même que Bourbon et Maurice devaient primer les petites Antilles et enfin Cuba, mise la dernière en culture, devait supplanter toutes les autres colonies à sucre. Cette supériorité toute naturelle de Saint-Domingue au dernier siècle, aidée par un régime économique relativement peu oppressif, suffit à expliquer la prospérité des îles françaises sous Louis XV et Louis XVI. Selon M. Augustin Cochin, même après la perte du Canada, le mouvement de nos opérations coloniales l’emportait sur celui de tous les États européens, y compris l’Angleterre. En 1787, ce mouvement représentait 600 000 000 de francs et celui de la Grande-Bretagne ne dépassait pas 450 000 000. 

Cependant ce n’est qu’aux îles que notre colonisation était prospère. Sur le continent nous étions dans un état d’infériorité incontestable relativement aux autres peuples, les Anglais et les Hollandais, par exemple : la Guyane en est une preuve. Venus les premiers dans ces régions, nous laissâmes les Anglais et les Hollandais s’emparer des lieux les plus favorables et nous ne créâmes qu’un établissement pauvre, peu peuplé et languissant, tandis que nos deux rivales, l’Angleterre et la Hollande, fondèrent deux opulentes et grandissantes colonies. Cayenne et les côtes voisines furent reconnues pour la première fois en 1604 par le Breton La Révardière ; depuis lors pendant 40 ans un grand nombre d’expéditions furent faites vers ces contrées, par des navigateurs de Normandie ; une compagnie fut créée par Richelieu avec le privilège de la navigation de l’Orénoque et de l’Amazone ; les Français s’établirent même à Surinam ; mais le terrain bas et marécageux et l’air malsain décidèrent les colons à quitter ces lieux dont les Hollandais plus industrieux et plus patients devaient faire le centre d’une riche exploitation agricole et commerciale. Trois causes devaient empêcher particulièrement le développement de la colonie ; d’abord l’imprévoyance de la couronne qui abandonna à nos rivaux les grands cours d’eau presque indispensables à la prospérité de l’établissement, en second lieu, l’administration à courte vue des compagnies, qui se montrèrent à la Guyane plus oppressives et plus ignorantes que partout ailleurs ; et enfin le mode défectueux d’appropriation des terres. « Deux voies restaient ouvertes au génie colonisateur, écrit M. Jules Duval, les magnifiques cours de l’Orénoque et de l’Amazone, qui, jusqu’en deçà du XVIe siècle, limitèrent seuls la Guyane française, comme en font foi les chartes de compagnies octroyées par Louis XIII et Louis XIV, simples ratifications des entreprises individuelles des marchands de Rouen et des marins engagés sous leurs ordres. Les compagnies et la royauté ont fait perdre à la France cette double et incomparable richesse. Uniquement préoccupés de leurs gains immédiats et manquant de l’intelligence des grandes affaires autant que de résolution et de patriotisme, les compagnies privilégiées laissèrent les Hollandais s’implanter au-delà de l’Orénoque, si bien que, lorsque l’établissement de Cayenne, commencé en 1636, prit quelque consistance, nous étions déjà resserrés sur la rive droite du Maroni. À l’autre extrémité, il restait encore pour nous ouvrir les profondeurs du pays, l’Amazone et le Rio-Negro, l’un de ses principaux affluents. Par le traité d’Utrecht, Louis XIV abandonna cette limite, renonçant même à tout droit de navigation sur l’Amazone et ses tributaires, sacrifiant ainsi d’un trait de plume au Portugal, maître du Brésil, un itinéraire commercial de 1 500 lieues, comme il abandonnait l’Acadie et Terre-Neuve à l’Angleterre à titre d’appoint de ses combinaisons dynastiques » (Jules Duval, Les Colonies françaises, 198). Ainsi, fermée de toutes parts aux entreprises du commerce, la Guyane ne vit pas s’élever dans son sein de grandes villes maritimes. Dans ses plus beaux jours, Cayenne ne dépassa pas 5 000 habitants, tandis que Paramaribo, capitale de la Guyane hollandaise, en a compté plus de 20 000, et Demerari, chef-lieu de la Guyane anglaise, plus de 25 000.

S’il était une colonie qui ne pût être exploitée par une compagnie exclusive, c’était la Guyane. Comme prélude de toute colonisation dans cette contrée humide et pleine de marécages, il fallait établir un réseau de canaux et de routes, faire des dessèchements et se livrer ainsi à de grandes dépenses préparatoires. Il fallait, pour y réussir, beaucoup d’expérience, de patience et de parcimonie. Une compagnie de commerce ayant sa résidence dans la métropole était complètement incapable de suffire à cette tâche : il n’y avait que des colons, indépendants de tout lien, habitués à s’associer et à s’administrer eux-mêmes, qui eussent pu entreprendre avec fruit ces travaux nécessaires. Préoccupées de gains immédiats et faciles, les compagnies se gardaient d’enfouir leurs rares capitaux dans des opérations aussi coûteuses et aussi lentes à produire. Elles se firent remarquer plus que partout ailleurs par l’incapacité de leur administration, l’infidélité de leurs agents et l’âpreté vexatoire de leur trafic. Quant aux colons, étouffés par l’esprit de monopole, gênés dans toutes leurs entreprises par l’absence de liberté et par l’insécurité de la propriété, ils ne purent se livrer à ces ouvrages considérables qui auraient pourtant si largement récompensé leurs labeurs. La métropole mettait plus de soin qu’aux Antilles à écarter de l’établissement les protestants et les juifs, c’est-à-dire les éléments les plus laborieux, les plus entreprenants et les plus industrieux. Dès le XVIIe siècle les colons néerlandais, débarrassés au bout de peu de temps du joug de la compagnie des Indes occidentales, habitués par leurs usages municipaux à s’associer librement en vue d’un résultat d’intérêt commun, avaient réussi par les seuls efforts des particuliers à assainir Surinam et toute la contrée par des travaux hydrauliques : Ce ne fut que cent ans après sous l’administration de Malouet que des travaux analogues furent entrepris à Cayenne et dans le quartier d’Approuague aux frais de l’État et avec l’aide d’un ingénieur étranger, le suisse Guizan. Quand un peuple est privé dans sa patrie de la tâche laborieuse, mais honorable et fortifiante, d’administrer ses intérêts locaux, il pourra peut-être, dans un sol naturellement fertile et qui ne demandera pas de grands travaux préparatoires, fonder une colonie prospère, mais dès que, pour jeter les premières bases de la colonisation, il y aura de grandes difficultés à vaincre, de grands travaux à entreprendre, un tel peuple échouera inévitablement, parce que de tels ouvrages ne se peuvent exécuter et de telles difficultés ne se peuvent surmonter que par l’esprit d’association, par la patience et par la parcimonie, trois qualités qui font défaut à un peuple n’ayant pas l’habitude de s’administrer lui-même. 

Le mode défectueux d’appropriation des terres n’était pas non plus un des moindres maux de cette vaste colonie continentale. L’État, qui succéda aux grandes compagnies, accordait de grandes concessions mais sans limites précises et à titre seulement provisoire. Aussi la propriété était-elle complètement dépourvue de sécurité. Tout régime de concessions produit le favoritisme et l’arbitraire : l’administration se regardant comme donatrice croyait pouvoir imposer des conditions aux donataires : on les obligeait souvent, sous peine d’annulation de la concession, à des cultures que les fonctionnaires déterminaient ; c’est ainsi que les colons se virent détourner des productions vivrières pour lesquelles cependant la Guyane présentait tant de facilités. Par ses vastes forêts facilement exploitables, par ses immenses savanes si propres à l’élève du bétail, par l’étendue des terres où les grains étaient d’une production aisée, la Guyane eût dû être une colonie agricole en même temps qu’une colonie de plantations. L’agriculture extensive qui convient si bien à l’enfance des sociétés et qui est une des conditions de leur développement, eût dû devancer l’agriculture intensive. La Guyane sous un régime moins artificiel eût pu nourrir une nombreuse population blanche et contribuer à l’approvisionnement de nos Antilles : mais les gouverneurs, les compagnies, les ministres n’avaient de faveur que pour les denrées d’exportation. Cette contrée si riche en pâturages recevait de France la viande qui devait nourrir ses colons. En revanche elle produisait à grand’peine sur vingt sucreries, au temps du père Labat (1726), 2 500 000 kilogrammes de sucre de qualité inférieure : elle avait à la même époque 86 rocoueries ; elle réussissait mieux dans la culture du café qui lui vint de Surinam en 1716, du cacao, du cotonnier et du giroflier dérobé aux Hollandais en 1777. La production générale, cependant, resta toujours chétive et languissante. Comment en eût-il été autrement quand les travaux hydrauliques les plus indispensables étaient négligés et quand la propriété foncière était dépourvue de toute garantie ? Un administrateur habile, Malouet, sentit le défaut de ce système ; il eut le mérite d’entrevoir le régime le meilleur, mais il ne put le faire adopter. Il conçut le projet de vendre les terres au lieu de les concéder : c’était à la fois un moyen de se créer des ressources pour des travaux utiles et de rendre la propriété plus sûre et plus productive. « On redemande des concessions de terres dans la Guyane, dit-il ; je propose de les vendre. Les Anglais qui aiment à se rendre raison de leurs usages disent que la concession des terres en Amérique est nuisible au défrichement, que le plus grand nombre de ceux qui se présentent pour obtenir des concessions n’ayant pas le moyen de les mettre en valeur, en privent ceux qui sont en état d’en tirer un meilleur parti ; que, en vendant à un prix modique les terres à défricher, le colon aisé ou celui qui projette des établissements n’en peut être empêché par une légère avance qui assure la propriété, tandis que l’homme pauvre et stérile est dans l’impuissance d’usurper sa place. Ces raisons sont infiniment plus sensées que celles sur lesquelles nous fondons les concessions gratuites. » Une loi qui proclamerait la mise en vente des terres de la Guyane, ajoutait Malouet, attirerait l’attention sur cette colonie. Les acheteurs feraient quelques avances pour défricher et l’émulation multiplierait les essais. C’est avec cette hauteur de sens et cette fermeté de jugement que Malouet concevait tous les problèmes coloniaux, trouvant a priori la solution que les expériences de l’Australie et du far-west américain ont démontré être la seule bonne et vraie. Mais Malouet était seul de son avis au milieu de l’ignorance et de la routine où vivaient, sauf quelques glorieuses exceptions, les hommes d’État de son temps. 

Rien ne forme un contraste plus frappant avec les vues pleines de justesse de Malouet, que le déplorable essai de colonisation tenté par le duc de Choiseul à la Guyane. Honteux d’avoir fait perdre à la France le Canada, ce ministre voulut fonder une colonie nombreuse, riche et prospère : il jeta les yeux sur la Guyane. Il commença par en partager la propriété à titre de fiefs héréditaires entre les deux branches de sa famille, puis il dirigea sur les rives désertes du Kourou, où rien m’avait été préparé pour les recevoir, 15 000 misérables. Ils étaient conduits par des agents sans expérience ; on les avait embrigadés et répartis sous les noms divers de seigneurs, vassaux et manants ; on n’avait fait aucune étude préalable des localités, on ne s’était même pas entendu avec les autorités de Cayenne : ces bandes de mendiants sans industrie manquèrent d’abris et de vivres ; il en mourut plus de 12 000 ; 20 ou 30 millions de francs furent engloutis dans ce gouffre ; un discrédit bien concevable en rejaillit sur la Guyane : jamais l’on n’avait vu entreprise plus insensée et qui montrât mieux combien les hommes d’État réputés les plus habiles étaient peu au courant des affaires coloniales et des conditions nécessaires à la fondation et à la prospérité d’une colonie. 

Le règne de Louis XVI, si remarquable par l’impulsion donnée au commerce et à l’industrie, ne passa pas sans bienfaits pour les colonies. C’est alors que furent instituées les assemblées coloniales par l’initiative de Turgot et de Necker : la réunion des députés de la Guyane reçut avec enthousiasme cette innovation heureuse. « Jamais, écrit Malouet au ministre, cette pauvre colonie ne s’était vue honorée d’une marque aussi flatteuse de la bonté du roi et de la bienveillance de son ministre. La Guyane s’est agrandie aux yeux des colons et cet instant a vu naître un esprit public et des vues générales. Ils sentent tous que leurs opinions vont décider de leur sort en déterminant le parti à prendre. En effet, Monsieur, si avant de faire des projets, d’aventurer ici des hommes ou de l’argent, on eût pris le parti que votre sagesse a adopté, ce pays-ci serait déjà florissant ou n’occuperait plus personne. » Mais cette résolution venait bien tard : le sort de la Guyane était décidé pour toujours ; une colonie qui languit pendant un siècle et demi n’est point faite pour se relever : les trente années de lutte ou d’abandon qui suivirent le règne de Louis XVI n’étaient guère propres à ranimer la vie dans cette province à demi-morte.

Ainsi, au midi comme au nord, la colonisation française échouait sur le continent. Sous des climats différents et dans des conditions diverses les mêmes causes générales produisaient cependant les mêmes effets. Les monopoles des compagnies privilégiées, l’absence de libertés municipales et provinciales, le mauvais régime d’appropriation des terres entraînaient à la Guyane comme au Canada un échec incontestable. Heureuse la France, si elle tirait de ses revers des leçons utiles et non pas seulement de tristes souvenirs et si elle savait associer aux stériles regrets les réflexions sérieuses et fécondes !

La France fut-elle plus heureuse dans les colonies de commerce ? Dans de pareils établissements, qui ont pour but non la formation de sociétés de colons, mais uniquement le trafic avec les indigènes, le mode d’appropriation du sol, les lois et les libertés n’ont plus qu’une importance secondaire. Notre nation ne réussit guère mieux cependant dans de pareilles colonies que dans les colonies agricoles ; et là encore, nous avons à enregistrer, après quelques succès à l’origine, un échec définitif. C’est sur les côtes et dans les îles d’Afrique que les marins de Dieppe firent d’abord connaître le nom français. De ce côté se porta d’abord la libre activité de nos navigateurs et l’initiative hardie de nos commerçants. Ces tentatives du XIVe siècle que nous avons déjà rapidement esquissées se renouvelèrent au XVIIe. Il se forma, en 1624, une compagnie pour faire le commerce du Sénégal. Richelieu lui accorda des privilèges et sa protection spéciale au point d’envoyer une escadre de la marine royale dans les parages où la compagnie devait trafiquer. C’est alors que fut fondé dans l’île Saint-Louis le premier établissement français permanent. À côté de cette première compagnie se formèrent successivement la compagnie du cap Vert, celle du cap Blanc et celle de Guinée. C’est probablement à cette dernière que se rapportent les lignes suivantes qu’on lit dans le numéro du 28 octobre 1634 de la Gazette de Renaudot. « Arrivée à Dieppe de la côte d’Afrique au-delà du cap Vert de 4 vaisseaux français chargés de gomme, cuir, ivoire, singes, guenons et autres richesses et raretés de cette zone torride pour apprendre à notre nation que nul climat ne lui est non plus inaccessible qu’aux autres. » Les compagnies des côtes d’Afrique subirent beaucoup de vicissitudes : elles disparurent, se fondirent les unes dans les autres, se séparèrent, renaquirent, au point que les actes et les décrets ayant rapport au commerce de la Guinée et du Sénégal sont plus nombreux que ceux qui visent le commerce des Antilles ou celui des Indes orientales. Quand la traite eut pris de l’extension avec la faveur royale, ce devint le commerce principal des Français sur la côte d’Afrique : ils s’acquittèrent de ce trafic inhumain avec assez de succès, sans pouvoir cependant lutter avec les Portugais qui, des côtes de Loanda, fournissaient le Brésil et la plupart des colonies d’Amérique ; à la traite des noirs les Français unirent le trafic de la gomme, de l’ivoire et de la poudre d’or, mais ils ne pensèrent pas à s’asseoir solidement dans le Sénégal, à prendre possession du sol et à en exploiter les richesses agricoles. 

Nos visées furent plus hautes dans les Indes orientales ; nos projets et nos plans de conquête, l’audace et le bonheur de quelques aventuriers nous y valurent pendant quelque temps la première place ; et cependant, nous devions finir par disparaître presque complètement de ces vastes et riches régions, si fertiles en objets d’échange, si capables d’alimenter un immense commerce. Trois compagnies successives furent fondées sous Henri IV et Richelieu pour l’exploitation de ce grand et lointain marché. On jeta d’abord les yeux sur Madagascar, dont on considérait la possession comme capitale pour la sécurité de notre trafic dans les mers d’Orient. « Le cardinal, dit l’académicien Charpentier, fondait de grandes espérances pour notre commerce sur un établissement solide à Madagascar. Il pensait que l’on pourrait entretenir avec cette île des relations qui seraient très avantageuses pour notre marine, augmenteraient le nombre de nos matelots et de nos vaisseaux et favoriseraient ainsi le développement de notre commerce. Il espérait encore rendre cette colonie assez forte pour servir non-seulement de station à nos vaisseaux qui iraient aux Indes, mais encore de point d’appui à notre commerce dans cette contrée. » Les faits ne répondirent pas à ces ambitieux projets. Quelques marins et quelques marchands abordèrent dans la grande île Malgache pour y chercher de l’ébène. Mais jusqu’à Colbert nous n’y fîmes pas de navigation suivie et nous n’y eûmes pas d’établissement sérieux. Le grand ministre de Louis XIV reprit sur ce point comme sur beaucoup d’autres les projets inachevés du ministre de Louis XIII. Il entreprit, en 1664, de fonder une compagnie des Indes orientales et il n’oublia rien de ce qui pouvait, dans les idées du temps, assurer sa prospérité et sa durée. Toutes les faveurs, tout l’appui, tout le retentissement dont le grand roi pouvait entourer une entreprise favorite furent prodigués à la fondation de la compagnie des Indes orientales. On chargea l’académicien Charpentier de faire, en style oratoire, un manifeste patriotique où seraient célébrées, avec tout l’appareil de la rhétorique, les richesses de l’Orient, la gloire et l’opulence qui nous y attendaient. Cet appel officieux et littéraire lancé dans le public fut suivi bientôt de provocations plus directes et plus précises. Des lettres furent expédiées par le roi et par les syndics de la compagnie aux maires et échevins des bonnes villes pour les prier de convoquer les principaux habitants et de dresser la liste de ceux qui voudraient prendre des actions de la société nouvelle. Les corps de magistrature, les gens en place et en dignité reçurent sur ce point des invitations spéciales qui, sous le règne du grand roi, équivalaient à des ordres. Les étrangers eux-mêmes étaient engagés à souscrire. Chacun pouvait s’y intéresser sans dérogation de noblesse ni perte de privilège ; qui tenait à la faveur de la cour devait prendre soin de figurer parmi les actionnaires. La compagnie devait être régie sur le modèle de la hollandaise par une chambre de 21 directeurs électifs et temporaires ; elle devait jouir pendant 50 ans du privilège du commerce et de la navigation dans les Indes orientales et dans toutes les mers d’Orient et du Sud. Elle obtenait à perpétuité la concession de toutes les terres, places et îles qu’elle pourrait conquérir, y compris Madagascar. Les appâts ordinaires devaient attirer les artisans et paysans français dans ces mers lointaines ; c’était l’obtention de la maîtrise et la dispense du chef-d’œuvre après quelques années de séjour dans les établissements coloniaux. Le roi promettait de faire escorter par sa marine les convois de la compagnie jusqu’aux Indes. Pendant la durée du privilège, les objets nécessaires à la construction et à l’avitaillement des navires de la compagnie seraient exempts du droit d’entrée. Les marchandises des Indes, déchargées pour être réexportées dans les pays étrangers, jouiraient du bénéfice d’entrepôt sans payer de taxe. Le roi avancerait le cinquième de la valeur des trois premiers armements non seulement sans intérêts, mais encore en s’engageant à supporter sur cette avance les pertes que pourrait essuyer la compagnie pendant les six premières années. On accordait en outre à la compagnie une prime de 50 francs par tonneau à l’importation et de 75 francs à l’exportation pour les vaisseaux qui seraient équipés et chargés en France. Pour compléter toutes ces faveurs on fit don à la compagnie de toutes les terres vagues qui appartenaient au domaine, à Port-Louis et dans la baie que forment les embouchures du Blavet et du Scorff, emplacement où devait naître et grandir le port de Lorient. Enfin pour mettre le sceau à toutes ces promesses de prospérité, une patente royale conférait à la compagnie pour devise une fleur de lis avec cette légende : « Florebo quocumque feras ».

Telle fut la naissance de cette fameuse compagnie des Indes orientales sur laquelle le roi et le ministre fondaient tant d’espérances. Un discours d’académie, des souscriptions de courtisans et de gens en place qui voulaient capter ou conserver la faveur du maître ; une publicité officielle à laquelle coopéraient par ordre les agents du gouvernement, des provinces et des municipalités ; des subventions royales qui devaient mettre les associés à l’abri de tous risques : c’est dans cette atmosphère artificielle que l’on vit éclore à force de soins cette vaste association sans racines profondes dans le pays et dans la nation, dénuée de toute vitalité et de toute activité spontanée, issue non des besoins ou des instincts nationaux, mais de la volonté et de l’ambition d’un ministre et d’un roi. Et l’on croyait qu’une telle compagnie était douée des mêmes éléments de vie que la compagnie hollandaise, qui était sortie presque toute formée des mœurs et des aspirations du peuple hollandais, qui avait grandi sans faveur spéciale et sans protection de l’État et qui trouvait en elle-même, en elle seule, le principe de son développement et de sa grandeur. 

La nouvelle compagnie débuta par un échec : cette île de Madagascar qu’on avait baptisée du nom flatteur d’île Dauphine et dont, par une idée bizarre, on voulait faire le siège de la colonisation française en Orient, la compagnie n’y put fonder d’établissement durable ; elle dut rétrocéder l’île à la couronne. Ce n’est pas que nous n’ayons eu à Madagascar de glorieux et intéressants épisodes. Nulle nation ne compte tant d’aventuriers que la France. Un de ces hommes hardis avait mis le pied parmi les Malgaches et s’y était fait une de ces positions singulières qui plaisent tant à la nature de l’esprit français. Cet aventurier, nommé Lacase, avait épousé une princesse malgache, avait acquis un grand ascendant sur cette peuplade sauvage, et quelques historiens ont pu décorer cet épisode tout personnel d’aventure et de bravoure du grand nom de colonisation. On ne saurait pourtant trop le répéter : les Français ont excellé partout à s’identifier avec les peuplades primitives qu’ils ont rencontrées ; ils ont plus que tous autres su quitter le vieil homme pour revêtir l’homme nouveau. On les a vus au Canada, à Madagascar, en mille autres lieux devenir chefs de sauvages, presque sauvages eux-mêmes, mais ce n’est pas là coloniser : ce n’est pas par ces exploits pittoresques et héroïques que l’on fonde une société civilisée. La ténacité des mœurs, la patience dans le travail, l’économie dans l’usage des richesses acquises, ce sont là les vraies qualités du colon, ce sont aussi celles qui nous ont le plus fait défaut. En réalité Madagascar était un lieu bien mal choisi pour y fonder une colonie prospère : il était impossible de rencontrer plus d’obstacles et moins de ressources. Un peuple nombreux et guerrier, des cours d’eau dont les embouchures sont barrées par des bancs de sable et qui débordent en lacs stagnants, des côtes partout insalubres, d’immenses forêts impénétrables et peuplées d’animaux féroces, un climat chaud, humide et débilitant, une situation géographique qui équivalait à l’isolement par l’éloignement des Indes, des Moluques et de la Chine. Le choix d’une telle île pour en faire le point central de la colonisation française est à lui seul la preuve de la parfaite ignorance dans laquelle on était alors en France des conditions nécessaires à la prospérité des colonies. 

On fut mieux inspiré en fondant des comptoirs à Surate, à Masulipatam et en s’établissant à Bantam dans l’île de Java. Et cependant, c’est encore une faute pour une nation qui entre tard dans la carrière de la colonisation de créer des établissements dans le voisinage immédiat de positions acquises par d’autres nations civilisées, douées de marines considérables et faisant un grand commerce. C’est se condamner à l’impuissance ou à des guerres terribles et longues dans lesquelles se consument inutilement des forces et des capitaux qui auraient trouvé un emploi productif sur un théâtre mieux choisi. En 1672 on fut guidé par des vues plus sages et plus pratiques en organisant une expédition sur l’île de Ceylan. C’était assurément pour le commerce de l’Orient le lieu le plus favorable, nulle autre nation européenne ne s’y était encore établie. Si la France avait concentré tous ses efforts dans les Indes pour un établissement solide dans cette grande et belle île, elle aurait pu y fonder une colonie puissante douée de toutes les conditions de vitalité et de durée. Mais cette inspiration heureuse n’eut pas de suite : on négligea les îles encore vacantes où il eût été facile de s’asseoir solidement. La politique continentale prévalut dans les conseils de la couronne et de la compagnie. Une prédilection instinctive et invincible portait nos aventuriers aux conquêtes dans les Indes. On voulait y supplanter les Anglais et soumettre tout le pays. On était dirigé, non par les vues pratiques et judicieuses du colon et du commerçant, mais par les hautes visées de l’aventurier et du conquérant. Ce que nos ministres, nos gouverneurs, nos capitaines en Orient recherchaient, ce n’était pas les résultats féconds pour le commerce et l’industrie, ce n’était pas le développement pacifique de notre trafic, c’était la gloire. François Martin, Dupleix, Labourdonnaix, hommes de mérite sans doute, mais mauvais agents de compagnies commerciales et coloniales, ne songeaient qu’à fonder un vaste empire, quelqu’en fût le prix. L’admiration, que leur ont attirée les hautes qualités de leur esprit et de leur caractère a donné à beaucoup d’écrivains le change sur l’utilité réelle et la portée pratique de leurs projets. Quant à nous, nous ne saurions assez déplorer que tant de facultés précieuses se soient perdues dans des tentatives aussi vaines, et en repassant notre histoire coloniale au Canada, à la Louisiane, à Madagascar, aux Indes, en voyant combien de nobles et grandes intelligences, combien de vies et de forces ont été inutilement gaspillées dans ces vastes entreprises, dont il reste à peine trace aujourd’hui, nous ne pouvons que nous écrier : le principal obstacle au succès et à la grandeur coloniale de la France, ç’a été l’esprit d’aventure, l’impatience des résultats progressifs et lents, la dissémination des forces sur un territoire trop indéfini, et, transformant légèrement un mot de Rossi : ce dont les Français doivent le plus se défier dans la colonisation, dirons-nous, ce sont leurs habitudes. 

Quand Colbert fondait toutes ces grandes compagnies, « la nation française, dit un historien économiste, n’avait pas encore des mœurs propres au grand commerce : elle ne connaissait pas la puissance de l’association. Vous m’alléguez, écrivait Colbert à un de ses agents établis à Marseille, vous m’alléguez les Anglais et les Hollandais qui font dans le Levant pour 10 ou 12 millions de commerce, ils le font avec de grands vaisseaux : messieurs de Marseille ne veulent que des barques afin que chacun ait la sienne et ainsi l’un réussit et l’autre non. La nation manquait non seulement de l’esprit de discipline mais de l’esprit de suite et d’économie. Chacun voulait s’enrichir en un jour sans s’assujettir à de longs labeurs. On mettait à la tête des compagnies des administrateurs que la faveur plus que leur expérience portait à ces postes élevés. On faisait, dès le principe, de grands frais sans attendre les bénéfices. On s’installait magnifiquement et ensuite on n’avait plus de capitaux pour agir : on empruntait à la grosse aventure et on se ruinait. » (Levasseur, Histoire des classes ouvrières, t. II, p. 229.) 

Nous avons déjà vu plus haut un historien canadien attribuer principalement notre échec en Amérique au « manque d’association dans la mère patrie pour provoquer une émigration agricole et aux goûts militaires parmi les habitants de la colonie ». Voilà pourquoi nous avons eu tant d’aventuriers et si peu de colons, pourquoi nous avons parcouru et exploré les continents américain et indien sans savoir nous y faire une large part, pourquoi notre histoire coloniale est si retentissante, si pleine de luttes, de péripéties et d’exploits et nos colonies cependant sont si rares, si dispersées et si peu dignes de notre grandeur.

CHAPITRE VI

De la colonisation danoise et suédoise. — Résumé de la colonisation antérieure au XIXe siècle.

Nous ne pouvons terminer cette étude de la colonisation antérieure au XIXe siècle, sans dire quelques mots des tentatives des petits États du Nord, le Danemark et la Suède, pour fonder aussi des établissements, soit aux Indes orientales, soit aux Indes occidentales. Ces petites contrées à vastes territoires et à population disséminée, dont il semblait que le principal devoir eût été de consacrer tous leurs capitaux et tous leurs bras à la mise en rapport de leurs terres, se tournèrent aussi vers les entreprises lointaines, attirées par la force irrésistible de l’exemple et de l’émulation. On les vit essayer de prendre timidement part à cette curée des richesses de l’Orient que les grandes nations de l’Europe se disputaient au prix de tant de sang ; on les vit consacrer leurs capitaux au défrichement de quelques îlots des Antilles, avoir aussi leurs esclaves, leurs plantations et leur pacte colonial. Ce fut-il un bien pour ces peuples nains d’imiter ainsi les grands peuples de l’Europe ? Furent-ils poussés dans cette voie par un instinct naturel et légitime ou par une vanité déplacée, et les résultats qu’ils en retirèrent valurent-ils les sacrifices qu’ils s’étaient imposés ?

Dans les Indes orientales, les Danois eurent, par intervalles, quelques succès. Ils eurent recours, eux aussi, au régime des compagnies privilégiées ; la première compagnie danoise orientale, fondée en 1616, fit de mauvaises affaires et, à sa dissolution (1634), ses dettes absorbaient son actif. Le Danemark ne se découragea pas par cet échec et montra la même opiniâtreté que la France. Il constitua une seconde compagnie en 1634, une troisième en 1686 et une quatrième en 1732 : cette dernière compagnie jouit de privilèges tout à fait exceptionnels ; elle avait le monopole de l’approvisionnement de la mère patrie en marchandises des Indes, mais elle n’était pas limitée à ce marché et elle pouvait vendre en franchise de droits à toutes les nations d’Europe. Cette dernière clause lui valut une certaine prospérité. Comme elle n’était pas assez forte pour tenter des conquêtes continentales, elle se borna à des opérations commerciales et elle prit un grand essor pendant les guerres maritimes où le Danemark était neutre. Les actions montaient prodigieusement quand la France et l’Angleterre étaient en lutte, et elles descendaient rapidement dès que ces deux contrées faisaient la paix. C’est ainsi que les actions qui avaient été émises au taux de 500 thalers, s’élevèrent, en 1782, jusqu’à 1 800 et 1 900 thalers, pour redescendre, en 1788, à 700, et, en 1790, à 420. La compagnie suédoise des Indes orientales eut un rôle plus effacé. Elle fut dissoute en 1671 avec un déficit considérable. Le commerce de ces petites compagnies en Orient se rapprochait beaucoup plus des conditions normales et naturelles du trafic que celui des compagnies de la France, de l’Angleterre et de la Hollande. L’absence de tout esprit de conquête, d’ingérence ou de propagande religieuse donnait une supériorité notable aux établissements de ces petits peuples. Mais, d’un autre côté, leurs relations commerciales étaient nécessairement peu étendues, leurs débouchés très bornés ; la jalousie des grandes nations était un obstacle à la liberté et à la sécurité de leurs opérations. Au point de vue des métropoles on ne peut qu’adhérer à l’observation d’Adam Smith. « De pauvres pays, tels que la Suède et le Danemark, dit-il, n’auraient probablement jamais occupé un seul vaisseau pour les Indes orientales, si le commerce n’eût pas été mis sous le régime d’une compagnie exclusive. L’établissement d’une telle compagnie encourage nécessairement les entreprises maritimes. Le monopole des entrepreneurs de ce commerce les garantit de tous concurrents sur le marché intérieur et, pour les marchés étrangers, ils ont la même chance que les commerçants des autres nations ; leur monopole leur présente la certitude d’un très gros profit sur une quantité assez considérable et la chance d’un profit assez considérable sur une très grande quantité de marchandises. Sans un encouragement extraordinaire comme celui-là, les pauvres commerçants de ces pauvres pays, n’auraient vraisemblablement jamais songé à hasarder leurs petits capitaux dans une spéculation aussi incertaine et aussi éloignée qu’aurait dû leur paraître naturellement le commerce des Indes orientales. Or, s’il est vrai que sans compagnie exclusive le commerce de la Suède et du Danemark aux Indes orientales serait moindre que ce qu’il est actuellement ou, ce qui est peut-être plus probable, n’existerait pas du tout, dès lors ces deux derniers pays doivent pareillement souffrir une perte considérable de ce qu’une partie de leur capital se trouve ainsi entraîné dans un emploi qui est plus ou moins mal assorti à leur situation particulière. Il vaudrait mieux peut-être pour eux, dans leur situation actuelle, acheter des autres nations les marchandises de l’Inde, quand même ils devraient les payer un peu plus cher, que d’aller porter une si grande portion de leur petit capital dans un commerce d’une distance si considérable, dont les retours sont si excessivement tardifs, et dans lequel ce faible capital ne peut entretenir qu’une faible partie du travail productif qu’il entretiendrait dans leur pays où ils en ont tant besoin, où il y a si peu de chose de fait et tant à faire. »

En Amérique, les Suédois s’établirent dans le New-Jersey et le Delaware où ils fondèrent une colonie agricole ; mais cette nouvelle Suède fut bientôt envahie par la colonie hollandaise de New-York. « À cette époque, l’émigration parut prendre des proportions assez inquiétantes pour appeler des règlements restrictifs qui firent bientôt place à la liberté pure et simple, l’inexactitude des renseignements relatifs aux partants ayant été démontrée (Jules Duval, Histoire de l’émigration, p. 138). Cette émigration, selon nous, ne pouvait que nuire à la mère patrie qui, dans tous les temps, a manqué à la fois de bras et de capitaux. « La densité de la population n’était pour rien dans ces départs : on sait que la Suède est un des pays où elle est la moindre (à peine 8 habitants par kilomètre carré) ; quelque large part qu’il y ait à faire aux montagnes stériles, aux forêts, aux sables, le sol convenablement cultivé, avec le complément des industries propres au pays, peut nourrir largement une population plus serrée. » (Duval, Émigration, p. 139.) 

C’est surtout aux Antilles que les peuples du Nord firent des établissements durables. Les petites îles danoises de Saint-Thomas et de Sainte-Croix, après avoir langui longtemps sous le monopole d’une compagnie exclusive, atteignirent, à la suppression de la compagnie, un haut degré de prospérité. La liberté du commerce en fit des entrepôts florissants et des nids de contrebandiers pour les provinces espagnoles. Ce libre trafic et ce commerce interlope les enrichit au plus haut point. On peut se demander cependant si la mère patrie retira un profit réel de la prospérité des îlots des Antilles. Nous inclinons à croire qu’il en fut autrement. Les colonies de plantations détournent les capitaux de la métropole pour les fixer aux colonies ; or, quand un pays est pauvre, cette émigration des capitaux est pour lui une cause de stagnation et de langueur. Si grands que soient les profits de ces placements lointains, ils ne compensent pas pour la mère patrie, quand elle est naturellement pauvre et peu cultivée, le tort que la soustraction des capitaux fait à la culture des terres et au développement de l’industrie métropolitaine. « On doit se demander, dit Roscher, quel but l’on cherche dans la fondation d’une colonie. Ainsi des Allemands ont fait des plans pour établir des colonies de plantations. Mais il est certain qu’en Allemagne, ce n’est pas le capital qui est en excès, d’où il résulte que de telles colonies iraient contre leur but. » Le capital était encore bien plus insuffisant en Suède et au Danemark, et on peut dire que ces deux pays, en consacrant une grande partie de leurs richesses à des placements lointains, ont nui d’une manière permanente à leur développement intérieur. Ils semblent revenir de nos jours à des vues plus judicieuses et, en vendant à haut prix leurs îlots d’Amérique, ils se procurent un capital qui trouvera un champ largement productif dans le Danemark même ou dans la Suède. 

Nous avons essayé d’esquisser rapidement la conduite coloniale des différentes nations d’Europe depuis les grandes découvertes jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. On a dû remarquer combien ces divers régimes présentaient entre eux d’analogies et se rapprochaient de l’identité. En réalité ils se ramènent à un seul et même système qui offre comme traits distinctifs les trois caractères qui suivent : en premier lieu, l’absence de toute espèce de liberté commerciale, des monopoles et des privilèges plus ou moins restrictifs, un lien étroit entre la colonie et la métropole, organisation économique tout artificielle qui constitue le pacte colonial : en second lieu le travail forcé, la violation des droits de l’homme par l’asservissement des races inférieures, en un mot l’esclavage ; en troisième lieu, la concession gratuite des terres soit à de grandes associations, soit à des particuliers, système qui entraîne avec soi les grands domaines, l’ingérence administrative et d’une manière générale l’insécurité de la propriété. Ces caractères sont communs à toutes les colonies modernes antérieures au XIXe siècle, sans exception. Si l’on retranche les colonies de l’Angleterre, on trouve un autre trait commun à toutes les colonies européennes, c’est l’absence de libertés administratives, d’indépendance municipale et provinciale, la sujétion complète aux ordres du gouvernement métropolitain. Contre cet état de choses le XIXe siècle devait réagir avec énergie, soit en modifiant d’une manière radicale les conditions des colonies anciennes, soit en suivant dans la fondation des colonies nouvelles un plan essentiellement différent de celui qu’avaient appliqué nos pères pour la création de leurs établissements. Toutes les nations d’Europe devaient l’une après l’autre porter la main sur l’édifice savant de sacrifices et de faveurs réciproques qui constituait le pacte colonial. Dans un autre ordre d’idées et de faits, la plupart des peuples européens devaient aussi détruire cette vieille organisation intérieure sur laquelle reposait le travail et la production des colonies à sucre : l’esclavage devait précéder ou suivre au tombeau le pacte colonial. En troisième lieu dans la création de ces magnifiques colonies de l’Australie, la Tasmanie, la Nouvelle-Zélande, l’Angleterre devait inaugurer un mode tout nouveau d’appropriation des terres. Enfin, quoique dans une moindre mesure, le système administratif des colonies devait recevoir un autre coup par la reconnaissance du droit des colons à prendre part à l’administration de leurs intérêts. Sous quelque aspect que l’on considère la conduite coloniale des principales nations au XIXe siècle, on ne peut qu’adhérer à cette observation de Roscher : « Der Grundgedankein der Geschichte der Colonien ist der stufenweise Ubergang von Beschrænkungzur Freiheit. Le point fondamental dans l’histoire des colonies, c’est leur passage progressif du régime de restriction au régime de liberté. »

LIVRE DEUXIÈME

DE LA COLONISATION AU XIXe SIÈCLE

CHAPITRE PREMIER

Les colonies de plantations.

Le nouveau régime qui devait changer dans les colonies de l’Europe les conditions du travail, de la propriété et du commerce, fut inauguré par l’Angleterre. C’est le peuple anglais qui, le premier, porta la main sur la traite d’abord, sur l’esclavage ensuite : c’est lui qui, peu à peu, en 30 ans, par les réformes successives d’Huskisson, de Robert Peel et de lord Russell, enseigna à l’Europe à détruire de fond en comble le vieil édifice du pacte colonial ; c’est encore lui qui, suivant le système américain en le perfectionnant, introduisit dans la fondation des colonies un élément inconnu de prospérité, la vente des terres incultes à des prix relativement élevés. Ces trois réformes considérables qui transformaient le travail, le commerce et la propriété dans les établissements coloniaux, nous les devons étudier scrupuleusement dans leur histoire, dans leurs diverses phases d’application et dans leurs résultats. Nous verrons combien la société coloniale se trouve radicalement modifiée par cet ensemble de mesures heureuses, et, comparant l’état actuel des colonies à leur état passé, nous verrons ce qu’elles ont gagné au point de vue de la justice, de l’équilibre intérieur des divers éléments qui constituent la société, de la production et du trafic.

Nous ne suivrons pas dans cette étude l’ordre exact que nous nous étions prescrit dans le livre précédent. Nous grouperons dans un même chapitre les colonies à plantations et à esclaves des différentes nations d’Europe, nous ouvrirons l’étude de la colonisation au XIXe siècle par l’examen de l’abolition de l’esclavage, de l’immigration par engagement, et de la suppression plus ou moins complète du pacte colonial dans les établissements des tropiques adonnés presque exclusivement jusqu’à ce jour à la production de denrées d’exportation. La situation économique de ces colonies, à quelque nation qu’elles appartiennent et malgré les différences des régimes administratifs et politiques, est tellement identique qu’il convient de l’examiner d’un seul tenant.

COLONIES À PLANTATIONS DE L’ANGLETERRE

Nous avons vu dans le premier livre de cet ouvrage que sous la double influence de l’esclavage et du pacte colonial, les colonies des tropiques adonnées à la culture des denrées d’exportation et que l’on est convenu d’appeler colonies de plantations, étaient arrivées à une situation tout à fait anormale et artificielle sans exemple jusque-là dans l’histoire des peuples modernes. Ces établissements étaient devenus de vraies usines, n’ayant d’autre but que de fournir du sucre, du café et quelques autres denrées de haut prix ; les cultures vivrières n’y existaient pas ; la terre y était exploitée à outrance en vue d’un seul produit ; il n’y avait pas, à proprement parler, de société dans ces colonies : l’absentéisme des propriétaires, la non existence de classes moyennes, l’oppression d’une multitude d’hommes sans droits que l’on considérait comme des instruments et que l’on recrutait sans cesse par la traite, tous ces faits antisociaux donnaient aux établissements européens des tropiques le caractère le plus triste et le plus contraire aux principes généraux de notre civilisation.

Rien n’était plus fragile que la prospérité extérieure et d’apparat dont jouissaient ces colonies. Il n’avait fallu que peu d’années pour faire disparaître la plus belle et la plus riche de toutes, la reine des Antilles, Saint-Domingue. Cette prospérité était calculée uniquement sur la valeur des exportations. On ne tenait aucun compte du degré de bien-être ou de malaise de ces milliers de travailleurs coloniaux que l’on s’était habitué à regarder comme des machines. Que ces machines fussent mal alimentées et de peu de durée, qu’il fallût les renouveler au bout de dix ou quinze ans, on ne s’en inquiétait guère. Toute épargne sur leur entretien était comptée parmi les bénéfices comme diminution dans les prix de revient et économie dans les frais de production. Une île comme Saint-Domingue, qui ne comptait qu’un blanc sur vingt nègres, et qui, à force de réduire les besoins du plus grand nombre, donnait une grande valeur de produits d’exportation, passait pour infiniment plus florissante qu’une île comme Porto-Rico, où la population blanche était très nombreuse, où la petite propriété était fréquente, qui se livrait aux cultures vivrières et exportait relativement peu, parce qu’elle consacrait toutes ses forces à subvenir directement aux besoins de ses habitants. On avait, en un mot, pour juger de la prospérité des établissements des tropiques, une tout autre mesure que celle qui servait à apprécier la prospérité des sociétés européennes.

L’exploitation hâtive et à outrance qui était de tradition dans ces colonies, les condamnait toutes à un déclin plus ou moins rapide mais inévitable. Tandis que la civilisation se manifeste dans les contrées d’Europe par une prospérité continue et incessante, que chaque jour vient augmenter et qui n’a aucune raison, même après une longue série de siècles, pour disparaître ou diminuer ; la force des choses réservait aux colonies tropicales, adonnées à la production sans merci d’un seul produit, une décadence prompte et la ruine à courte échéance. Merivale a tracé avec une grande précision les différentes phases par lesquelles devaient passer nécessairement toutes ces sociétés artificielles : « Les événements qui se sont succédés dans l’histoire des Indes occidentales, présentent, dit-il, une remarquable uniformité ; à chaque époque de l’histoire, les mêmes causes produisent des effets identiques. L’ouverture d’un sol vierge avec la liberté du commerce est un stimulant subit pour la colonisation et l’industrie : le sol se couvre de propriétaires libres ; c’est une prospérité générale mais médiocre. Vient une époque de culture plus soigneuse : les domaines s’agrandissent, des bandes d’esclaves remplacent les associations d’hommes libres ; ce sont partout des factoreries productives ; mais la fertilité diminue, les frais de production augmentent, le travail esclave enchérit par la difficulté de l’entretenir. Des colonies plus récentes se développent, les vieilles colonies incapables de lutter avec les nouvelles, malgré les droits protecteurs, tombent dans un état inférieur, où le capital, l’économie et l’habileté ne parviennent pas à compenser la perte de la fertilité. Ainsi grandissent d’abord les petites Antilles anglaises avec de nombreuses populations de blancs : bientôt elles ont recours aux importations d’esclaves et elles obtiennent la fourniture de toute l’Europe. La Jamaïque les détrône : celle-ci à son tour est dépassée par Saint-Domingue, brusquement détruite avant d’atteindre l’époque de la décadence. Enfin Cuba et Porto-Rico prennent le premier rang. La vie de pareils établissements artificiels et antisociaux peut être brillante pour un temps, mais ce temps est court. » 

À la fin du XVIIIe siècle les Antilles anglaises étaient arrivées à cette époque de crise, qui constitue la troisième phase décrite par Merivale. L’épuisement du sol était la cause principale de leur décadence, mais non pas la seule. Les règlements restrictifs et le pacte colonial avaient une part notable dans leurs souffrances. Enfin, les rigueurs de l’esclavage, qui, au témoignage même d’Adam Smith, était plus dur dans les îles anglaises que partout ailleurs, agissaient également comme cause perturbatrice. Les plantations de la Jamaïque ne produisaient que 8 quintaux de sucre par acre, tandis que celles de Saint-Domingue produisaient 24 quintaux. Aussi, en 1784, le prix du sucre moscouade français était-il à l’anglais comme 5 est à 7. La seule supériorité des Anglais en travail et en capital, spécialement dans la traite des noirs, maintenait encore les îles anglaises. L’indépendance des États-Unis avait encore porté un coup fatal à la prospérité des plantations britanniques. D’abord, parce que les habitants de ces provinces allaient naturellement s’approvisionner aux marchés les moins chers, c’est-à-dire à Saint-Domingue, et ensuite parce que les habitants des Antilles anglaises, en vertu du pacte colonial, ne pouvaient plus se fournir de bois et de vivres dans les anciennes provinces continentales de l’Angleterre. Les colons de la Jamaïque et de la Barbade devaient faire venir leurs provisions du Canada ; il en résultait qu’ils eurent souvent à souffrir de la famine. On prétend que, de 1780 à 1787, à la Jamaïque seule, 15 000 noirs moururent par mauvaise nourriture. Les plaintes incessantes des colons ne trouvèrent aucun écho dans la métropole : ils n’eurent pas eux-mêmes la pensée ou le courage de modifier leur organisation économique et de consacrer une partie de leurs vastes terres aux cultures vivrières : ils aimèrent mieux produire exclusivement du sucre. Même après les allégements apportés par Robinson en 1822 et en 1825 par Huskisson aux règlements qui obligeaient les Antilles à s’approvisionner dans les possessions anglaises, on estimait encore en 1831 à 187 000 livres sterling par an le renchérissement des frais de production auxquels ces règlements, même mitigés, contraignaient les planteurs des îles. Le régime de l’esclavage amenait la plus grande insécurité dans l’état des colonies. Les révoltes des nègres étaient fréquentes : on en compte jusqu’à 20 à la Jamaïque avant 1795. Sous l’action de toutes ces causes la détresse et les plaintes des planteurs grandissaient d’année en année. À la Jamaïque seule, de 1772 à 1792, 177 propriétés avaient été vendues pour dettes, 55 abandonnées, 92 exploitées par les créanciers et le greffe avait vu passer 80 121 saisies. La catastrophe de Saint-Domingue et la paralysie des autres colonies françaises pendant les guerres de la révolution et de l’empire ne suffirent pas à relever les îles anglaises : « même alors il se manifestait de temps en temps, dit Merivale, des faits qui prouvaient combien était trompeuse la prospérité que l’on supposait aux colons. Le rapport du comité des Indes occidentales en 1801 établit qu’un revenu de 10% sur le capital est nécessaire pour rémunérer les planteurs et que cependant les profits nets ne montaient pas au tiers de ce taux par année. » En 1807 on comptait à la Jamaïque 67 habitations abandonnées depuis six ans ; en 1812 l’assemblée de cette île déclara au roi « que la détresse était telle qu’elle ne pouvait plus s’accroître » ; en 1832 « la ruine était imminente » écrivaient les planteurs au Parlement. Les faits confirmaient les plaintes des colons. 

Comme le marché anglais était assuré aux colonies, le prix du sucre haussa. Mais la concurrence des Indes orientales et de Maurice arrêta la hausse. Depuis lors la décadence des Antilles fut constante, comme le prouvent les quantités de sucre exportées de la Jamaïque : en 1805 elles s’élevaient à 137 906 centners, en 1811 à 127 751 ; en 1833, à 78 375 ; les frais de production continuèrent à s’élever par l’épuisement de la terre et la cherté du travail esclave. Pendant que la population de l’empire britannique augmentait rapidement, le produit total des colonies à sucre du golfe du Mexique restait stationnaire : en 1814, les importations des Antilles en Angleterre, d’après MacCulloch, étaient de 3 581 516 quintaux et en 1833 de 3 648 000 ; aussi la quantité de sucre consommée par chaque habitant de l’Angleterre diminuait par suite de l’accroissement de la population, l’approvisionnement restant stationnaire. D’après une estimation de M. Montgommery Martin, dans sa déposition devant le comité du libre échange avec l’Inde, chaque habitant de la Grande-Bretagne et de l’Irlande consommait, en 1801, 440 onces de sucre annuellement ; en 1811, 429 ; en 1821, 333 ; en 1831, 358 ; et en 1840, seulement 256 (Merivale, On colonies, t. I, p. 85). Un autre déposant, M. Mac Gregor, affirmait devant le comité d’enquête que si la consommation totale du sucre était beaucoup plus grande en Angleterre que partout ailleurs, à ne considérer que les basses classes elle était moindre à cause du haut prix. 

C’est à ce degré de décadence qu’étaient tombées ces belles colonies du golfe du Mexique. Tout dans ces établissements avait été tourné à la production du sucre et cependant cette production exclusive n’avait pu prendre les développements qu’on en attendait et ne pouvait plus suffire à l’approvisionnement de la métropole. En dépit des quantités considérables et toujours croissantes que les Indes orientales et Maurice versaient sur les marchés d’Angleterre, le citoyen anglais voyait diminuer chaque année sa portion de cette denrée si utile, parfois même nécessaire à l’existence. Les hauts droits protecteurs, la traite et l’esclavage n’avaient pu maintenir les colonies à sucre dans cet état de prospérité que l’on croyait être la suite naturelle de ces mesures autrefois si respectées. Le crédit du vieux système colonial fut singulièrement affaibli par le sentiment, d’année en année plus vif, des misères sans compensation qui en résultaient pour la mère patrie. On ouvrit les yeux sur cette organisation tout artificielle, sur cette constitution antisociale des établissements coloniaux et sur ses restrictions anormales, qui entravaient à la fois la prospérité de la métropole et de ses dépendances. Aussi, quand les chrétiens et les philanthropes se levèrent pour réclamer des modifications au régime du travail dans les colonies, quand les partisans de la liberté du commerce mirent en avant l’idée de la suppression du pacte colonial, les planteurs trouvèrent à peine dans le Parlement, la presse ou la nation, des défenseurs pour ces droits injustes ou ces privilèges surannés, qui, les uns et les autres, avaient été notoirement impuissants pour assurer la prospérité des colonies. 

C’est en 1773 pour la première fois qu’une âme généreuse et profondément chrétienne, William Wilberforce, alors simple étudiant sur les bancs de l’école de Poklington, écrivit un pamphlet contre la traite des noirs. En 1780, un autre esprit élevé, Thomas Clarkson, propose au Parlement l’abolition de cet infâme trafic. Wilberforce reprend cette motion en 1787 et la réitère chaque année : il finit par la faire triompher ; l’année 1812 voit l’Angleterre abolir ce commerce odieux qui, pendant trois siècles, avait déshonoré la civilisation européenne. Trois ans après, au congrès de Vienne, les puissances cosignataires s’engagent à faire tous leurs efforts pour obtenir l’abolition entière et définitive de ce trafic « hautement réprouvé par les lois de la religion et de la nature ».

Nous n’avons pas à nous arrêter sur la valeur morale de cette solennelle et tardive réparation. Mais nous devons juger cet acte dans ses conséquences économiques et nous le devons faire en toute impartialité sans nous préoccuper de circonstances étrangères. Assurément toutes les mesures qui devaient conduire à une modification radicale de l’organisation artificielle et vicieuse des colonies à sucre étaient bonnes en principe et devaient l’être aussi dans leur résultat définitif. C’eût été folie de perpétuer le vieux système fondé sur la traite, l’esclavage et le pacte colonial ; l’expérience n’avait que trop prouvé que parmi toutes ces faveurs, les unes injustes, les autres odieuses, les colonies de l’Angleterre étaient tombées dans un état de décadence et de marasme. Mais, si heureuse que fut l’abolition de la traite dans son principe et si bienfaisante qu’elle dut être dans son résultat définitif, il n’en est pas moins vrai qu’elle augmenta singulièrement pendant de longues années la crise déjà si intense que traversaient les Antilles anglaises. Le système de l’esclavage continuant à subsister, la prospérité des colonies à sucre dépendait en partie de la facilité qu’elles avaient à recruter des esclaves. C’était par leur supériorité dans la traite que les Anglais avaient compensé dans une certaine mesure la diminution de fertilité de la plupart de leurs îles. La population esclave en général était incapable de se maintenir, encore plus de s’accroître par soi-même. Ce fait lamentable est surabondamment prouvé par l’histoire. Les décès sont nombreux et les naissances rares parmi les esclaves : dans le milieu du dernier siècle, sur les 80 000 nègres de la Barbade, il en mourait tous les ans 5 000. Un observateur plein d’autorité, Bryan Edwards, calculait la décroissance de la population noire à 2,5%, par an. La Jamaïque, en 1817, d’après Merivale, comptait 346 000 esclaves ; en 1829 elle n’en avait plus que 322 000 ; la Trinité, qui en avait 26 000 en 1816, n’en avait plus que 21 000 en 1831 ; la Dominique, qui en 1817 en comptait 18 000, n’en avait plus que 15 000 en 1826. Les affranchissements qui étaient très rares ne donnaient pas la raison de cette diminution constante et cependant il n’y avait pas de disproportion de nombre entre les sexes : mais le climat, le traitement, l’absence de la famille, et peut-être aussi une loi naturelle d’après laquelle l’esclavage serait à l’homme ce qu’est la domesticité aux animaux faits pour vivre en liberté et le rendrait moins apte à se reproduire ; telles sont les causes vraisemblables de ce fait incontestable. Une population esclave doit se recruter au dehors et ne peut se maintenir en général par elle-même. Étant donné cet état de choses, il en résultait, pour les îles anglaises où la traite est abolie, une infériorité notable relativement aux autres colonies sucrières, où, en fait, la traite était encore en vigueur. On sait que ce trafic ne cessa complètement pour les îles françaises qu’après 1830, qu’il continua au Brésil jusqu’en 1850, et qu’en 1849 il importait encore 50 000 noirs dans cet empire, qu’il dura plus encore à Cuba et que, d’après un discours prononcé en 1860 par M. Cave à la Chambre des communes, la traite portait annuellement 30 000 noirs à la Havane. Ainsi les autres colonies recrutaient abondamment leur main-d’œuvre en dépit des traités et des croisières ; les colonies anglaises seules ne pouvaient alimenter leur travail à cette source inépuisable. Voici quelles étaient dans la pratique les conséquences de cet état de choses. Dans les colonies de l’Angleterre, qui étaient d’exploitation relativement récente et qui possédaient une grande étendue de sol fertile, l’abolition de la traite rendit impossible l’extension de la culture ; dans toutes les colonies, en général, la diminution constante dans le nombre des esclaves, qui provenait de l’excédent continu des décès sur les naissances, empirait chaque année davantage la situation des planteurs. Enfin la grande dépréciation dans le prix des nègres, qui fut la conséquence des craintes de voir un jour l’esclavage aboli, porta un rude coup au crédit des colons. Sans doute ils eussent pu sortir de cette situation mauvaise en recourant à des remèdes radicaux, en changeant leur mode de culture et d’exploitation, qui était complètement primitif et routinier, en remplaçant les bras par les machines, en revenant à une agriculture progressive et avancée ; mais tant que l’esclavage et le pacte colonial subsistaient, ils s’attachaient avec ténacité à ces deux vieux débris, ils n’avaient aucune initiative pour modifier un système qui durait depuis deux siècles et ils comptaient sur un revirement dans les idées et dans la législation de la métropole, sans tenter un effort viril et raisonnable, qui eût pu améliorer leur situation. Ainsi l’abolition de la traite, précédant de 21 ans l’abolition de l’esclavage, fut pour les colonies anglaises une blessure d’autant plus funeste que les planteurs ne firent rien pour lui porter remède. Mieux aurait valu, selon nous, supprimer d’un même coup la traite et l’esclavage ; les colonies elles-mêmes s’en seraient mieux trouvé : l’on ne gagne rien à de pareils atermoiements ; l’histoire des îles anglaises fournit la preuve de la différence entre les demi-mesures et les mesures définitives. Quand la traite fut abolie, les colons se plaignirent et souffrirent ; quand la liberté des noirs fut prononcée, les colons, après de courtes plaintes, se mirent courageusement à l’œuvre et firent de mâles et intelligents efforts pour remédier à leur position. L’esprit humain est ainsi fait qu’il ne recourt aux grandes résolutions que quand une situation est nette et définitive, il ne se dégage de la routine et ne prend possession de toutes ses ressources que quand il voit s’échapper tout autre espoir de salut.

Les auteurs de l’abolition de la traite ne perdaient pas de vue la pensée de provoquer l’abolition de l’esclavage ; mais ils espéraient que faute de se recruter, l’esclavage s’arrêterait comme un cours d’eau dont on coupe la source : ils croyaient d’autre part qu’il était sage d’arriver à la liberté pas à pas par des améliorations progressives et ils avaient coutume de dire que « cette plante céleste ne peut fleurir que sur un sol préparé à la recevoir ». Le 15 mai 1823 une motion de M. Buxton, amendée par M. Canning et portant que « des mesures décisives et efficaces seraient prises pour améliorer le sort de la population esclave » fut adoptée par la Chambre des communes. La même année, lord Bathurst, secrétaire d’État des colonies, adressait aux gouverneurs pour être soumises aux législatures un programme d’améliorations précises qui auraient été des mesures préparatoires à l’émancipation. Voici les principales de ces améliorations proposées.

1° Fortifier, répandre la religion ; le gouvernement contribuerait au paiement d’un clergé plus nombreux, dès que la législature aurait rendu possible l’action de ce clergé par l’abolition des marchés du dimanche et par la concession aux esclaves d’un jour autre que le dimanche pour la culture de leur champ ; 

2° Accorder le témoignage en justice aux esclaves qui seraient pourvus d’un certificat de moralité, délivré par l’ecclésiastique de l’habitation ou de la paroisse ; 

3° Favoriser les mariages, surtout entre nègres de la même habitation ; 

4° Encourager les affranchissements par l’abolition des taxes et l’enregistrement des naissances ; 

5° Prohiber la vente des esclaves sans la terre, spécialement de l’un des époux sans l’autre et de la mère sans les enfants au-dessous de quatorze ans et réciproquement ; 

6° Rendre les punitions moins rigoureuses, affranchir les femmes de la peine du fouet ; 

7° Assurer aux esclaves la jouissance des biens qu’ils sont aptes à posséder, établir des banques d’épargne et permettre au déposant de déclarer à qui son dépôt doit revenir après lui. 

Les colonies à charte déclarèrent inconstitutionnelle l’intervention du gouvernement, et les colonies de la couronne, elles aussi, résistèrent énergiquement, en fait, à l’application de ces mesures. 

Au lieu de conseils le gouvernement dut donner des ordres : en 1831 fut décrétée la création de magistrats protecteurs des esclaves et de cours de requête pour juger la classe servile ; des mesures minutieuses réglèrent la nourriture, l’entretien, le logement, les soins médicaux. C’étaient encore là des atermoiements qui rendaient plus difficile la position des planteurs sans les décider à des remèdes énergiques. Le travail et la propriété aux colonies souffraient gravement de ces prescriptions, qui détruisaient en partie le vieux système et le rendaient moins productif sans amener aucune tentative sérieuse de réforme. Il fallait cependant sortir de cet état d’indécision et de marasme où, depuis 20 ans, se trouvaient plongées les colonies, il fallait prendre une résolution définitive qui simplifia la situation des Antilles et, en ôtant aux colons tout espoir de revirement dans les idées de la métropole, les contraignit à d’intelligentes réformes dans leur mode de culture et de production. Cette résolution fut prise en 1833 : l’esclavage fut définitivement aboli. À partir du 1er août 1834, les esclaves habitant les colonies étaient transformés en apprentis travailleurs (apprenticed labourers) devant travailler au profit de leurs anciens maîtres. Cet état intermédiaire de l’apprentissage, stage préparatoire à la liberté, devait durer pour les apprentis ruraux, c’est-à-dire habituellement employés sur les plantations, jusqu’au 1er août 1840, pour les apprentis non ruraux jusqu’au 1er août 1838. Les apprentis étaient sous la tutelle de juges de paix spéciaux. Toutes les mesures propres à assurer l’exécution de la loi et des contrats étaient confiées aux législatures locales ou aux pouvoirs locaux. La loi assurait aux anciens maîtres une indemnité de 20 millions sterling à répartir par des commissions d’arbitres nommés par la couronne. 

On pouvait craindre que cet état transitoire et intermédiaire, l’apprentissage, prolongé pendant sept ans, ne devint dangereux : il irritait les passions sans les satisfaire, il promettait la liberté sans la donner ; ce n’était pas une situation suffisamment nette et déterminée. Mieux aurait valu l’affranchissement immédiat, sauf les mesures si sagement prises dans une de nos îles, la Réunion, contre le vagabondage et l’obligation pour l’esclave de justifier d’un engagement de deux ou trois ans auprès d’un planteur et de se pourvoir d’un livret. Toutefois la sagesse des gouverneurs, l’influence de la religion sur les nègres et, dans beaucoup de colonies, l’intelligence et la modération des maîtres prévinrent tout désordre. D’ailleurs les législatures coloniales et le gouvernement métropolitain évitèrent de prolonger cette situation transitoire et périlleuse pendant toute l’étendue du délai légal. L’émancipation définitive eut lieu pour quelques colonies dès 1833, pour la plupart en 1838, pour les dernières en 1839 ; aucune n’attendit le mois d’août 1840. 

Le secrétaire d’État des colonies, lord Glenelg, affirme dans ses dépêches que le passage des noirs de l’esclavage à la liberté s’effectua sans commotion ; que, de 1834 à 1838, les crimes et les délits, presque nuls à l’égard des personnes, diminuèrent à l’égard des biens, enfin que la production moindre sur certains points, égale ou supérieure sur certains autres, se maintint en général pendant les quatre années de l’apprentissage. 

Cet apprentissage, il le faut avouer, était encore une variété de servitude, et, quand on l’abolit, il était nécessaire de prendre des mesures de précaution contre les désordres qui pourraient se produire. Par une singulière anomalie, la métropole et les administrations coloniales, jusque-là si prévoyantes, n’en prirent aucune. Le passage de cette demi-servitude à la complète liberté s’effectua sans mesures ou garanties spéciales contre le vagabondage, auquel il était cependant naturel de s’attendre sur une grande échelle ; il en résulta une crise terrible pour les plantations, qui se virent tout à coup abandonnées par la grande majorité de leurs habitants. « Il est généralement admis, écrivait lord Grey en 1853, que la mesure de l’abolition de l’esclavage, votée en 1833, a été très malheureusement défectueuse en ce qu’elle ne contenait aucune prescription suffisante pour obliger les noirs au travail, au moment où les moyens de contrainte directe auxquels ils étaient soumis comme esclaves, viendraient à être retirés aux maîtres. » 

Pour juger les effets économiques de l’abolition de l’esclavage, il convient de se placer à différents points de vue, si l’on veut éviter un jugement exclusif, c’est-à-dire en partie erroné. Nous avons insisté plus haut sur l’organisation artificielle que le pacte colonial et l’esclavage avait faite aux colonies des tropiques, elles étaient devenues des fabriques n’ayant en vue que l’exportation du sucre, du café et de quelques autres denrées ; elles importaient du dehors la plus grande partie de leurs vivres. L’abolition de l’esclavage eut pour effet de changer toute cette économie. Devenus libres, beaucoup de noirs se rendirent propriétaires, se firent agriculteurs à leur compte et, au lieu de se consacrer en entier à la production du sucre, se livrèrent aux cultures vivrières jusque-là délaissées. Il devait en résulter une diminution dans les importations, ainsi que dans les exportations. Mais était-ce la preuve d’une diminution de travail et d’une diminution de richesse ? Pas d’une manière absolue. On conçoit qu’une partie des affranchis produisant des vivres au lieu de sucre, la quantité de sucre exportée en même temps que la quantité de vivres importée, devait baisser. Au lieu de se procurer les provisions dont ils avaient besoin par voie indirecte, au moyen de l’échange avec l’Angleterre ou le Canada, les habitants des îles émancipées se les procuraient par voie directe en les produisant eux-mêmes. De ce chef il n’y avait aucune perte réelle pour l’ensemble des habitants des colonies, bien qu’il y eût une perte apparente à ne consulter que les tableaux d’importation et d’exportation. 

Mais si l’ensemble des habitants des colonies ne perdait pas à ce changement dans la production, il n’en est pas moins vrai que les planteurs, les anciens propriétaires d’esclaves, ceux qu’on était habitué à regarder comme les seuls colons, y perdirent considérablement. Les abolitionnistes, dans leur courageuse campagne contre l’esclavage, avaient souvent émis cette idée que l’homme libre travaille mieux que l’esclave ; le sentiment de sa responsabilité, les gains qu’il reçoit, l’espoir d’élever sa condition lui donnant plus d’activité et de cœur à l’ouvrage. De cette maxime générale, éminemment vraie, on tirait la conséquence particulière que les nègres travailleraient mieux en liberté qu’en servitude, et que les planteurs, malgré leurs plaintes, n’auraient, en définitive, qu’à se féliciter de l’abolition qui leur donnerait des ouvriers plus dispos, plus actifs, plus courageux. On peut dire sans exagérer que la croyance en l’amélioration du travail des nègres par la liberté eut une part notable à l’acte de 1833. C’était là, il le faut avouer, une croyance mal justifiée et que la connaissance exacte de la situation des colonies aurait dû facilement dissiper. Dans la plupart des établissements européens des tropiques, une partie minime du sol est seule mise en culture, le reste est délaissé ; or la fécondité y est cependant si grande, que ces terres incultes, faciles à mettre en rapport, peuvent nourrir, avec peu de travail, toute une famille. Il était donc naturel que les noirs affranchis quittassent les plantations aux souvenirs odieux pour défricher ces terres dédaignées, d’une si facile appropriation et qui donnaient en cultures vivrières un rendement si abondant. Et cependant nul ne semblait avoir prévu que les noirs quitteraient les habitations pour cultiver à leur compte des produits servant directement à leurs besoins. Voilà pourquoi l’on n’avait pris aucune mesure, lors de la fin de l’apprentissage, pour retenir les anciens esclaves autant que possible sur les plantations à sucre. On comprend que par cet éloignement des nègres, par leur dissémination dans les terres de l’intérieur, les planteurs se virent réduits à une grande détresse. Aussi, si l’on examine avec attention, on voit que les colonies où la perturbation a été la plus grande sont celles où le territoire est le plus vaste relativement à la population, comme la Guyane ou la Jamaïque ; celles, au contraire, qui se sont moins ressenties de la crise, sont les petites îles où la population était très abondante relativement au territoire, et où la presque entière étendue étant en culture, les noirs ne pouvaient acquérir facilement de la terre, comme la Barbade ou Sainte-Lucie. 

Il convient encore de se placer à un troisième point de vue, celui de la métropole. À supposer qu’elle dût rester enchaînée par le pacte colonial, il n’y avait pas de doute qu’elle ne souffrît considérablement et d’une manière permanente de l’abolition de l’esclavage, car, par suite des circonstances que nous venons d’énoncer, la production du sucre ayant baissé dans les colonies, il en résultait que les habitants de la métropole étaient réduits à une ration plus petite de cette denrée si utile, et qu’ils la devaient payer à un prix plus élevé qu’auparavant. Aussi l’abolition de l’esclavage devait-elle conduire nécessairement à la réforme du pacte colonial par les souffrances mêmes qui résultaient pour les populations ouvrières de l’Angleterre de l’amoindrissement de la production sucrière aux colonies. Tandis que plusieurs écrivains se sont étonnés de la coïncidence de ces deux réformes, nous trouvons, nous, cette coïncidence parfaitement logique, naturelle et légitime. 

Si ces considérations sont justes, c’est se placer à un point de vue étroit et porter un jugement erroné que de dire que l’abolition de l’esclavage a détruit le travail et la prospérité des colonies ; elle a seulement modifié d’une manière radicale les conditions de ce travail et de cette prospérité ; mais cette modification était nécessaire, et, quelles que soient les souffrances passagères qu’elle ait entraînées, il ne faut pas moins se féliciter de cette transformation, non seulement au point de vue moral, mais même au point de vue économique. 

Les faits sont parfaitement conformes aux considérations que nous venons d’exposer. En 1842, lord Stanley, secrétaire d’État des colonies, s’expliquait en ces termes sur les résultats de l’acte de 1833. « Le nombre des noirs devenus propriétaires par leur industrie et leur économie, s’élevait, pour toute l’île de la Jamaïque, à 2 114 en 1838 ; deux ans après, en 1840, on en comptait 7 340. À la Guyane, on a vu 150 ou 200 noirs s’associer pour acheter des domaines de 150 000, 250 000 ou même 400 000 francs. Des villages importants s’étaient formés, composés de jolies chaumières avec une bonne église et occupés par des habitants nombreux, appliqués au travail et convenablement vêtus. » Dans un rapport sur la Guyane anglaise en 1840, on lit que le nombre des noirs propriétaires, y compris les membres de leurs familles, était déjà de 15 906 individus, qui avaient construit à leurs frais 3 322 maisons. Le rapport se terminait ainsi : « Lorsque le paysan de la Guyane s’élève d’un degré dans l’échelle sociale et devient propriétaire d’une petite étendue de terres fertiles, il est peu de conditions aussi dignes d’envie que la sienne, peu de contrées aussi heureusement partagées. À l’aspect de cette prospérité des laboureurs de la Guyane anglaise, on est tenté de dire de la partie cultivée de la colonie, ce que Goldsmith disait de la vieille Angleterre et de ses produits : chaque morceau de terre nourrit son homme. » Un officier de la marine française qui a fourni aux colonies la plus grande partie de sa carrière, M. le capitaine de vaisseau Layrle, envoyé en mission à la Jamaïque, s’exprimait ainsi : « Les noirs n’ont pas abandonné les cultures, c’est un fait. Maintenant, si par travail on entend celui qui rapporte au planteur, celui qui, sous le régime précédent, profitait à une poignée de blancs qui le monopolisaient, il se fait moins de travail, cela est vrai ; mais si l’on fait entrer en ligne de compte le travail des noirs sur leurs propres terrains (car il est notoire qu’il a été fait depuis trois ans pour 2 500 000 francs d’achats de terre par les affranchis), on trouve que la diminution du travail n’a pas été aussi considérable qu’elle le paraît d’abord ; seulement le travail a pris une autre direction. » C’est à ce point de vue que se justifient les expressions enthousiastes de lord Stanley en 1842, et de lord Russell en 1848. « En somme, disait le premier, le résultat de la grande expérience d’émancipation, tentée sur l’ensemble de la population des Indes occidentales, a surpassé les espérances les plus vives des amis, même les plus ardents, de la prospérité coloniale : non seulement la prospérité matérielle de chacune des îles s’est grandement accrue, mais ce qui est mieux encore, il y a eu progrès dans les habitudes industrieuses, perfectionnement dans le système social et religieux. Tels sont les résultats de l’émancipation ; son succès a été complet quant au but principal de la mesure. » Et lord Russell disait de son côté : « L’objet de l’acte de 1833 était de donner la liberté à 800 000 personnes, d’assurer l’indépendance, la prospérité, le bonheur de ceux qui étaient esclaves. Personne ne nie, je pense, qu’il n’ait été rempli. Je crois qu’il n’y a pas une classe de travailleurs plus heureuse que la population affranchie des Indes occidentales. » 

Telle est l’une des faces de la question ; voici l’autre : « Le bas prix des terres, conséquence d’une fertilité qui fournit au-delà des besoins de la population, la mauvaise volonté des propriétaires, la sévérité des lois qui règlent les rapports des ouvriers et de ceux qui les emploient, voilà les principales causes des difficultés éprouvées. » C’est ainsi que s’exprime le comité d’enquête de 1842 et il continue : « Le haut prix des salaires a ruiné plusieurs grandes propriétés, surtout à la Jamaïque, à la Guyane, à la Trinité et diminué les produits d’exportation. Il y a lieu de faire avec les ouvriers des arrangements plus équitables, de réviser les lois, de provoquer, sous la surveillance d’officiers publics responsables, l’immigration d’une population nouvelle. » Les souffrances des plantations n’étaient donc pas sans remède et l’événement le prouva. Dès 1844, une grande partie des affranchis, après s’être livrés quelque temps au vagabondage, étaient revenus aux habitations ; et les documents de cette année nous apprennent qu’à la Jamaïque, la proportion des terres en culture était la même qu’au temps de l’esclavage, et que le salaire de la journée de travail de 9 heures était descendu à 1 shelling 6 deniers au maximum. C’était aussi l’opinion de lord Elgin dans son rapport de 1846 : « Je ne puis admettre, dit-il, que le taux des salaires ait été exorbitant ; si ce n’est dans quelques circonstances où un tarif a été établi par les planteurs eux-mêmes, le travail n’a jamais été payé plus de 1 shelling 6 pence. » 

L’abolition de l’esclavage avait cependant fait aux planteurs des conditions nouvelles : ils ne pouvaient plus compter sur la même quantité de bras ; ils devaient recourir à des procédés nouveaux, aux machines, aux engrais, à l’alternance des cultures, à tout ce qui constitue une exploitation progressive et prévoyante ; ils pouvaient en même temps chercher à attirer des pays étrangers où l’émigration est nombreuse, comme l’Inde et la Chine, des travailleurs à engagement temporaire. Ils recoururent à l’un ou l’autre de ces moyens et tous deux furent également productifs au point de vue économique, quoique le second laisse beaucoup à désirer au point de vue moral et social. 

On ne peut méconnaître l’ardeur et le succès avec lesquels les planteurs anglais, dès qu’ils furent fixés sur leur sort, s’adonnèrent à des réformes radicales dans leur agriculture. Jusque-là ils ne s’étaient servis pour instrument que d’esclaves, machines humaines dont les bras sont des leviers de médiocre puissance. Ils recoururent à tous les ustensiles de l’agriculture européenne. La charrue remplaça la houe, la herse devint d’un usage général ; des machines compliquées dont personne n’eût eu l’idée auparavant s’introduisirent dans les champs de sucre. On créa des usines centrales, on améliora le mode de plantations de la canne, les voies de communication furent perfectionnées : on construisit des chemins de fer à la Jamaïque, à la Barbade, à la Guyane, à la Trinité. « Les avantages résultant de l’emploi de meilleurs instruments d’agriculture, écrivait-on d’Antigoa en 1845, sont incalculables. Déjà la colonie a fait cette année avec moins de 10 000 bras une récolte à peu près égale à celle pour laquelle la Barbade a employé 30 000 travailleurs. » Ainsi on parvenait à économiser les ouvriers dans la proportion de 3 à 1. La Barbade suivait à quelques années de distance l’exemple d’Antigoa. Une commission française chargée en 1853 par le gouverneur de la Martinique de visiter les deux îles de la Barbade et de la Trinité s’exprimait en ces termes : « L’aspect de la Barbade est éblouissant au point de vue agricole et manufacturier : l’île entière est un vaste champ de cannes qui se tiennent et se suivent, plantées à une distance moyenne de six pieds carrés. Pas une herbe ne salit ces belles et régulières cultures. Les sucreries sont vastes, propres et tout le matériel de la fabrication installé avec luxe. » 

Nous aurions voulu voir les colonies anglaises recourir uniquement à ces intelligentes améliorations dans l’emploi de la main-d’œuvre et dans le matériel de leur culture ou de leur fabrication. Elles auraient de ce côté trouvé des ressources considérables. Mais elles voulurent aussi avoir plus de bras et elles encouragèrent sur une grande échelle l’immigration. Le problème de l’immigration est des plus graves et des plus difficiles à résoudre. Ce qu’il y aurait de mieux dans l’intérêt des mœurs et de l’avenir des colonies, ce serait d’abandonner ce moyen parfois injuste et souvent périlleux de se procurer des ouvriers. Nous réservons cette question pour la traiter plus loin en détail. Le gouvernement anglais s’aperçut dès l’abord des dangers de l’immigration : il craignait avec raison de voir renaître sous ce nom une traite déguisée et un esclavage temporaire. La dépêche ministérielle du 6 février 1843 permit l’enrôlement des Africains libres mais seulement sur trois points, Sierra-Leone, Bonavista, Loanda. L’enrôlement par mode d’achat d’esclaves de la côte d’Or, même dans l’intention de les émanciper immédiatement et de les transporter de leur plein gré aux colonies fut sévèrement interdit : cette mesure juste et prudente eut pour effet de rendre insignifiante l’immigration africaine. 

Les colons eurent alors recours à l’immigration indienne, ce fut un plus grand malheur à notre sens : car le nègre qui se fait chrétien, qui prend notre langue et nos mœurs, se fond dans la société où il entre ; l’Indien reste en-dehors d’elle ; une grande accumulation d’Indiens fait revivre à la longue cette organisation tout artificielle et antisociale que l’abolition de l’esclavage avait détruite. Dès 1815 les criminels de Calcutta avaient été transportés à l’île Maurice et l’immigration avait précédé l’abolition de l’esclavage dans cette colonie. En 1837, Maurice avait déjà reçu 20 000 Indiens. Le gouvernement s’alarma de ce courant grossissant et défendit l’immigration en 1838. Un acte du Parlement la rétablissait en 1842, tout en la soumettant à de minutieuses formalités. De 1834 à 1847 on introduisit 94 000 coolis à Maurice, qui n’employait autrefois que 23 000 esclaves aux travaux des champs. « La colonie, dit M. Augustin Cochin, avait alors dépassé les chiffres de production antérieurs à l’émancipation, portés de 73 millions de livres de sucre en 1832 à 80 millions en 1846, mais en dépensant 17 493 340 francs, en se grevant d’une dette énorme, en s’exposant à une immoralité effrayante, en devenant une colonie asiatique au lieu d’une terre africaine. » (T. I, p. 409.) 

L’exemple donné par cette colonie de l’Orient fut bientôt suivi par les Indes occidentales : de 1840 à 1847 elles n’avaient reçu que sept ou huit mille immigrants africains ; en 1846 et 1847 elles avaient accueilli environ 15 000 Madériens. Le transport des coolis de l’Inde dans les établissements du golfe du Mexique date de 1844. La Jamaïque reçut cette année-là 250 coolis, la Guyane 556, la Trinité 220 : ce chiffre s’éleva rapidement les années suivantes. En 1845 la Jamaïque reçut 1 735 Indiens, la Guyane 3 497, la Trinité 2 083 ; en 1846 la Jamaïque obtint 2 515 coolis ; la Guyane, 4 120 ; la Trinité 2076. Le nombre total des immigrants engagés introduits dans les colonies anglaises, depuis l’émancipation jusqu’à la fin de 1849, monte, d’après M. Augustin Cochin, à 179 223 et, dans ce chiffre, Maurice figure pour 106 638 : il ne reste donc pour les autres colonies que 72 585 immigrants qui se répartissent comme il suit :

Guyane 39 043 Antigoa 1 075 

Jamaïque 14 519 Dominique 732 

Trinité 13 356 Sainte-Lucie 665 

Grenade 1 476 Nevis 427 

Saint-Vincent 1 197 Saint-Christophe 95 

De 1849 à 1855 ces colonies reçurent 31 861 nouveaux immigrants, dont 19 519 pour la Guyane, tandis que l’île Maurice à elle seule en recevait encore 76 342.

En résumé les colonies anglaises, d’après les données de M. Augustin Cochin jusqu’à la fin de 1855, avaient reçu 235 999 immigrants, dont :

27 906 Africains. 2 107 Chinois. 

26 533 Madériens. 151 191 Indiens. 

Si fâcheuse que soit au point de vue social cette vaste introduction aux colonies d’ouvriers de civilisation inférieure, il est indiscutable qu’au point de vue de la production elle rendit de grands services et contribua à relever les exportations de sucre des établissements anglais. On peut se demander, cependant, si de plus grands efforts n’eussent pas été faits par les colons sans cet approvisionnement incessant de bras, et si des réformes plus importantes dans l’économie des plantations n’eussent pas amené les mêmes effets bienfaisants sans entraîner les mêmes inconvénients graves. Toutefois, c’est une opinion qui s’est accréditée que, depuis l’émancipation, l’immigration seule a sauvé le travail. C’est un préjugé à nos yeux et c’en était un aussi pour la commission anglaise de l’immigration, qui, dans son rapport de 1858, a nettement affirmé que le salut des colonies ne venait ni des coolis de l’Inde ni des Madériens.

Ce qui est certain c’est que les colonies, même considérées au point de vue de l’exportation du sucre, se relevèrent après quelques années de souffrance. La quantité moyenne de sucre, importée annuellement des Indes occidentales pendant les six années qui précédèrent l’émancipation, avait été de 3 965 034 quintaux. Elle fut pendant les quatre années d’apprentissage de 3 058 000 ; pendant la première année de la liberté de 2 824 000 ; pendant la deuxième année de 2 151 117 quintaux. Si l’on examine les chiffres de chaque colonie, on voit que Maurice, grâce à l’immigration, dès la première année de liberté, avait exporté plus de sucre qu’avant l’émancipation. Antigoa, la Barbade, Sainte-Lucie, la Dominique, c’est-à-dire les îles les plus petites et dont tout le sol était occupé, ainsi que la Trinité, qui avait eu recours dès l’abord à une immigration considérable, étaient chaque année en progrès. Presque toute la perte retombait sur la Jamaïque, la Guyane, la Grenade et Tabago. 

En 1845 l’exportation du sucre des Indes occidentales remontait à 2 854 000 quintaux ; elle atteignait 3 199 821 en 1847 et en 1848 elle s’élevait à 3 795 311, regagnant ainsi le niveau antérieur à l’émancipation. La Jamaïque seule restait toujours en souffrance : mais nous avons vu que depuis un demi-siècle cette île était en décadence, et la triste conduite des planteurs et des autorités coloniales, dont l’on a eu dernièrement encore, sous l’administration de M. Eyre, de déplorables preuves, n’était pas faite pour lui rendre sa prospérité. 

La même époque, qui vit les colonies des tropiques se transformer radicalement par l’émancipation des esclaves, apporta une réforme non moins importante, l’abolition graduelle des restrictions et des faveurs réciproques qui constituaient le pacte colonial. Les premières atteintes portées à ce système économique datent de la fin du XVIIIe siècle. On commença alors à multiplier peu à peu les exceptions à la règle qui obligeait les colonies à ne recevoir les articles européens que de la métropole : c’est ainsi que durant la guerre avec Napoléon on permit l’importation des fruits, des vins et des huiles sur bâtiments anglais provenant des ports de la Méditerranée : c’était la dispense du circuit par l’Angleterre. En 1797 les colonies émancipées de l’Amérique du Nord obtinrent de renouer avec les Antilles les relations qu’elles entretenaient avant leur indépendance. Cette réforme, capitale en principe, était cependant dans l’application soumise à tant de formalités, qu’elle fut de peu d’utilité en fait. Il n’en résulta dans la pratique que de nombreux différends, auxquels on voulut mettre fin par l’acte de 1822, qui régla les rapports des colonies d’Amérique avec les autres contrées américaines. Les objets de consommation et les matières brutes provenant de ces contrées purent être importés sur bâtiments anglais ou sur bâtiments du pays producteur dans des ports désignés : et des mêmes ports tous les articles coloniaux, sauf les munitions navales et militaires, purent être exportés dans les pays américains sous pavillon britannique ou sous pavillon du pays de destination. Un autre acte du Parlement, à la même date, permettait aux colonies de communiquer directement avec les ports étrangers de ce côté-ci de l’Atlantique de même qu’avec Gibraltar, Malte, Guernesey, etc., qui jusque-là avaient été pour les colonies comme des pays étrangers. Les colonies étaient autorisées à y exporter leurs produits et à en recevoir, sous un droit en moyenne de 7,5% de la valeur, les denrées et matières brutes que l’acte énumérait. Mais, à la différence du commerce avec les contrées américaines, le commerce avec les pays d’Europe ne pouvait se faire que sous pavillon anglais. 

C’était là une large brèche au pacte colonial et les planteurs retiraient de grands avantages de ces modifications. En 1825 Huskisson proposa à la Chambre des communes un remaniement plus profond du vieux système. À la nécessité d’abolir des restrictions qui arrêtaient la prospérité des colonies, se joignait, disait-il, celle de faire équilibre à la redoutable puissance maritime des États-Unis. Il fallait mettre les puissances d’Europe sur le même pied que celles d’Amérique et autoriser ainsi les colonies à communiquer avec le monde entier. À partir de 1826 toute marchandise non formellement exclue put être importée dans les colonies d’Amérique de toute place étrangère, sur bâtiments de production aussi bien que sur vaisseaux anglais, moyennant des droits variant de 7,5 à 30%, droits qui devaient d’ailleurs être versés dans les caisses des colonies. L’exportation des denrées coloniales sous pavillon étranger fut également autorisée. Enfin les colonies étaient dotées d’entrepôts recevant en franchise de droits pour la réexportation les produits de tout l’univers. 

Il résultait de ces graves modifications que le privilège des bâtiments anglais dans la navigation avec les colonies se trouvait réduit en principe à l’intercourse de la métropole avec ces établissements et de ces établissements entre eux. Mais, en fait, ce libre accès concédé à la navigation étrangère était subordonné à la réciprocité de la part des puissances qui possédaient elles-mêmes des colonies et à un traitement libéral du pavillon britannique de la part des autres. [11]

À la même époque d’autres mesures favorables à la prospérité des colonies furent votées par le Parlement. Le droit sur le rhum colonial, diminué successivement en 1824 et 1825, fut ramené au même taux que les taxes d’excise sur les esprits distillés dans le pays. Le café fut dégrevé de moitié en 1825. Ainsi la réforme commerciale avait commencé par des modifications à l’acte de navigation et par des dégrèvements sur les produits coloniaux. Les colonies ne pouvaient que s’en féliciter et elles trouvaient dans l’atténuation des restrictions à leur commerce avec l’étranger une source de profits considérables : mais il était naturel que la réforme ne s’arrêtât pas là. Si le pacte colonial avait subi des atteintes au profit des colonies, il était logique qu’il en reçût aussi au profit de la métropole. Les colons avaient été autorisés à s’approvisionner à l’étranger, il paraissait tout aussi juste que les ouvriers anglais fussent autorisés à se fournir de sucre et de café en dehors des possessions britanniques. Il n’y avait rien que de légitime et de concordant dans la coexistence de ces deux réformes : il semblait que les colons qui avaient été les premiers à réclamer le nouveau système et à profiter de son application n’eussent aucun droit à se plaindre si ce système nouveau était également inauguré au profit des consommateurs métropolitains. 

Au mois de mars 1841, la Chambre de commerce de Manchester lança un manifeste pour réclamer des mesures urgentes à l’égard des blés, des sucres, des cafés et des bois de construction. Dans l’enquête de 1840, il avait été prouvé par d’abondantes et compétentes dépositions, que le sucre était devenu plus cher que jamais depuis 1816, que son usage s’était sensiblement restreint et qu’il avait fini par être complètement interdit aux classes pauvres. Les sucres du Brésil valaient en entrepôt deux fois moins que ceux des Indes occidentales. La protection du sucre colonial occasionnait au Trésor une perte annuelle de 3 millions de livres sterling et faisait supporter aux consommateurs une perte indirecte au moins égale. Le droit sur les cafés étrangers était prohibitif. Le consommateur anglais payait le café 80 ou 100% plus cher que le consommateur du continent. Indépendamment du revenu public et des consommateurs, le régime des sucres et des cafés préjudiciait aux exportations et à la navigation britanniques. Le traité de commerce avec le Brésil allait expirer ; les négociants s’inquiétaient de la concurrence probable des produits français ou allemands dans cet empire ; on était surtout préoccupé du désavantage où le défaut de retours plaçait la marine anglaise relativement à la marine étrangère. 

Dans cet état de choses et après la sommation de la Chambre de commerce de Manchester, le ministère whig se décida à proposer une réforme. Les sucres coloniaux restaient taxés à 24 sh. par quintal, mais le droit de 65 sh. sur le sucre étranger était réduit à 36. Outre les avantages de cette réduction pour les consommateurs de la métropole, le gouvernement espérait de ce chef une augmentation de revenu de 700 000 livres sterling. Les promoteurs et les partisans de l’abolition de l’esclavage, ou du moins une partie d’entre eux et à leur tête le comité central de Londres, firent une vive opposition à cette mesure. On ne devait, disaient-ils, sous aucun prétexte, autoriser l’accès du marché anglais au sucre produit par le travail esclave. En vain lord John Russell soutint-il avec autant d’intelligence que d’énergie le dégrèvement proposé par le ministère ; l’accès du marché anglais aux sucres étrangers ne ferait que stimuler, selon lui, dans les Indes occidentales les efforts des planteurs pour améliorer les grossiers procédés de culture. « Nous avons fait pour les noirs tout ce que nous pouvions faire, disait lord Russell, ils nous doivent la liberté, une bonne administration de la justice et d’autres avantages. Je ne pense pas que leurs intérêts doivent nous préoccuper exclusivement, lorsque dans ce pays le peuple souffre et manque des nécessités les plus impérieuses de la vie. Je vous ai fait assister au spectacle du bien-être de la population de la Jamaïque et de nos autres possessions des Indes occidentales ; je vais maintenant, sur des documents dignes de foi, vous faire connaître la situation des ouvriers de Bolton et de Manchester. Un danger sérieux existe et une partie considérable de la classe laborieuse de ce pays sera obligée avant la fin de l’année de demander sa part de l’assistance accordée aux indigents. » Les abolitionnistes répliquaient par des invectives philanthropiques contre le sucre produit par le travail esclave ; c’est en vain que Macaulay s’écria : « Quel est donc ce principe de morale, cette grande loi d’humanité et de justice, qui permet de se vêtir de coton et d’aspirer le tabac emprunté au travail esclave et qui défend de mélanger du sucre et du café provenant de la même source, qui autorise l’introduction d’une denrée à Terre-Neuve et à la Barbade, et qui l’interdit dans les comtés d’York et de Lancastre. » Par les efforts de M. Gladstone, de lord Stanley et de Robert Peel le dégrèvement des sucres étrangers fut repoussé. 

Mais la question n’était qu’ajournée, elle revenait périodiquement toutes les fois que se présentait au Parlement la législation des sucres qui était l’objet d’un vote annuel. Il faut convenir que cet état d’indécision nuisait infiniment plus aux colonies que n’eût pu le faire un dégrèvement considérable. En pareille matière, plus tôt un parti est pris, mieux cela vaut pour les intéressés mêmes qui en doivent souffrir. Ils savent du moins quelle est la situation définitive qui leur est faite et ils prennent des mesures en conséquence. En 1844, le ministère tory, qui avait renversé le ministère whig, proposa d’admettre à un droit intermédiaire le sucre étranger produit par le travail libre, c’est-à-dire le sucre de Chine, de Java, de Manille, sans toucher aux droits sur le sucre colonial, ni à ceux sur le sucre étranger produit par le travail esclave. Ce bill mal conçu, d’une application presque impossible, passa néanmoins. L’année suivante, le même ministère proposa un autre remaniement, qui faisait une distinction nouvelle entre le sucre terré blanc et le sucre brun moscouade et, d’un autre côté, réduisait les droits sur les sucres coloniaux et les sucres étrangers produits par le travail libre. Les premiers n’étaient plus taxés qu’à 16 shellings 4 pence et 14 shellings selon qu’ils étaient terrés blancs ou bruns moscouades, les autres étaient taxés à 28 shellings et respectivement à 23 shellings. 

La question n’était pas résolue cette fois encore ; cette méthode impraticable de distinction entre le sucre libre et le sucre esclave devait disparaître et l’intérêt de tous exigeait qu’une solution prompte fût enfin donnée à ce problème qui chaque année s’agitait à nouveau, au désespoir des planteurs dont l’initiative était paralysée par l’incertitude. Le cabinet whig était revenu au pouvoir en 1846 : dans l’intervalle un fait grave s’était passé ; la protection avait été retirée à l’agriculture de la métropole ; pouvait-on la maintenir au profit de l’agriculture des colonies ? Lord Russell posa la question de la manière la plus habile : « À notre avis, dit-il, le régime actuel porte au pays le plus grand préjudice. Nous pensons que la masse des consommateurs est lésée grandement par l’élévation du prix d’une denrée pour laquelle il se dépense annuellement, dans la Grande-Bretagne, de 11 à 12 millions de livres sterling (275 à 300 millions de francs) ; nous pensons que le mode de perception des droits et la prohibition qui exclut certains sucres portent au revenu une certaine atteinte ; nous sommes d’avis, enfin, qu’il est dans l’intérêt du commerce de soustraire cette question aux discussions et aux incertitudes auxquelles elle est soumise chaque année et d’adopter une règle définitive. » Voici en quoi consistait le plan ministériel : adoption pour tous les sucres moscouades étrangers indistinctement du droit de 21 shellings par quintal ; réduction graduelle de ce droit dans une période de cinq années jusqu’au taux des sucres coloniaux, soit 14 shellings, par conséquent égalisation de toutes les provenances à partir du 5 juillet 1851. Pour atténuer les souffrances que cette mesure ne manquerait pas de produire aux planteurs, le ministère proposait, en même temps que le dégrèvement des sucres, toute une série de mesures favorables aux colonies ; des facilités plus grandes accordées à l’immigration : les engagements de travailleurs passés à Sierra-Leone ou dans tout autre établissement anglais de la côte d’Afrique seraient à l’avenir reconnus valables. On diminuait les droits sur les rhums coloniaux à l’importation dans la métropole. Par une mesure bien autrement radicale, les produits anglais cessaient d’être protégés aux colonies, ou du moins les colonies étaient autorisées à régler elles-mêmes leurs tarifs sans l’approbation de la couronne et à en effacer les droits différentiels de 5 ou de 7% en faveur des produits anglais. Le temps était venu, disait lord Russell, de briser le cercle vicieux de l’ancien système colonial. La nouvelle législation sur les sucres, destinée d’après le ministère à produire annuellement 18 millions de francs de plus que le plan du dernier cabinet, était présentée à titre de solution définitive. Les sucres devaient cesser d’être l’objet d’un débat annuel, source d’une inquiétude toujours nouvelle pour les colons. Le bill ministériel passa, malgré les réclamations des promoteurs de l’émancipation des esclaves. La question qu’on avait cru tranchée pour toujours fit une nouvelle apparition dans le Parlement en 1848, sur la plainte des planteurs qui réclamaient une enquête et des modifications tant à la loi des sucres de 1846 qu’aux restrictions qui pesaient encore sur eux en vertu du pacte colonial. Une enquête eut lieu et elle amena de la part du ministère et du Parlement de nouvelles décisions. L’immigration aux colonies fut favorisée, même aux dépens des mesures protectrices de la liberté des immigrants. En effet, les nègres, libérés par les croiseurs, qui auparavant étaient réintégrés en Afrique, furent mis par le ministre des colonies à la disposition des planteurs. On faisait en outre aux colonies, pour favoriser l’immigration, un prêt de 500 000 livres sterling en sus de 160 000 livres sterling déjà votés pour le même objet. Le ministre des colonies devait prendre des mesures pour régler convenablement les engagements entre les maîtres et les ouvriers et pour prévenir le vagabondage. Le droit sur le sucre des colonies devait être abaissé à 13 shellings par quintal, puis, par des réductions graduelles de 1 shelling, à 10 shellings, à partir de 1851 ; le droit protecteur serait maintenu jusqu’en 1854, époque où tous les sucres seraient admis à l’égalité. Ainsi on offrait aux colons des bras, de l’argent et la prolongation de la protection pendant une durée de trois ans. Ce fut cette fois la solution du problème ; la question était tranchée pour toujours et le pacte colonial était détruit, quant aux obligations, du moins, qu’il imposait à la métropole. Il subsistait encore en partie quant aux restrictions qu’il faisait peser sur les colonies. Les bâtiments étrangers étaient toujours exclus du cabotage et de l’intercourse entre la métropole et ses colonies ou d’une colonie à l’autre. Quand en 1849, l’acte de navigation, cette grande charte de la marine anglaise, comme l’avaient appelé les écrivains du XVIIe siècle, fut violemment attaqué et dépouillé de son prestige séculaire, plusieurs orateurs, M. Labouchère entre autres, attirèrent l’attention sur les conséquences de ces restrictions relativement aux colonies. Sous le régime protecteur, disait-il, l’histoire l’attestait, les colonies avaient impatiemment supporté les entraves à la navigation, mais jamais elles n’avaient été plus fondées à les repousser. Par la liberté de la navigation, les Indes occidentales espéraient alléger leur détresse ; la Jamaïque, en particulier, deviendrait le grand entrepôt des pays situés sur le golfe du Mexique. L’acte du 26 juin 1849 détruisit pour toujours les actes de Cromwell et des Stuarts. Il n’en resta qu’un débris. Le cabotage des colonies était réservé en principe, mais il pouvait être ouvert par la couronne sur la demande de leurs législatures. D’ailleurs, la navigation extérieure de l’empire britannique, directe ou indirecte, devenait libre pour tous les pavillons.

CHAPITRE II

Les colonies de plantations. — Suite. — Colonies françaises.

Si les colonies anglaises des tropiques tombèrent vers la fin du dernier siècle dans un état de marasme, dont plusieurs d’entre elles ne sont pas encore complètement sorties, les souffrances des colonies françaises furent encore plus vives, plus pénétrantes, plus persistantes. Le mal des établissements anglais venait d’une législation commerciale tyrannique et, pour quelques-uns, de la diminution de fertilité du sol. Le mal, beaucoup plus intense, des établissements français, provint du déchirement social que la Révolution produisit dans la métropole et aux colonies, et de la longue et terrible guerre qui priva les planteurs pendant un quart de siècle du débouché naturel de leurs produits.

Comme toutes les nations, la France, bientôt après la fondation de ses colonies, y introduisit l’esclavage : comme toutes les nations encore, non seulement elle toléra la traite des noirs, mais elle l’encouragea, la favorisa, la consacra par des traités. Depuis l’année 1701, où le roi très-chrétien reçut du roi très-catholique le monopole de la traite pour dix ans, et où les deux rois prirent dans l’affaire un intérêt personnel d’un quart, le trafic des nègres devint un commerce privilégié que l’on cherchait à étendre par des primes et les autres faveurs usitées dans le système mercantile. La grande prospérité de nos possessions à sucre et surtout de Saint-Domingue justifiait, aux yeux des hommes d’État, la protection dont jouissait la traite des noirs. Quand la révolution de 1789 vint changer les principes politiques et sociaux qui gouvernaient la métropole, on put se demander si les noirs des colonies auraient le bénéfice des droits de l’homme, dont la proclamation fastueuse avait été une révélation pour le vieux monde. On put croire, à l’origine, qu’il en serait de cet acte fameux comme de la déclaration des droits par laquelle les colons des États-Unis avaient préludé à leur indépendance, et que les personnes de race blanche seraient seules admises à ce bienfait. La question de l’esclavage ne fut pas posée dans les deux premières assemblées de la révolution ; l’une et l’autre semblèrent craindre l’application logique aux colonies des principes que l’on acclamait en France, avec un enthousiasme qui n’était honnête qu’à la condition d’être désintéressé ; elles détournèrent les yeux de nos possessions d’Amérique de peur d’y découvrir une plaie, qu’elles n’avaient pas, au fond de l’âme, le courage de panser et de guérir. La seule question que la Constituante osa aborder, et il était impossible qu’elle l’évitât, c’était celle de savoir si les hommes de couleur libres auraient aux colonies les mêmes droits politiques que les blancs. Tranchée avec timidité, appliquée avec irrésolution et résistance dans nos établissements, cette question fut l’origine des luttes sanglantes qui nous firent perdre Saint-Domingue. Ce ne sont pas les nègres, ce sont les mulâtres libres et repoussés des droits politiques, qui mirent en feu cette colonie si productive et l’arrachèrent de nos mains. Tout ce que fit l’Assemblée législative, ce fut de supprimer en 1792 la prime accordée en 1784 à la traite des noirs ; mais l’esclavage continua d’exister et la traite aussi. On chercherait même en vain chez les agents supérieurs du gouvernement de cette époque aux colonies des principes ou des actes philanthropiques empreints de bienveillance pour la classe esclave. Tout au contraire, il existe en date du 19 brumaire an II, une instruction du capitaine général de la Martinique et de Sainte-Lucie dans laquelle il est ordonné « de faire fermer toutes les écoles publiques où sont admis les nègres et les gens de couleur », et « ce fut le 16 pluviôse de la même année que, dans la Convention, l’abolition de l’esclavage fut décrétée, dit M. Augustin Cochin, par acclamation, mais par surprise ». Cette émancipation sans aucune des mesures préparatoires qu’exigeait la prudence la plus élémentaire, fut bien, selon la juste expression de l’auteur que nous venons de citer, « un arrêt de la justice exécuté par la violence ».

La plupart de nos colonies furent par des circonstances diverses soustraites à l’action funeste d’un acte aussi précipité. La Martinique était entre les mains des Anglais qui l’occupèrent jusqu’à la paix d’Amiens ; l’île de Bourbon et l’île de France nous restaient encore, mais notre éloignement et la faiblesse de notre marine les rendaient, en fait, indépendantes. Dès le 8 août 1794, l’assemblée coloniale de Bourbon, pour diminuer les chances de troubles, avait défendu l’introduction des noirs de traite. C’est à la même époque que le décret de la Convention fut connu, mais les autorités coloniales se refusèrent à le publier ; et quand, en 1796, le gouvernement de la métropole envoya à cette île deux agents pour faire appliquer la loi d’émancipation, la population entière s’opposa à leur débarquement. Les deux îles continuèrent jusqu’en 1803 à se gouverner elles-mêmes et, bien que les nègres fussent en plus grand nombre que les blancs (il y avait alors à Bourbon 16 000 blancs contre 44 800 noirs), l’administration coloniale agit avec tant de prudence et de tact qu’il n’y eut aucun trouble à regretter.

La Guyane et la Guadeloupe portèrent seules le poids accablant des mesures brusques et précipitées de la Convention. Aux désordres sociaux, à l’abandon des cultures, résultat inévitable d’une émancipation subite et sans précaution dans un pays immense, et où les blancs étaient en petit nombre, se joignirent pour la Guyane les tristes conséquences de la déportation politique. Le Directoire expédia dans cette colonie les nombreuses victimes de ses coups d’État. Plus de 500 déportés, parmi lesquels Billaut-Varennes, Collot d’Herbois, Barbé-Marbois, Pichegru, furent envoyés sur divers points de cette vaste province sans qu’on prît en leur faveur, pour leur garantir la vie, aucune des mesures que l’humanité réclame et que le bon sens impose. Les noms funestes de Konanama et Sinnamary vinrent se joindre à celui du Kourou que la déplorable expédition de Choiseul avait si tristement illustré, et notre pauvre colonie, bouleversée à l’intérieur, fut encore discréditée au dehors par les souvenirs lugubres que la déportation y attacha.

À la Guadeloupe, étroitement bloquée par les Anglais, la proclamation sans ménagement de l’indépendance des nègres produisit des excès qui ruinèrent l’agriculture et l’industrie. Il fallut revenir en fait et par la contrainte administrative sur l’émancipation décrétée. En 1794 il est défendu sous peine de mort de voler et d’arracher des vivres : bientôt on ordonne le travail sous la même peine ; on arrive à embrigader les noirs, à mettre en réquisition ces prétendus hommes libres ; et, malgré ces mesures tardives, en 1796, cultivateurs et cultures, bâtiments et bestiaux étaient presque anéantis. Un gouverneur habile, Desfourneaux, parvint à rétablir l’ordre et le travail par l’application du système heureux du colonat partiaire et l’institution bienfaisante d’inspecteurs de culture. Quand les plantations commençaient à renaître, le Consulat arriva et rétablit non seulement l’esclavage mais encore la traite. Le même décret de floréal qui rapportait l’acte de l’émancipation, dont l’application, d’ailleurs, n’avait eu lieu que dans deux de nos colonies, confiait au gouvernement le droit de régir nos possessions coloniales par de simples règlements. C’était une innovation malheureuse. La Constituante avait bien donné le même droit au roi pour tout le régime intérieur, mais elle conservait au pouvoir législatif le régime commercial. La Constitution de l’an III avait assimilé complètement les colonies au territoire français, la Constitution de l’an VIII, plus sage et plus pratique, avait déclaré que les colonies seraient régies par des lois spéciales, mais du moins c’étaient des lois et non des règlements. 

Le gouvernement impérial ne se servit guère du pouvoir discrétionnaire, qui lui était donné, pour réformer et développer nos possessions coloniales ; ç’a toujours été pour la France une conséquence funeste de sa politique d’ingestion dans les États voisins et de conquêtes continentales, que la perte de sa marine et de ses colonies : elle n’eût pu fonder des établissements durables qu’à la condition de renoncer à la politique d’envahissement qu’elle a pratiquée en Europe pendant des siècles. Toute victoire sur le continent avait comme contrepoids la ruine de notre puissance navale et de nos possessions lointaines, c’est-à-dire l’amoindrissement de notre influence dans le monde. 

La Restauration trouva nos colonies dans un état déplorable : la charte les soumit au régime des lois et règlements particuliers : au moins l’arbitraire du gouvernement métropolitain était-il tempéré dans les circonstances graves par l’intervention du pouvoir législatif. Dès qu’elle eut repris possession de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane et de Bourbon, la royauté y rétablit les institutions antérieures à 1789. La vieille politique coloniale, les impôts d’entrée et de sortie, l’interdiction aux étrangers de tous les ports sauf un petit nombre, toutes ces institutions se mirent à revivre. « Pénétrons-nous, a dit Rossi, des circonstances où se trouvait placé le gouvernement de cette époque et reconnaissons avec loyauté qu’il ne pouvait ni songer à l’abandon des colonies que les traités venaient de rendre à la France, ni leur appliquer, de prime abord, un autre système que l’ancien système colonial. » (Rapport à la chambre des pairs sur le projet de loi des sucres, 20 juin 1843) La période de la Restauration ne laissa pas que d’être réparatrice : on élargit les relations permises des colonies avec l’étranger, en signant les traités de réciprocité avec les États-Unis et l’Angleterre ; on fixa le régime monétaire, ce qui est d’une grande importance dans ces pays où toute la production est dirigée en vue de l’exportation et où les moindres fluctuations dans le commerce extérieur amènent des crises monétaires très intenses ; et, ce qui valait mieux encore, on créa des banques, on introduisit le système métrique, l’enregistrement et la conservation des hypothèques. Sans oser rétablir les assemblées coloniales créées par Louis XVI, on institua du moins en 1820 des comités consultatifs. Une ordonnance de 1825 sépara les dépenses d’administration des dépenses de protection, et, laissant les unes à la charge des colonies, inscrivit les autres au budget de l’État. Une autre ordonnance de la même année abandonnait aux colonies les revenus locaux des biens du domaine pour subvenir à leurs dépenses intérieures. Telles furent les intelligentes mesures prises par des ministres qui s’intéressaient réellement au rétablissement de notre prospérité coloniale, MM. de Portal, de Chabrol, Hyde de Neuville. Cette période d’ordre et de repos vit quadrupler la production des sucres coloniaux, qui était, en 1816, d’après M. Augustin Cochin, de 17 677 475 kilogr., qui monta en 1826 à 75 266 291 kilogr., et atteignit, en 1829, 80 996 914. Bien que le vieux système colonial, si défectueux, eût été maintenu dans l’ensemble, cependant il avait été atténué sur certains points : les colons étaient consultés, ils prenaient une part notable à leur administration propre ; c’étaient là, sans contredit, des conditions relativement bonnes après la période calamiteuse que nos établissements avaient traversée. 

Il s’en fallait toutefois que le gouvernement de la Restauration comprît les vraies maximes de l’art de coloniser. Il fit deux tentatives malheureuses, qui donnent la mesure de son inexpérience, à la Guyane et au Sénégal. On a peine à comprendre comment, après l’échec terrible de l’expédition du Kourou, tentée par Choiseul, la Restauration put risquer, presque sur le même théâtre, un nouvel essai de colonisation arbitraire et artificielle. Les bords de la Mana furent la scène où se passa cette nouvelle expérience. On retrouve dans la direction de cette entreprise les mêmes erreurs que nous avons déjà signalées dans celle du Kourou : c’est d’abord le mauvais choix de la localité, qui est insalubre, isolée et non préparée ; c’est l’envoi d’artisans faibles et sans connaissance de la culture, au lieu de campagnards robustes et expérimentés ; c’est la très grande prédominance des hommes et le petit nombre des familles, qui seules peuvent fonder une colonie viable. Cet établissement de la Mana que l’on soutint à grands frais pendant cinq ans, continua à végéter de longues années encore en changeant de caractère. Une femme, madame Jahouvey, supérieure d’un ordre religieux, le dirigea avec une rare vigueur de caractère, y attirant des familles européennes et des noirs pris sur des navires négriers. Ce n’était toutefois qu’à force de subventions que cette singulière colonie pouvait vivre ; sa directrice tentait une œuvre impossible en s’appliquant à fonder une société sur les deux seules bases de la famille et de la religion, sans y ajouter un troisième élément non moins essentiel, la propriété privée ! Telle était l’ignorance où l’on se trouvait alors des conditions les plus indispensables à la fondation et à la prospérité d’une colonie.

Une autre expérience non moins malheureuse fut faite au Sénégal. L’administration voulait installer de grandes cultures industrielles à 30 ou 40 lieues de Saint-Louis. Le gouvernement provoqua des dépenses exagérées grâce aux primes qu’il distribuait et aux faveurs plus amples qu’il faisait espérer ; on bâtit de splendides maisons, on viola toutes les règles de l’agriculture coloniale en débutant par une culture intensive et sur une grande échelle. Après dix ans de subventions, il fallut abandonner cette colonisation officielle ; les belles demeures mêmes qui avaient été édifiées à grands frais furent délaissées par leurs propriétaires ; nous reviendrons plus tard en parlant du Sénégal sur cette expérience hâtive et arbitraire ; nous ne la citons en cet endroit que pour signaler l’impéritie du gouvernement d’alors en matière de colonisation.

La charte de 1830 comme celle de 1814 plaça les colonies sous un régime particulier ; mais elle se borna à décider qu’elles devaient être régies « par des lois » sans ajouter « et par des règlements ». Le gouvernement de juillet porta principalement ses vues sur le régime intérieur des colonies de plantations et sur les relations réciproques des divers éléments qui en composaient la population. On prit une foule de mesures destinées à adoucir le sort de la classe esclave et que l’on pouvait considérer comme préparatoires à son émancipation. En 1832 l’on simplifie la forme des affranchissements et l’on supprime la taxe dont ils étaient grevés, l’année suivante on abolit les peines de la mutilation et de la marque ; en 1839 l’on établit des cas d’affranchissement de droit ; à deux reprises, en 1833 et en 1835 on impose le recensement régulier et la constatation des naissances, mariages et décès des esclaves. En 1840 on détermine les conditions de l’instruction primaire et religieuse de la population servile et l’on charge les magistrats du ministère public de constater par des tournées régulières le régime des ateliers et des travailleurs. En 1840 et 1841 l’on alloue un crédit considérable pour augmenter le clergé, les chapelles, les écoles et le nombre des magistrats qui devaient être les patrons des esclaves.

Toutes ces mesures trouvèrent aux colonies un accueil résolument hostile. L’ordonnance qui commandait le recensement général des esclaves, considéré par les planteurs comme un moyen d’établir un état civil pour les noirs, rencontra une résistance opiniâtre. À la Martinique la cour d’appel refusa par 38 arrêts successifs de prononcer contre les délinquants les peines portées dans l’ordonnance, et la cour de la Guadeloupe, devant laquelle la cour de cassation renvoya les prévenus, les acquitta à son tour sans exception. Quand, en 1835, on consulta les conseils généraux sur les moyens de faciliter le pécule et le rachat, ils répondirent à l’unanimité que la métropole n’avait pas le droit de s’occuper de ces questions.

Cependant l’émancipation avait déjà eu lieu dans les colonies anglaises ; et en France tous les esprits élevés, toutes les âmes généreuses s’efforçaient d’amener l’abolition de l’esclavage par des mesures graduelles et en l’entourant de toutes les garanties et de toutes les indemnités légitimes. M. Passy, le premier, avait proposé un projet d’émancipation, qui excita aux colonies une grande effervescence. Mais malgré l’opposition des planteurs la question approchait chaque année de sa solution. Il était prouvé que les atermoiements, sans éclairer les colons, les ruinaient par la prolongation des incertitudes. Le rapport de M. le duc de Broglie, qui parut en mars 1843, ne laissait aucun doute sur la solution nécessaire et sur l’avènement prochain de l’émancipation ; les moyens seuls et le moment étaient encore en question. Ce rapport mérite qu’on s’y arrête. 

Deux projets s’étaient partagé la faveur des hommes compétents. Celui qui réunissait le plus de suffrages fixait un délai de dix ans après lequel la liberté serait universelle et pendant lequel toutes les mesures seraient prises pour préparer la population servile à l’indépendance par la religion et l’instruction. Dans l’intérêt des planteurs le rapport reconnaissait la nécessité de lois nouvelles pour favoriser la liquidation de la propriété coloniale, chargée d’hypothèques qui lui ôtaient tout crédit ; on ressentait surtout la nécessité d’introduire à la Martinique et à la Guadeloupe l’expropriation forcée, qui n’était appliquée qu’à Bourbon : l’indemnité accordée aux colons était calculée à 1 200 fr. par tête d’esclave. On admettait comme expédient transitoire l’élévation pendant quelques années des droits protecteurs afin de maintenir durant la crise le prix des produits coloniaux ; enfin pour empêcher le vagabondage et l’abandon subit des habitations par les nègres déclarés libres, on proposait d’imposer aux affranchis pendant les cinq années qui suivraient l’émancipation, l’obligation de prendre par écrit un engagement en leur laissant le libre choix du maître, de la profession et des conditions : l’affranchi qui ne trouverait pas d’engagement devait être employé dans les ateliers du domaine, et celui qui ne voudrait pas en prendre était menacé du travail forcé dans les ateliers de discipline. Ces dispositions prudentes étaient empruntées au code rural d’Haïti. On espérait ainsi pouvoir éviter l’expédient, si désastreux au point de vue moral, de l’immigration. 

Ce projet, on le voit, se rapprochait beaucoup du plan que les Anglais avaient adopté quelques années auparavant, il ne s’en distinguait que par des précautions plus nombreuses pour réprimer le vagabondage et pour assurer du travail aux planteurs. C’était une application un peu perfectionnée du système d’émancipation différée mais simultanée. Un autre projet qui trouva moins d’adhérents était inspiré par l’idée de l’émancipation progressive ; il libérait les esclaves invalides à mesure que leur incapacité de travail serait constatée, en accordant aux colons obligés de les entretenir une pension alimentaire : il libérait immédiatement les enfants nés et âgés de moins de sept ans, et les enfants à naître ; ces enfants devaient être élevés aux frais de l’État et engagés à l’âge du travail aux maîtres de leurs mères ou placés dans des établissements publics ; quant aux esclaves adultes, on se contentait dans ce projet de leur allouer des primes, lorsqu’ils contracteraient mariage, pour les aider à se racheter ; des mesures devaient être également prises pour accorder aux esclaves un jour libre par semaine, afin qu’ils pussent se créer un pécule. Ce dernier projet avait le mérite d’éviter toute transition brusque, d’être beaucoup moins onéreux à l’État à la fois et aux planteurs. Il avait l’inconvénient de retarder pendant plus d’un quart de siècle l’émancipation définitive et de désorganiser la famille. Personne n’avait songé à l’émancipation simultanée et immédiate : ce fut cependant ce dernier mode que les événements inattendus de 1848 firent prévaloir. 

Heureusement le gouvernement de juillet eut le temps d’appliquer quelques mesures heureuses qui amortirent en partie le coup terrible que l’abolition soudaine de l’esclavage devait porter aux colonies. D’après la loi du 18 juillet 1845 l’esclave pouvait posséder : il pouvait, moyennant rançon, obtenir de force ou de gré sa liberté : marié, il pouvait se réunir à sa femme, il avait donc des droits ; l’esclavage, selon l’expression de M. Passy, devenait un servage ; les droits sur la personne se transformaient en droits sur le travail. 

Par une autre loi du 19 juillet 1845 des crédits étaient ouverts pour l’introduction d’ouvriers et de cultivateurs européens aux colonies, pour la formation au moyen du travail libre et salarié d’établissements agricoles, qui serviraient d’ateliers de travail et de discipline et, en dernier lieu, pour concourir au rachat des esclaves quand l’administration le jugerait nécessaire. L’introduction d’artisans européens dans les colonies à sucre était une pensée pleine de prévoyance et de sagesse pratique. Qu’allait-il arriver en effet quand l’émancipation serait proclamée ? C’est que les planteurs auraient à leur disposition moins de bras, c’est qu’il leur faudrait, pour soutenir ou relever leur production, recourir aux machines, à des améliorations dans leur outillage et dans leur fabrication ; pour imprimer à la culture et à l’industrie sucrières cet intelligent essor, il fallait des ouvriers européens, instruits, capables, aptes à perfectionner les outils et les procédés. Tout ce que la production allait perdre en forces matérielles, il fallait que la direction le gagnât en capacité intellectuelle. 

Ces lois bienfaisantes de 1845 furent suivies de plusieurs autres, spécialement sur la composition des tribunaux aux colonies. L’administration elle-même déployait sur les lieux une activité intelligente pour développer le patronage, pour encourager les affranchissements, pour préluder par d’heureux essais de colonat partiaire à l’émancipation définitive. En même temps on recourait à la religion et à l’instruction ; on multipliait les écoles et les chapelles ; on appelait les frères de Ploermel et les trappistes pour établir des colonies agricoles. 

Toutes ces mesures, empreintes la plupart d’une sage prévoyance, ne furent pas perdues quand le gouvernement provisoire proclama l’émancipation simultanée et immédiate des nègres. Si la secousse fut terrible, elle le fut bien moins qu’elle ne l’aurait été dans le cas où les lois prudentes des dernières années du gouvernement de juillet n’auraient pas été appliquées. C’est à peine si le décret d’émancipation accordait aux planteurs un délai de deux mois à partir de la promulgation aux colonies pour que la récolte de l’année pût être à peu près effectuée. Par un excès de défiance le gouvernement supprimait tout ce qui, de loin ou de près, pouvait rappeler l’esclavage et, en particulier, le système des engagements à temps, qui était pourtant indispensable comme élément transitoire. On fut obligé de revenir sur les prescriptions trop absolues auxquelles s’était abandonné l’enthousiasme des premiers jours. Il fallut adopter quelques-unes des mesures proposées par le rapport de M. de Broglie, notamment les ateliers de discipline pour la répression du vagabondage et de la mendicité, ainsi que la formation d’un corps de surveillants ruraux. On créa des banques par actions à Saint-Pierre, à la Pointe-à-Pitre, à Saint-Denis, à Cayenne, enfin à Saint-Louis au Sénégal. On introduisit l’expropriation forcée à la Martinique et à la Guadeloupe, où la dette hypothécaire était évaluée à 140 millions de fr. et où l’intérêt était ordinairement de 12 à 16%, quelquefois de 24 à 30 ; c’était une mesure indispensable pour la liquidation de la propriété coloniale, seul moyen d’assurer du crédit aux planteurs, des salaires aux anciens esclaves et la prospérité aux colonies. De toutes les questions inhérentes à l’abolition de l’esclavage, celle de l’indemnité, au point de vue de la justice et de l’utilité sociale, était la plus importante. Malheureusement l’indemnité fut faible, tardive et mal répartie. Les colons avaient besoin de l’indemnité pour payer les salaires des nouveaux affranchis, pour acheter des machines et renouveler leur outillage et leurs engins de fabrication. Les planteurs faisaient remarquer que si le travail n’avait pas été interrompu dans les colonies anglaises, c’était que l’indemnité avait précédé l’abolition de l’esclavage. Dans les colonies françaises ce fut plus d’un an après le décret d’émancipation que l’indemnité fut votée : elle fut chétive. Aux termes de la loi du 30 avril 1849 elle était fixée : 1° à une rente de 6 millions en fonds 5% ; 2° à une somme de 6 millions payables en numéraire. 

C’était en tout environ 500 francs par nègre. On n’avait pas pris soin de déterminer, comme on l’avait fait pour les émigrés et pour les colons de Saint-Domingue, si l’indemnité serait considérée comme mobilière ou comme immobilière, c’est-à-dire réservée aux créanciers hypothécaires ou distribuée à ceux-ci et aux créanciers chirographaires au marc le franc : ce fut l’occasion d’innombrables procès. 

L’émancipation produisit dans les établissements français à peu près les mêmes effets qu’elle avait produits dans les établissements anglais. Les diverses colonies souffrirent inégalement selon leur position, leur fécondité naturelle, leurs antécédents et la manière dont les esclaves y avaient été traités. Comme Maurice, l’île Bourbon subit à peine un léger temps d’arrêt. Les coolis lui arrivèrent de l’Inde : elle fit venir les machines de France et la prospérité reprit bientôt dans des proportions inattendues. Comme la Guyane anglaise, la Guyane française, avec son immense territoire et sa faible population, vit les affranchis se disperser de tous côtés et les anciennes plantations dépérir. La Martinique, après de longs et patients efforts, surmonta les difficultés comme la Barbade ou Antigoa, en perfectionnant les cultures, en recourant aux machines, en faisant avec les nègres des accords à l’amiable. Seule, la Guadeloupe, comme la Jamaïque, fut atteinte au cœur : elle souffrait depuis longtemps déjà, les noirs y avaient été moins bien traités que partout ailleurs : les colons, soit inertie, soit misère, y montrèrent moins que dans les autres établissements l’esprit d’initiative et de progrès. 

Il y a un parallélisme remarquable entre les situations des colonies des deux nations à la suite du grand acte réparateur mais douloureux de l’émancipation. Ce fut une crise intense qui devait amener un renouvellement complet dans les conditions non seulement économiques mais sociales des établissements coloniaux. Nous avons cité plus haut des dépêches des lords Glenelg, Grey, Russell, Stanley : ce sont presque les mêmes expressions qui se retrouvent dans les lettres et les discours de nos administrateurs et de nos législateurs. En mai 1849 une commission chargée par l’amiral Bruat d’étudier l’état du travail à la Martinique s’exprimait en ces termes : « Il est acquis à la commission que la grande culture, déjà profondément atteinte par la législation transitoire de 1845 et 1846, a été complètement abandonnée, à quelques exceptions près, pendant les deux premiers mois qui ont suivi l’émancipation : mais il est également acquis que depuis cette époque le travail a repris progressivement et se maintient sur tous les points de la colonie. »

Comme dans les colonies anglaises il y eut les premières années un affaissement considérable des exportations. La quantité de sucre exporté par nos établissements tomba d’une moyenne de 80 millions de kilogrammes antérieurement à l’émancipation, à 63 millions en 1848, 57 millions en 1849, 40 millions en 1850, soit une diminution de 50%. Mais sous l’influence des améliorations dans la culture et dans la fabrication, la production finit par se relever : l’exportation du sucre atteignit pour toutes nos colonies 82 millions de kilogrammes en 1854, chiffre un peu supérieur à la moyenne des années qui précédèrent l’émancipation ; depuis lors elle ne cessa de monter et en 1858 elle s’éleva à 116 millions de kilogr. Il est vrai que le progrès fut plus ou moins lent selon les colonies : c’est la Réunion surtout qui tint la tête et qui augmenta le plus la quantité de ses produits ; vint ensuite la Martinique qui se releva avec courage ; la Guadeloupe resta en souffrance, et quant à la Guyane elle renonça à peu près complètement à la production du sucre, devenant une colonie pénitentiaire au lieu de colonie de plantations qu’elle avait toujours été. 

« Les notices officielles nous apprennent, dit M. Augustin Cochin, que le nombre des habitations est plus grand, le chiffre des têtes de bestiaux est sensiblement le même, le nombre des travailleurs a très peu diminué. L’intérêt de l’argent, on ne le nie pas, a baissé ; les banques sont florissantes ; les prêts sur récolte ont apporté à la propriété un notable soulagement. L’outillage a été amélioré et par conséquent le capital engagé fort accru. L’établissement d’usines centrales a augmenté les profits en diminuant les frais. Enfin et surtout la prospérité est consolidée : toujours suspecte et fragile tant que l’abolition de l’esclavage apparaît comme une menace, accablée de dettes, la propriété a été liquidée par l’indemnité, régularisée par l’expropriation, réhabilitée par l’émancipation. Plus sûre et plus honnête, elle doit attirer plus de capitaux. Si l’on consulte la situation des habitations domaniales, on constate qu’elles se louent plus cher qu’avant 1848, le double pour quelques-unes. Si l’on suit les ventes dans les journaux des colonies, on voit que depuis quelques années aux Antilles les prix de vente ont progressé notablement. Il n’est donc pas téméraire d’affirmer que la situation de la propriété et sa valeur vénale ou locative se sont améliorées depuis l’émancipation, non seulement à la Réunion, mais aux Antilles. » 

Cette amélioration vient de deux sources, comme aux colonies anglaises, l’immigration et le perfectionnement des procédés et des ustensiles de fabrication. L’immigration fut réclamée à grands cris par les colons ; elle s’opéra sur une grande échelle dans une de nos colonies ; elle eut lieu pour les autres dans une moindre mesure. Comme à Maurice, l’immigration avait à la Réunion précédé l’abolition de l’esclavage. Dès le 18 janvier 1826, un arrêté du gouverneur réglementait l’introduction des Indiens dans cette île, et avant 1830 on y en avait introduit 3 012. Les difficultés du recrutement dans l’Inde avaient bientôt porté nos colons à se tourner vers la Chine, et en 1843, un arrêté du gouverneur réglementait l’introduction de 1 000 Chinois. On s’aperçut bientôt des maux inhérents à cette introduction d’étrangers sans famille, qui différaient si profondément de langue, de religion, de mœurs, et, comme à Maurice, on finit par défendre l’immigration. Ce ne fut là qu’une défense transitoire ; l’émancipation la fit lever. L’habile gouverneur de la Réunion, M. Sarda Garriga, parvint à prévenir à l’origine toute suspension de travail en obtenant des esclaves, qui allaient être affranchis, un engagement de deux années, moyennant salaire librement débattu avec tels maîtres qu’ils voudraient. Grâce à ces précautions, le travail fut généralement maintenu dans les plantations malgré la désertion clandestine d’un grand nombre de nègres, impatients de jouir de la liberté ; mais, les deux années écoulées, soit que les planteurs n’aient pas renouvelé avec assez de prudence les efforts qui leur avaient valu deux ans de collaboration régulière de la part de leurs affranchis, soit que le goût de l’indépendance ait prédominé chez les nouveaux libres sur le désir du gain, presque tous s’éloignèrent des ateliers, les uns pour se livrer au petit commerce des villes, les autres pour être à leur tour propriétaires. « Sur 60 000 esclaves environ affranchis en 1848, écrit M. Jules Duval, on n’estime pas à plus d’un quart ceux qui restent attachés à quelque habitation. » (Les Colonies françaises, p. 256.) Pour assurer la continuation du travail, la loi imagina le livret, que les maîtres s’efforcèrent partout de transformer en un engagement d’un an. Mais ces formalités et ces règlements, qui étaient pour le nègre autant d’entraves, eurent pour effet de l’éloigner et de le rejeter dans la solitude. C’est alors que les planteurs jetèrent de nouveau les yeux sur l’Inde et sur l’Afrique pour s’y procurer des travailleurs par engagement. Du côté de l’Afrique, ce fut le rétablissement clandestin de la traite, ainsi que le prouvèrent manifestement les nombreuses révoltes à bord des vaisseaux qui se livraient à cette spéculation et spécialement l’incident du Charles-George, navire de la Réunion, saisi comme négrier par les autorités portugaises de Mozambique. Cette triste affaire eut pour heureux résultat de faire interdire le recrutement par voie d’engagement sur les côtes d’Afrique. Un traité avec l’Angleterre rendit plus facile l’immigration indienne, et de ce côté les bras affluèrent dans notre colonie de Bourbon. « En 1858, selon M. Jules Duval, on y comptait 58 000 engagés, nombre presque égal à celui des esclaves en 1848 ; mais ils représentaient une force double, au moins, car il n’y avait parmi eux qu’un dixième de femmes et presque pas d’enfants ni de vieillards. Il est resté d’ailleurs environ 15 000 noirs sur les habitations. Aussi les plantations de cannes ont-elles doublé en douze ans, et les récoltes excitées par le guano et manipulées par les machines ont plus que triplé. » (Les Colonies françaises, p. 263) Les Antilles, plus éloignées, ne pouvaient pas recevoir un contingent aussi considérable. Le gouvernement avait soin de leur réserver une quote-part dans le nombre des coolis indiens qui étaient dirigés vers nos possessions. Il s’occupa, en outre, de leur assurer une immigration nègre, prise sur la côte occidentale de l’Afrique, en assurant, par toutes les précautions possibles, la liberté des engagements. Un premier traité fut passé à cet effet entre le ministre de la marine et deux armateurs de Granville en 1854 et 1855. D’autres moins importants l’ont suivi. En 1857, l’amiral Hamelin et la maison Régis de Marseille conclurent un contrat pour l’introduction, en 6 ans, de 20 000 engagés africains à la Martinique et à la Guadeloupe. « Le contingent pour chaque colonie devra comprendre des femmes de 12 à 25 ans dans une proportion qui ne devra pas être moindre du cinquième ni excéder la moitié. » En outre de l’Inde et de l’Afrique, les Antilles tournèrent aussi les yeux vers la Chine. La compagnie Gastel, Assier et Malavois introduisit dans nos deux îles un certain nombre de ces travailleurs, rudes et patients, mais difficiles à conduire et rebutants par leur saleté et leurs mauvaises mœurs. 

Quelles sont, au point de vue économique et social, les conséquences de cette immigration ? Au point de vue social, quand elle porte sur des Chinois ou des Indiens, l’immigration a les plus déplorables résultats ; ces hommes appartenant, non pas à des sociétés primitives dont les membres sont prêts à se fondre par un instinct naturel dans les sociétés plus avancées, mais à des sociétés vieilles et décrépites, conservent avec ténacité leurs habitudes et leurs mœurs anti-européennes. Leur langue, leur culte sont des obstacles infranchissables à une union avec les autres éléments des îles ; c’est une juxtaposition de population que rien ne justifie et rien n’atténue ; empruntée généralement aux couches les plus basses et les plus viles des peuples dont ils proviennent, privés de la famille, ne comptant qu’une femme parmi eux sur dix hommes et souvent moins, ils prennent des mœurs du cynisme le plus abject. Le duc de Newcastle écrivait aux gouverneurs des colonies anglaises : « Si la proportion des sexes ne peut être rétablie, il faut qu’un terme soit mis à l’immigration, quelque pénible qu’en soit la nécessité. » Les crimes suivent la même progression que les vices. À la Réunion, les crimes et les délits étaient commis dans la proportion suivante : un sur 300 esclaves, un sur 60 Indiens, un sur 13 Chinois. Ainsi, au point de vue moral, l’immigration est jugée ; c’est un procédé déplorable qui mine les bases de la société coloniale, qui juxtapose des populations essentiellement différentes et sans intérêt commun, qui inocule les vices asiatiques à des possessions européennes, qui, mille fois pire encore que l’esclavage, transforme les colonies en une sentine abjecte. 

Au point de vue économique, les conséquences ne sont pas moins fatales. C’est la facilité de l’immigration, qui, en partie, a été cause de l’abandon définitif des habitations par les noirs ; les planteurs n’ont plus songé à les retenir par de bons traitements et des égards. À la Réunion, il leur eût été possible de prolonger les engagements avec les affranchis dont ils avaient tiré un si bon parti pendant les deux premières années de l’émancipation ; ils aimèrent mieux se procurer des Indiens. M. Jules Duval constate qu’aux Antilles également l’abandon des ateliers par les noirs continue ; ce sont les meilleurs qui s’en vont, dit-il, les plus médiocres qui restent ; et il incline à en rejeter la faute sur les propriétaires las des ménagements qui coûtaient à leur amour-propre et qui ont vu avec empressement l’Afrique et l’Asie s’ouvrir à leur appel. (Les Colonies françaises, p. 167.) « On a été bien plus occupé de remplacer les anciens esclaves, dit également M. Augustin Cochin, que de chercher à les retenir. On a nommé des fonctionnaires pour protéger les immigrants et les surveiller ; ces fonctionnaires font des rapports minutieux sur la vie, la nourriture, le travail de ces nouveaux venus : on est surpris qu’aucun patronage analogue n’existe pour les affranchis. » — « La grande affaire de l’immigration commence à s’arranger, écrit encore M. Jules Duval ; à la condition de ne tenir aucun compte des anciens esclaves et de leurs descendants, qui, abandonnés à eux-mêmes sans aucune paternelle sollicitude de leurs anciens maîtres, retombent à l’état sauvage, la solution semble trouvée. » 

Le second inconvénient économique de l’immigration, c’est qu’elle détourne les colons des améliorations nécessaires qui, en utilisant mieux le nombre des bras existants et en perfectionnant les procédés, multiplieraient considérablement les quantités produites et le revenu net. On sait ce qu’était devenue l’agriculture coloniale sous le régime de l’esclavage ; nous avons vu plus haut que vers la fin du XVIIe siècle, le développement de la traite et la facilité de se procurer des noirs avait fait abandonner la charrue ; les instruments les plus indispensables et les plus simples manquaient. Un témoin bien informé, M. Garnier, employé à la direction de l’intérieur à la Martinique, écrivait en 1847 : « L’agriculture est ici dans un état presque sauvage qui demande aussi son émancipation ; avec une incroyable exubérance de bras, le tiers à peine des terres est en valeur ; des terres en rapport sont abandonnées chaque jour pour des défrichements nouveaux ; l’esclave s’éreinte à tenter les cultures les plus barbares avec des instruments impossibles et, les procédés de fabrication aidant, on obtient du sol le quart à peine de son rendement. Que peut importer une amélioration agricole à des hommes dont la condition semble ne devoir jamais être améliorée ? Et comment ne pas comprendre le dégoût des colons devant l’insuccès des épreuves ? L’esclave déteste le sol ; l’homme de couleur et l’affranchi le méprisent, et le blanc l’exploite à la hâte comme une mine qu’on fouille avidement avec la pensée d’un prochain abandon. » (Revue coloniale, 1847, t. XII, p. 138) C’est là un tableau fidèle de l’agriculture coloniale sous l’esclavage : gaspillage de bras, de capitaux, des forces productives du sol ; aucune pensée d’épargne et de prévoyance. « On est surpris, dit encore l’auteur que nous venons de citer, de voir des centaines d’esclaves, des troupeaux de mulets et de bÅ“ufs, qui cultivent quelquefois moins de cinquante hectares… et font valoir un domaine que cultiveraient en France quelques valets de ferme et une demi-douzaine de chevaux… Pourquoi laissez-vous la moitié de la terre en jachère, demandait-on au gérant d’une habitation ? — Ce sont les bras qui manquent. — C’est-à-dire que vous manquez d’une herse, d’une houe à cheval, d’une charrue à deux versants et d’un peu de force de volonté pour faire adopter par vos esclaves ces instruments dont la valeur est, en Europe, de 250 francs. » (Revue coloniale, 1847, t. XII, p. 140.) À la Réunion comme à la Martinique les mêmes abus, les mêmes désordres se produisaient, après l’esclavage comme avant, grâce à l’immigration, qui avait rassuré et endormi les planteurs : « On me demande partout des bras, s’écriait en 1858 le gouverneur de la Réunion, M. Darricau, et partout je ne vois qu’abus de bras… On se rappelle bien qu’on a un rival dans le sucre indigène, quand il s’agit de régler les droits différentiels, mais on ne s’en souvient plus guère quand il faut régler l’économie industrielle de la production sucrière. » L’analogie est complète sur ce point entre les îles françaises et les îles anglaises. Dans son rapport sur l’administration de la Jamaïque, le gouverneur, lord Elgin, portait sur l’immigration ce jugement sévère, mais sensé : « c’est un moyen de ne pas admettre les perfectionnements commandés par l’expérience. » Et cependant combien n’y avait-il pas à faire, non seulement au point de vue de l’agriculture, mais à celui de la fabrication ! « Avec le capital fixe inutilement prodigué dans les colonies, disait Rossi, dans son rapport sur la loi des sucres, on aurait produit plus de sucre que les cinq parties du monde n’en consomment. Les deux tiers du sucre de canne échappent aux procédés d’une industrie dans l’enfance. » Ce capital fixe inutilement prodigué, c’étaient les esclaves ; depuis l’émancipation, ce sont les émigrants.

C’est en effet une marchandise chère que ces bras d’Indiens ou de Chinois qu’il faut transporter à des milliers de lieues, dont un grand nombre périt dans le trajet, qu’il faut nourrir du riz de leur pays, qu’il faut ensuite rapatrier à grands frais et qui emportent dans leur patrie le montant de leurs salaires accumulés, drainant ainsi les colonies d’une partie de leur capital. « Les 24 millions de francs, dit très bien M. Jules Duval, que la Réunion a dépensés en 8 ans pour faire venir les coolis de l’Inde, appliqués en primes au travail et en élévation de gages n’auraient certainement pas été stériles. » Appliqués en machines, en paiement d’habiles contre-maîtres ou constructeurs européens, ils eussent assurément produit encore davantage, mais l’on a mieux aimé accumuler les bras que de rechercher les perfectionnements et voilà pourquoi, d’après les documents les plus sûrs, la Réunion comptait, en novembre 1862, 72 594 immigrants ainsi répartis :

Indiens Chinois Africains 

Hommes 38 225 413 18 875 

Femmes 5 603 5 457 

Enfants 2 582 1 439 

(Les Colonies françaises, par Rambosson. Paris, 1868, p. 223).

La Martinique de son côté comptait, également en 1862, 7 800 immigrants africains, 8 000 immigrants indiens, 800 chinois. La Guadeloupe avait, en 1864, 9 389 indiens, 4 031 immigrants africains, 112 chinois. Enfin la Guyane, à la fin de 1863, comptait 950 indiens, 960 immigrants africains et 90 chinois sur une population de 24 000 âmes. (Rambosson, p. 368, 453.)

Il ne faudrait pas croire cependant que les perfectionnements dans l’agriculture et dans l’industrie sucrière n’aient pas été considérables : ils le furent, au contraire, bien qu’ils eussent pu et du l’être davantage si toutes les ressources des colonies s’étaient portées de ce côté. Au point de vue de la culture les charrues perfectionnées, les herses, les ustensiles agricoles se multiplièrent ; l’économie et le matériel des usines coloniales fit de grands progrès, on emprunta aux fabricants métropolitains quelques-uns de leurs procédés : pour diminuer les frais généraux on fonda des usines centrales où les plantations voisines faisaient travailler leurs produits. Ces usines plus considérables furent mieux outillées et cette production en grand abaissa le prix de revient. Une usine centrale est à la plantation ce que chez nous le moulin est au champ de blé. Cette plus grande division de travail est l’origine d’améliorations considérables. Bien que la Réunion ait été la première à donner le signal de cette modification importante dans la production, bien qu’elle tienne encore de beaucoup l’avance sur nos autres colonies en dépit des crises récentes, la Martinique et la Guadeloupe l’imitèrent avec courage. Grâce à ces moyens nouveaux le rendement de la canne a été porté dans quelques endroits de 5 à 13%, et l’on ne regarde pas cette proportion comme la limite extrême. (Revue coloniale, septembre 1860, p. 330.) Les planteurs qui vendent leurs cannes au lieu de fabriquer leur sucre se trouvent dans une bonne situation. Le nombre des machines importées grossit chaque année sur le tableau des douanes : les diverses colonies diffèrent encore beaucoup pour la généralisation de ces procédés nouveaux. À la Réunion, sur 118 usines, il y en avait 113 munies d’appareils à vapeur, tandis qu’à la Martinique 62 habitations seulement sur 542 possédaient ces engins. La Réunion recevait pour 530 000 francs de machines, la Martinique seulement pour 40 000 et la Guadeloupe pour 50 000. Peu à peu l’on vit les appareils perfectionnés de la maison Derosne et Cail s’introduire dans ces ateliers qui n’avaient pendant 200 ans rien modifié de leurs antiques procédés. « Des progrès secondaires, dignes d’éloge, font passer la force motrice des plus bas degrés, celle des animaux, aux échelons supérieurs du vent, de l’eau, de la vapeur. » (Jules Duval, p. 157.) Si l’on avait appliqué à la viabilité un peu de ces capitaux prodigués pour l’immigration, on eût beaucoup gagné sur les frais de transport, on eût beaucoup épargné en bêtes de somme ; on est encore réduit par l’état des chemins à des véhicules tout primitifs, comme au cabrouet, traîné par des bœufs ou des mulets. L’esclavage avait supprimé les instruments et les outils matériels pour les remplacer par les bras des nègres ; il avait assoupi les planteurs, rendu la fabrication immobile ; son abolition a été le principe d’efforts virils et intelligents, de progrès sensibles et qui s’accroissent sans cesse, ç’a été le renouvellement de la production coloniale, qui a été animée dès lors par l’esprit d’initiative, de recherche et d’améliorations. « L’émancipation, a dit un témoin éclairé, laquelle a porté aux colonies un coup si rude, doit être pour elles dans l’avenir une source de résultats féconds et salutaires, en forçant les habitants à sortir de l’apathie dans laquelle les entretenaient la facilité de la production et son faible prix de revient. » 

Un autre aiguillon à l’activité des colons, c’est le système nouveau qui a succédé au vieux régime du pacte colonial. Comme en Angleterre, l’émancipation des esclaves a été accompagnée ou suivie par l’abolition partielle et bientôt complète des restrictions réciproques qui enchaînaient le commerce des colonies et de la métropole. L’obligation pour celles-ci de se fournir de denrées coloniales exclusivement dans ses possessions d’outre-mer, et l’obligation corrélative de ne demander qu’à la mère patrie des objets manufacturés et des engins de fabrication ont été supprimées, non pas simultanément, il est vrai, mais à peu de distance l’une de l’autre. Il en est résulté un état de choses tout nouveau, qui oblige les colons à plus d’efforts, mais qui leur donne en même temps des ressources plus grandes pour réussir. Quelles que soient les souffrances temporaires, cette transformation équivaut, en définitive, à un accroissement de vitalité, c’est-à-dire à un redoublement de l’esprit d’entreprise, de recherche et de perfectionnement. 

Comme pour l’Angleterre, car on ne saurait trop le répéter, l’histoire des colonies tropicales des différentes nations présente les analogies les plus frappantes, ce fut à la fin du dernier siècle que furent portés les premiers coups à l’édifice du pacte colonial. Après la perte du Canada, qui fournissait de bois les Antilles, il avait fallu leur permettre de s’en procurer aux États-Unis. Le règlement du 30 août 1784 autorisa cette importation et beaucoup d’autres. Dans la période d’apaisement qu’inaugura la Restauration, quand les colonies furent restituées à la métropole après en avoir été séparées pendant bien des années, il fallut leur faire des concessions. La liste des produits étrangers dont l’entrée aux colonies fut permise, s’augmenta sensiblement. Souvent les colonies furent autorisées, soit d’urgence par les gouverneurs, soit par des ordonnances et des lois, à tirer leurs vivres des pays les plus voisins. La force des choses l’emportait sur les prescriptions vieillies : dès 1826 on admettait les farines étrangères moyennant un droit de 21 fr. 50 par tonneau, droit qui fut abaissé successivement jusqu’à 2 francs. En signant des traités de réciprocité avec l’Angleterre et les États-Unis, la métropole avait fait une large brèche au système colonial. « Les Antilles ne sont ni les jardins, ni les fiefs de l’Europe, s’écriait en 1822 le général Foy. C’est une illusion de notre jeunesse à laquelle il faut renoncer. La nature les a placés sur le rivage de l’Amérique. Avec l’Amérique est leur avenir. C’est comme entrepôts de commerce, comme grands marchés placés entre les deux hémisphères qu’elles figureront désormais sur la sphère du monde. » 

Si l’on atténuait par degrés les restrictions qui arrêtaient le développement des colonies, il était naturel qu’en revanche la métropole se délivrât de l’obligation de demander à ses possessions tropicales toutes les denrées coloniales dont elle avait besoin pour sa consommation. C’était là une tendance logique, nécessaire qui, à la longue, devait triompher. Mais que d’oscillations et de revirements avant d’arriver à cette conclusion inévitable et définitive ! Jamais il n’y eut législation si tourmentée que celle des sucres ; jamais impôt ne varia avec cette fréquence et dans ces proportions ; et quand on réfléchit que le sucre est le produit principal, presque exclusif, de nos colonies tropicales, on se demande comment elles ont pu supporter toutes ces variations multipliées. Qu’arriverait-il en Europe si tous les deux ou trois ans le blé était surtaxé ou dégrévé dans la proportion du simple au double, au triple quelquefois ? Se figure-t-on qu’avec une pareille instabilité, surtout pour une culture qui, comme le sucre, demande deux ans de travail avant d’arriver à rapporter, on puisse faire des progrès et des améliorations ? L’apathie des planteurs, l’absence de toute prévoyance, de tout plan d’avenir, ne saurait vraiment étonner quand l’on étudie tous ces soubresauts que présente tous les deux ou trois ans la taxation des sucres. C’est avec raison que M. Benoît d’Azy disait en 1844 : « L’incertitude dans la direction commerciale et industrielle du pays est cent fois pire qu’un mauvais système, parce que rien ne s’oppose plus à tout esprit d’entreprise et de progrès, à tous les efforts généreux et utiles. » 

Nous n’avons pas l’intention d’entrer dans ce labyrinthe des lois sur le sucre ; il faut cependant indiquer les principales lignes et directions, montrer comment l’on est parvenu, après bien des égarements à droite et à gauche, à supprimer les droits différentiels et, en rompant le pacte colonial, à admettre à l’égalité de traitement les sucres de toute provenance. 

Depuis la loi du 15 mai 1791, jusque et y compris le décret du 1er novembre 1810, on compte 18 lois ou décrets qui remanient le tarif des sucres, portant le droit sur les sucres coloniaux de zéro à 30, 45, 90 francs les 100 kilogrammes, et sur les sucres étrangers de 36 fr. 22 à 7 fr. 34, puis à 30 fr., 75 fr., 100 fr., 200 fr., et jusqu’à 400 francs. La Restauration débuta par un mouvement de liberté : les sucres français et étrangers furent soumis au même droit en 1814 ; les plaintes furent si vives de la part des planteurs que, au bout de quelques mois, on établit un droit différentiel considérable pour la protection du sucre colonial. Nous négligerons tous les dégrèvements et toutes les surtaxes, qui furent établies par des lois successives, dont le résultat principal était de rendre la législation aussi instable que possible. La tendance dominante était d’augmenter la protection jusqu’à sa limite extrême, et de rendre prohibitifs en fait les droits sur les sucres étrangers. Sur les demandes des ports, des raffineries métropolitaines et des planteurs, intérêts tantôt contradictoires et opposés les uns aux autres, tantôt coalisés, on vit se dresser l’échafaudage le plus compliqué de droits différentiels et de primes à la réexportation des sucres raffinés. Le résultat général de toutes ces mesures artificielles fut la cherté des prix ; mais il se manifesta aux colonies et dans la mère patrie des conséquences particulières, dignes de la plus grande attention : aux colonies ce fut l’extension excessive de la production du sucre sous l’influence des hauts prix ; la canne à sucre bannit toutes les autres cultures ; on la planta partout, même dans des terrains qui naturellement n’y étaient pas propres : le café, le cacao, toutes les productions secondaires furent négligés ; fait déplorable au point de vue économique et que les colons devaient regretter plus tard. Une autre conséquence des hauts prix fut le développement dans la métropole de la production du sucre de betterave : cette industrie, malgré tous les encouragements et toutes les faveurs de Napoléon, n’avait pu prendre un grand essor. Sous la Restauration et dans les premières années du règne de Louis-Philippe, elle avait pris une extension vraiment inattendue par suite des hauts prix auxquels une protection à outrance avait en France porté les sucres. La production du sucre indigène qui, jusqu’en 1828, atteignait à peine 3 millions de kilogrammes, était de 9 millions en 1831, de 12 millions en 1832 et de 19 en 1833, elle devait toucher à 50 en 1836 ; quand, en 1840, le sucre indigène fut taxé à 25 francs, droit relativement considérable, il y eut dans sa production un court moment d’arrêt, mais il reprit bientôt une extension encore plus grande. Les plaintes des colonies furent si vives et impressionnèrent tellement la métropole que le 10 janvier 1843, un projet de loi proposait l’interdiction absolue de la fabrication du sucre de betterave, moyennant une indemnité préalable. C’eût été là un vandalisme digne des plus mauvais temps du système mercantile. On recula devant une mesure qui portait une aussi grave atteinte à la liberté de la culture dans la métropole et l’on se contenta, ce qui était parfaitement juste, de soumettre le sucre de betterave aux mêmes droits que le sucre colonial en 1847. Dans cette dernière année la production indigène atteignait 60 millions de kilogrammes. Elle ne fit que croître depuis dans une rapide progression, si bien que l’on arriva à protéger pendant quelques années le sucre colonial contre le sucre indigène. Rien n’est plus intéressant que cette lutte entre le sucre de betterave et le sucre de canne : rien aussi n’est plus instructif. On y voit l’esprit de progrès et d’amélioration, quoique usant de matériaux inférieurs, combattre avec succès et supplanter enfin l’esprit de routine et d’inertie malgré la supériorité de ses matières et le meilleur marché de sa main-d’œuvre. La culture de la betterave dans nos départements du Nord était aussi progressive que la culture de la canne dans nos îles était stationnaire. Tandis que, aux Antilles, les procédés de fabrication restaient les mêmes depuis deux siècles, que les instruments les plus vulgaires et les plus primitifs y manquaient, l’industrie du sucre indigène, sortie des mains de la science, se transformait chaque année, changeait ses appareils et ses méthodes de distillation. Tel était le progrès que la même quantité d’hectares, cultivée en betteraves, donnait en 1846 un produit supérieur du double à celui de 1840, et que les frais de fabrication dans cet intervalle de cinq ans baissèrent dans la proportion de 3 à 1. C’était un avertissement qui eût dû déterminer l’industrie coloniale à se transformer à son tour, à chercher des améliorations et des perfectionnements ; mais le régime de l’esclavage lui ôtait tout esprit d’initiative ; et ces réformes, qu’elle eût dû tenter dès les premières années du règne de Louis-Philippe, alors que le sucre indigène était encore en enfance, elle ne les essaya que vers 1850, quand le sucre de betterave était parvenu à un haut degré de prospérité, et quand la métropole allait susciter dans un bref délai une concurrence nouvelle à ses colonies par l’admission des sucres étrangers, c’est-à-dire des produits de Cuba et de Java, dont les sols sont si hautement productifs, à égalité de traitement avec les sucres français. Et maintenant que nous sommes enfin arrivés après tant de tâtonnements à cette égalité de traitement, qui est conforme à l’ordre naturel des choses et aux intérêts du plus grand nombre, maintenant que nos colonies rencontrent sur nos marchés à titre égal tous les sucres du monde, on comprend qu’il en résulte une perturbation dans la production coloniale, que « ce corps bien souffrant, bien délicat, bien fragile », selon les expressions de Rossi dès 1841, et qui s’était si longtemps refusé aux remèdes énergiques, subisse un moment de crise dont l’initiative et l’intelligence des colons pourront seules le faire sortir. 

Si le pacte colonial s’est ainsi démembré pièce à pièce, pour les obligations, du moins, qu’il imposait à la métropole, s’il ne reste presque aucune trace des restrictions qui contraignaient les habitants de la mère patrie à ne se fournir de denrées coloniales que dans les colonies françaises, il était naturel que les planteurs réclamassent à leur profit cette liberté du trafic que l’on invoquait contre eux. Les légères concessions que l’on avait faites au commencement du siècle, pour l’introduction des farines et autres productions étrangères déterminées, étaient insuffisantes. Les conseils généraux de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion ont réclamé à diverses reprises la rupture complète du pacte colonial. Ces réclamations des colons portaient sur trois points : ils demandaient le droit de s’approvisionner à l’étranger, non pas seulement pour certains articles de première nécessité, ce qui leur avait été accordé dès 1784 et plus largement en 1826, mais pour toutes les marchandises soit agricoles, soit manufacturières ; ils insistaient sur la liberté absolue de navigation et la suppression complète de toute espèce de taxe de pavillon ; enfin ils réclamaient la liberté de leur propre industrie, le droit de fabriquer sans entrave leurs produits et, par conséquent, l’abrogation des lois du 17 décembre 1814 et du 28 avril 1816 et des dispositions postérieures qui prohibaient d’une manière absolue ou frappaient de taxes prohibitives en fait les sucres raffinés et les sucres terrés des colonies. Sur tous ces points le droit des colons est aussi incontestable que leur intérêt. Nous nous sommes affranchis de la partie du pacte colonial qui restreignait notre liberté, nous devons affranchir les colonies de la partie du même pacte qui pèse encore sur elles. Tout contrat synallagmatique entraîne des obligations mutuelles et corrélatives ; et dès que l’un des contractants se dégage des obligations qui lui incombent, l’autre contractant par ce seul fait se trouve dégagé de son côté des obligations qui lui sont à charge. Telle est l’évidence du droit des colons, à ne considérer le pacte colonial que comme un contrat et sans parler de ces principes éternels de liberté du travail, qui dominent de plus haut les règlements humains et qui frappent d’un vice radical toutes les lois et prescriptions où se trouve méconnu le droit qu’a tout homme de fabriquer et d’échanger à sa guise. Quant à l’intérêt des colons, il est trop manifeste pour qu’il soit utile de s’y arrêter longtemps. « L’obligation de s’approvisionner en France impose aux colonies la charge de payer les agents de la fabrication du sucre, savoir : les machines deux fois, le noir animal quatre fois, la houille six fois plus cher que ne les paie la métropole » (de Chazelles, Études sur le système colonial, p. 265). Les prix courants des objets de grande consommation aux Antilles françaises, d’après M. Lepelletier Saint-Rémy, sont tenus par l’effet du même régime un tiers environ au-dessus du prix des mêmes objets dans les colonies anglaises et espagnoles leurs voisines (Journal des économistes, 1860, t. III, p. 177). Quant au monopole de la navigation au profit de la métropole, voici un fait caractéristique qui montre mieux que tous les raisonnements le détriment qui en résultait pour les colonies. En l’année 1860 une circulaire du ministre de la marine et des colonies pressait les ports d’envoyer des navires à la Guadeloupe dont la rade était dégarnie. 

Sur tous ces points, en principe, et sur plusieurs, en fait, les colonies ont obtenu gain de cause. « L’exportation coloniale à l’étranger, même l’importation en France sous pavillon étranger, ont pénétré dans la loi, dit M. Jules Duval, mais sous des conditions de détail qui réduisent de beaucoup les effets de cette bienveillante réforme. » D’après la loi du 3 juillet 1861, l’emploi du pavillon étranger n’était plus interdit aux colonies que pour la navigation au cabotage de colonie française à colonie française et dans la limite réservée à ce genre de navigation. On se rappelle que l’Angleterre, en abolissant l’acte de navigation, s’était également réservé le cabotage ; mais c’était une réserve plus de principe que de fait. Sous le régime de la même loi de 1861, les transports des colonies en France et de France aux colonies, pouvaient s’effectuer par pavillon étranger, en payant une surtaxe de 20 francs par tonneau d’affrètement. Les importations de marchandises étrangères par navires étrangers étaient soumises à une surtaxe de pavillon de 20 francs par tonneau d’affrètement pour les provenances d’Europe, des pays non européens situés sur le littoral de la Méditerranée et des pays situés sur le littoral du grand Océan, y compris le cap de Bonne-Espérance. Cette surtaxe était de 10 francs pour les provenances des autres pays ; cette législation de 1861 était pour les colonies un progrès immense, mais ce n’était pas le terme des concessions légitimes que la métropole devait leur faire. On en est arrivé à supprimer complètement les derniers vestiges du privilège de navigation. Les colonies ont reçu le pouvoir de régler elles-mêmes leurs tarifs de douane, c’est aussi ce qui existe, nous l’avons vu, pour les colonies anglaises. Elles sont donc sur le point de jouir de la liberté presque absolue du commerce, liberté qu’elles avaient revendiquée avec tant d’ardeur depuis vingt ans, et dont leurs rivales, les îles espagnoles, anglaises, hollandaises, danoises, étaient depuis longtemps déjà en possession. Elles trouveront, dans ces facilités plus grandes de production et de débit, de précieuses ressources pour se relever et regagner leur vieille prospérité, si ébranlée depuis quarante ans. 

Mais il ne faut pas qu’elles oublient que l’abolition de l’esclavage et la rupture du pacte colonial ont transformé leurs conditions d’existence. L’état anormal qu’avait créé le vieux système, c’est-à-dire la culture exclusive d’un seul produit, doit disparaître. Il faut que l’exploitation des terres devienne plus intelligente et plus prévoyante ; il faut établir l’alternance des cultures, il faut produire des vivres à côté des denrées d’exportation. C’est par cette économie agricole qu’elles peuvent s’assurer un avenir de prospérité stable, si ce n’est éblouissante ; la petite propriété se crée à côté de la grande ; les petites cultures se développent dans le voisinage de la canne ; la production du sucre n’y perdra rien si les usines centrales se propagent, si les bons procédés de fabrication se répandent. La société coloniale, quand elle suffira par elle-même sur ses vastes terres à son alimentation quotidienne, sera à l’abri de ces disettes qui la désolaient si souvent dans le passé. Le régime artificiel avait fondé nos colonies sur la servitude, sur le monopole, sur le commerce extérieur ; il en était résulté la glorification presque exclusive des produits d’exportation et principalement de la canne ; un tel ordre de choses a fait son temps : « Les avertissements aux colons n’ont pas manqué, disait M. Benoît d’Azy en 1844 ; on a souvent dit aux colonies qu’il serait pour elles plus prudent de revenir aux cultures de café, de coton, d’indigo, qui ne trouvent pas de concurrence sur le sol même de la France, et qui peut-être se prêteraient mieux à l’état à venir de la population. Ces conseils n’ont pas été suivis. » Ils commencent à l’être. Nos colons ont réfléchi que le café faisait, au commencement du siècle, la richesse de Java, qu’il fait encore de nos jours celle du Brésil. Les caféières, les cacaoyères, les indigotières, se répandent dans nos îles. Avec cette économie nouvelle, nos colonies reprennent cet esprit d’initiative et de vitalité propre qui les avait abandonnées. La propriété coloniale enfin liquidée se prête mieux aux transformations et aux progrès. M. l’amiral Roussin avait, en 1842, résumé la situation de nos colonies par ces mots caractéristiques : « À la Martinique, à la Guadeloupe, à la Guyane, on peut dire avec certitude que, sauf de très rares exceptions, la propriété privée n’existe pas et n’est qu’un mot vide de sens. Là, ceux qui possèdent n’ont pas plus de crédit que ceux qui n’ont rien, tant l’opinion est générale que toutes les propriétés sont grevées de dettes supérieures à la valeur du fond. Je ne recherche pas ici la cause de cette situation, mais j’affirme le fait. » Un des bienfaits de l’émancipation a été de libérer le sol en même temps que les personnes. Après cette liquidation de la propriété foncière, avec les banques coloniales qui fonctionnent et donnent des bénéfices, avec la liberté du trafic et de navigation, nos colonies surmonteront la crise dont elles souffrent encore, si elles savent comprendre les conditions nouvelles dans lesquelles elles sont placées, et si, renonçant à prolonger, au moyen d’une immigration coûteuse et immorale dans ses effets, l’état de choses artificiel où les avaient plongées l’esclavage et le pacte colonial, elles savent allier dans de justes proportions et perfectionner sans cesse la culture et la fabrication de la canne, et la production du café, du cacao, de l’indigo et des mille autres produits secondaires avec celle des subsistances.

CHAPITRE III

Colonies de plantations. — Fin. — Colonies espagnoles. — Colonies hollandaises et autres. 

COLONIES ESPAGNOLES

Quand nous nous sommes occupé de la colonisation espagnole antérieurement au XIXe siècle, nous nous sommes contenté de dire quelques mots des îles que possède l’Espagne dans le golfe du Mexique ; c’est que ces îles, qui ont actuellement une si grande importance et qui peuvent être regardées comme les plus productives colonies à sucre du monde, n’avaient avant l’ouverture de ce siècle qu’un rôle très effacé et n’offraient rien qui indiquât leur splendeur future. L’histoire de Cuba et de Porto-Rico est de date toute récente. Ces îles ont, en quelques années, pris un essor inattendu, et grâce à des circonstances en partie naturelles, en partie artificielles, elles éclipsent par le développement rapide de leur richesse tous les autres établissements européens.

Vers la fin du siècle dernier, quand la Jamaïque avait déjà fourni sa plus belle période de prospérité et que Saint-Domingue tenait le premier rang parmi les colonies de plantations, Cuba était à la fois négligée par la métropole et dédaignée par les étrangers ; elle était peuplée pour la plus grande partie de petits propriétaires blancs qui cultivaient eux-mêmes la terre presque sans le secours d’esclaves et se livraient spécialement à l’élève des bestiaux. Il n’y avait alors que 300 000 habitants dont à peine le tiers était esclave ; car il résulte des documents de la douane, que de 1521 à 1790 il avait été introduit à la Havane 90 875 noirs seulement. Ce qui caractérise donc la situation de Cuba pendant les deux derniers siècles, c’est un état de prospérité médiocre et obscure, une aisance assez générale, une civilisation douce, un bon traitement de la population servile, de faibles ressources financières, le besoin de secours et de subsides métropolitains. La réunion de circonstances exceptionnellement favorables vint changer radicalement les conditions de cette colonie et la placer en quelques années au-dessus de toutes les Antilles. 

La première cause de développement, ç’a été l’ouverture de l’île en 1809 au commerce de toutes les nations. À cette date, où les colonies anglaises et françaises étaient encore rigoureusement soumises aux restrictions du pacte colonial, les colons de Cuba obtinrent l’avantage moyennant des taxes légères de la libre vente de leurs produits, du libre achat de leurs consommations, du libre accès de tous les pavillons. Ce fut le point de départ de la prospérité de l’île ; c’était lui assurer, outre le marché de la métropole qu’elle conservait à l’exclusion de tous autres, l’approvisionnement de toutes les contrées qui n’avaient point de colonies à sucre et que le pacte colonial anglais ou français empêchait de se fournir dans les colonies de l’Angleterre ou de la France. Dès lors, la Havane devint un des ports les plus animés de l’Amérique et du monde. On y vit tous les ans environ 6 000 vaisseaux dont 2 000 seulement étaient espagnols. Dès lors aussi les plantations de cannes se répandirent, gagnèrent de proche en proche et supplantèrent toutes les autres cultures. La même liberté du trafic attira les capitaux étrangers et spécialement anglais ; des commerçants, des spéculateurs, des planteurs d’Angleterre ou des colonies anglaises vinrent s’y fixer en grand nombre et y apporter, en même temps que leurs épargnes, leur esprit de progrès et leurs qualités industrielles. 

La liberté du trafic que l’Espagne accorda à Cuba, alors que toutes les autres colonies européennes étaient à peu près strictement fermées au commerce étranger, se trouvait admirablement servi par les richesses naturelles vraiment extraordinaires de cette belle île que l’on devait nommer la reine des Antilles. Une admirable position au croisement de plusieurs des grandes routes du commerce des peuples, un sol d’une fertilité exceptionnelle, une vaste étendue de terres cultivables, qui permet de transporter sans cesse la production de la canne sur des terrains nouveaux et vierges, une heureuse configuration de l’île, qui, avec une grande longueur sur une étroite largeur et des côtes très découpées met les établissements, situés même à l’intérieur, à peu de distance de la mer ; enfin une très grande variété de produits, de belles forêts, des prairies naturelles abondantes, d’importants gisements de houille, des mines de cuivre, qui fournissaient, dit-on, la sixième partie de la production totale des nations civilisées ; c’étaient là des conditions spécialement heureuses et qui cependant, tant que le système de restrictions avait duré, n’avaient pu rendre la population nombreuse et opulente. L’abondance du sol et la configuration de l’île furent particulièrement avantageuses à cette belle colonie. Tandis que les planteurs d’Angleterre ne pouvaient étendre leur production qu’en plantant la canne dans des terrains de qualité inférieure et dont le rendement était moins élevé, les colons de Cuba, dès qu’une plantation commençait à être épuisée, y cultivaient du maïs et d’autres produits de consommation quotidienne et plantaient la canne sur des sols voisins également fertiles. Ils le pouvaient faire sans s’éloigner des côtes, au contraire des planteurs de la Jamaïque, à cause du peu de largeur de Cuba ; il n’y a pas, selon Merivale, de partie productive dans cette île qui soit à plus de 40 milles de la mer. Les circonstances politiques et spécialement la ruine de Saint-Domingue, qui fut brusquement effacée de la liste des contrées sucrières, à la tête desquelles elle figurait, vinrent encore aider au développement de Cuba. 

Une autre cause de progrès dans les colonies espagnoles, ce fut l’abolition en 1812 de la traite dans les colonies anglaises et, quelques années après, dans les colonies françaises, puis successivement dans le reste du monde. De 1790 à 1820 la Havane reçut, d’après les états de douane, 225 574 esclaves. Même après l’abolition nominale de la traite, la contrebande, grâce à la protection manifeste des autorités coloniales, continua à introduire dans l’île un nombre considérable de noirs. En 1850, d’après un ouvrage publié à New-York, sous le titre de Cuba, la population était de 1 282 630 habitants, dont 605 160 blancs, 201 470 libres de couleur et 447 600 esclaves. Mais, selon toutes les probabilités, le nombre des esclaves était en réalité plus considérable. Par crainte de l’impôt, les habitants se gardaient de déclarer le chiffre exact de leurs nègres et ils dissimulaient ceux qui provenaient de la traite clandestine. Aussi lord Aberdeen écrivait-il, en date du 31 décembre 1843, à M. Bulwer, ambassadeur à Madrid : « Dans ce moment, suivant le rapport des habitants les plus intelligents, le nombre des esclaves dans l’île de Cuba ne s’élève pas à moins de 800 000 à 900 000 individus. » La traite sous contrebande se prolongea en effet jusqu’à une époque très récente et, d’après le 20e rapport de l’Anti-slavery Society, le nombre des nègres saisis en 1857 avait été de 2 704, celui des nègres introduits impunément était supposé être de 10 436. Ainsi, tandis que les îles anglaises et françaises voyaient leur main-d’œuvre leur échapper, les colons de la Havane continuaient à la recruter à bon marché dans cette vaste pépinière de l’Afrique. Étant donné le mode de culture adopté dans toutes les colonies à sucre, c’était là, au point de vue de la production, un incontestable avantage. À l’abolition de la traite avait succédé pour les établissements de l’Angleterre et de la France l’abolition de l’esclavage. Nous avons vu quelle longue période de crise il en était résulté pour les planteurs de l’une et l’autre nation. Ces souffrances des îles voisines, cet abaissement de leur production avait été tout profit pour les îles espagnoles. Cuba, en maintenant cette institution, inique et inhumaine, il est vrai, s’assurait, au mépris de la morale et du christianisme, de grands avantages industriels au moins momentanés. Elle évitait cette transition douloureuse qui devait tant coûter aux planteurs anglais et français. Par un remarquable esprit de prudence et d’initiative, alors même qu’ils maintenaient l’esclavage, les planteurs des îles espagnoles introduisaient dans leur culture et dans leur fabrication tous les progrès dont elles étaient susceptibles. Les vastes capitaux anglais, qui s’étaient fixés dans l’île, installèrent en grand des usines admirablement outillées ; en même temps on recourait au procédé si vanté de l’immigration ; toutes les races étaient appelées dans l’île. Dès 1794 un Havanais célèbre, don Francisco de Arango, avait obtenu des fonds considérables pour l’introduction des travailleurs blancs. En 1817 le roi Ferdinand VII avait pris des mesures libérales pour attirer dans l’île la population blanche au moyen de dispenses d’impôt et de facilités de transport et de culture. Sous l’administration du maréchal O’Donnell la junte royale d’encouragement de l’agriculture offrait en 1844, pour le même objet, des primes de 6 000 à 12 000 piastres. On formait, en 1849, un nouveau projet pour l’immigration non d’individus isolés, mais de familles blanches, et on le soumettait à la reine Isabelle qui l’approuvait. On appelait en même temps pour la culture de la canne et du tabac les Indiens, les Yucatèques, les Chinois surtout. Un premier traité fut conclu promettant à la colonie 20 000 Chinois ; dans la seule année 1857 on en introduisait 5 560, c’était en tout 17 146 dont 7 femmes. En 1860 un décret ouvrait encore plus largement Cuba aux Chinois ; Cuba possédait, en 1862, plus de 60 000 Chinois, qui avaient été introduits au prix de 1 500 fr. à 2 000 fr. par tête. On s’occupait également de développer la population noire, et, en 1854, l’administration métropolitaine prenait des mesures pour encourager par des primes l’élève de la race noire, comme on fait en Europe pour la race chevaline, et pour forcer les maîtres par l’impôt à changer l’esclavage de la domesticité urbaine en esclavage pour l’exploitation rurale. Par tous ces moyens dont nous ne discuterons pas ici la justice et la moralité, Cuba s’est assuré, au moins d’une manière momentanée, une prospérité sans égale. Ce qui a merveilleusement aidé à son développement, ce sont les nouveaux principes économiques de la France et de l’Angleterre. Depuis que le pacte colonial a été rompu dans ces deux riches contrées et que les sucres étrangers ont été admis aux mêmes droits que les sucres coloniaux, les planteurs de Cuba ont vu s’ouvrir devant eux deux grands marchés, où les conditions naturelles et artificielles de leur production leur assurent de grands avantages. 

Cette prospérité industrielle a eu son revers, et ce brillant tableau de richesse et d’opulence n’a pas manqué d’ombres épaisses et de taches qui le déparent. Il faut examiner de près l’état économique et surtout l’état social de cette grande île. Alors l’on est frappé de la fragilité de cet édifice de splendeur. L’esclavage prolongé a produit là comme partout ses effets nécessaires : la corruption dans l’ordre moral, et même dans l’ordre économique, le mauvais usage des ressources naturelles du pays. Les forêts ont été détruites et sacrifiées à la canne : les mines de cuivre, les gisements de houille ont été négligés, les prairies artificielles sont tombées en discrédit ; l’abus des bras, en dépit des progrès récents et des belles usines, est encore un fait frappant et caractéristique. L’esclavage, si doux dans les îles espagnoles à l’origine, est devenu plus rigoureux. « La condition morale et sociale de l’île de Cuba, dit Merivale, semble avoir décliné sous l’influence de l’esclavage : au commencement du siècle les habitudes dignes et le calme du vieux génie castillan contrastaient singulièrement avec le caractère âpre, avide et spéculateur de la troupe bigarrée d’aventuriers qui constituait une grande partie de la population française, anglaise et hollandaise aux Indes orientales. Ces derniers avaient pour unique but d’arriver rapidement à la fortune pour retourner dans leur pays. Les Espagnols étaient des habitants permanents : ils maintenaient dans leurs colonies les mœurs et le caractère d’une population fixe et d’une organisation sociale régulière. On y était doux pour les esclaves. Les lois d’Espagne étaient sous ce rapport spécialement humaines : la législation reconnaissait à l’esclave quatre droits imprescriptibles : le droit de mariage, le droit de forcer son maître en cas de sévérités exagérées ou imméritées à le vendre à un autre, le droit d’acquérir, le droit d’acheter son émancipation. En outre, le caractère espagnol, s’il est porté à toutes sortes de cruautés sous l’impulsion de la vengeance ou du fanatisme, quand il n’est pas enflammé par la passion, trouve dans des habitudes de dignité et de self-respect, de la courtoisie et de la patience pour ses inférieurs, qualités dont les nations plus pratiques donnent rarement l’exemple. Le développement de la richesse et de la traite changea tout cela. Le planteur espagnol devint plus cruel et plus immoral que les autres Européens : les plantations de sucre à Cuba sont exploitées, grâce à la traite, avec une énorme dépense de vies humaines, que de nouvelles recrues remplacent sans cesse. La traite étant prohibée, le commerce des esclaves se fait par la contrebande, et la condition de ceux-ci est rendue pire, faute de la protection et des prescriptions légales qui réglaient la traite. La vie moyenne d’un esclave à Cuba n’est que de dix années, à la Barbade dans les plus mauvais temps de l’esclavage anglais elle était de seize ans. » Ce tableau de Merivale justifie parfaitement l’observation suivante de Humboldt. « Partout où l’esclavage est très anciennement établi, le seul accroissement de la civilisation agit beaucoup moins sur le traitement des esclaves que l’on ne désirerait pouvoir l’admettre. La civilisation s’étend rarement sur un grand nombre d’individus, elle n’atteint pas ceux qui, dans les ateliers, sont en contact immédiat avec les noirs. » La condition morale de l’île et de ses habitants, la corruption des parties de la société qui, dans les autres pays, opposent le plus de résistance à la démoralisation, de la magistrature, du clergé même, a été tracée de main de maître par l’historien de l’abolition de l’esclavage, M. Augustin Cochin. L’immigration chinoise qui se fait sur une grande échelle est venue ajouter un élément nouveau d’immoralité. Cette population instable, toute masculine, étrangère par la langue, la religion et les mœurs, a greffé les vices asiatiques sur les vices européens et africains. Le transport même des coolis est une industrie suspecte et équivoque, où malheureusement le pavillon français depuis quelques années prend une large part. C’étaient des navires anglais à l’origine qui se livraient principalement à ce commerce. On sait combien de faits sinistres — des révoltes en mer, des massacres — se révélèrent dans ce trafic voisin de la traite. Le parlement anglais s’en émut : il fut question de poursuivre comme coupables de traite clandestine les capitaines des navires où ces faits s’étaient présentés ; on recula devant cette décision extrême. La Chine elle-même se troubla au spectacle de ce raccolement plein de perfidie et de violence. À la suite d’intimidations et de tortures qui se manifestèrent de la part de recruteurs chinois au service de planteurs de Cuba, la populace de Canton menaça de se soulever et 18 agents chinois, aux gages de maisons havanaises, furent décapités. Le 28 novembre 1857, le gouverneur de Shanghaï adressait aux divers consuls européens une protestation contre les abus du recrutement des coolis (Jules Duval, Histoire de l’émigration, p. 391 et 392, 427 et 428). La situation ne semble pas s’être améliorée : tout sentiment de justice, si l’on en croit les faits déplorables que les journaux coloniaux nous révèlent d’intervalle à intervalle, reste encore absent de ce trafic lugubre. En 1868 trois révoltes de coolis chinois sur des bâtiments français ou italiens en destination de la Havane et du Pérou, font croire que le raccolement de ces pauvres engagés reste entaché des mêmes violences et de la même perfidie. La Commercial Gazette de Maurice, citée par le journal Le Temps du 19 mars 1868, raconte une révolte de Chinois à bord du vaisseau La Carmeline, de Bordeaux, relâché en avaries dans son voyage de Macao à la Havane. « Le seul mobile de l’émeute, dit la feuille coloniale, était pour les Chinois de regagner leur liberté. » Presque en même temps une autre révolte eut lieu dans les mers de la Chine sur le navire L’Espérance, de Nantes. « Les Chinois tentèrent un coup de main désespéré pour recouvrer leur liberté en se précipitant dans la chambre pour se saisir des armes du bord. » (Temps du 13 mai 1868) Quelques mois après, le navire italien La Thérésa, se rendant de Macao à Callao, fut le théâtre d’un horrible massacre où presque tout l’équipage périt de la main des engagés chinois. Telles sont les horreurs qui souillent le trafic des engagés asiatiques pour les colonies européennes et spécialement pour la grande île de Cuba. 

Ainsi quand on examinait de près et dans sa constitution intérieure cette grande colonie espagnole, quand on étudiait les sources à laquelle sa prospérité était puisée, quand on voyait réunis sur un même point l’esclavage, l’immigration asiatique, le gouvernement absolu sans le moindre tempérament libéral, on se prenait à se demander si une crise n’était pas prochaine et si cette crise à laquelle on ne faisait rien pour se préparer ne serait pas d’autant plus violente qu’elle aurait été plus tardive. 

La révolution de septembre 1868, qui renversa la reine Isabelle, mit aussi Cuba en insurrection non seulement contre la dynastie des Bourbons, mais contre l’Espagne elle-même. À vrai dire, le mouvement de septembre fut l’occasion, non la cause, d’un incendie qui couvait depuis longtemps dans la colonie. Nous ne nous arrêterons pas ici sur l’origine et le développement de l’insurrection cubaine. [12] Qu’il nous suffise d’en exposer brièvement les motifs : ils étaient au nombre de trois : le régime commercial où la métropole tenait la colonie ; la persistance avec laquelle l’Espagne éloignait les créoles de la gestion des affaires de l’île et les abus criants de l’administration coloniale ; enfin l’esclavage. 

Nous avons expliqué qu’au commencement du siècle, l’île de Cuba jouissait de franchises commerciales relativement importantes. À un moment où le régime prohibitif dominait en Angleterre et en France et dans les colonies de ces deux contrées, les planteurs de Cuba jouissaient de la même faculté, moyennant des taxes qui, pour le temps, n’étaient pas exorbitantes avec le monde entier. Mais ce régime, inauguré en 1809, loin de s’améliorer avait plutôt empiré. Les marchandises étaient divisées en quatre classes : produits espagnols sous pavillon espagnol, produits espagnols sous pavillon étranger, produits étrangers sous pavillon espagnol, produits étrangers sous pavillon étranger. Les droits sur les différents articles étaient gradués de 7,5 à 33,5% ad valorem. Ce tarif paraissait modéré au commencement du siècle, alors que la prohibition était non seulement la loi, mais le dogme en vigueur dans toutes les colonies européennes. Il paraissait, au contraire, exorbitant alors que toutes les puissances avaient fait litière des principes surannés du pacte colonial et restitué à leurs dépendances d’outre-mer la plénitude de la liberté du commerce. C’est ainsi que l’axiome politique et social « ne pas avancer, c’est reculer » trouvait à Cuba son application. Les planteurs y comparaient avec envie les franchises dont jouissaient les colons de la Jamaïque, de la Barbade, de la Guadeloupe, de la Martinique, avec les liens étroits qui gênaient leur trafic. Ils avaient d’autant plus le droit de se plaindre que les agents de la métropole exagéraient dans la pratique les lois douanières existantes. Sous prétexte d’alléger la situation des planteurs on avait même introduit dans le tarif des clauses nouvelles qui, sous l’apparence d’un faux libéralisme, compromettaient sérieusement les intérêts des planteurs : c’est ainsi qu’on exempta de tous droits certains articles de première nécessité, à la condition qu’ils fussent de provenance espagnole : les farines, le vin, les fers non ouvrés, les tissus de coton et de laine, le papier, rentraient dans cette catégorie. Ainsi le régime protecteur s’était fortifié à Cuba depuis le premier quart du siècle. Qu’en résultait-il ? C’est que les États-Unis d’Amérique, dont une grande partie des produits, notamment les farines, étaient grevés de droits différentiels à l’entrée de Cuba, frappaient à leur tour de droits différentiels les sucres cubains. C’était pour les productions de la reine des Antilles une cause terrible de dépréciation. Le marché naturel de Cuba, n’est-ce pas l’Union américaine : c’est aux États-Unis que Cuba vend 62% du sucre qu’elle produit, tandis qu’elle n’en écoule que 22% en Angleterre et seulement 3% en Espagne. Or, pour vendre leur sucre dans les ports de l’Union américaine, les planteurs de Cuba étaient obligés de supporter des droits excessifs qui atteignaient presque les deux tiers de la valeur vénale de leurs produits. On conçoit quelle perte c’était pour les planteurs de la colonie espagnole. Tels étaient les déplorables résultats d’un régime colonial que la métropole, bien loin d’amender, rendait chaque jour plus rigoureux : les planteurs devaient payer fort cher les farines, le fer, les tissus, tous les objets utiles à l’existence et à la fabrication, et ils se trouvaient pour la vente sur le grand marché d’Amérique dans des conditions beaucoup plus mauvaises que leurs concurrents des îles voisines. Quand les intérêts des colons sont aussi manifestement lésés, le loyalisme ne tarde pas à disparaître. 

Il était d’autant plus difficile aux planteurs de garder un peu d’affection pour la métropole que celle-ci les exploitait sans ménagement et avec un révoltant cynisme. Fidèle à son vieux système, le gouvernement de Madrid éloignait les créoles de leurs affaires ; il ne leur laissait aucune part dans l’administration coloniale. Cuba était pour lui et pour ses sujets péninsulaires, c’est-à-dire pour les Espagnols natifs d’Europe, une vache à lait qu’il semblait vouloir épuiser. Les budgets coloniaux étaient réglés d’autorité par les employés du gouvernement ; ceux-ci étaient tous natifs d’Espagne. On avait installé à Cuba une administration compliquée et luxueuse, comprenant six ministères : la justice, les finances, la guerre, la marine, l’intérieur, les travaux publics ; des milliers d’Européens trouvaient place dans ce mécanisme exubérant. Outre les énormes traitements que la colonie payait, sans qu’on la consultât, à ces fonctionnaires [13], elle était encore obligée d’acheter leurs bonnes grâces par toutes sortes de dons gratuits et réputés libres. Cette administration sans contrôle était au plus haut degré corrompue ; les fonctionnaires de tous ordres participaient à la traite clandestine, à la contrebande sur les cigares, et exigeaient des cadeaux pour tous les actes de leur service. Les fortunes scandaleuses faites par les capitaines-généraux témoignaient de cette vénalité. L’usage voulait, paraît-il, que l’on contribuât par des présents à la dot des filles de ces hauts dignitaires, ou que l’on couvrît de bijoux leurs enfants pour la cérémonie du baptême. Les crimes et l’indiscipline des volontaires qui embrassèrent la cause de l’Espagne dans l’insurrection montrent combien les résidents natifs de la métropole étaient peu dignes d’estime et de la domination qu’ils s’étaient arrogés. 

Le budget de la colonie avait été porté par les agents de l’Espagne au chiffre énorme de 150 millions de francs. Non seulement la métropole faisait payer par le budget de la reine des Antilles une foule de dépenses qui ne concernaient en rien Cuba, — comme les intérêts d’une dette contractée envers les États-Unis, les frais d’administration des îles de Fernando-Po et d’Annobon — mais encore elle prélevait chaque année une trentaine de millions à son profit sur le budget colonial. Elle compromettait sans mesure les intérêts financiers de l’île, elle lançait des traites innombrables sur la Banque de la Havane, établissement privé, et elle condamnait Cuba au cours forcé. 

L’esclavage enfin fut l’une des causes, quoique non la principale, de cette terrible insurrection qui dure encore. Depuis la fin de la guerre de sécession aux États-Unis, il était manifeste que l’esclavage ne pouvait plus se maintenir aux Antilles. La servitude à Cuba avait toujours été fort douce, les nègres y avaient joui de beaucoup de garanties que les autres colonies européennes ne leur avaient jamais accordées avant l’émancipation. Les propriétaires eux-mêmes n’étaient pas tous opposés à l’abolition de la servitude. C’est là un fait incontestable. Dès le mois de février 1869, sous l’inspiration de leur chef suprême, Cespedes, les insurgés cubains formèrent une convention patriotique qui, réunie dans la région montagneuse du centre, à Camaguey, proclama l’abolition immédiate et entière de l’esclavage. [14] Ainsi toute la population indigène de la colonie se trouva intéressée au triomphe de la cause de l’indépendance. Les familles riches étaient irritées de la tyrannie et des spoliations des Espagnols : les planteurs, les industriels, les commerçants souhaitaient qu’on mît un terme au régime protecteur qui pesait si lourdement sur la production cubaine : enfin les noirs étaient intéressés à une cause qui les rendait libres. 

Le gouvernement et le peuple espagnol s’opposèrent avec une invincible obstination aux revendications de la colonie. Cuba était un marché pour les fabricants de la Catalogne, une mine inépuisable pour les fonctionnaires de tous les étages : enfin le vieil honneur castillan frémissait à l’idée de toute concession à des rebelles. Des mesures barbares adoptées par l’autorité métropolitaine envenimèrent la querelle. Le 21 mars 1869 on arracha à leurs foyers 250 Cubains, choisis parmi l’élite de la société créole et on les déporta à Fernando-Po et à Mahon. L’indignation, qui saisit toute la population insulaire au spectacle de cette injustifiable barbarie, doubla les forces de l’insurrection. 

Comment finira ce long et terrible drame ? Aujourd’hui l’autorité métropolitaine est encore assise à la Havane, dans quelques villes et sur une grande étendue de côtes, mais le centre et les montagnes sont restés au pouvoir de l’insurrection. Les divers gouvernements qui se succèdent si rapidement à Madrid ne prennent aucune mesure de conciliation. Au moment où nous écrivons ces lignes, le ministère radical de M. Zorilla vient de déposer un projet de loi pour supprimer l’esclavage à Porto-Rico ; il s’abstient d’étendre la même mesure à Cuba : il déclare que jusqu’au moment où les insurgés auront capitulé, on ne fera dans cette île aucune réforme. Est-ce là une politique habile et prudente, surtout quand l’esclavage a déjà été aboli par la convention insurrectionnelle ? 

Que deviendra cette belle île ? Restera-t-elle attachée à la métropole ? Cela n’est guère probable. Tombera-t-elle aux mains des États-Unis ? Peut-être les craintes sont-elles un peu exagérées sur ce point. Cuba est une grande île, qui a 9 772 000 hectares soit près du cinquième de la surface de la France ; elle compte près de deux millions d’habitants : un jour elle pourra porter 12 ou 15 millions d’hommes, si riche en est le sol et si beau le climat. Dans ces conditions Cuba peut être une nation. Elle supportait un budget de 150 millions de francs : dans la dernière année de paix la récolte y a été de 703 millions de kilgr. de sucre. Il y a des domaines où l’on produit 8 000 ou 10 000 kilgr. de sucre par hectare. Les richesses minérales et forestières y sont énormes. Cuba, à cause de ses ressources naturelles et des procédés de fabrication qui y ont été introduits, pourra, mieux que toute autre colonie, traverser la crise de l’abolition de l’esclavage. 

Il est possible que l’Espagne conserve encore quelque temps une autorité nominale sur la reine des Antilles : mais les jours de sa domination sont comptés. La fin du siècle ne se passera pas sans que Cuba ait conquis son indépendance, et vraiment personne ne regrettera l’échec des Espagnols, ils auront eu le mérite de peupler près de la moitié du nouveau monde : mais ils n’auront pas su le conserver, parce qu’ils ont oublié qu’une colonie n’est pas faite pour engraisser les fonctionnaires de la métropole et pour rester fermée au commerce étranger. 

L’île de Porto-Rico est dans l’histoire des colonies des tropiques un épisode qui mérite un temps d’arrêt. « On y trouve, dit Merivale, une organisation toute différente de celle qu’offrent les autres établissements européens des Indes occidentales, et l’examen de cet état de choses jette une grande clarté sur plusieurs des principaux problèmes de l’économie coloniale. » Jusqu’à l’émancipation des colonies continentales, Porto-Rico fut négligé par la métropole, on en avait fait un établissement pénitentiaire. Deux circonstances contribuèrent à son développement. D’abord l’île était fort bien située pour la contrebande avec les vice-royautés espagnoles ; puis l’abondance des terres fertiles était grande ; aussi au commencement du siècle y avait-il un grand nombre de blancs. En 1815, le commerce de l’île fut soumis à un système libéral ; les produits étaient affranchis de tout droit à l’exportation. Le régime d’appropriation des terres fut relativement bon. Une ordonnance de Ferdinand VII, en 1815, accordait à tout étranger une concession gratuite de 4 fanégues et demi (2 hectares 50 ares), à condition de les cultiver ; une quantité, moitié moindre, était concédée par chaque esclave ; on évita ainsi les grands domaines et l’on constitua la petite propriété. On fit remise des dîmes pour quinze ans et, ce laps de temps écoulé, on leur fixa un taux très bas. On abandonna pour le même temps l’impôt écrasant de l’alcavala, qui portait sur la vente de toutes les marchandises. Les produits étrangers furent admis moyennant un droit de 17%. « Ces règlements, dit Merivale, changèrent la face de l’île comme par enchantement. En 20 ans, sa population doubla et, en 1840, elle dépassait 400 000 âmes sur un espace de 4 000 milles carrés : c’est de toute l’Amérique l’endroit de quelque étendue le mieux peuplé. Dans les mêmes vingt années, les exportations furent quadruplées ; dès 1830 l’exportation du sucre était à Porto-Rico moitié aussi grande qu’à la Jamaïque. »

Le phénomène particulier à Porto-Rico, c’est que cet accroissement de richesse se manifesta sans que rien fût changé dans la proportion du nombre des esclaves au nombre des blancs. En 1810 il y avait 165 000 hommes libres et 17 000 esclaves, et en 1830 on ne comptait pas plus de 34 000 esclaves pour 300 000 hommes libres ; qu’on compare à ces chiffres ceux que nous avons donnés pour le mouvement de la population à Cuba pendant la même période, et l’on verra combien la différence est grande. Un haut administrateur colonial anglais, le lieutenant général Flinter, s’exprimait ainsi en 1834 sur l’organisation intérieure et l’état social de l’île : « Les planteurs de Porto-Rico diffèrent essentiellement de la classe analogue dans les colonies anglaises. Pour celles-ci, les propriétaires importants ont leur résidence en Europe et laissent la conduite de leurs plantations à des agents qui demeurent sur les lieux. Même ceux qui possèdent dans les îles anglaises de petites propriétés s’y établissent rarement avec dessein d’y vivre ; ils entassent avec âpreté leurs gains pour retourner le plus tôt possible en Europe. Au contraire, les natifs de la vieille Espagne, qui viennent à Porto-Rico pour s’y livrer au commerce et à l’agriculture, y deviennent en général la tige de familles souches dont les branches s’étendent dans toutes les directions. Les plantations n’y sont pas montées sur le pied élevé et dispendieux où on les voit dans les îles de l’Angleterre ; mais les propriétaires y résident toujours avec leurs familles et forment une partie permanente de la population et de la société blanche. » À côté des planteurs proprement dits, il y avait un très grand nombre de petits propriétaires blancs, connus sous le nom de Xivaros ; ils cultivaient eux-mêmes et avec leurs familles, sans auxiliaires esclaves ou salariés, leurs petits domaines et entretenaient avec la population de couleur des relations empreintes de cordialité. En 1834, la population des villes et des villages ne montait pas à 40 000 individus ; la population rurale disséminée atteignait, au contraire, au chiffre de 360 000 personnes dispersées dans 44 295 habitations, c’est-à-dire environ 8 personnes par habitation ; sur 45 000 esclaves, 15 000 étaient domestiques, 30 000 seulement étaient occupés à la production des denrées d’exportation ; ils étaient répartis dans 300 sucreries, 148 caféieries ; il y avait en outre 1 277 petites plantations de cannes qui étaient cultivées par des propriétaires libres. Le reste de la population travaillait à la culture de produits de consommation locale et à l’élève du bétail, dont on comptait 100 000 têtes dans l’île. Une telle organisation est moins favorable, il est vrai, à l’accumulation de grandes fortunes dans quelques mains qu’au développement général de l’aisance et de la civilisation. Ainsi que le fait remarquer Merivale, l’examen de la constitution sociale et économique de Porto-Rico pendant tout le premier tiers de ce siècle, suffit à renverser deux préjugés universels et invétérés ; car on voit par l’exemple de cette île qu’une population européenne peut prospérer et se multiplier avec une rapidité extraordinaire dans le climat des Indes occidentales, et, en second lieu, que le sucre et le café peuvent être le produit du travail libre et donner cependant une ample rémunération. 

Mais cet état de choses a commencé à changer vers 1835 ; la grande propriété s’est substituée peu à peu à la petite ; l’importation des esclaves s’est faite sur une grande échelle ; on a réclamé également l’immigration chinoise : Porto-Rico a échangé son aisance générale et à l’abri de toute secousse contre une prospérité apparente qui cache la misère du plus grand nombre sous l’opulence de quelques-uns et qui est sans cesse exposée à une grande catastrophe finale. Depuis quelques années, Porto-Rico tendait à se rapprocher de Cuba. Le projet de loi de M. Zorilla propose d’abolir l’esclavage immédiatement à Porto-Rico. Si cette mesure est adoptée, la colonie n’en éprouvera pas une grande secousse. Il est probable que Porto-Rico pourra rester une dépendance de l’Espagne, si la métropole est prudente et libérale : ce serait alors le dernier débri de la puissance espagnole au nouveau monde. 

Les Philippines que possède encore l’Espagne pourraient rivaliser, sous un bon régime, avec la reine des Antilles. Dans ces îles admirablement situées pour le commerce de la Chine et de l’Amérique et auxquelles les nouvelles voies commerciales promettent un bel avenir, la nature a réuni les productions les plus diverses et les richesses les plus rares ; le sucre, le café, le coton, le tabac, les bois d’aloës, d’ébène, de sandal, et, à côté d’eux, le sapin et le chêne couvrent la vaste étendue du sol cultivable. Des mines de fer, des gisements de houille offriraient à l’industrie des ressources illimitées ; mais les hommes manquent à l’exploitation intelligente de ces productions si variées. Dès le moment de leur découverte, comme nous l’avons vu dans le premier livre de cet ouvrage, les Philippines tombèrent aux mains des moines. Les ordres monastiques s’y multiplièrent et y devinrent les véritables maîtres ; le sol et le commerce furent bientôt leur domaine presque exclusif ; le tiers de la ville de Manille appartient encore aux couvents ; la mainmorte est partout prédominante, aussi la population européenne est-elle faible ; les races indigènes sont parvenues, avec assez de rapidité, à ce premier degré de civilisation ou plutôt de docilité, qui caractérise les peuplades soumises aux missions religieuses ; mais elles n’ont pas été plus loin. L’esprit d’initiative manque et, d’un autre côté, l’intolérance religieuse se fait sentir par l’exclusion en fait des étrangers. En 1639 il y avait eu un grand massacre des Chinois établis en nombre considérable à Manille ; en 1820, le choléra ayant ravagé Manille, les habitants égarés par le fanatisme religieux s’en prirent aux Anglais, aux Français et aux Américains qui résidaient dans la ville et en massacrèrent un certain nombre. Toute l’économie sociale aux Philippines a ce cachet de religion mal comprise, de routine invétérée et de manque absolu d’initiative individuelle. L’esclavage n’existe pas, mais la race indigène, qui forme presque toute la population, est soumise à une discipline qui rappelle de loin les missions du Paraguay, de l’Orénoque et de la Californie. La richesse du sol et l’excellence de la situation compensent en partie cette mauvaise constitution intérieure ; le commerce total montait, il y a quelques années, à 60 millions de francs. 

Les lambeaux de la vieille puissance coloniale de l’Espagne sont encore magnifiques et dignes d’envie ; trois grandes îles admirablement situées dans le golfe du Mexique ou dans les mers de la Chine, dans le voisinage immédiat des vastes continents et des contrées les plus peuplées et les plus riches, à l’entrecroisement des principales routes commerciales ; trois grandes îles douées par la nature d’une fertilité sans rivale, et, grâce à l’étendue de leur sol, d’une capacité de développement presque illimitée : ce sont là des débris dont une métropole plus peuplée et plus opulente que l’Espagne pourrait encore être fière. Mais il faut savoir mettre en rapport ces vastes territoires ; il faut leur assurer, non seulement une prospérité hâtive et éblouissante, mais une grandeur durable, solidement assise, bravant toutes les crises que l’on peut prévoir. Pour donner à ses colonies cet essor régulier et continu, l’Espagne a des réformes radicales à opérer. D’un côté, aux Philippines, il faut arracher la population indigène à cet état de civilisation moyenne et docile, où elle semble avoir perdu tous les traits de la vie sauvage, sans rien prendre encore des qualités précieuses des peuples civilisés : l’esprit d’initiative, le goût du travail, la prévoyance et la persévérance ; l’anéantissement de la mainmorte doit être le premier but des efforts de la métropole ; d’un autre côté, aux Antilles, il faut aviser à la suppression prudente, mais prochaine de l’esclavage ; au point de vue politique, il faut admettre ces colonies à prendre part à leur administration intérieure et à la gestion de leurs affaires ; même au point de vue de la législation commerciale, il reste encore des réformes à opérer ; l’Espagne ne doit pas oublier qu’une grande partie du développement si rapide de Cuba et de Porto-Rico est due aux règlements de 1809 et de 1815 sur le commerce extérieur. Ces deux belles îles furent subitement ouvertes au commerce étranger alors que toutes les colonies européennes étaient entravées par les restrictions du pacte colonial. Mais depuis lors, les autres colonies européennes ont obtenu le rappel complet des anciennes restrictions ; il n’en est rien resté dans les îles anglaises et bientôt il n’en restera plus trace dans les îles françaises. Les colonies espagnoles, qui étaient en avance, se trouvent subitement en arrière. Cuba est loin de jouir de la pleine liberté d’exportation et de navigation. Il en résulte que cette même île, qui, il y a 40 ans, jouissait de franchises beaucoup plus grandes que toutes ses voisines, reste actuellement presque seule chargée de restrictions. Quand, au point de vue de la navigation, au point de vue du travail, au point de vue de l’administration, l’Espagne aura fait ces réformes essentielles, elle pourra compter sur l’avenir de ses colonies et se confier en leur prospérité durable ; aujourd’hui, avec l’organisation artificielle qu’elles conservent encore, si grande que soit l’opulence actuelle de ces îles, il est difficile de prévoir ce que l’avenir leur réserve.

COLONIES HOLLANDAISES.

Les Hollandais ont conservé, malgré la prépondérance maritime de l’Angleterre, presque toutes leurs anciennes possessions. Ils continuent à occuper dans les mers d’Orient les Moluques, première source de leur richesse et de leur grandeur, ainsi que les magnifiques îles de la Sonde. Ils gouvernent au moyen d’une petite armée ce vaste empire de près de 20 millions d’habitants où l’émigration n’a porté que quelques milliers d’Européens. Nous avons vu quel était leur système colonial et commercial au temps de leur plus grande splendeur ; il reposait sur le monopole ; ce système avait reçu à la fin du siècle dernier de graves atteintes par suite de la chute de la célèbre compagnie des Indes orientales. Cette compagnie fut supprimée en 1795 et il semblait que le moment fût venu de dégager le commerce des îles hollandaises des restrictions qui l’avaient entravé. La Hollande ne se décida pas à adopter une politique que l’expérience recommandait, mais qui était contraire à ses traditions. Le vieux système persista longtemps encore, il persiste aujourd’hui même, en partie du moins. Un économiste distingué, le colonel Torrens, dans son livre sur la Colonisation de l’Australie du Sud, s’est arrêté avec complaisance sur la décadence du fameux commerce des épices. Les Hollandais ont maintenu jusque vers 1840 le monopole des exportations des îles aux épices : ce commerce si vanté et défendu par le privilège n’occupait en 1840 que 708 tonneaux et 80 marins, et cependant « près de 1 million d’indigènes, écrivait alors Torrens, sont privés de tous les droits ordinaires de la nature humaine et gardés dans la servitude et la barbarie pour la sécurité de ce trafic indigne et méprisable ». L’économiste anglais comparait, à l’époque dont nous parlons, ce commerce des épices soumis à tant de restrictions à une branche toute nouvelle du commerce anglais, la pêcherie de la baleine dans la mer du Sud, et il découvrait que cette industrie libre occupait 30 100 tonneaux et 3 210 marins, c’est-à-dire 43 fois plus de tonneaux et 40 fois plus de marins que le célèbre commerce des épices (Torrens, Colonization of South Australia, p. 190). On voit que nous avions raison d’affirmer dans le premier livre de cet ouvrage que la Hollande avait attaché une importance exagérée au monopole des épiceries, et qu’elle s’était laissé entraîner, par le désir déraisonnable de s’assurer à elle seule et pour toujours le trafic de ces denrées, dans des guerres et des dépenses qui avaient gravement compromis sa position commerciale. 

Mais si la prospérité des Moluques était si fragile et fut de si courte durée, les Hollandais trouvèrent une large compensation dans le développement rapide de leurs îles de la Sonde et spécialement de Java. L’essor de cette grande île ne peut se comparer qu’à l’essor de Cuba. Sous l’administration intelligente de gouverneurs célèbres, Daendels (1808-1811), Van der Capellen (1816), de Bus (1826), Van der Bosch (1830), par l’introduction de cultures nouvelles et spécialement du café, Java vit son agriculture atteindre le plus haut degré de richesse et son commerce se multiplier. L’organisation tant intérieure qu’extérieure resta cependant très artificielle jusque vers 1860 et ce n’est que dans les dernières années qu’on y a fait d’importantes modifications. L’esclavage rural n’a jamais existé dans les îles hollandaises ; de bonne heure la traite avait été défendue (1688), on n’avait jamais eu que des esclaves domestiques qui étaient en très petit nombre et qui furent affranchis définitivement par la loi du 2 septembre 1854, laquelle ordonnait l’émancipation pour le 1er janvier 1860. Mais si l’esclavage rural n’existait pas dans l’archipel de la Sonde, on y trouvait, et l’on y trouve encore une organisation qui se rapproche de la servitude. Les habitants sont frappés d’un impôt de travail au profit du gouvernement ; les chefs ou princes indigènes sont, dans chaque district ou dessa, les percepteurs de cet impôt, de façon que cette imposition de travail, au lieu d’être regardée comme le fait des Hollandais, semble à la population être le fait des anciens souverains, propriétaires du sol aux termes du Coran. Les Hollandais ne s’occupent pas autrement de la population indigène ; toutes leurs vues sont tournées vers la production et le commerce et non vers la civilisation des habitants. Ils n’ont pas fait le moindre effort de propagande religieuse, et pourvu que chacun des indigènes s’acquitte régulièrement de sa corvée, ils ne réclament pas autre chose. C’est là, comme on le voit, une colonisation dépourvue de tout esprit élevé et de toute grande pensée ; c’est, à vrai dire, une simple exploitation. Le commerce est resté, jusqu’à ces dernières années, soumis à un régime extraordinairement vexatoire. Le gouvernement hollandais qui avait succédé, en 1795, à la compagnie des Indes, achetait lui-même, à un tarif convenu, toutes les denrées aux indigènes qui les produisaient ; il les revendait ensuite aux agents d’une société de commerce, Handels-Maatschappy, créée en 1819, renouvelée en 1849, et cette société, à son tour, transportait ces denrées dans les ports hollandais, sur des vaisseaux construits en Hollande, montés par des Hollandais, et rapportaient à leur retour dans les îles des marchandises hollandaises. 

Cette série de privilèges engendrait une foule d’inconvénients et finit par rencontrer, en Hollande, de nombreux et ardents adversaires ; le système dut fléchir, beaucoup de dérogations y furent faites successivement. Dès 1850 on diminuait le monopole de navigation ; une ordonnance de 1858 ouvrait seize ports au commerce général : actuellement, les droits différentiels et les surtaxes de pavillon, que la Hollande a abandonnés pour ses ports d’Europe, existent encore à Java, mais ils sont relativement modérés ; le droit pour les navires étrangers est, à la sortie, le double de celui que paient les navires hollandais. Le monopole gouvernemental pour l’achat des denrées produites par les indigènes dut également disparaître, en grande partie du moins, et le gouvernement ne conserva plus que le monopole du sel, le monopole de la poudre, le monopole de l’étain de Banca, le monopole des nids d’oiseaux mangeables et la disposition des terres incultes. Malgré toutes ces restrictions, la production et le commerce de Java prirent une très grande extension. Le café, dont on ne produisait que 8 millions de kilogr. en 1790, figurait, dans les tableaux d’exportation en 1840, pour une quantité de 70 240 000 kilogr. ; la canne à sucre prit un développement inouï. Considéré comme produit par le travail libre, le sucre de Java eut entrée en Angleterre, sous le régime intermédiaire qui distinguait les sucres émanant des pays à esclaves des sucres émanant des pays libres, distinction qui prohibait les produits de Cuba. En 1860, le mouvement des importations et des exportations dépassait 400 millions et employait plus de 400 000 tonneaux, dont 100 000 seulement étaient sous pavillon étranger. Java et Cuba sont les seules colonies qui donnent un revenu à la métropole, et ce revenu a une importance relative d’autant plus grande, que la métropole est plus petite et moins peuplée. En 1839, Java, par l’envoi de 22 millions de florins, sauva la mère patrie de la banqueroute ; en 1848, le revenu net de l’île était évalué à 23 millions de florins. On compte plus de 500 000 familles indigènes occupées exclusivement à la culture du café, plus de 200 000 employées à la culture du sucre, autant à celle de l’indigo ; on y cultive aussi le riz, le cacao, le thé, la vanille, le tabac. Outre sa nombreuse population indigène, Java compte un contingent de plus en plus considérable de travailleurs libres venant de la Chine ; elle n’a pas besoin de raccoler et d’engager des coolis ; ils lui arrivent spontanément et de leur plein gré. D’après des documents administratifs qui datent de 1852, il y avait à Java près de 200 000 Chinois ayant des possessions territoriales, dont l’ensemble était très étendu. La grande ville de Samarang, sur le rivage septentrional de l’île, a aussi son quartier chinois, Campang-tchina ; après celui des Hollandais, c’est le mieux bâti, et volontiers on s’y croirait dans une ville toute chinoise. Ces émigrants volontaires et sans engagement appartiennent à des rangs de la société plus élevés que les coolis de Maurice ou de Cuba ; ils présentent aussi plus de garanties de bonne conduite ; ils se font entrepreneurs de culture et de commerce et ils acquièrent rapidement, par un labeur opiniâtre combiné avec une sordide économie et une habileté peu scrupuleuse, des richesses qui en font les principaux négociants du pays. Ils sont cependant difficiles à conduire et les vexations d’un gouvernement à monopole les poussent souvent à des actes de rébellion ; on compte de leur part plusieurs sanglantes révoltes. Les indigènes, d’ailleurs, ne leur cèdent pas en esprit d’insubordination, et l’on est vraiment tenté de croire que les uns et les autres ont de graves motifs de plainte. 

La population européenne est extrêmement rare ; elle ne montait pas, en 1857, à plus de 14 000 individus dans toute l’île de Java ; aussi le gouvernement hollandais fit-il des plans pour l’augmenter. Mais, bien que l’émigration ne soit pas nulle dans les Pays-Bas, puisqu’elle varie de 1 500 à 2 000 personnes par an, elle ne se porte pas vers les îles de la Sonde, elle leur préfère les États-Unis. Le gouvernement hollandais voulut assurer à ses possessions orientales un courant d’immigration allemande ; il fit des propositions dans ce sens à la diète germanique qui envoya des commissaires aux îles de la Sonde. Leur rapport ne fut pas défavorable. Les plans de colonisation européenne attirèrent dès lors l’attention publique. En 1859, l’on accorda à M. Van Vlissingen une concession dans l’ouest de Bornéo pour y introduire des Européens dont la majorité serait néerlandaise ; il devait être constitué, pour cet objet, une compagnie dont le capital eût été de 2 500 000 florins. Mais cette même année, un soulèvement considérable eut lieu dans la population indigène. L’opinion publique s’en alarma ; on craignit que l’introduction d’Européens n’inquiétât les indigènes et ne les portât à de nouvelles insurrections ; on abandonna momentanément tout plan de réorganisation des colonies d’Asie par l’adjonction de l’élément européen. Depuis quelques années, cependant, ces plans ont reparu sur la scène et le gouvernement ainsi que le pays s’en préoccupent, quoique jusqu’ici aucune tentative sérieuse n’ait été faite pour constituer dans le vaste archipel de la Sonde un noyau de population, soit hollandaise, soit allemande.

La population des îles de Java et de Madura s’élève d’après le dénombrement officiel de 1869, à 16 010 114 habitants, ainsi répartis :

Indigènes 15 791 845 

Chinois 172 280 

Arabes 7 234 

Autres orientaux étrangers 9 616 

Européens 29 139 

TOTAL 16 010 114

L’effectif militaire n’est pas compris dans ces chiffres.

Sans discuter la question d’utilité ou d’opportunité d’une immigration européenne considérable dans ces riches possessions, on ne peut nier que la Hollande n’ait des réformes notables à opérer, et dans le régime intérieur, et dans les règlements commerciaux. Alléger le poids de ce servage auquel les populations indigènes veulent se soustraire, et qui les détermine à de fréquentes révoltes ; constituer la propriété individuelle qui, dans la plus grande partie du territoire, n’existe pas, coloniser et non pas seulement exploiter ces grandes îles, c’est-à-dire élever progressivement les populations indigènes par le christianisme, par la propriété et par la liberté du travail ; au point du vue du trafic, renoncer à ces nombreux monopoles gouvernementaux qui entravent la production, abandonner tous les droits différentiels et toutes les surtaxes de pavillon ; voilà des réformes utiles, quelques-unes essentielles et sans lesquelles on ne peut être assuré d’une prospérité stable et continue. 

Il faut examiner un peu en détail le commerce des îles de Java et de Madura pour voir combien le système économique de ces colonies est encore défectueux. C’est le gouvernement qui est resté jusqu’à ce jour le principal producteur et marchand ; et c’est le système des corvées qui est le mode usuel d’organisation du travail. 

Les importations dans ces îles se sont élevées à une valeur de 151 millions de francs en 1866, de 162 millions en 1867 et de 132 millions en 1868 : les exportations ont toujours été notablement plus considérables ; elles ont atteint les chiffres de 293 millions en 1866, de 260 millions en 1867 et de 235 millions en 1868 : l’ensemble des échanges avec la métropole ou avec l’étranger a donc monté à 444 millions de francs en 1866, à 422 millions en 1867 et à 366 millions en 1868. Les importations pour le compte des particuliers étaient, en 1868, de 96 millions, et les importations pour le compte du gouvernement de 35 millions et demi de francs : d’un autre côté, dans les exportations de la même année, les particuliers figurent pour 139 millions, et le gouvernement pour 95 millions et demi. On voit que le gouvernement néerlandais est un producteur et un commerçant considérable dans ses colonies. 

Il ne faudrait pas croire que le gouvernement se contente d’importer aux colonies les marchandises européennes qui sont nécessaires pour la subsistance et l’entretien des troupes, pour les travaux publics et pour l’administration coloniale, et qu’il se borne, d’un autre côté, à exporter de Java les marchandises qu’il doit consommer lui-même dans la métropole. Ce n’est pas comme consommateur et pour ses besoins propres que le gouvernement néerlandais se fait importateur ou exportateur ; il trafique pour trafiquer, c’est-à-dire pour faire un gain sur l’écart entre le prix d’achat et le prix de vente : il empiète ainsi de la façon la plus évidente sur le domaine de l’industrie privée. En effet, nous voyons que le gouvernement néerlandais a exporté de Java et de Madura, en l’année 1868, plus de 56 millions de francs de café sur une exportation totale de 67 millions et demi, 9 millions et demi de francs d’étain sur une exportation totale de 14 millions de francs, et, enfin, 22 millions de francs de sucre sur une exportation totale de 80 millions. Le gouvernement est donc un marchand et un producteur : ajoutons que pour les marchandises les plus importantes, il est un producteur et un marchand privilégié. 

Le système de corvées qui existe à Java est une des formes curieuses de l’organisation coloniale. Le gouvernement concède à des fabricants une certaine étendue de terre, et la population indigène des villages environnants est tenue de prêter son aide pour la culture. C’est ainsi que, parmi les 153 fabriques à sucre qui existaient à Java en 1869, il y en avait 96 appelées centrales, parce qu’elles sont placées au centre de vingt ou trente villages (dessas), dont la population est légalement astreinte à faire les plantations et les récoltes sur les terres concédées aux sucreries. Les indigènes de Java se trouvent donc dans une situation un peu analogue à celle des fellahs d’Égypte. 

Il est évident que cette situation ne pourra indéfiniment se prolonger. Qu’elle ait eu, à l’origine, quelques avantages, qu’elle ait facilité l’exploitation des terres et l’introduction de cultures nouvelles, nous ne le nierons pas. Mais il importe que la Hollande s’applique à émanciper progressivement ces populations indigènes et à propager la propriété individuelle. Il importe aussi que le gouvernement rentre dans son véritable rôle et cesse d’être un producteur et un trafiquant. 

Le mouvement de la navigation des îles de Java et de Madura était, en 1866, de 6 546 navires et de 998 134 tonneaux ; en 1867, de 5 840 navires et de 855 056 tonneaux ; en 1868, de 6 686 navires et de 1 055 840 tonneaux. Voici comment se décompose le mouvement de l’année 1868 :

Navires Tonneaux 

Hollande 692 512 606 

Archipel indien 5 627 329 266 

Angleterre 104 74 690 

Chine 63 27 249 

Australie 68 24 697 

Indes anglaises 32 24 584 

États-Unis 27 16 976 

Golfe persique 19 11 054 

Arabie 12 9 266 

France 14 7 938 

Autres pays 17 720 

TOTAUX  6 686 1 055 840

On voit qu’à l’exception des barques de l’Archipel indien, presque tout le commerce maritime est dans les mains des Hollandais. Si nous consultons encore les tableaux de douanes, nous y trouverons d’autres précieux renseignements. Voici comment l’importation s’est répartie, en 1868, entre les principaux pays de provenance :

Hollande 42 467 000 francs 

Archipel indien 22 188 000 

Angleterre 16 809 000 

Singapour 7 161 000 

Chine 1 973 000 

Australie 1 329 000 

France 1 272 000 

Manille 897 000 

États-Unis 579 000 

Provenances diverses 1 674 000 

TOTAL 96 349 000 francs

Les chiffres ci-dessus ne comprennent que les importations faites pour le compte des particuliers et non les importations du gouvernement. Voici, d’un autre côté, la part des différents pays dans les exportations faites pour le compte des particuliers en 1868 :

Hollande 88 460 000 francs 

Archipel indien 29 960 000 

Singapour 7 571 000 

Australie 4 910 000 

Golfe persique 2 618 000 

Chine 1 978 000 

États-Unis 1 822 000 

Angleterre 1 589 000 

Destinations diverses 461 000 

TOTAL 139 369 000 francs

Ces tableaux ne sont pas sans intérêt. On y voit que le commerce de Java est presque limité à la métropole et à l’Archipel indien. Cependant il a devant lui d’autres marchés où il lui serait aisé de conquérir une place importante. L’Australie, par exemple, est infiniment plus près de Java que d’aucune autre grande contrée tropicale. D’où vient, par conséquent, que le trafic soit si réduit entre Java et l’Australie ? Est-ce que la grande colonie anglaise ne devrait pas être l’un des plus principaux débouchés de la grande colonie hollandaise ? Cependant, jusqu’ici Java n’exporte que pour 4 ou 5 millions de francs en Australie, et elle n’en importe que pour 1 million et demi ou 2 millions. Évidemment la politique de la métropole, les règlements douaniers, les monopoles du gouvernement hollandais, sont la cause que le trafic de Java avec l’Australie n’est pas plus considérable. Peu de terres sont appelées à autant de prospérité que les îles de la Sonde, mais encore faut-il ne pas les soumettre à un régime artificiel et suranné. La Hollande, en abandonnant complètement les principes de son antique politique coloniale, imprimera à Java un essor immense, et fera de cette île une des merveilles du monde. 

La Hollande a conservé en Amérique quelques îles et sa colonie de la Guyane, qui eut, elle aussi, un moment de splendeur. La Guyane hollandaise comptait, en 1859, près de 53 000 habitants, dont 15 959 libres et 36 963 esclaves. Le recensement de 1835 annonçait seulement 8 462 libres ; mais en revanche, il donnait 51 629 esclaves. Ainsi en 15 ans, le nombre des blancs avait doublé ; celui des esclaves avait diminué de plus d’un quart ; ce changement remarquable dans la composition de la population dont le total était resté le même, mérite qu’on en recherche les causes. Il y a eu des Pays-Bas pour la Guyane un courant d’émigration assez régulier, bien que faible en apparence. Depuis 1845, année où l’émigration hollandaise commence à être considérable, on a vu un certain nombre de paysans s’établir à Surinam, y fonder la petite propriété, endurant sous le soleil des tropiques les travaux les plus rudes, comme les engagés blancs du XVIIe siècle. En 1852, le gouvernement des Pays-Bas tenta sans succès de diriger vers cette colonie l’émigration allemande. La diminution du nombre des esclaves ne se rattache pas seulement à cette observation générale, que nous n’osons pas ériger en loi, d’après laquelle dans l’état d’esclavage les populations ne se reproduisent que d’une manière insuffisante ; elle vient surtout des mauvais traitements et de l’absence de soins pour le bien-être de la population servile. De 1839 à 1843, il était né, dans toute la colonie, 5 947 esclaves et il en était mort 10 406, mortalité effrayante, qui en quatre ans enlève plus du cinquième de la population noire. Les actes du gouvernement colonial prouvent, de la manière la plus nette, que cette mortalité considérable avait son origine dans la négligence des planteurs ou plutôt de leurs mandataires. Il existe une ordonnance de 1817 où le gouvernement déclare vouloir « prévenir, avec la bienveillance de Dieu, tout besoin de nourriture pour l’avenir, besoin qui s’est grandement fait sentir par l’oubli de précautions salutaires. » Ces négligences et ces abus, qui entraînaient tant de calamités pour la population servile et par contre-coup tant de diminution dans la production et de dépréciation dans la valeur des propriétés, se faisaient surtout sentir dans les districts où l’absentéisme des planteurs était le plus répandu, comme dans ceux de Para, Mattapica, Cottica, Commewyne ; dans ces districts, pendant que les propriétaires vivaient luxueusement à Amsterdam, les plantations étaient abandonnées à des agents dont l’ordonnance de 1817 flétrit « l’incapacité notoire, l’indécence, la négligence et l’immoralité ». Dans les provinces, au contraire, où l’absentéisme est rare et où la résidence est le fait prédominant, comme dans celle de Nickerie, les esclaves paraissent avoir été mieux traités, les naissances, même dans la population servile, dépassaient les décès ; et cependant le climat est exactement le même que dans les autres districts. La production comme la population de la Guyane a décru depuis le XVIIIe siècle ; on comptait alors dans cette colonie 600 plantations, exploitées par 30 000 esclaves et produisant annuellement pour 40 millions de denrées d’exportation ; en 1845, l’on ne comptait plus que 102 sucreries, 116 caféieries, 41 cotonneries : la production du sucre est restée stationnaire de 1845 à 1860 ; elle flotte aux environs de 30 millions de livres. Tous les observateurs, et, entre autres, M. le lieutenant de vaisseau Dieudonné, chargé de comparer l’état de la Guyane hollandaise à celui de la Guyane française, s’accordent pour déclarer que l’agriculture est très arriérée à Surinam, que les procédés y sont imparfaits, les machines nouvelles presque inconnues. 

Les petites îles de Curaçao, Saint-Eustache, Saint-Martin, Saba, Bonaire, que la Hollande possède dans le golfe du Mexique et qui, toutes ensembles, n’ont pas 40 000 habitants, ont eu de tout temps une production et surtout un commerce des plus actifs. Les esclaves y ont toujours été mieux traités qu’à Surinam, et cependant ces petites îles, elles-mêmes, sont en décadence ; elles ont besoin pour se soutenir des subsides de la métropole : Curaçao, dit-on possédait, il y a 40 ans, plus de 10 000 esclaves, au lieu qu’au 1er janvier 1859, elle n’en comptait plus que 7 189. La grande culture ne peut plus dans ces territoires étroits et épuisés soutenir la concurrence des sols nouveaux de Cuba et de Java. Le nopal, la cochenille et les autres cultures secondaires sont les principales ressources de ces îlots. La Hollande a hésité longtemps à suivre l’exemple donné par l’Angleterre et par la France pour l’émancipation des esclaves ; alors même qu’elle déclarait l’esclavage aboli à partir de 1860 dans l’archipel de la Sonde, elle le maintenait à Surinam ; mais cette opiniâtreté à conserver la servitude dans ses possessions chétives d’Amérique n’a pu leur rendre une prospérité qu’elles n’avaient due qu’au régime relativement libéral en matière de commerce dont elles avaient joui dans un temps où les colonies de plantations des autres contrées d’Europe étaient soumises aux rigueurs du pacte colonial. Tout l’avenir de la colonisation hollandaise est dans les îles de la Sonde ; il dépend de la Hollande, aux conditions que nous avons indiquées plus haut, de leur assurer un développement presque indéfini. 

Nous n’avons que quelques mots à dire des petites îles danoises, Saint-Jean, Sainte-Croix, Saint-Thomas. Le roi Christian VII fut de tous les princes le premier à abolir la traite (ordonnance du 16 mars 1792) : ces petits îlots en éprouvèrent une certaine commotion, mais qui dura peu. Leur importance venait moins de la culture du sucre que de leur trafic excessivement animé ; ils furent tous, en 1834, ouverts au commerce du monde et ils servirent d’entrepôts pour l’approvisionnement du golfe du Mexique : ce fut pour eux la source d’une grande prospérité ; après diverses mesures préparatoires, l’abolition de l’esclavage y eut lieu, le 3 juillet 1848 ; ils ne s’en ressentirent pas longtemps, trouvant dans la rapide extension de leur commerce une compensation plus que suffisante. On sait que Saint-Thomas a été récemment acheté par les États-Unis. 

La petite île de Saint-Barthélemy, qui appartient à la Suède, est dans une situation analogue à celle des îles danoises, quoique moins florissante ; c’est un îlot peu fertile où la production est faible ; l’esclavage y a été aboli graduellement à partir de 1848 ; cette petite colonie ne peut avoir d’avenir que dans le commerce. Aussi le gouvernement et les chambres de Suède, comme l’ont prouvé les discussions qui suivirent la cession de Saint-Thomas aux Américains, seraient fort heureux de vendre également leur île aux États-Unis, s’ils en obtenaient un bon prix. On ne peut blâmer de pareilles cessions, il est certain que de petites puissances comme le Danemark et la Suède n’ont aucun intérêt à avoir quelques îlots perdus dans l’Océan, surtout quand il est prouvé que l’émigration des pays scandinaves ne se dirige pas sur ces îlots et va, toute entière, se perdre dans le vaste sein des États-Unis. 

Nous avons étudié dans les colonies des tropiques des diverses puissances européennes, la double transformation dont notre siècle a été témoin : l’émancipation des esclaves et la rupture du pacte colonial. Nous avons vu que les conditions nouvelles faites aux colonies par cette double réforme diffèrent radicalement des conditions où elles sont nées et où elles ont grandi. Il en résulte qu’elles ont tout à apprendre. La propriété, le travail, le commerce sont régis par des lois plus simples, plus justes et plus naturelles ; mais quand pendant deux siècles et plus on a construit à force de règlements et de contrainte une organisation tout artificielle, il en coûte de revenir à un état de choses normal et régulier ; de là l’état de souffrance et de crise que l’on a pu remarquer dans la plupart des colonies que nous avons passées en revue. Il faut du courage et de l’intelligence pour échapper à cette transition douloureuse ; il faut aussi de la prudence et de la prévoyance pour ne pas retomber par une voie détournée dans l’organisation défectueuse d’où l’on vient à peine de sortir, pour ne pas reconstituer, en remplaçant sur une trop large échelle l’esclavage ancien par l’immigration asiatique, cet état de choses artificiel et antisocial, fécond en crises, et où l’on ne saurait trouver de stabilité. Il y a 25 ans que Rossi, dans un rapport sur une loi des sucres, glissait cette observation pleine de finesse et de sens : « Ce que les colons ont le plus à redouter, ce sont leurs habitudes. » Quand ce mot fut écrit, l’esclavage n’était pas encore aboli, le pacte colonial n’était pas encore rompu. Aujourd’hui que ces deux réformes ont été irrévocablement accomplies, combien le mot de Rossi n’est-il pas digne des réflexions des colonies ?

CHAPITRE IV

L’Algérie et la colonisation française au XIXe siècle.

En dehors des colonies à esclaves, qui produisent du sucre, du café, de l’indigo et quelques autres denrées d’exportation, le XVIIIe siècle n’avait laissé à la France que quelques positions commerciales méritant plutôt le nom de comptoirs que celui de colonies. Mais des circonstances spéciales appartenant à l’ordre des faits politiques, diplomatiques et militaires, nous ont dotés d’une contrée considérable et où nous nous sommes fixés d’une manière permanente en vue de la colonisation. Il importe de signaler, dès l’abord, l’origine toute singulière et exceptionnelle de cet établissement colonial. Il dut sa naissance, nous l’avons dit, non à des faits de l’ordre économique, mais à des circonstances de l’ordre politique. Ce fut une conquête et une conquête sans préméditation, amenée par des événements fortuits. L’histoire moderne, croyons-nous, n’offre aucun fait analogue à celui de l’occupation de l’Algérie par la France depuis plus de 40 ans. Une insulte de la part d’un souverain barbare, le refus des réparations exigées, le besoin de détourner en France l’attention publique des affaires intérieures, telles furent les circonstances minimes et contingentes qui nous amenèrent en Afrique. C’est la seule fois qu’une grande entreprise de colonisation ait eu son origine dans une question de point d’honneur national. Quand les Portugais et les Hollandais fondèrent leur empire oriental, ils y étaient portés par l’appât d’un trafic hautement rémunérateur et par l’espoir d’obtenir le monopole des relations fructueuses de l’Europe avec l’Asie. Quand l’Espagne étendit sa domination sur toute l’Amérique du Sud, elle se sentait attirée vers ce vaste continent et elle y était retenue par les énormes richesses métalliques dont la révélation l’éblouissait, en même temps par l’abondance des produits naturels et par la facilité de la conquête et de l’occupation. Quand l’Angleterre envoya ses enfants vers les vastes plaines de l’Amérique du Nord, elle était dans une crise économique, sociale et religieuse, où l’émigration était un bienfait incontestable et le seul remède peut-être contre des maux d’une rare intensité. Toutes ces nations avaient cédé à l’attrait du trafic, à l’appât des richesses ou bien encore à un besoin économique et social. Pour tous ces peuples la colonisation fut l’œuvre moins des gouvernements que des particuliers, œuvre lente mais persistante, commencée et poursuivie par des légions d’aventuriers hardis et heureux, régularisée après coup par l’intervention gouvernementale. Rien ne ressemble moins à la création de notre colonie algérienne. Celle-ci naquit d’un seul jet, par l’initiative du pouvoir, à la suite d’un fait fortuit qui occasionna l’envoi d’une armée française à Alger ; il n’est peut-être pas téméraire de dire que si nous nous sommes fixés en Afrique, la cause en a été moins au besoin de nous y établir qu’à la difficulté de nous en éloigner. 

Cette situation qui fait à notre entreprise algérienne une place à part dans l’histoire de la colonisation, est accompagnée d’autres circonstances non moins exceptionnelles. Toutes les nations qui avaient fondé des colonies les avaient placées dans des contrées vacantes ou très peu peuplées ; elles s’étaient emparées de régions d’une facile conquête, offrant en abondance des terres libres et d’une appropriation aisée, ne présentant qu’une population disséminée, primitive et incapable de résistance. La France, au contraire, prenait possession, en 1830, d’une terre occupée, cultivée, défendue par une population nombreuse, guerrière, opiniâtre. Cette race établie sur le sol d’Afrique depuis des siècles était douée d’une civilisation avancée, elle formait une société régulière, pourvue de tous les éléments de vie et de consistance ; elle avait un sentiment élevé de sa nationalité, elle répugnait par ses mœurs, ses idées, sa religion à toute assimilation avec une autre race, et ce qui contribuait à augmenter encore les difficultés, c’est que la religion de cette race indigène est une religion hautement spiritualiste, dépourvue presque de toute empreinte de superstition, une religion qui, par la simplicité et la netteté toute philosophique de sa doctrine, par la pureté de ses enseignements, est douée d’une force défensive que, au point de vue humain, on peut appeler insurmontable. Telles sont les circonstances caractéristiques dans lesquelles a pris naissance notre tentative de colonisation algérienne, il importe de ne les pas oublier un instant, si l’on veut être juste et impartial, si l’on veut émettre des vues pratiques et réalisables. Rien là ne ressemble à l’établissement des Espagnols au Pérou ou au Mexique, à celui des Anglais dans l’Amérique du Nord ou dans l’Australie. C’est un fait sans précédent, sans analogie dans l’histoire moderne. Fonder une colonisation agricole dans un pays où tout le sol était possédé et cultivé ; introduire une population européenne nombreuse près de cette nombreuse population musulmane, qu’on n’avait ni le droit, ni la force d’extirper ou de refouler ; faire de ces deux éléments juxtaposés et hétérogènes un ensemble, si ce n’est homogène, du moins régulier ; c’était là le plus difficile problème que se fût encore posé la politique coloniale des peuples modernes. 

Nous n’avons pas à retracer les circonstances spéciales qui nous attirèrent en Afrique vers 1830 ; nous n’avons pas à faire l’histoire de ces guerres sans cesse renaissantes, qui jusque en 1847 accompagnèrent notre laborieux établissement dans ce pays. On peut dire que la difficulté de la conquête fut l’origine de la colonisation. Le gouvernement répugnait à une immigration considérable, soit française, soit étrangère ; bien loin de l’attirer, il s’efforça de la prévenir. Il craignait pour les colons l’influence du climat, il craignait d’inquiéter les Arabes et de se les aliéner davantage en distribuant des terres aux Européens, il craignait de s’enlever à lui-même la liberté d’action. Ces différents motifs le portaient plutôt à combattre qu’à susciter l’arrivée d’artisans ou d’agriculteurs de France ou d’Allemagne. À la fin de 1832 une décision ministérielle fut prise « afin d’arrêter une immigration trop nombreuse et trop hâtive, d’obvier au désagrément de voir tomber des individus dans la détresse pour s’être inconsidérément transportés dans cette contrée sans avoir les moyens d’y vivre fixés et assurés. Le gouvernement français, outre les mesures déjà prises pour empêcher l’immigration spontanée de pénétrer en Algérie, a cru devoir en interdire l’accès dorénavant, jusqu’à nouvel ordre, à tout étranger qui ne pourra établir amplement qu’il a de quoi s’y entretenir, et les légations françaises ont reçu l’ordre de se conformer à ces dispositions dans la délivrance des passeports ». (Jules Duval, Histoire de l’immigration, p. 326). C’est ainsi que dès les premières années le gouvernement cherchait à éloigner d’Afrique l’émigration spontanée. Avait-il tort ? La plupart des publicistes, qui se sont occupés de l’Algérie, ont incriminé l’administration pour ces lenteurs et ces timidités. À nos yeux, au contraire, ces timidités et ces lenteurs ont leur justification dans la difficulté des circonstances. Si la contrée que nous occupions eût été une terre vacante ou pacifiée, sans doute il eût été expédient de laisser l’émigration libre s’y porter d’elle-même, sans réglementation ni entrave, comme les Anglais l’ont pu faire pour l’Australie. Mais la situation était tout autre ; et la circonspection, la prudence initiales du gouvernement français, au lieu d’être taxées de fautes, peuvent être regardées comme l’accomplissement d’un devoir. 

L’infiltration de l’élément européen sur cette terre africaine fut donc lente ; en 1835, on n’y comptait encore que 11 221 Européens de toute nature. Mais dans les dix années qui suivirent, le développement des opérations militaires, l’augmentation de l’armée, attirèrent un nombre considérable de petits fabricants, qui suivaient les colonnes de soldats et trouvaient dans la guerre même l’aliment de leur commerce et la source de leurs gains. Aussi, en 1845, la population européenne atteignait-elle à 95 531 individus sans compter l’armée. Dans cet intervalle le gouvernement avait franchement recours à l’immigration ; en 1838, après le traité de la Tafna, en 1842 et 1843, lors de la construction des villages du Sahel d’Alger, il avait fait appel aux agriculteurs et aux ouvriers français. Mais le grand défaut de l’émigration européenne en Algérie, c’est qu’elle ne formait pas un courant régulier et continu. Le gouvernement lui ouvrait ou lui fermait l’entrée de l’Afrique selon les circonstances. Tantôt on l’encourageait ou même on la provoquait, plus souvent on la restreignait. La bonne volonté administrative qui s’était manifestée de 1838 à 1843 cessa bientôt. Après la révolution de 1848 on multiplia les entraves. Le passage dans la colonie ne fut accordé que sur la preuve établie d’un travail assuré d’avance en un lieu et chez un patron connus. Des Espagnols, qui se trouvaient alors en chômage momentané dans la province d’Oran, furent renvoyés dans leur pays. Quand, en 1853, une compagnie genevoise voulut organiser des colonies suisses à Sétif, on exigea de chacun de ces colons la possession en espèces d’une somme de 3 000 fr. Si l’on n’eut voulu par ces mesures que sauvegarder les intérêts des colons, on pourrait dire qu’elles étaient empreintes d’une prudence exagérée ; mais le vrai motif de ces règlements c’était que l’administration redoutait une immigration trop considérable. Nous en trouvons la preuve dans un rapport fait, en 1854, au ministère de l’agriculture par M. Heurtier, au nom du comité d’émigration : « Le temps viendra bientôt, y est-il dit, où la France, économe de ses enfants, utilisera les bénéfices de sa prudente réserve, au profit de l’Algérie, vaste champ ouvert à l’activité humaine et magnifique débouché pour l’exubérance de notre population. Il nous serait difficile de prévoir exactement les conséquences de cette transmigration, mais on peut la pressentir. Quel sera le régime économique le plus favorable au développement de la colonisation ? Quel parti pourrait-on tirer dès à présent de cet immense mouvement d’hommes, qui, dédaignant la côte d’Afrique pour les zones les plus éloignées du globe, semblent nous dire que la Méditerranée serait une barrière insuffisante entre eux et la mère patrie ? Ces questions graves, Monsieur le ministre, le fonctionnaire chargé plus spécialement de représenter le département de la guerre, n’a pas jugé qu’il fût opportun de les traiter, ni de provoquer en ce moment une immigration étrangère trop nombreuse dans nos possessions algériennes. Une dépêche du maréchal ministre de la guerre vous a témoigné en termes explicites le même sentiment. Des raisons de l’ordre politique, tirées notamment des nécessités que nous imposent les guerres d’Orient, ont fait prévaloir cet avis au sein de la commission. » Telle était l’opinion de la haute administration sept ans après la reddition d’Abdel-Kader et la complète sujétion du pays. Malgré l’allusion faite aux nécessités de la guerre d’Orient, dans le rapport dont nous venons de citer un extrait, cette politique de réserve et d’abstention, hostile à l’émigration, n’était pas transitoire ; c’était une politique constante qui ne cessa de diriger le gouvernement dans la conduite des affaires algériennes. On s’étudia à limiter le nombre des émigrants et il ne fut pas difficile d’y parvenir. On continua à exiger des nouveaux arrivants la justification d’un capital relativement assez considérable ; aux simples ouvriers l’on demandait la possession de 400 fr. en argent, aux prétendants à la propriété du sol on imposait l’obligation de justifier d’une fortune de 1 500 à 3 000 fr. selon les temps ; aussi, malgré le grand nombre des permis de passage gratuits, la population coloniale augmentait avec une grande lenteur ; en l’année 1857, suivant M. le colonel de Ribourt, sur 80 000 passages gratuits accordés, il y avait eu 70 000 retours. En 1855, le nombre des colons en Algérie n’atteignait que le chiffre de 150 607. Au lieu de s’étendre avec les progrès de la pacification, l’émigration avait diminué de plus de moitié. De 1840 à 1845, la population européenne s’était accrue chaque année de 13 493 individus, de 1850 à 1855, l’accroissement annuel n’avait été que de 5 929. Lors de la création du ministère spécial de l’Algérie et des colonies il y eut un nouvel essor qui ne dura que deux ans ; l’émigration s’accrut dans une proportion sensible ; en 1861, la population européenne de l’Algérie monta à 192 745 individus. À la fin de 1863, elle atteignait 213 061, et enfin, au 31 décembre 1864, d’après les documents officiels, elle était parvenue à 235 570 individus. C’était la preuve d’une reprise notable dans le courant de l’émigration ; c’était de plus, comme nous l’allons voir, l’indice de la diminution de la mortalité parmi les Européens résidant. 

Ainsi le premier fait caractéristique de la colonisation algérienne, ç’a été l’opposition systématique et persévérante du pouvoir à une émigration considérable. Ce fait remarquable a son explication dans les circonstances exceptionnelles dont fut entouré le berceau de notre colonie africaine. Il était naturel, il était légitime à nos yeux que pendant les premières années, du moins, le gouvernement eût envers l’émigration une conduite circonspecte et réservée. C’était à la fois un devoir moral et une mesure de prudence politique que de ne pas favoriser la trop grande et trop subite affluence des Européens dans cette terre agitée par la guerre et dont on ignorait encore les ressources. Mais, après 1847, après la pacification générale et les premiers essais de culture par des mains européennes, l’administration aurait pu, à notre gré, sans témérité, ouvrir plus largement les écluses à ce courant d’émigrants, qui tendait spontanément à se porter vers notre terre d’Afrique. Il eût été expédient et pratique de ne pas imposer alors des entraves trop pénibles et de ne pas outrer les mesures de prudence. C’eût été d’une politique prévoyante et judicieuse que de maintenir l’appel qui avait été fait de 1838 à 1842, aux agriculteurs et aux artisans d’Europe ; si l’émigration s’était maintenue au chiffre qu’elle avait atteint pendant ces quatre années, la population européenne de notre colonie serait au moins le double de ce qu’elle est aujourd’hui. Ce n’est pas que nous trouvions avec beaucoup de publicistes que la présence en Algérie de plus de 230 000 Européens, 40 ans après le débarquement de nos troupes, soit un fait insignifiant. C’est, à nos yeux, au contraire, un résultat d’une haute portée et qui prouve que l’élément européen a de sérieuses chances d’avenir et de prospérité dans notre colonie d’Afrique. Que l’on se reporte au berceau de tous les autres établissements européens qui ont acquis par la suite des temps le plus haut degré de splendeur, et l’on verra qu’il s’en fallut de beaucoup que l’émigration, à l’origine, fût aussi nombreuse. L’Australie elle-même, pendant les 40 premières années de son peuplement, n’a pas fait en population de plus rapides progrès que l’Algérie. Depuis l’année 1815 où les premiers émigrants libres s’y rendirent, jusqu’à l’année 1850, qui précéda la découverte des gîtes aurifères, l’Australie avait reçu moins de colons que l’Algérie n’en comptait à la fin de l’année 1864. Il ne faut donc pas rabaisser outre mesure, ainsi que le font la plupart des publicistes, l’importance de l’émigration européenne dans notre colonie d’Afrique ; mais il est incontestable que cette émigration eût été beaucoup plus considérable, à partir surtout de 1847, si le gouvernement n’y avait pas mis d’inutiles entraves, et ces entraves multipliées, ces précautions exagérées et prolongées trop longtemps, ces règlements vexatoires ont fini par détourner de l’Algérie le courant de l’émigration européenne qui ne demandait pas mieux que de s’y porter, et ont jeté à la longue sur notre colonie d’Afrique un discrédit dont il sera difficile de la dégager. 

Heureusement sa situation est devenue telle qu’elle ne s’augmente pas seulement par les recrues qui lui viennent du dehors, elle grandit par elle-même et par l’excédent continu, depuis quelques années, du nombre des naissances sur le nombre des décès. Il n’en fut pas ainsi à l’origine et la mortalité dans la population européenne fut si grande pendant les 20 premières années, qu’on put douter de l’avenir de la colonisation. Les prophètes de malheur ne manquèrent pas et les faits semblèrent leur donner amplement raison. Depuis la conquête jusqu’au 31 décembre 1864, il y a eu dans la population civile européenne 62 768 décès, contre 44 900 naissances. Cela tient, en partie, pour les premières années, du moins, à ce que le nombre des colons célibataires était très considérable, ce qui tendait à réduire les chances de naissance relativement aux chances de décès. Mais les difficultés de l’acclimatement furent, on ne peut le nier, une des principales causes de cette énorme mortalité ; elle diminua peu à peu : de grands et patients travaux, des dessèchements de marais, des défrichements heureux, enlevèrent à la côte une partie de son insalubrité ; en outre, il s’est formé toute une génération créole, jeune encore, il est vrai, mais née sur le sol algérien et plus apte que les nouveaux arrivants à supporter le climat de la colonie. En 1853, l’excédent des décès a cessé de se manifester pour ne plus reparaître. Depuis lors, les naissances alimentent chaque année en l’augmentant la population d’origine européenne. En 1863, il y a eu 8 531 naissances contre 6 347 décès ; la différence au profit des naissances a donc été de 2 184 ; en 1864, le nombre des naissances parmi les colons était de 8 408, celui des décès de 5 497, ce qui constituait, au profit des naissances, une différence de 2 911. On a calculé que par le seul fait de l’excédent des naissances sur les décès, tel qu’il se manifeste depuis 1853, la population européenne de l’Algérie devrait doubler en 56 ans environ, tandis que la population de la France ne le peut qu’en 141 ans. On voit que c’est là une situation éminemment favorable. Pour peu que l’émigration augmente, même dans une proportion légère, le nombre des habitants d’origine européenne sera à la fin du siècle considérable, et devra se rapprocher d’un million. Or, quand on parle d’une colonie, ce n’est pas trop que d’exiger 70 ans pour la voir arriver à un état durable de prospérité et de grandeur. 

Il importe, cependant, d’entrer plus avant dans cette question de la population européenne et de son accroissement continu par ses propres forces. Diverses nations, on le sait, entrent dans la composition de l’élément européen en Algérie. En 1861, sur 192 746 colons, on ne comptait que 112 229 Français, c’est-à-dire environ 58%. Venaient ensuite les Espagnols au nombre de 50 021, soit 26%, de la population européenne ; on comptait encore 11 256 Italiens, 8 260 Maltais, 8 332 Allemands ou Suisses, le reste appartenait à des nationalités diverses et non classées. Or, ces différents groupes ne présentent pas les mêmes chiffres proportionnels de naissances et de décès : il y a même entre eux, sous ce rapport, de très grandes différences. En 1856, l’on comptait pour chaque élément colonial par an et par 1 000 :

Naissances Décès 

Français 41 43 

Espagnols 46 30 

Maltais 44 30 

Italiens 39 28 

Allemands 31 56 

Ce sont donc les Italiens, les Maltais et surtout les Espagnols qui se trouvent dans les conditions les meilleures, ce sont eux qui augmentent le plus. La population française, d’après ce tableau, abstraction faite de l’émigration, serait à peu près stationnaire et tendrait plutôt à diminuer. Mais depuis lors la situation s’est considérablement améliorée pour les Français. Déjà, en 1856, il y avait progrès sur les années précédentes : car l’année 1853 présentait sur 1 000 colons français 41 naissances et 52 décès. Aujourd’hui, même pour les Français, le chiffre des naissances surpasse celui des décès. Il ne faudrait pas croire d’ailleurs, avec l’auteur de la brochure médicale à laquelle nous empruntons ces chiffres (le docteur Beaufumé, Coup d’œil sur les colonies), que la situation plus défavorable en apparence des colons français vint d’une incapacité constitutive de surmonter le climat d’Afrique. Il faut se garder de ces généralisations précipitées et il faut étudier auparavant de près les conditions dans lesquelles vivent les différents éléments européens. Si la mortalité est moins grande parmi les Espagnols, les Maltais et les Italiens, ce n’est pas seulement qu’ils sont originaires de pays plus chauds et de latitudes à peu près isothermes à l’Algérie ; c’est qu’ils résident spécialement dans les villes, qu’ils ne s’éloignent guère de la côte, qu’ils se livrent surtout aux métiers ou au jardinage, qu’ils ne sont guère défricheurs et qu’ils ne s’enfoncent pas dans le désert. C’est le Français, au contraire, presque seul, qui forme la population agricole dans les centres éloignés de la mer, c’est lui seul qui passe l’Atlas et se fixe jusqu’à l’entrée du Sahara, à Laghouat, à Geryville et dans d’autres oasis. On croit que cette vie plus aventureuse et plus rude éprouve plus profondément sa constitution. Peut-être y a-t-il de sa part quelque témérité à se jeter à cent lieues de la mer quand la côte offre encore tant de champs qui ne demandent que des bras, mais la faute en est, en partie, aux règlements administratifs que nous étudierons plus bas et aussi à ce goût aventurier, que nous avons déjà signalé bien des fois sur des théâtres différents comme le trait dominant du caractère français. Quoiqu’il en soit, depuis quelques années, la mortalité diminue dans une proportion notable parmi nos compatriotes d’Afrique : même pour les colons français les naissances sont arrivées à dépasser les décès et ce progrès ne fera que croître avec l’apparition sur la scène de la génération créole dont le nombre augmente tous les ans d’une manière sensible. Il est donc faux de dire comme le médecin, auquel nous empruntions les tableaux de statistique cités plus haut, que « l’Espagnol est avant tout le colon né de notre Algérie ». Le vrai colon c’est le Français, parce qu’il est plus entreprenant, parce qu’il a plus de ressources d’esprit et de caractère, parce qu’il sait mieux tirer parti de la terre et des hommes. Les Italiens, les Espagnols, les Maltais sont des auxiliaires utiles, qui se fondront peu à peu dans l’élément français, mais on ne peut dire, sans méconnaître les conditions actuelles du travail et de la production algérienne, que le premier rôle leur appartienne. On a fait grand bruit des obstacles physiques qui s’opposent à l’acclimatation des Européens : on a insisté sur la température toujours élevée, sur le siroco ou vent du désert, sur les émanations telluriques ou paludéennes. L’influence de ces agents physiques tend à diminuer pour trois raisons : d’abord plusieurs de ces causes morbides disparaissent grâce aux progrès de la colonisation ; les émanations paludéennes deviennent plus rares et moins dangereuses par les dessèchements, par la bonne culture des terres, par un système convenable de répartition des eaux ; le siroco lui-même est atténué par un bon régime forestier. En second lieu, les tempéraments se forment à la longue au milieu qui les entoure, la génération créole offre plus de résistance que la génération qui l’a précédée : enfin, l’hygiène fait des progrès rapides et les souffrances des premiers arrivés sont des enseignements qui servent aux colons nouveaux venus. Tous ces prétendus obstacles insurmontables ne sont donc, et les faits le prouvent, que des difficultés passagères. On a vu les Français s’acclimater, prospérer, se reproduire rapidement à la Réunion, à la Guadeloupe, à la Martinique : on a vu les Anglais, peuple plus septentrional, fonder une population nombreuse et saine à la Caroline, à la Géorgie et dans les États voisins, à la Barbade, dans l’Australie. Ainsi l’Algérie offre à la population européenne un champ d’activité où elle peut prospérer et grandir. Le mouvement de la population, dans les dernières années, se présente sous un jour assez favorable : et l’on ne peut douter que l’élément européen, si le régime administratif, politique et économique ne lui était pas plus contraire que les agents physiques, ne parvint à la longue à un haut degré de splendeur dans cette colonie. 

Au point de vue économique, la première condition de la prospérité d’une colonie, nous avons eu l’occasion de le répéter bien des fois, c’est la grande abondance des bonnes terres et un régime qui en rende l’appropriation facile et définitive. Diverses circonstances, les unes inhérentes à la situation antérieure de l’Algérie, les autres provenant de nos traditions administratives, firent que les conditions de colonisation dans notre dépendance d’Afrique furent, sous le rapport de la distribution des terres, exceptionnellement défavorables. Le premier point à constater, c’est que les terres n’étaient pas vacantes ; elles étaient non seulement occupées, mais cultivées par les populations indigènes ; les domaines seuls du bey pouvaient être regardés comme confisqués, ce qui les rendait accessibles aux Européens ; mais c’était là une quantité de terres limitée et qui ne suffisait pas pour occuper une nombreuse population agricole. Quant aux terres qui ne faisaient pas partie du domaine, on n’aurait pu les acquérir et les livrer aux colons que par deux moyens : par la méthode que l’on a appelée le cantonnement indigène, c’est-à-dire le refoulement des Arabes loin des côtes, d’où serait résultée la perte pour eux d’une partie du territoire qu’ils avaient l’habitude d’occuper, de labourer ou de parcourir avec leurs bestiaux. Au point de vue de l’équité, c’était là un procédé injuste et qui rappelait les allures des conquérants de l’antiquité. Au point de vue politique, c’était de plus une mesure empreinte de témérité, dont le résultat inévitable était d’entretenir chez les Arabes l’esprit de haine et de vengeance contre la France. Restait la seconde méthode, l’échange, c’est-à-dire l’achat aux indigènes des terres qu’ils consentiraient à vendre ; ce procédé, le seul juste, le seul qui ne présentât pas de dangers politiques, était malheureusement presque irréalisable dans la pratique ; la propriété privée, en effet, n’existait pas dans les tribus arabes, ou, si l’on en rencontrait une image dans quelques-unes, ce n’était qu’à l’état rudimentaire ; or, l’absence de la propriété privée rendait l’acquisition des terres indigènes par voie d’achat presque impossible. On voit quelles difficultés entourèrent le berceau de notre colonisation africaine, difficultés provenant de l’organisation sociale tout à fait exceptionnelle de la contrée où nous nous étions fixés. Il est vrai que dans le principe on ne se fit aucun scrupule d’appliquer la méthode du cantonnement. Tant que dura le système des razzias, il était logique que l’on prît leurs terres à ceux auxquels on prenait leurs bestiaux et leurs biens mobiliers. Mais après pacification complète, il fallut en venir à un système plus régulier et laisser les tribus en possession des terres qu’elles occupaient, sous peine de raviver une guerre qu’on était bien heureux d’avoir terminé. Ainsi il se trouvait que la quantité de terres dont pouvait disposer le gouvernement français était limitée ; mais à ces difficultés, qu’il n’avait pas faites et qu’il ne dépendait pas de lui d’écarter, le gouvernement en joignit d’autres, plus grandes peut-être encore, et qui provenaient de nos fâcheuses traditions et mœurs administratives. Le système auquel les autorités françaises eurent recours pour livrer aux colons les terres dont elles pouvaient disposer, fut celui des concessions gratuites. Ce que ce régime entraîne avec soi d’inconvénients graves, il n’est aucun économiste, aucun agriculteur qui ne s’en soit rendu compte. Ces concessions étaient naturellement tout arbitraires ; c’était l’œuvre de la faveur, il fallait, pour les obtenir, des démarches, des protections ; il fallait jouer le rôle d’un solliciteur ; en outre les formalités étaient nombreuses ; une foule de conditions résolutoires étaient attachées à l’octroi des terres ; quelquefois le mode de culture était prescrit ; enfin ces concessions n’étaient pas définitives, elles ne le devenaient qu’au bout d’un certain nombre d’années ; jusque-là les convenances administratives pouvaient les révoquer ou les permuter ; c’était donc vraiment à titre précaire que le colon possédait ; sa propriété n’était ni complète, ni sûre ; il n’avait ni la libre disposition de ses actes et de son bien, ni la certitude de son avenir. On peut dire que c’était tuer dans son germe le plus grand mobile d’amélioration et de progrès. Il n’est que trop prouvé par les faits et par le raisonnement que les hommes qui émigrent et passent les mers pour coloniser, sont des natures un peu rebelles aux conventions artificielles de la civilisation, des esprits hardis, personnels, peu enclins à porter le joug des règlements, des hommes, enfin, qui veulent jouir de la pleine liberté de leurs actes, de la libre disposition de leurs biens, et qui ont surtout en horreur les vices propres aux sociétés avancées, c’est-à-dire la dépendance administrative, le favoritisme et l’obligation de tout solliciter. C’est encore un fait indiscutable, que l’attrait de la propriété foncière est l’appât le plus vif de la colonisation. Eh bien, malheureusement, l’Algérie n’eut jamais que peu de terres à offrir aux colons et ne les leur livra qu’en leur imposant des démarches, des sollicitations, des délais, en les soumettant à des conditions qui rebutaient un grand nombre d’esprits. Jusqu’en 1851, les lois des 21 juillet 1845, 5 juin et 1er septembre 1847 prescrivaient, pour obtenir des concessions de terre en Algérie, des formalités qui entraînaient à la fois des lenteurs et des dégoûts pour les demandeurs. Sous l’empire de cette législation, les préfets dans les territoires civils, et les généraux commandant les divisions pour les territoires militaires, ne pouvaient accorder que des concessions de 25 hectares ; le gouverneur général même n’en pouvait délivrer de plus de 100 hectares, si bien qu’il fallait recourir au ministre de la guerre pour les demandes qui ne se renfermaient pas dans ces limites. Les colons ne recevaient qu’un titre provisoire, qui n’était qu’une simple promesse de concession soumise à une condition suspensive. Il en résultait que le colon ne pouvait ni hypothéquer, ni aliéner en tout ou en partie le terrain concédé et qu’il ne pouvait obtenir du crédit qu’à des intérêts ruineux. D’autres abus se présentaient : on péchait tantôt par excès tantôt par défaut de réglementation. Aucun délai obligatoire n’était assigné au colon pour la prise de possession des terrains accordés, si bien que des concessionnaires inactifs différant indéfiniment de se présenter, laissaient la concession inoccupée sans profit pour eux et au préjudice de tout le monde. Pour être gratuites, ces concessions n’exigeaient pas moins, dans certains cas, des dépenses notables par l’obligation d’un cautionnement. Ainsi, pour une concession de 100 hectares et au-dessus, le colon devait déposer, avant son entrée en possession, une somme de 10 francs par hectare. Enfin, un inspecteur de colonisation était seul chargé de la vérification des travaux imposés au concessionnaire, ce qui livrait ce dernier à la discrétion de ce fonctionnaire. Les inconvénients du système étaient si grands, qu’on ne put se dispenser de le modifier. Le 26 avril 1851, le ministre de la guerre, dans un rapport au président de la République, dévoilait les nombreux défauts de la législation existante et provoquait un décret qui devait transformer les conditions et les modes de concession. Les préfets étaient autorisés, sur l’avis du conseil de préfecture, à délivrer des concessions de 50 hectares et au-dessous ; le concessionnaire devait requérir sa mise en possession dans le délai de trois mois, à peine de déchéance ; aucun cautionnement ne devait être exigé ; le concessionnaire pouvait hypothéquer ou aliéner à titre onéreux ou gratuit, en tout ou en partie, le terrain concédé. Dans le mois qui suivait le délai fixé pour l’accomplissement des conditions imposées au concessionnaire, ou même plus tôt, s’il le désirait, il devait être procédé à la vérification des travaux exécutés par lui, et cette vérification devait être faite par un agent du service topographique et par un colon dont la désignation était au choix du concessionnaire. Si les conditions contenues dans le cahier des charges se trouvaient exécutées, l’immeuble était immédiatement déclaré affranchi des clauses résolutoires, ce qui était constaté par un procès-verbal remis au concessionnaire, lequel devenait ainsi propriétaire définitif. Dans le cas où le concessionnaire n’aurait pas rempli toutes les conditions, il pouvait demander une prolongation de délai. La déchéance ne pouvait être prononcée que par le ministre de la guerre après avoir entendu préalablement le concessionnaire et sauf recours au conseil d’État. En cas de déchéance, si le concessionnaire avait fait des travaux sur l’immeuble, il était procédé à une adjudication, dont le prix, déduction faite des frais, était remis au concessionnaire ou à ses ayants-droit. Le même décret était applicable aux territoires militaires où les généraux commandant les divisions et les commissions consultatives des subdivisions étaient chargés des attributions que remplissaient, dans le territoire civil, les préfets et les conseils de préfecture. Le régime du décret de 1851 était assurément préférable au régime antérieur ; c’était un adoucissement. Mais combien n’était-il pas encore compliqué et arbitraire ? Aussi les agriculteurs sérieux évitaient-ils de recourir aux concessions gratuites. « Les terres, en pleine campagne, écrivait, en 1855, un homme fort au courant des affaires algériennes, coûtent de 10 à 15 francs l’hectare, si elles ne sont ni défrichées, ni irrigables ; défrichées, il faut payer le prix du défrichement, environ une centaine de francs. Irrigables, elles atteignent une valeur plus élevée. Cependant on peut compter acheter un corps de ferme avec une partie notable de terres irrigables au prix de 100 francs l’hectare. À ce prix, on a des terres qui donnent un revenu net annuel de 500 francs, en tabac et en coton. Aussi vaut-il mieux, quand on a quelques capitaux, acheter des terres libérées que prendre des concessions gratuites de l’État, lesquelles, par l’exécution des conditions imposées, reviennent beaucoup plus cher que le prix courant des terres. » [15] (Jules Duval, l’Algérie, p. 439.) On comprend que le régime des concessions ne donnât pas de bien bons résultats. Il y a une douzaine d’années, il n’avait été concédé que 280 000 hectares de terre, c’est-à-dire la moitié d’un département français, et la population européenne rurale ne montait pas à plus de 83 000 âmes. (Jules Duval, Histoire de l’émigration, p. 329.) 

Il fallut ouvrir les yeux et transformer radicalement ce régime dont les inconvénients étaient flagrants. L’exemple de l’Australie s’offrait à nos administrateurs ; on finit après bien des résistances par l’imiter. Déjà, depuis près d’un siècle, plusieurs États de l’Amérique anglaise avaient constitué le meilleur régime d’appropriation des terres. Il y avait plus de vingt ans que la célèbre doctrine Wakefield pour la vente des terres vacantes à haut prix avait pris faveur en Angleterre et avait été appliquée avec succès dans les colonies australiennes. Enfin, pour revenir à la France elle-même et à ses administrateurs, il y avait 70 ans qu’un des meilleurs esprits du dernier siècle avait dénoncé hautement la supériorité du régime de vente sur le régime des concessions. C’est en 1856 que la vente des terres de l’État à titre définitif fut introduite en Algérie. Un décret du 25 juillet 1860 ordonna que les terres domaniales fussent vendues à prix fixe et à bureau ouvert. On recourut concurremment à l’autre mode usité aussi en Australie, la vente aux enchères. En 1863, il y avait eu 193 ventes à prix fixe comprenant une superficie de 5 079 hectares 22 ares, et 280 ventes aux enchères publiques comprenant 2 410 hectares. (Rambosson, Les colonies françaises, p. 39.) C’était en tout 7 500 hectares environ pour toute l’année : c’était bien peu. La moyenne de chaque vente à prix fixe était de 26 hectares 30 ares ; la moyenne de chaque vente aux enchères était de 8 hectares 60 ares. On saisit dès l’abord la raison pour laquelle les ventes aux enchères ont une moindre contenance que les ventes à prix fixe : il est tout naturel que les terres de choix soient seules aliénées par voie d’adjudication. Le chiffre atteint par les ventes aux enchères était, en 1863, de 1 007 241 fr. Cette modification heureuse dans le mode d’appropriation des terres eut les plus excellents effets. À la fin de 1864, la population agricole européenne dans le ressort administratif des divers centres colonisés atteignait le chiffre de 110 553 individus, et les terres possédées par les colons avaient une contenance de 567 277 hectares. Telle est l’influence immédiate d’un bon régime succédant à un mauvais. On comprend difficilement comment on n’est pas arrivé plus tôt en Algérie à vendre ainsi les terres au lieu de les concéder ; il était d’autant plus naturel d’avoir de prime abord recours à la vente que ces terres, pour la plupart, à la différence de celles de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, du Canada ou du Far-West de l’Amérique, n’étaient pas des terres complètement incultes ; elles avaient reçu presque toutes une certaine culture, qui avait commencé à les mettre en rapport et à leur donner de la valeur ; elles étaient en outre situées au milieu d’une population relativement dense, ce qui en rehaussait encore le prix. Toutes ces raisons devaient conseiller le système de la vente de préférence au système des concessions. Enfin, l’administration qui exigeait avec tant de ténacité de chaque colon la justification d’un capital assez important, avait un moyen bien moins vexatoire et bien plus sûr de distinguer le colon sérieux de celui qui ne l’était pas, c’était de lui faire acheter les terres qu’il prétendait cultiver. On est enfin arrivé à cet excellent parti ; désormais le colon européen est maître de sa propriété, il en peut faire l’usage qu’il lui plaît, sans craindre aucune résolution de son titre ; l’esprit d’initiative et la certitude de son avenir lui sont rendus et en même temps le goût des améliorations, l’ardeur et la persévérance au travail. 

Si l’abondance des bonnes terres et la facilité de leur appropriation sont un des principaux attraits des colonies nouvelles, l’indépendance et la liberté laissées aux colons, spécialement dans les actes quotidiens de la vie pratique et dans les relations civiles ou commerciales, sont aussi une des conditions indispensables au peuplement et à la prospérité des établissements coloniaux. Or, il faut avouer qu’à ce dernier point de vue, comme au précédent, l’Algérie a laissé et laisse encore beaucoup à désirer. La première de toutes les libertés, c’est celle d’aller et de venir et de se fixer dans les lieux de son choix ; on peut dire que cette liberté naturelle et primordiale doit être absolue et sans autre réserve que le respect des droits d’autrui. En Australie, en Amérique, au Canada, il est permis à chaque habitant de bâtir où il lui plaît son loghouse et de défricher tel champ qu’il lui conviendra, pourvu que ce champ ne soit pas déjà occupé par un autre et sous la condition de payer une certaine somme minime quand il voudra consolider et régulariser son titre de propriété. C’est par ces trappers et pionniers que s’étend chaque année dans les pays que nous venons de citer la zone de la colonisation. En Algérie, il en est autrement. Sans doute nous faisons la part des conditions exceptionnelles de notre province d’Afrique, nous reconnaissons qu’on ne peut permettre à chaque particulier de s’établir sur le territoire des tribus et de se mettre à labourer des champs qu’elles ont l’habitude de parcourir ; étant donné l’état actuel de la société arabe, il faut quelques ménagements et certaines précautions ; mais, du moins, voudrions-nous que celui qui a acquis de l’État, moyennant argent, une certaine étendue de terres, pût élever son toit sur ces terres à l’endroit qui lui convient ; nous voudrions encore que sur toute la côte et dans le Tell l’administration vendît les terres domaniales, dès qu’il se présente un amateur, à quelque endroit qu’elles soient situées et si loin qu’elles puissent se trouver des prétendus centres de colonisation. Mais l’on a adopté une marche toute différente. L’administration crée aux lieux qu’il lui plaît de déterminer des centres de colonisation : c’est dans ces emplacements limités que les colons doivent habiter et s’agglomérer ; il ne leur est pas permis de se disperser, il faut qu’ils résident dans les villages officiellement désignés. Aussi les fermes proprement dites, c’est-à-dire les habitations solitaires situées au milieu des champs en culture sont proscrites, et cependant c’est là le seul bon régime pour l’agriculture, c’est de plus le seul mode de vie qui ait de l’attrait pour une population agricole, pour la classe des propriétaires. Nous savons que l’administration se retranche derrière des nécessités de défense ou de protection en cas d’insurrection ou de guerre. Mais le pays est assez pacifié pour que de pareilles craintes deviennent chimériques : et, en outre, dût une insurrection apparaître, il n’est pas raisonnable de sacrifier en vue d’un danger hypothétique et lointain tout le confortable de la vie quotidienne et ce qu’il y a de plus respectable dans les droits de l’homme, celui de fixer sa résidence au milieu de ses propriétés. Cette idée que la colonisation procède par centres est, au point de vue économique et historique, une idée complètement fausse ; la colonisation rayonne et s’étend indéfiniment par projection sur tout le pays cultivable ; les centres viennent plus tard ; les villages — qu’on n’ait aucune crainte sur ce point — sauront bien se créer tout seuls et se placer aux situations les meilleures. On les trouvera sur les cours d’eau, à l’entrecroisement des routes, ils naîtront d’eux-mêmes par l’expansion de la culture et par la nécessité d’un marché pour la vente des produits agricoles dont les colons voudront se défaire, et pour l’achat des articles manufacturés, des ustensiles et des diverses marchandises qu’ils auront à acheter. Il y a donc là une réforme nécessaire et sans laquelle on ne peut compter sur le développement rapide du peuplement et de la prospérité. Dans le système actuel, l’administration qui crée d’une manière artificielle des centres de colonisation s’arroge aussi le pouvoir, et c’est parfaitement logique, de les supprimer. La Lettre sur la politique de la France en Algérie, adressée par l’Empereur au maréchal Mac Mahon, contient sur ce point des dispositions curieuses. Après avoir tracé « un périmètre à la colonisation autour des chefs-lieux des trois provinces », périmètre « dans lequel les Européens pourront développer leurs intérêts », l’auteur couronné s’exprimait ainsi : « Dans la province d’Oran les territoires de Nemours, de Mascara et de Tiaret ne pourront prendre de nouveaux développements que lorsque les populations deviendront plus denses. Il en sera de même dans la province d’Alger pour le territoire d’Aumale, dans la province de Constantine pour les postes de Bougie, Djidjelli, Collo et Batna. Quant aux postes de Maghnia, Sebdon, Daya, Saïda, Ammi Moussa, dans la province d’Oran, les postes de Teniet el Haad, Boghar, Tizi Ouzou, Fort Napoléon dans la province d’Alger ; enfin les postes de Bordj-bou-Areridj, Biskra, Aïn Beida et de Tébessa dans la province de Constantine, ils devront rester dans l’état actuel sans que leur territoire puisse être augmenté. Toutefois on viendra en aide par des subventions aux colons qui demanderaient à entrer dans les zones de la colonisation ». On lit un peu plus bas dans le troisième chapitre de la même lettre : « Diminuer insensiblement l’importance politique et militaire des postes de Geryville, de Laghouat, de Djelfa ; rattacher les tribus de ces cercles à celle de la lisière du Tell, chez lesquelles ces tribus viennent s’approvisionner ; rappeler de ces lieux tous les colons ». Ce que de telles mesures peuvent occasionner de perturbations, il est facile de le deviner. Ainsi des centres sont créés par l’administration elle-même pour être ensuite sacrifiés et abandonnés ; des colons sont établis avec autorisation du gouvernement, ils cultivent tranquillement leurs champs et se trouvent bien du résultat de leurs efforts, quand on les rappelle bon gré mal gré en arrière. Ainsi se trouve détruite non seulement la liberté d’aller et de venir, mais encore toute sécurité, puisque, au premier revirement dans les idées administratives, on doit quitter son toit et abandonner sa terre. Qu’il y ait ou non des indemnités, c’est là une question secondaire. Celui qui quitte le pays où il est né pour aller dans une colonie, ne le fait que pour jouir d’une plus grande indépendance et pour acquérir l’aisance plus rapidement. S’il doit vivre dans cet état précaire, où les mœurs administratives placent le colon d’Algérie, il n’y a pas de doute qu’il n’ait fait un mauvais calcul. Il se trouve avoir à la fois moins de liberté et moins de sécurité que dans la mère patrie ; les liens qui le chargent sont plus étroits et plus pesants. Que l’administration fixe provisoirement un périmètre de colonisation pour ne pas inquiéter les Arabes, tant que leur état social ne se sera pas modifié, il nous est à la rigueur possible de le comprendre. Mais qu’au moins, au lieu de se resserrer sans cesse, ce périmètre s’étende ; que surtout, dans l’intérieur de ce périmètre, le colon ait le droit de se fixer où il lui plaît sur les terres qui lui appartiennent, de bâtir sa maison à l’emplacement de son choix, d’aller et de venir à ses risques et périls. Ce qu’il faut au colon plus qu’à tout autre, c’est la certitude de l’avenir, car c’est seulement en vue d’un avenir assez lointain, qu’il défriche des terres incultes avec de grands efforts dont la rémunération est à longue échéance ; or, cette certitude de l’avenir, les règlements administratifs tendent à l’enlever au colon d’Algérie. 

Le degré de libertés administratives dont jouissent les habitants d’une colonie est la mesure presque infaillible de la rapidité et de l’étendue de son développement probable ; quand on parle de libertés administratives, il ne s’agit pas de la suppression de l’administration, qui est nécessaire, qui a même une tâche immense à remplir. L’État, dans les sociétés nouvelles, a un rôle considérable et difficile à bien soutenir. Mais trop souvent il prend le change et négligeant ses fonctions essentielles il empiète outre mesure sur le domaine de l’initiative et de la responsabilité privées. C’est précisément ce qui est arrivé en Algérie ; les grands services publics dont l’utilité est si incontestable dans des sociétés jeunes, n’ont jamais été complètement à la hauteur de leur mission, et, d’un autre côté, les colons ont été sans cesse entravés dans l’exercice légitime de leur liberté par l’ingérence vexatoire de l’administration. La base la plus solide de toute colonisation, ce sont les libertés municipales et provinciales qui la constituent. Les unes et les autres ont été jusqu’à ces derniers temps singulièrement étiolées dans notre province d’Afrique ; il n’y a rien là qui ressemble aux townships de la Nouvelle-Angleterre ; de pauvres communes, dispersées, avec un territoire excessivement restreint, placées sous la surveillance quotidienne des sous-préfets et des commissaires civils, limitées dans leurs attributions financières, aussi dénuées de moyens que de droits ; des conseils généraux non électifs, avec des sessions de huit jours, privés de l’initiative nécessaire, réduits à formuler des vœux au lieu de prendre des résolutions ; au-dessus de ces images languissantes de la représentation populaire, un vaste attirail de hauts et de moyens fonctionnaires : telle a été jusqu’à ces dernières années l’organisation de notre colonie. La lettre impériale de 1865 reconnaissait elle-même que ce système administratif est hautement défectueux. Mais les correctifs qu’elle annonçait n’étaient-ils pas, quelques-uns du moins, plus propres à augmenter qu’à atténuer le mal ? Le personnel doit être réduit, disait la lettre, et l’on doit reporter au préfet une foule de mesures qui rentraient auparavant dans les attributions des sous-préfets et des commissaires civils. Mais si l’on n’élaguait pas nombre de règlements inutiles, cette simplification ne devait être pour les colons qu’un accroissement de charges. Si le nombre et la difficulté des affaires, qui proviennent d’une réglementation trop minutieuse, ne sont pas réduits, le petit nombre et l’éloignement des fonctionnaires chargés de les résoudre n’amèneront pour les colons qu’une augmentation de frais et de délais. Ce qu’il importe, c’est de dégager l’administration de toutes ces fonctions délicates, qui seraient mieux remplies par les colons eux-mêmes, ou, du moins, par les municipalités et les conseils généraux. C’est seulement ainsi que l’on peut arriver à une simplification véritable, à une plus grande rapidité dans les transactions, à un essor fécond de l’initiative et de la responsabilité privées. De même que les lois commerciales présentent une simplicité plus grande et sont d’une application plus rapide que les lois civiles, de même il importe que l’administration coloniale soit moins compliquée, plus alerte et plus prompte que l’administration métropolitaine ; car une colonie, c’est une société où la vie doit être active, ardente, sous peine de langueur et de mort ; tout ce qui tend à arrêter ou même à régler avec trop de précision ce mouvement spontané et incessant des sociétés nouvelles, est pour elle une cause de stagnation et d’affaissement. Qu’on laisse fermenter sans crainte cette sève vigoureuse et nourricière, qui est le signe de la jeunesse et le gage de l’avènement à la maturité. Qu’on ne s’étudie pas à enchaîner cette vivacité juvénile, à limiter cette expansion naturelle, qui sont les preuves et en même temps les conditions de la croissance et de la santé du corps social. Malheureusement l’on a voulu traiter jusqu’ici cette colonie naissante comme une société décrépite ; au lieu de l’abandonner à la rapidité de sa marche, on lui a imposé les béquilles administratives, et ce système mauvais n’a commencé d’être modifié que dans ces derniers temps. Aujourd’hui que les pouvoirs des municipalités sont plus considérables, que les conseils généraux sont élus par les citoyens et que l’Algérie est représentée dans l’Assemblée nationale de la métropole, on peut espérer que la colonisation deviendra plus active. Mais encore faudrait-il que les colons se préoccupassent plus de leurs affaires algériennes que des questions générales de politique ; encore conviendrait-il qu’ils se gardassent d’une hostilité démesurée contre l’élément arabe : il n’y a de colonie prospère, qu’à la condition que les colons soient des gens pratiques, laborieux, prudents et uniquement absorbés par le commerce, l’agriculture et l’industrie.

Le rôle de l’administration est immense, plus encore dans les colonies que dans la métropole. Mais il faut qu’elle se restreigne aux grands services d’intérêt collectif. Elle y trouvera une tâche considérable et pour laquelle elle aura besoin d’activité, d’intelligence et de dévouement. Les services des forêts, des ponts-et-chaussées, du cadastre, sont complètement indispensables à l’Algérie et doivent être grandement perfectionnés ; le personnel doit être augmenté dans une large mesure ; de la perfection de ces services dépend en grande partie l’avenir de la colonisation. On sait quelle importance les Anglo-Saxons, nos maîtres en matière de fondation et d’entretien de colonies, attachent aux preparatory expenses, routes, canaux, dessèchements ; non moins indispensables sont les dépenses conservatrices d’un intérêt général, conservatory expenses. Les unes et les autres de ces dépenses incombent à l’État et ne peuvent être bien faites que par lui. La grande mesure conservatrice, en Algérie, c’est l’entretien des forêts ; 1 800 000 hectares de forêts à préserver ou plutôt à restaurer, c’est une forte tâche, et cependant si on ne le fait avec soin, la colonisation est en péril. Le maintien des forêts est indispensable pour sauvegarder le pays du siroco et de la sécheresse. Jusqu’ici, ce service n’a été fait qu’imparfaitement ; on a abandonné à la dépaissance des troupeaux les croupes des montagnes ; et qui sait si l’intensité des fléaux récents qui ont frappé notre colonie, n’est pas due en partie à la négligence apportée jusqu’ici dans le service forestier. Voilà donc l’une des branches principales de l’administration coloniale : c’est là qu’elle peut et doit se montrer active ; c’est là qu’il est légitime et nécessaire non seulement de conserver, mais d’augmenter le nombre des fonctionnaires. Qui pourrait mesurer l’utilité des ponts-et-chaussées dans cette vaste contrée, où les populations sont disséminées et où la fertilité et la salubrité naturelles sont contrariées au premier abord par des marécages qu’il importe de dessécher ? Un colon fort expert dans les affaires algériennes, M. Jules Duval, a dit, avec grande justesse, qu’en Algérie la politique devait être une politique hydraulique. Des dessèchements, des canaux, des barrages, c’est un besoin universellement senti, un besoin primordial dans cette terre féconde, qui a deux ennemis principaux et que l’on croirait inconciliables, la sécheresse et les émanations palustres ; il faut utiliser tous les cours d’eau pour l’industrie et la culture. Mais ce qui importe avant tout, le service qui prime tous les autres, c’est celui de la topographie. Tout ce territoire de colonisation à lever, à cadastrer, à allotir, c’est la tâche première de toute administration coloniale intelligente ; avec quel soin les États-Unis et l’Australie se hâtent de pourvoir à ce service essentiel, le premier par ordre de date et de nécessité. Il nous faudrait, comme dans les colonies anglo-saxonnes, une légion de géomètres. C’est le point de départ de toute appropriation du sol, c’est la condition de tout peuplement considérable. Qu’on emprunte à l’Amérique cette méthode si féconde d’appropriation des terres vacantes. Que l’on divise tout le territoire destiné à la colonisation en sections et en lots contigus, d’une étendue géométrique parfaitement fixée et placés le long de bonnes routes, que l’on conserve, si l’on veut, une section centrale pour servir de dotation aux écoles et aux autres établissements d’utilité publique. On n’aura plus besoin alors de créer des centres de colonisation ; on n’aura plus besoin de transports gratuits pour les émigrants ; ils viendront d’eux-mêmes et à leurs frais quand ils seront sûrs de trouver, pour une petite somme, une étendue de terres bien limitée, nettement circonscrite et dont la propriété leur sera à jamais assurée. Mais, pour arriver à cette perfection, pour allotir et cadastrer les terres domaniales, pour que chaque immigrant et chaque colon trouve toujours à en acheter selon sa convenance, il faut que le service de la topographie soit sérieusement organisé, et il ne l’a jamais été assez dans notre province d’Afrique. C’est, sans aucun doute, une des causes du développement lent de notre colonie ; les nouveaux arrivants n’ont jamais trouvé une assez grande quantité de terres disponibles, et ceux mêmes qui étaient assez heureux pour en obtenir par voie de concession ou d’achat, se trouvaient en présence d’une propriété mal limitée et qui n’offrait pas toutes les garanties de sécurité. 

La part de l’administration coloniale est large et sa responsabilité est grande : elle peut abandonner aux particuliers, aux communes, aux conseils généraux, la gérance sans entrave de leurs intérêts immédiats ; elle peut, sans danger, leur laisser toute initiative dans la sphère où ils se meuvent. Elle a assez à contrôler ailleurs. Tous ces grands services collectifs, cet ensemble de travaux préparatoires et conservatoires, c’est pour nos hauts fonctionnaires un champ assez vaste : qu’ils y portent toute leur activité et toute leur prévoyance : dans ces limites ces qualités seront utiles et fécondes : au lieu de se traduire en frottements et en amoindrissement de forces, l’action administrative amènera à sa suite des résultats durables et positifs. La colonie sera mieux préparée à la réception d’une immigration nombreuse : elle présentera, d’un autre côté, un attrait plus vif à ces grandes masses européennes qui sont en quête de contrées nouvelles où s’établir. Enfin l’initiative des colons en prendra un développement inconnu jusqu’ici. De cette triple transformation que l’on prévoie les conséquences : il n’est pas téméraire de dire que notre colonie prendrait un essor auquel son passé ne l’a pas préparé. Après le régime administratif, ce qu’il y a de plus important pour une colonie, c’est le régime commercial. Selon que ce régime est restrictif ou libéral la colonie est soutenue ou arrêtée dans sa croissance. De ce côté l’Algérie n’a pas trop à se plaindre. Il est vrai que jusqu’en 1851 elle fut sevrée de la liberté d’exportation : ses produits ne pouvaient entrer dans la métropole qu’en payant des droits : mais le détriment qu’en éprouvaient les colons, sauf dans les dernières années, fut peu considérable. La colonie, en effet, était si peu peuplée que la colonisation sur une échelle un peu vaste n’avait pas encore commencé. Presque tous les colons étaient de petits trafiquants, suivant nos régiments et nos colonnes, et qui trouvaient dans l’alimentation des troupes la source principale et presque unique de leurs profits. Quant à ceux qui se livraient au défrichement et à la culture, l’approvisionnement de notre armée d’Afrique suffisait amplement au placement rémunérateur de leurs produits. Dans cette période d’enfance et dans les conditions spéciales où se trouvait l’Algérie jusque vers 1850, la liberté d’exportation est de moindre nécessité que la liberté d’importation. Les colons algériens, en effet, n’avaient guère de produits à offrir à la France, pendant les vingt premières années de la conquête ; ils avaient, au contraire beaucoup à lui demander, particulièrement des ustensiles de culture et de production. Mais, après avoir traversé cette première époque de l’enfance, la liberté d’exportation, qui n’était qu’utile auparavant, devenait impérieusement nécessaire. La colonie qui avait pu se former sans jouir du droit naturel de vendre ses produits en franchise à la métropole, ne pouvait grandir et faire des progrès considérables si ce droit lui était longtemps refusé. La loi du 11 janvier 1851, qui fut due aux efforts des députés algériens et dont M. Charles Dupin fut le rapporteur, vint à point pour favoriser l’essor de la colonie : la libre entrée des produits algériens en France fut dès lors un fait accompli : quelques articles seuls demeuraient encore grevés de droits et pour une faible proportion de leur valeur, si bien qu’en 1864 la douane française n’a perçu que 6 273 francs sur une importation de 76 000 000 de produits algériens. Les exportations de France, qui forment les quatre cinquièmes des importations totales de l’Algérie, jouissent de la même franchise : en 1864, elles n’ont pas donné un franc à la douane, sauf pour les sucres raffinés. Seules les importations de l’étranger et des entrepôts de France en Algérie restent assujetties à des taxes dont le relevé, y compris le droit sur les sucres raffinés, a fourni, en 1864, 2 382 834 francs : c’est peu de chose, comme on le voit.

Sous ce régime assez libéral le commerce de notre colonie a fait de rapides progrès. Depuis 1851, année où ce nouveau et bienfaisant régime commercial fut inauguré, les importations de l’Algérie ont presque doublé et ses exportations ont plus que décuplé.

1850

Valeurs des marchandises importées 72 692 782 fr. 

— exportées 10 262 383 

1864

Valeurs des marchandises importées 136 458 793 

— exportées 108 067 354 

« Les États-Unis, a dit avec raison M. le baron Charles Dupin, en présentant le rapport de la loi sur la convention Fremy et Talabot (Sénat, 7 juillet 1865), les États-Unis, l’Australie et le Canada, dont on fait de si grands et si justes éloges, entre les années 1850 et 1863, sont bien loin de présenter un si merveilleux progrès. »

Le mouvement de la navigation a également augmenté avec rapidité et le progrès se soutient tous les ans. En 1864, l’Algérie recevait à l’entrée 3 561 vaisseaux tant français qu’étrangers, jaugeant 465 845 tonneaux et employant 45 808 marins : c’était sur l’année 1863 une augmentation de 621 navires, 66 149 tonneaux et 6 221 hommes. Sous le rapport du tonnage, la France entrait dans le mouvement de la navigation pour 78,76%, l’Espagne pour 7,28, l’Angleterre pour 5,03, l’Italie 4,84, l’Autriche 1,05 (Tableau de la situation des établissements français en Algérie, en 1864. Paris, 1866). On voit que notre marine marchande qui se plaint de tomber en décadence, trouve dans notre commerce avec notre colonie d’Afrique une précieuse source de travail et de rémunération.

Les derniers documents que nous ayons pu consulter, sont relatifs à l’année 1869 : alors le commerce de l’Algérie, tant avec l’étranger qu’avec la métropole, et tant à l’importation qu’à l’exportation, s’élevait à 272 millions de fr., qui se décomposaient ainsi qu’il suit :

Commerce de l’Algérie avec l’étranger et les entrepôts de France. 78 590 134 fr. 

Commerce avec la métropole. 194 320 717 

TOTAL. 272 910 851

Dans la même année, les navires chargés expédiés de l’Algérie à l’étranger et vice versâ, avaient effectué 4 133 voyages ; le tonnage total de ces navires était de 402 358 tonneaux, dont 211 456 tonneaux sous pavillon français (52,6%). En réunissant ce mouvement à celui des transports entre la métropole et l’Algérie, on constatait les résultats suivants : 6 232 vaisseaux, 1 125 343 tonneaux, dont 82%, sous pavillon français.

Si favorable que soit cette situation commerciale, la lettre impériale de 1865 indiquait de nouvelles améliorations. Déjà les douanes de terre ont été supprimées, celle de la frontière du Maroc ne rendait pas le quart de ce qu’elle coûtait. La raison décisive d’un régime de pleine liberté d’entrée en Algérie surtout par la frontière de terre, c’est la facilité plus grande des transactions, c’est la suppression d’exigences, d’abus de délai qui nuisent à notre trafic avec les nations voisines des pays barbaresques ou du Soudan.

On s’est demandé si ce régime libéral n’était pas entravé par l’institution connue sous le nom d’octroi de mer. C’est là une taxe qui s’applique sans distinction de nationalité ni de provenance aux marchandises qui entrent en Algérie par les ports. Nous ne saurions, quant à nous, condamner cet impôt ; il n’a aucun des caractères des taxes protectionnistes, il est simplement fiscal ; il sert à défrayer les budgets des villes et de la colonie qui difficilement pourraient se procurer d’autres ressources aussi considérables ; il jouit du double mérite d’être généralement proportionnel et modéré ; il ne s’élève pas à plus de 10% du prix de la marchandise en gros ; il n’a aucun des principaux inconvénients de l’octroi de terre ; il se perçoit, en effet, directement sur les cargaisons, est payé en bloc par les négociants importateurs et se répartit silencieusement sur le prix des marchandises ; il n’y a donc là, ni les formalités, ni les lenteurs, ni les abus et les vexations qui sont inhérents à nos octrois métropolitains ; les frais de perception sont aussi moins élevés ; c’est d’ailleurs un impôt populaire. Quand on songe à l’énorme difficulté de lever des taxes dans les colonies, sans arrêter ou entraver la production, on ne peut vouloir supprimer un impôt d’une réalisation si facile et que les colons ressentent peu. 

La lettre impériale de 1865, entre autres réformes à l’étude, parlait de la création de ports francs en Algérie ; c’est là un expédient d’un autre âge et qui amène de nos jours plus d’inconvénients que d’avantages ; cette institution, en effet, multiplie les barrières au lieu de les enlever ; elle sépare les villes de leur banlieue et du reste du pays ; elle rétablit les douanes intérieures ; elle ne rachète par aucun profit bien constaté pour les ports les formalités qu’elle entraîne pour les campagnes. La seule réforme possible et utile, ce serait de supprimer complètement la douane algérienne, d’ouvrir la colonie en franchise aux produits de toute provenance, ou mieux encore de lui laisser le soin de fixer elle-même ses tarifs, comme le font les colonies de l’Angleterre ; mais cela supposerait une organisation politique dont notre Algérie peut difficilement être dotée aujourd’hui. 

Au régime commercial se rattache d’une manière intime le régime financier sous sa double face, les impôts et le crédit. Rien n’est si délicat dans une colonie que la taxation. Un impôt mal établi peut arrêter pour toujours ou comprimer pour longtemps l’essor de la colonisation ; le corps colonial dans son enfance est si susceptible, si impressionnable, si faible, qu’on ne saurait être trop prudent pour les charges qu’on lui impose : non seulement il importe qu’elles soient légères, il les faut encore bien placer. Dans les colonies comme partout, il n’y a que deux genres de taxes ; les taxes directes et les taxes indirectes. Les unes et les autres sont de mise, si elles ne sont pas exagérées, si elles n’entraînent pas des formalités et des vexations inutiles. Voilà pourquoi nous nous sommes prononcé pour l’octroi de mer. De tous les impôts imaginables aux colonies, c’est celui dont la perception est la plus aisée et soumet le moins le contribuable à des dérangements et à des lenteurs funestes. La plupart des colonies anglo-saxonnes et spécialement l’Australie, la Tasmanie, tirent une grande partie de leurs ressources des taxes sur les vins et les liqueurs. C’est là, à notre gré, une excellente matière imposable dans des colonies qui ne cultivent pas la vigne et où ces denrées, arrivant par mer, paient sans frais accessoires et sans difficultés le montant des droits. Mais pour un pays producteur où la vigne a de l’avenir, ces taxes deviennent nuisibles à un double point de vue : d’abord elles frappent une culture qu’il importerait d’encourager ; puis elles deviennent d’une perception difficile, et entraînent tous ces abus et toutes ces vexations, qui sont si lourds dans une métropole et qui seraient intolérables dans une colonie. On peut avoir recours à l’impôt foncier, mais avec réserve ; car, si cet impôt est exagéré ou si sa base n’est pas aussi parfaite que possible, il en résultera un arrêt dans le défrichement. La lettre impériale de 1865 s’était prononcée sans restriction pour l’impôt foncier, « qui doit être établi le plus tôt possible en territoire civil, en prenant pour base la qualité du sol, qu’il soit cultivé ou non, comme cela a lieu en France. Cette mesure réclamée par les colons eux-mêmes obligera les propriétaires à défricher ou à vendre. » Il y avait beaucoup à dire sur ces lignes. L’impôt foncier doit-il peser même sur les terres non défrichées, ainsi que la lettre impériale le pense ? Cela a été fort contesté avec quelques bons arguments par des publicistes et des colons expérimentés. Quant à nous, nous croyons que l’impôt foncier, s’il est très modéré, peut porter même sur les terres qui ne sont pas en culture, mais qui sont devenues propriété privée, si ce n’est immédiatement après l’acquisition, du moins au bout de quelques années, cinq ans par exemple. C’est ce qui se pratique aux États-Unis sous le nom de taxes locales ; les settlers s’en trouvent à merveille, les communes aussi, et les économistes les plus experts en fait de colonisation, Merivale entre autres, louent ce mode d’imposition. Il est incontestable qu’une taxe qui est sensible, sans être exagérée, excite à la culture, empêche les riches propriétaires d’acheter des domaines pour les laisser en friche, attendant leur plus-value de l’effet du temps et de la culture environnante. Nous approuvons donc que toutes les terres devenues propriété privée soient soumises à l’impôt foncier quelques années après leur aliénation par l’État. Il est bon, en effet, d’accorder un peu de répit au colon ; avant de mettre en culture, il a souvent de grandes dépenses préparatoires à faire ; puis les premières récoltes ne rapportent guère et le colon a besoin de toutes ses ressources ; les lui enlever sous forme d’impôts, aussitôt après l’acquisition de la terre inculte, c’est nuire à la culture, c’est amoindrir par conséquent la matière imposable. L’impôt foncier ne doit être dans une jeune colonie qu’un stimulant ; il y a une mesure fort délicate à trouver, car il peut facilement devenir un obstacle. Nous voudrions aussi que l’impôt foncier dans les colonies appartînt aux communes ou à la province, non à l’État ; ce serait une précieuse ressource pour les travaux de viabilité, et le colon, voyant l’emploi auquel cet impôt est désigné, ne murmurerait pas en le payant ; or, quand il s’agit d’impôt, il ne faut pas seulement considérer le résultat réel, il faut encore tenir compte de l’opinion qu’on en a ; la croyance générale qu’un impôt est mauvais et vexatoire produit souvent plus de mal que si l’impôt était réellement, et sans qu’on le sût, vexatoire et mauvais. Or, nulle part l’opinion n’a autant de force et d’influence que dans une colonie, nulle part il n’importe autant de la ménager. Si nous ne répugnons pas au fonctionnement de l’impôt foncier en Algérie, avec les modifications toutefois que nous venons d’indiquer, il est des taxes dont nous réclamons l’atténuation immédiate, ce sont les droits d’enregistrement et de mutation. Ces taxes en France sont beaucoup trop élevées ; elles tendent à consacrer l’immobilité et l’inaliénabilité des biens-fonds. En effet, sauf le cas exceptionnel où les terres ont acquis au bout de peu de temps une plus-value considérable, on est réduit à les vendre moins cher qu’elles n’ont coûté, tous frais compris ; il en résulte qu’on ne les vend qu’à la dernière extrémité ; de même ce système de hauts droits empêche qu’on ne vende une terre pour en acheter une autre. Cette opération serait presque toujours mauvaise, puisqu’on devrait commencer par payer au Trésor et aux officiers ministériels un droit qui ne monte pas à moins de 8 ou 10%. Répétée souvent, cette opération finirait par ruiner complètement celui qui s’y livrerait. Or, dans les colonies, il est parfois très utile que les terres changent souvent de main ; il y a des hommes qui sont de leur nature enclins à défricher et qui savent mieux que personne porter les terres incultes au premier degré de culture, mais qui, une fois arrivés à ce point, n’ont plus le goût ou la capacité des perfectionnements ultérieurs ; il est, au contraire, d’autres cultivateurs plus soigneux qui n’aiment ou ne s’entendent à prendre les terres qu’après ce premier travail de préparation et qui savent alors admirablement les améliorer. Dans le Far-West de l’Amérique les terres changent trois fois de propriétaires en un laps de temps de quelques années ; il est excessivement rare que celui qui a défriché le sol le possède au bout de dix ans ; il s’est formé ainsi aux États-Unis trois catégories très distinctes de cultivateurs qui se succèdent à quelques années d’intervalle sur les mêmes terres. L’un habite une hutte (loghouse) et défriche ; le second se construit une grande maison de bois et fait une culture extensive avec un peu de bétail mais sans grand capital ; le troisième se bâtit une maison de pierre et se livre à grand frais à une culture intensive ; cette division du travail correspond à une division naturelle d’aptitude et de goût et à une division sociale de fortune et de capitaux. On peut dire que sans cette triple catégorie de cultivateurs les progrès du Far-West seraient infiniment plus lents et que la culture n’y serait ni aussi étendue ni aussi avancée. Il en est de même en Australie. Il est très rare que le squatter devienne settler. Il est incontestable que dans une colonie la terre doit changer plus souvent de mains que dans une métropole ; or les droits d’enregistrement et de mutation par leur élévation excessive empêchent les aliénations ; nous pouvons dire qu’ils empêchent du même coup les progrès de la culture. Combien n’est-il pas désirable de faciliter les échanges, mais comment cela est-il possible avec des taxes si élevées ? Le nombre des mutations ne compenserait-il pas pour le Trésor, en partie du moins, la baisse des droits ? 

La ressource la plus naturelle à une colonie agricole, c’est la vente des terres domaniales. Que de recettes l’Australie du Sud s’est faites en battant monnaie avec ses terres ! Nous n’avons aucun doute que l’Algérie ne puisse tirer aussi de ce fonds commun et longtemps inépuisable de précieux subsides. Mais il faudrait de premières dépenses intelligentes. Si l’Australie du Sud a beaucoup gagné avec son sol, elle a commencé par faire de grandes avances en surveys ou en arpentage. Il faudrait de plus que le régime général de la colonie exerçât de l’attrait au dehors. Dans ces conditions, avec le double mode de vente à prix fixe et à bureau ouvert pour les terres ordinaires et de vente aux enchères cachetées pour les terres exceptionnelles, on pourrait facilement se procurer plusieurs millions par année.

Cependant, il ne faudrait pas s’imaginer qu’une colonie comme l’Algérie puisse dans un avenir très prochain, soit couvrir ses dépenses totales, soit donner un revenu à la métropole. Elle subvient à peu près, actuellement, aux frais de l’administration civile, et c’est beaucoup ; les taxes y sont plutôt exagérées. Un colon compétent, M. le docteur Warnier, dans sa brochure L’Algérie devant l’opinion publique, donne les chiffres suivants comme produits des impôts en 1862 :

2 761 848 indigènes ont payé 19 292 817 fr. soit 7 fr. 70 par tête 

204 877 Européens ont payé 17 450 311 fr. soit 85 fr. 15 par tête

Ces chiffres comprennent, bien entendu, les taxes provinciales et locales, mais on voit comme ils sont exorbitants. On doit dire que bien loin de les augmenter, on ne peut penser qu’à les réduire. La seule manière d’arriver à en accroître le produit, c’est d’attirer une immigration notable. Si l’Algérie avait 1 000 000 de colons européens, on peut dire sans exagérer qu’elle paierait largement ce qu’elle coûte, même les dépenses de l’armée ; car si 200 000 colons ont payé 17 000 000 de francs, 1 000 000 de colons paieraient facilement 80 000 000 de francs et plus encore, car la puissance contributive individuelle augmente avec la masse des individus ; une collection de 1 000 000 d’hommes civilisés et actifs sur une terre considérable et féconde, ne produira pas seulement cinq fois plus que 200 000 individus dispersés sur cette vaste étendue, elle produira probablement 6, 7, 8 ou 10 fois plus. Que, dans l’état présent, l’Algérie nous coûte les frais d’entretien de l’armée qui l’occupe, nous ne pouvons comprendre qu’on s’en étonne. La fondation d’une colonie est un placement à intérêt lointain : les frais d’établissement sont très considérables et se continuent pendant des années ; mais au bout d’un certain temps, si l’affaire a été bien conduite, la colonie rend largement à la métropole tout ce qu’elle lui a coûté ; elle le lui rend non pas sous la forme d’excédent de revenu qu’elle verserait au trésor métropolitain, mais par l’activité qu’elle donne à l’industrie et au commerce de la mère patrie, par les profits et les salaires qu’elle fournit aux fabricants et aux ouvriers métropolitains, par les produits nouveaux, meilleurs ou moins chers, qu’elle offre aux consommateurs de la métropole. Il faut ignorer complètement l’histoire pour croire qu’après quarante ans, sauf l’exception des colonies à mines, des établissements coloniaux puissent être productifs de revenu. La grande et belle île de Cuba, le joyau de l’Espagne, ne vivait qu’à force de subsides jusqu’à la fin du dernier siècle. La Virginie, le Maryland, la Pennsylvanie et les autres belles provinces de l’Union américaine, ont ruiné leurs fondateurs propriétaires. Il n’est donc pas étonnant que l’Algérie nous coûte encore les frais d’entretien de son armée. 

Le second aspect de la question financière, c’est le crédit. On sait quelle importance nos maîtres en colonisation, les Américains et les Anglais, attachent à un bon système de crédit. Dans chaque nouveau village, près de la maison d’école et de la maison de Dieu, se dresse la maison de dépôt et d’escompte, house of deposite and discount. Ainsi se trouvent groupés dans chaque centre embryonnaire de civilisation, au milieu des pionniers et des défrichements, les trois éléments indispensables de toute croissance et de toute prospérité ; l’école qui donne à l’homme l’instruction, le temple où il puise l’éducation morale et religieuse, la banque qui féconde la production. De toutes les nations civilisées la France est la plus pauvre en instruments de crédit ; il est naturel que les colonies soient encore plus dénuées que la métropole. La lettre impériale de 1865 indiquait comme l’un des grands fléaux de l’Algérie, l’usure qui y serait plus extrême et plus générale que partout ailleurs. C’est une loi de la nature que les capitaux soient plus chers partout où ils sont rares et où le champ d’emploi est à la fois très étendu et très rémunérateur ; c’est précisément le cas des colonies nouvelles et surtout de celles qui possèdent en abondance des terres fertiles comme l’Algérie. Il est donc conforme à l’ordre des choses et aux lois économiques que l’intérêt, même à égalité de risque, y soit sensiblement plus élevé que dans la métropole ; prétendre abaisser le taux de l’intérêt au même niveau en Algérie qu’en France, c’est une puérilité. Mais l’infériorité des colonies ne consiste pas seulement en ce que les capitaux y sont plus rares, elle consiste encore en ce que cette branche de l’industrie, qui a pour objet de recueillir les capitaux momentanément oisifs pour les placer dans des mains productives, est beaucoup moins développée que dans la mère patrie. Pendant les 20 premières années de la colonisation, il n’existait pas un seul important établissement de crédit dans toute notre province d’Afrique. La loi du 4 août 1851 créa la banque d’Algérie qui a fondé deux succursales à Oran et à Constantine et a rendu des services signalés, directement au commerce et à l’industrie, indirectement à l’agriculture. Le taux ordinaire de ses escomptes est de 6% ; en 1864, elle avait escompté pour 77 894 541 francs. Le gouvernement ne s’est pas arrêté dans cette bonne voie ; en mars 1860, un décret rendit applicable à l’Algérie la loi du 21 mai 1858 sur les magasins généraux, dont le premier essai réussit complètement à Blidah. Quelques mois auparavant un décret du 11 juillet 1860 étendait au territoire de l’Algérie le privilège accordé au crédit foncier de France. Enfin, pour obvier au défaut de banques locales et pour faciliter dans toute la colonie la circulation des capitaux, le ministre des finances, au mois d’août 1865, a autorisé les trésoriers payeurs des trois provinces à recevoir désormais les fonds des négociants et à délivrer en échange des mandats sur leurs préposés. Les entraves qui résultaient pour le commerce de la difficulté des transports de fonds entre les différentes places de l’Algérie seront ainsi considérablement atténuées. On ne saurait trop louer cette initiative heureuse ; mais il serait désirable que le gouvernement fît quelques réformes dans ses propres règlements, lesquels contribuent à maintenir le taux élevé de l’intérêt dans la colonie. Il y a un exemple de modération vis-à-vis les débiteurs, qu’il serait du devoir de l’État de donner dès à présent : c’est la réduction au-dessous du taux actuel de 10% de l’intérêt légal, c’est-à-dire de l’intérêt qui court de plein droit dans des circonstances déterminées. En percevant 10% d’intérêt l’État encourage directement à l’usure ; il est à regretter que la lettre impériale, qui s’élève contre ce fléau, n’ait pas vu que le gouvernement contribuait lui-même à l’entretenir. 

La plus importante création gouvernementale pour la mise en rapport de notre possession algérienne, ç’a été la grande société fondée par MM. Frémy et Talabot ; on ne saurait trop dire si c’est là une compagnie de crédit ou une compagnie foncière ; elle tient de l’un et de l’autre caractère. Quoiqu’on puisse alléguer, au point de vue théorique, contre ces grandes compagnies, il est incontestable, en pratique, qu’elles ont rendu dans certaines circonstances des services considérables. Dans le Nord-Amérique, ce sont les grandes compagnies foncières qui ont facilité la culture par leurs travaux préparatoires, routes, canaux, arpentage ; et nous ne doutons pas qu’en Algérie la société nouvelle n’eût pu tirer un excellent parti des 100 000 hectares qui lui ont été concédés. Si elle eût consacré en six ans, selon la lettre de son traité, 30 000 000 en routes, 20 000 000 aux ports, 30 000 000 en barrages, canaux, desséchement de marais, puits artésiens, 15 000 000 au reboisement des montagnes et 5 000 000 en subsides aux colons qui végètent loin des côtes ; si elle eût versé dans le pays les 120 000 000 stipulés sous forme d’opérations de crédit, il est évident que ç’eût été pour l’Algérie un puissant ressort qui lui eût communiqué un rapide mouvement d’impulsion. Malheureusement, il ne paraît pas que cette grande compagnie se soit complètement conformée à la lettre, ni surtout à l’esprit de sa charte ; aussi n’a-t-elle pas jusqu’ici produit tout le bien qu’on en pouvait attendre. Quoiqu’il en soit, d’ailleurs, des opérations matérielles de ces grandes compagnies, elles exercent, au point de vue moral, quand elles sont conduites avec intelligence et probité, une excellente influence sur l’opinion ; elles créent une foule d’intérêts nouveaux par le vaste mouvement d’affaires auquel elles se livrent, et, dans un pays aussi rigoureusement administré que notre province d’Afrique, elles forment en face de l’administration des corps résistants qui deviennent d’utiles entreprises. 

La situation de l’Algérie, au point de vue du crédit, s’est donc depuis quelques années singulièrement améliorée. On pourrait regretter que toutes ces créations nouvelles soient d’origine gouvernementale et qu’il n’y en ait aucune qui provienne des entrailles mêmes de la colonie. Mais en l’absence de cette initiative privée que nos règlements ne sont que trop portés à étouffer, du moins doit-on se féliciter de voir l’État et de puissantes sociétés recourir à des fondations pratiques et productives. 

Nous avons étudié jusqu’ici l’Algérie des colons, nous avons examiné tour à tour les conditions administratives, commerciales, financières qu’on leur a faites ou qu’ils se sont faites à eux-mêmes. Mais il est impossible d’avoir une idée exacte de la situation de la colonie européenne, si l’on n’étudie avec quelques détails la situation de la population indigène. Nous avons scindé pour plus de clarté cette double recherche, qui ne doit faire pourtant qu’une même étude. 

Ce qu’il y a d’exceptionnel, avons-nous dit, dans notre colonisation africaine, c’est la présence d’une population indigène considérable, ayant une civilisation relativement avancée et pleine de vitalité. C’est une situation sans précédent, et il en résulte des complications nombreuses qui rendent notre œuvre singulièrement délicate et difficile. 

La population indigène n’est pas évaluée à moins de 2 500 000 habitants. Que fallait-il faire de ces 2 500 000 individus ? Trois partis se présentaient : ou repousser les indigènes au-delà de l’Atlas, les rejeter même dans le Sahara, ou les fondre avec la population européenne en leur imposant, soit par la contrainte, soit par la propagande, nos mœurs, nos lois et peut-être même notre religion, ou respecter toutes leurs coutumes, rendre inviolables toutes leurs propriétés, et éloigner les Européens d’un contact fréquent avec eux ; ces trois systèmes peuvent se définir en trois mots : le refoulement, le fusionnement, l’abstention. On n’a adopté résolument aucun de ces trois régimes : on a flotté de l’un à l’autre ; on les a mêlés ensemble et l’on est arrivé par ce défaut de principes mets et conséquents à une politique pleine d’irrésolution, de retours et d’incertitude. Nous ne pouvons blâmer complètement les fluctuations du premier jour : pour tout esprit pratique, qui se rend compte des difficultés réelles, il est évident que l’on devait nécessairement passer par cette période de tâtonnements. Mais le temps est venu d’en sortir : des expériences, qui ont duré plus de quarante ans, nous ont fourni des éléments suffisants de décision ; cette décision, il importe de la prendre pour ne la plus changer. 

Le régime hybride et provisoire dans lequel on a vécu jusqu’à ce jour, a offert les inconvénients réunis de chacun des trois systèmes sans présenter les avantages d’aucun d’eux. L’Algérie a continué d’être une conquête, sans devenir, à proprement parler, une colonie, ni un État vassal. Les colons ont été cantonnés et cependant dans une certaine mesure les Arabes ont été refoulés. Le système militaire a dominé l’Algérie toute entière, sans pouvoir amener une sécurité absolue et éviter toutes les rébellions : des concessions ont été faites à l’élément civil, sans pouvoir constituer une population civile considérable ; les colons ont été souvent entravés par une administration minutieuse, vexatoire, qui a empêché le développement de la colonisation ; les Arabes ont été inquiétés par une ingérence timide dans leurs affaires, par des demi-mesures qui les ont irrités sans les affaiblir : ainsi l’on n’est arrivé à satisfaire aucun des deux éléments, on n’est pas arrivé surtout à les rapprocher, et ce qui est plus grave, c’est qu’au bout de cette route tortueuse et sans direction qu’a suivie la politique française on ne peut apercevoir même pour un avenir lointain une solution définitive. 

Des trois partis entre lesquels l’on a à choisir, le premier est injuste : il violerait le droit acquis soit par leur origine soit par une prescription de plusieurs siècles aux populations indigènes ; il serait d’ailleurs le point de départ d’une guerre séculaire dont on ne peut entrevoir l’issue, mais dont il est facile de prévoir les pertes et les calamités. Le troisième parti, qui est le respect complet des coutumes, des traditions, des mœurs, de ce que l’on a appelé la nationalité arabe, s’il était appliqué avec logique, exigerait que notre armée et nos colons quittassent l’Afrique, et, s’il n’est appliqué qu’à demi, nous replonge dans les incertitudes et les indécisions dont nous voulons précisément sortir. Il ne reste donc que le second parti, la fusion de l’élément indigène avec l’élément européen : si grandes que soient les difficultés qu’il entraîne, si complexe que puisse être le problème, nous disons avec les colons les plus intelligents d’Algérie qu’il est le seul à offrir une solution pratique et définitive, et que si l’on agit avec prudence, avec patience, avec mesure, mais avec persévérance et esprit de suite, on peut être sûr du succès. 

Quand nous parlons de fusion de l’élément indigène avec l’élément européen, nous n’entendons pas dire une absorption complète du premier dans le second, de façon qu’il ne restât aucune différence dans les mœurs et dans les habitudes soit extérieures soit intimes. Nous faisons seulement allusion à un état de choses où les deux populations d’origine différente, seraient placées sous le même régime économique et social, obéiraient aux mêmes lois générales et suivraient dans l’ordre de la production une même impulsion : il resterait, bien entendu, longtemps encore et peut-être toujours, des distinctions de croyances et d’habitudes ; mais il y aurait, au point de vue économique, politique et social, identité d’intérêts et de situation ; et, à bien considérer, c’est la seule harmonie qui soit indispensable, au point de vue de la paix, de la prospérité et de la civilisation. 

Nous ne nous dissimulons pas que les obstacles à la fusion, même entendue dans le sens restreint où nous la concevons, sont nombreux et énormes : mais nous croyons avoir dès ce moment un point d’appui. En considérant les différentes parties de la population indigène comme des groupes divers mais analogues d’une nation unique, on commet une erreur que non seulement l’histoire mais encore l’étude attentive des faits actuels démentent de la manière la plus irréfragable. Il est une observation acquise et qui a un grand prix, c’est que la population que nous avons trouvée en Algérie manque d’homogénéité et qu’elle ne présente aucun des caractères communs qui constituent la nationalité. Il n’y a qu’un trait qui rapproche tous les groupes, c’est la religion ; mais cette religion est entendue et pratiquée d’une manière toute différente par les deux principales branches de la population algérienne : bien que les dogmes soient les mêmes, l’influence pratique qu’ils exercent, l’esprit dont ils animent les fidèles, n’est pas le même chez les Kabyles que chez les Arabes. Il y a, on le sait, en Algérie, environ 1 000 000 de Kabyles ou Berbères purs, habitants primitifs de la contrée, selon l’opinion reçue : il y a, d’un autre côté, 500 000 Arabes purs descendants des conquérants et 1 200 000 Berbères arabisant, c’est-à-dire ayant une autre origine que les Arabes, mais ayant pris leurs mœurs et leurs coutumes. Telle est la classification établie par un homme fort compétent, M. le docteur Warnier. On peut dire que les Kabyles ne diffèrent des Européens que par un point, la religion : et comme la religion n’influe pas sur leur organisation économique et sociale, qu’elle est tout entière renfermée dans le for intérieur des fidèles, il en résulte que les conditions de production et de développement sont presque les mêmes pour les Kabyles que pour les colons. Comme l’Européen, le Kabyle est monogame, sa femme a le visage découvert, elle est en possession de toute la dignité de l’épouse légitime et unique : comme l’Européen, le Kabyle ne connaît d’autre organisation économique que la propriété privée, entourée de toutes les garanties de sécurité dans le présent et dans l’avenir : comme l’Européen encore, le Kabyle est démocrate, il n’admet pas d’aristocratie héréditaire, il a des conseils municipaux ou djemmaas qui sont électifs. Comme l’Européen, le Kabyle se gouverne par des lois civiles ou coutumes indépendantes des lois religieuses et qui admettent tous les perfectionnements que le temps peut apporter ; comme l’Européen, en dernier lieu, le Kabyle honore le travail, pratique l’épargne, croit au progrès, fait des réformes dans toutes les branches où se répand son activité. Ainsi par la constitution de la famille, de la propriété, de la commune, par l’origine des lois, par le goût et l’habitude du progrès, les Kabyles se rapprochent des colons d’Europe, au point de n’en différer par aucun caractère essentiel sous le rapport de l’organisation économique, domestique et sociale. Aussi ces deux éléments peuvent-ils vivre en parfaite conformité de tendances et d’intérêts : ils se prêtent mutuellement secours, ils sont animés d’un esprit analogue : on a vu ces rapports s’accentuer de plus en plus. Les Kabyles ont introduit dans leurs coutumes séculaires plusieurs de nos dispositions légales, ils ont porté dans leurs montagnes plusieurs de nos procédés de fabrication, des moulins perfectionnés et beaucoup d’ustensiles d’invention récente. Ils ont offert aux derniers fléaux qui ont affligé l’Algérie une résistance sérieuse et n’en ont que médiocrement souffert. Si tous les habitants non européens de l’Algérie étaient des Kabyles, on peut dire que la question algérienne serait facilement tranchée. 

Mais est-il possible d’arriver à ce que un jour tous les indigènes de l’Algérie adoptent une organisation domestique, économique et sociale analogue à celle des Kabyles et se rapprochant, par conséquent, sensiblement de celle des Européens ? Il faudrait radicalement modifier le système de la tribu, de la propriété collective, de la famille polygame : ces trois points obtenus, il ne resterait plus que des détails dont on viendrait facilement à bout. 

Les Arabes ont une constitution sociale que l’on a l’habitude de comparer à la féodalité du Moyen-âge ; il y a, en effet, quelques analogies entre les deux systèmes, bien que l’on ne puisse y trouver une similitude complète. L’organisation arabe est infiniment plus simple et plus rudimentaire que le savant régime de la féodalité.Toujours est-il qu’il existe chez les Arabes une aristocratie vivace, ennemie du travail qu’elle regarde volontiers comme une flétrissure, amie du luxe, des combats, des fantasias équestres, opprimant la foule qu’elle est censée protéger, habituée par de longs siècles d’anarchie aux abus de pouvoir et aux exactions ; au-dessous de cette aristocratie assez nombreuse, une énorme multitude ignorante, soumise à l’arbitraire, subissant la corvée et toutes sortes de prestations personnelles. Ce système aristocratique est lié au régime de la propriété collective ; la tribu n’admet en général que des jouissances individuelles à courte durée, pour le labour, les semailles et la récolte des céréales et de quelques légumes ou fruits ; la récolte levée, tout rentre dans la propriété commune. Même dans les lieux où la propriété melk (privée) est constituée, l’indivision se perpétue en raison de la jurisprudence musulmane émanée du Coran, qui rend les biens indivis dans la même famille ; il en résulte, au point de vue économique, les conséquences les plus graves : personne ne veut défricher, fumer, labourer profondément, planter des arbres fruitiers, en un mot faire de grandes avances de travail ou d’argent. Les labours superficiels se succèdent les uns aux autres ; les dangers de la sécheresse si fréquente et si terrible en Afrique, en sont accrus ; la récolte si mal préparée est excessivement aléatoire : elle est perdue dès que la pluie manque. Dans les années moyennes, au dire d’observateurs compétents, elle ne rend guère plus de six hectolitres par hectare. Cette absence de propriété individuelle solidement organisée, cette vie patriarcale et nomade, cette domination absolue des chefs de la tribu, rendent l’économie rurale extraordinairement routinière. Selon M. Jules Duval (La politique de l’empereur en Algérie, 1866) les populations arabes ne savent pas tirer parti de leur laine, qui leur serait une si grande ressource ; elles n’ont pas appris à se servir de cisailles pour tondre leurs brebis qu’elles écorchent avec des faucilles ; elles ne savent ce que c’est que d’élever des bestiaux, elles n’ont jamais eu le sens de faire des provisions de fourrages secs pour l’hiver ; elles ne savent pas encore se servir de la faux pour couper le foin ; elles ignorent ce que c’est que la sélection pour la reproduction ; elles n’ont jamais su abriter les bestiaux contre les intempéries, aussi chaque hiver rigoureux décime-t-il les troupeaux, de même que chaque été un peu sec détruit les récoltes. Qu’il y a loin de là aux progrès quotidiens des populations kabyles ! 

Mais cette organisation de la tribu, cette propriété collective, sources de tant de maux et d’apathie, obstacles au rapprochement des deux races et au progrès de la colonisation, comment les faire disparaître ? Le sénatus-consulte du 22 avril 1863, qui assurait aux Arabes la propriété du territoire occupé par eux, semblait un premier pas vers cette désagrégation de la tribu et vers la constitution de la propriété individuelle. Pour appliquer ce sénatus-consulte, on commençait par bien fixer l’étendue du territoire qui revenait à chaque tribu, c’était ce que l’on appelait la délimitation de la tribu, opération délicate et longue ; la deuxième opération, capitale par le but auquel elle tendait et l’influence qu’elle devait avoir, consistait à distribuer entre un certain nombre de douars, le territoire que la première opération avait délimité. Rien dans la tribu primitive ne répondait au douar qu’on voulait constituer ; c’était là une création tout à fait nouvelle de localités qui, pour l’étendue, la population et les ressources, devaient ressembler à nos communes de France. Cette répartition du territoire de la tribu entre les douars a la plus haute portée sociale. Chacun de ces douars devait être parfaitement déterminé dans ses contours et toutes les terres qu’il contiendrait nettement classées dans une des catégories suivantes : 

1° Terres domaniales ; 3° Terres collectives de culture ; 

2° Terres melk ou de propriété privée ; 4° Terres de parcours communal. 

Le douar a reçu une organisation municipale ; il a sa djemmaa ou conseil, malheureusement elle n’est pas élective comme chez les Kabyles. On ne peut nier que cette constitution du douar-commune ne soit le commencement de la désagrégation de la tribu. Un décret impérial précédé d’un rapport du ministre de la guerre, en date du 9 mai 1868, a confirmé, en la développant, cette institution du douar et ce morcellement de la tribu. Il reste à constituer la propriété privée, et c’est là un pas encore plus difficile, qui ne peut s’opérer qu’avec beaucoup de précautions. Ce n’est pas impossible, cependant. « Chez les Arabes, dit M. Jules Duval, domine le caractère de la propriété collective avec la faculté et de nombreux exemples d’appropriation privée. Entre eux et les Européens, la différence consiste dans la proportion des deux modes de jouissance ; chez nous, la propriété privée est la règle, la propriété collective est l’exception ; chez eux, c’est l’inverse. » Il n’y a donc pas de nouveau principe à introduire, ce qui rend le changement plus aisé ; il n’y a que le développement progressif d’un mode de culture et de jouissance déjà connu, mais qui ne prédomine pas. La tâche a été singulièrement facilitée par la répartition du territoire de la tribu entre les douars ; on a acquis une foule de renseignements indispensables ; on sait parfaitement de quelle façon la terre est détenue chez les indigènes, si chaque habitant est dans l’habitude de labourer toujours les mêmes parcelles ou si chaque année amène un remaniement territorial et une distribution nouvelle. On a des aperçus beaucoup plus complets sur l’état de la population, sur les principales familles, sur les droits de chaque individu ; on voit que beaucoup d’éléments du travail sont déjà acquis et que la tâche est bien facilitée ; on ne sera pas tenu de procéder d’une manière uniforme, subite et générale ; on devra agir avec ménagement, mais il faudra agir ; la constitution de la propriété privée chez les Arabes, comme mode usuel de jouissance des terres, doit devenir un fait aussi promptement que possible ; c’est la condition essentielle des progrès de la colonisation, c’est le point de départ du rapprochement des races. Quand on voit avec quelle facilité s’est opéré jusqu’ici le morcellement du territoire des tribus entre les douars, on est en droit de dire que la transformation de la propriété collective en propriété privée n’est pas impossible. 

Une réforme qui demandera plus de temps et de tact, et à laquelle cependant l’on doit tendre, c’est la suppression de la polygamie. Nul doute qu’ici les procédés de contrainte ne soient pas de mise ; ce n’est pas aux règlements et à la législation qu’il faut avoir recours ; la marche doit être plus lente et plus habile ; mais que le système de la monogamie soit parfaitement conciliable avec les croyances et les traditions musulmanes, c’est ce dont les Kabyles nous donnent la preuve. La polygamie, outre qu’elle constitue entre les Européens et les indigènes une différence radicale et un obstacle au rapprochement, a sur la production les conséquences les plus funestes. On ne saurait exagérer l’influence de la position de la femme sur les conditions économiques des sociétés. « L’administration des revenus, dit M. Jules Duval, est, chez les Arabes, au niveau de leur création ; elle est inhabile et ignorante parce qu’elle manque de son ressort moteur, l’esprit de famille personnifié dans l’épouse et la mère. La pluralité des femmes enlève à chacune d’elles l’intérêt qu’elle prendrait, si elle était seule, au bon ordre, à la prospérité, à l’accroissement des ressources de la maison ; chacune de ces femmes légitimes, au lieu de contribuer à l’augmentation de l’avoir commun, ne cherche qu’à tirer à elle la plus grande partie du revenu ou même du capital, sous forme de bijoux et de présents… Même la femme unique de l’époux arabe, dit encore M. Jules Duval, toujours menacée d’une répudiation on d’un divorce excessivement faciles, n’a point pour son âge avancé cette sécurité qui invite aux épargnes pendant les années de jeunesse et de beauté. » Ainsi le goût et la capacité de la vigilance et de l’épargne, les deux conditions essentielles de toute bonne économie domestique font complètement défaut. L’âme de la famille manque et le ressort de la prospérité de la maison est absent. C’est là une des grandes causes de la stagnation où se trouve la société arabe, de la misère permanente qui l’afflige, du peu de résistance qu’elle offre aux fléaux naturels qui la frappent. Mais peut-on triompher de la polygamie ? Pour qui réfléchit sur les causes de cette pluralité des femmes, il est évident que si la suppression de la polygamie est difficile, impossible même par voie de contrainte, elle devient parfaitement exécutable à la longue par une conduite prudente et judicieuse. Un fait qui doit rassurer et porter à l’espoir, c’est que la polygamie est actuellement restreinte aux familles riches et que d’année en année elle perd du terrain : les classes pauvres ne la connaissent pas. Il ne faudrait pas croire que la polygamie ait généralement son origine dans la sensualité des Arabes, c’est là l’exception ; elle provient de leur situation économique passée et actuelle et de leur vanité. Un ancien chef de bureau arabe, qui s’est acquis beaucoup de faveur auprès des colons par ses intelligentes publications, s’exprime ainsi dans une remarquable étude sur la famille arabe : « L’Arabe prend plusieurs femmes parce qu’il y trouve un avantage matériel, un confort qu’elles seules peuvent donner au sein de la société mal faite où il vit… La femme arabe remplace, dans la tente de son époux, les arts manuels qui manquent autour de lui et dont l’usage est indispensable à son existence, quelle qu’en soit la simplicité. Elle tient lieu : 1° du meunier ; c’est elle qui, toute la journée, lui moud son grain entre les deux meules d’un moulin à bras, dont le bruit monotone frappe le voyageur ; 2° du boulanger. Après avoir fait la farine, elle pétrit la pâte, prépare le pain et le fait cuire dans un grand plat de poterie grossière ; 3° du restaurateur et cuisinier. Elle tire de la farine, à l’aide d’une opération assez délicate de la main, aidée de quelques gouttes d’eau, le célèbre couscoussou ; 4° du pâtissier confiseur ; c’est là une branche très importante des services qu’elle rend et qui rehausse beaucoup sa valeur auprès des hommes riches ; 5° du tisserand ; c’est encore elle qui prépare les tissus, qui doivent vêtir l’homme, haïks et burnous, principaux éléments de son habillement et chez certaines tribus à peu près les seuls ; 6° du tailleur ; 7° du maçon ; elle tisse cette étoffe épaisse et solide, formée de laine et de barbe de palmier nain, qui constitue la tente, c’est-à-dire la maison mobile de la famille. En résumé et sans compter les détails accessoires, qu’on peut appeler d’agrément, la femme assure à l’homme les trois choses essentielles de la vie matérielle : aliment, vêtement, abri ; comprenez-vous maintenant qu’il y tienne ?… L’Arabe se marie, d’abord pour s’assurer la nourriture ; ce premier besoin satisfait, et si la fortune le permet, il songe aux autres et prend alors successivement autant de femmes qu’il lui en faut pour se permettre un grand train de maison et le confort intérieur auquel il peut prétendre. S’il n’a qu’une femme, c’est un pauvre homme ; il lui est interdit de représenter et de faire honorablement l’hospitalité, à laquelle les enfants d’Ismaël tiennent autant par tradition que par gloriole ». (De l’Émancipation de la femme arabe, par le commandant Charles Richard, ancien chef des affaires arabes à Orléansville.) La polygamie arabe étant ainsi expliquée, il est évident qu’elle ne constitue plus un obstacle insurmontable et qu’au contact de notre civilisation matérielle elle doit tendre à disparaître. C’est simplement l’organisation économique défectueuse de la société arabe, le défaut d’échanges qui la soutient et la justifie. « Il suffit de mettre à la portée de l’Arabe, dit le commandant Richard, ces divers arts manuels dont la femme lui procure les bienfaits. Donnez-lui le meunier, le boulanger, le tisserand, le tailleur, le maçon, etc., et tous ces ouvriers réunis vous tueront la polygamie raide morte. Quand vous aurez transformé le milieu où vit l’Arabe, au point d’annuler la femme comme unique artisan de sa vie matérielle, vous aurez transfiguré celle-ci et lui aurez assuré la place qu’elle doit occuper à côté de l’homme. En la rendant moins indispensable aux soins grossiers, vous la rendrez plus noble et plus chère. On la prenait pour moudre du blé et faire cuire du pain, on la recherchera pour l’aimer, pour satisfaire au plus impérieux besoin du cÅ“ur quand, avec la plus modique somme, on pourra remplacer chez le boulanger voisin son travail de deux jours. Machine avant, femme après. » Ces réflexions nous paraissent d’une grande justesse de raisonnement et d’une parfaite conformité avec l’histoire. C’est la division du travail, c’est le développement des échanges au dehors, qui a tué l’esclavage domestique de l’antiquité : ce sont les mêmes puissances qui doivent triompher de la polygamie arabe, servitude domestique déguisée. Pour tous ces changements sociaux, qui ont une si grande influence sur les mÅ“urs, les faits économiques ont une force bien plus irrésistible que toute propagande morale. Le moulin mécanique plus que toutes les prédications bat en brèche la polygamie. Mais pour la terrasser complètement, il faut d’autres progrès antérieurs. Il faut que l’entrée du territoire des tribus soit permise aux Européens, qui seuls peuvent porter aux Arabes ces arts perfectionnés auxquels ils suppléent si imparfaitement et avec tant de labeur par l’industrie de la tente : il faut que la propriété privée ait été constituée, ce qui facilitera les échanges et l’établissement des colons au milieu des tribus. Quand la polygamie ne sera plus indispensable aux Arabes pour le confort de leur intérieur, on pourra prendre des mesures de pression morale qui en hâteront la disparition : 

« Faites savoir aux Arabes, dit M. Jules Duval, que la femme unique et le mariage fixe seront des titres à vos préférences pour les fonctions et les honneurs. Interdisez aux employés civils et militaires, recommandez aux citoyens de ne jamais encourager de leur présence les seconds et ultérieurs mariages. Que les Européens s’abstiennent sur votre invitation de jamais mettre le pied chez le mari de plusieurs femmes. Que les Français dédaignent de jamais pénétrer dans un harem. Usez de l’ascendant légitime, des vœux et des conseils pour faire stipuler la monogamie dans le contrat de mariage, stipulation qu’autorise la loi musulmane. Entourez de votre considération et attirez dans vos réunions l’épouse kabyle à qui son mari ne défend pas de se montrer en présence des hommes ; refoulée par ces procédés d’une influence toute morale, la polygamie se réduira et finira par disparaître. » (J. Duval, Politique de l’Empereur en Algérie.) Mais l’influence de cette pression morale ne sera sensible que si elle est précédée par les progrès économiques : or, nous avons pleine confiance en ces progrès, voilà pourquoi nous croyons qu’il est possible de réduire et de faire enfin disparaître la polygamie. 

Dès aujourd’hui le gouvernement a sur les Arabes plusieurs moyens d’action, qui peuvent les mettre dans la voie où nous désirons les voir marcher. Les deux principaux sont l’éducation et le service de la justice. Ce sont là les deux leviers qui ont le plus de force pour relever le niveau de la société indigène. Les établissements d’instruction publique destinés aux tribus d’Algérie sont de deux sortes : ce sont d’abord les écoles des douars, les zaouïas ou medersas, qui n’offrent qu’un enseignement purement arabe ; ce sont, d’un autre côté, les écoles arabes-françaises et le collège arabe-français. Les écoles des douars correspondent à nos écoles primaires : on en compte près de 2 000 qui reçoivent environ 28 000 enfants, auxquels des maîtres appelés tolbas, presque tous fort ignorants, munis d’une autorisation délivrée par le commandant du territoire, apprennent à lire et à écrire ; les zaouïas, qui ressemblent à nos établissements d’instruction secondaire, reçoivent un certain nombre de jeunes gens sachant déjà lire et écrire : on étudie dans ces écoles le Coran et ses commentateurs, Sidi Khélil principalement. Tous les cadis et magistrats indigènes sortaient autrefois de ces zaouïas : mais il n’en est plus ainsi : on a créé à Alger, à Tlemcen et à Constantine trois écoles supérieures ou medersas, qui préparent les jeunes Arabes aux emplois de la magistrature indigène. Tout cet enseignement arabe à ses trois degrés est maigre et pauvre : peut-être ne serait-il pas prudent de lui donner un très grand développement : il vaut mieux élever à côté et en face de lui des écoles arabes françaises, bien dotées, bien dirigées ; le moyen de dominer un peuple et de se l’assimiler, c’est de s’emparer de l’éducation de l’enfance et de la jeunesse : on ne le peut faire par contrainte, mais les moyens moraux sont nombreux et efficaces. La lettre impériale de 1865 émettait l’idée de développer dans de grandes proportions le haut enseignement musulman et spécialement l’étude du Coran et de la législation indigène. Un homme fort expert comme colon et comme magistrat dans les affaires algériennes, M. Jules Duval, fait remarquer avec raison que ce serait là un acte d’imprudence. La connaissance du Coran, dit-il, se perdait en Algérie ; il ne faut pas la raviver : c’est un livre plein d’exhortations guerrières contre les infidèles et qui prête mille textes que l’on peut tourner contre nous. L’objet de nos efforts, ce doit être l’extension de l’enseignement arabe-français : c’est un de nos plus grands moyens d’influence : c’est par lui que nous prenons presque à leur berceau possession des générations nouvelles. Ces écoles ont déjà fait de grands progrès. En 1864, on en comptait 18 ainsi réparties :

Province d’Alger.

Élèves indigènes. Élèves européens. 

École de Tizi Ouzou. 77 

— Fort Napoléon. 43 3 

— Beni Mansour. 24 

 — Laghouat. 30 3 

— Djelfa. 15  

— Astafs. 25 

— Djendels. 42 

— Beni Zoug-Zoug. 33  

— Toukria. 42  

— Hemnis. 22 5 

Province de Constantine.

Élèves indigènes. Élèves européens. 

École de Tébessa. 46 10 

— Collo, 15 9 

— Ain Beida. 54 12 

— Takitount. 17 5 

— Bardj-bou Areridj. 21 13 

— Bou-Saada. 60 7 

— Batna. 36 14 

— Biskara. 44 9 

C’est un total de 658 élèves indigènes contre 90 européens. En 1865, on a créé plusieurs écoles arabes françaises dans la province d’Oran, qui jusque-là n’en avait pas, à Ammi Moussa, Nedromah, Freudah, Zennorah et Saïda. On peut calculer qu’aujourd’hui le nombre des élèves indigènes dans tous ces établissements est de 1 000 au moins. Mais c’est encore bien peu pour une population de 2 500 000 âmes : il faut que chaque centre important de colonisation ait une bonne école arabe-française, c’est-à-dire que le nombre de ces écoles doit être plus que quintuplé. En usant de tous les moyens moraux légitimes pour leur donner une nombreuse clientèle indigène, on arrivera à avoir 10 000 enfants arabes dans ces établissements d’instruction. Quand on sera parvenu à ce chiffre on exercera une influence sérieuse sur la formation des générations nouvelles et l’on contribuera dans une large mesure à les initier à nos coutumes et à notre mode de penser. Le tableau officiel pour 1864 des établissements français en Algérie reconnaît avec raison que ces écoles arabes-françaises sont le plus puissant moyen d’action dont dispose le gouvernement pour pousser les indigènes dans la voie du progrès et de la civilisation. Il est difficile de comprendre comment avec cette conviction l’on a si peu fait pour répandre cette utile institution. On a nommé, en 1863, un inspecteur spécial des écoles arabes-françaises, des écoles de douars, des zaouïas et medersas : on a créé à Alger une école normale primaire destinée à fournir des instituteurs à l’Algérie et qui aura pour élèves des Européens et des indigènes ; c’est une heureuse fondation : il importe, en effet, que le personnel enseignant dans les écoles des douars soit élevé dans notre esprit et nous serve d’auxiliaire dans notre œuvre. On ne saurait trop mettre à l’étude les mesures qui peuvent étendre et propager les écoles imbues de l’enseignement et des idées européennes ; il les faut doter sans parcimonie, multiplier le nombre de nos instituteurs, leur livrer avec générosité tout le matériel dont ils peuvent avoir besoin. Ce sera là une somme largement productive : ce qui jusqu’ici a pu entraver le progrès de ces établissements, c’est la difficulté de trouver des Européens possédant la langue arabe : il faut pousser les Français à cette étude par une rémunération élevée, de façon à avoir à notre service une légion d’instituteurs intelligents : dans les sociétés primitives, plus encore que dans les sociétés adultes, l’école est le berceau de la civilisation, et l’instruction est le ressort initial de tout progrès. [16]

Au-dessus des écoles arabes-françaises se trouve le collège arabe-français fondé à Alger en 1857 : le nombre de ses élèves internes s’est élevé progressivement à plus de 100 ; son enseignement comprend : la langue française, l’histoire, la géographie, l’arithmétique, la géométrie, le dessin linéaire et d’imitation, l’arabe, la gymnastique et le chant. Cette tentative a parfaitement réussi, ce qui nous autoriserait à faire des essais analogues dans les deux autres provinces ; on a fondé des archevêchés à Oran et à Constantine : nous voudrions que l’on instituât deux collèges arabes-français à Constantine et à Tlemcen : ils feraient contre-poids aux medersas que ces deux villes possèdent. [17] Il y a d’autres écoles plus utiles encore peut-être, ce sont les écoles d’arts et métiers, comme celle du Fort Napoléon. Les établissements de charité et de répression peuvent aussi aider, comme les écoles, à l’assimilation ou plutôt au rapprochement des deux races : par une pensée généreuse, mais que nous croyons mal entendue, la lettre impériale de 1865 proposait que dans les orphelinats, hôpitaux, maisons de correction, les indigènes fussent séparés des Européens ; nous voudrions tout le contraire. Puisque la bienfaisance publique ou la répression ne les distingue pas, il les faut laisser côte à côte : la charité bien comprise est une institutrice dont les enseignements ont quelquefois plus d’influence et de portée que tous les autres moyens d’action. 

Après les écoles, la plus puissante ressource de la civilisation est dans l’organisation judiciaire. Assurément on a bien fait de laisser les indigènes soumis à leurs lois et à leurs juges : les y soustraire eût été un acte aussi empreint d’injustice que d’imprudence ; mais tout en respectant les droits et la législation des Arabes, il est bien des moyens moraux dont l’influence peut être grande. En vertu du décret du 21 avril 1866 et conformément au sénatus-consulte du 14 juillet 1865, l’indigène peut déclarer qu’il entend être régi par les lois civiles et politiques de la France. De telles déclarations sont rares. Il faudrait étudier les mesures propres à les rendre plus nombreuses : il faudrait, par des faveurs et des distinctions, pousser les Arabes à préférer nos lois aux lois musulmanes ; ou plutôt, car les distinctions et les faveurs ont toujours quelques inconvénients, puisqu’elles peuvent irriter ceux qui ne les obtiennent pas, il faudrait leur prouver que nos lois sont supérieures aux leurs. Ils commencent déjà à s’apercevoir que leurs juges ne valent pas les nôtres. Les tribunaux français connaissent des contestations entre indigènes dans les deux cas suivants : quand, dans l’acte attaqué, les contractants ont déclaré se soumettre à la loi française ou qu’ils se présentent d’un commun accord devant les tribunaux français ; en second lieu, les indigènes peuvent toujours appeler des jugements de leurs cadis devant nos tribunaux de première instance, si l’objet du litige excède 200 francs et n’en dépasse pas 1 500 ; devant la cour impériale, s’il excède 1 500 francs. Ces dispositions sont justes et sages. Cependant un décret du 1er octobre 1854, inspiré par ce fâcheux respect de la nationalité arabe, dont a été empreinte la politique du gouvernement impérial, avait livré la justice entre musulmans aux seuls magistrats de leur religion : il en résulta les plus criants abus ; il fallut revenir au bout de cinq ans sur cette marque de confiance et rétablir la juridiction facultative de nos tribunaux pour les contestations entre indigènes. Aux termes d’un rapport du ministre de l’Algérie et des colonies, en 1859, l’iniquité et l’ignorance des magistrats arabes, délivrés de tout contrôle et de tout contrepoids, avaient pris des proportions scandaleuses et les indigènes réclamaient comme un bienfait le droit de recourir à nos magistrats. Si nos tribunaux étaient plus nombreux, si l’usage de la langue arabe était plus répandu parmi les Européens et celui de la langue française parmi les Arabes, on ne peut douter qu’un très grand nombre de contestations entre indigènes ne vînt se soumettre librement à notre juridiction. Ce serait un progrès essentiel au point de vue du rapprochement des deux peuples. Les indigènes montrent dans une foule d’occasions qu’ils ont une confiance plus grande dans les fonctionnaires européens que dans ceux de leur propre race ; c’est ainsi que le notariat français, dont l’accès n’est pas imposé aux Arabes, se voit recherché de plus en plus chaque année par les indigènes pour les contrats de quelque importance. Le compte rendu de la justice civile et commerciale pour 1863 constatait que dans le cours de cette année les notaires français avaient reçu 782 actes entre musulmans, ce qui prouvait que ceux-ci se défient de leurs cadis. 

Tous ces faits démontrent de la manière la plus incontestable que le rapprochement est plus facile qu’on ne l’a cru jusqu’ici : mettre toutes les institutions européennes, écoles, tribunaux, offices ministériels, à la portée des Arabes, leur en faciliter l’accès, leur en faire comprendre les avantages, les amener progressivement à y avoir recours, c’est là une œuvre utile et relativement aisée ; mais il faut répandre partout ces institutions malgré la dépense, et, dussent-elles chômer quelques années, il faut supprimer tous les obstacles artificiels à ce rapprochement nécessaire et spécialement les bureaux arabes ; en dépit de toute réorganisation, les bureaux arabes mériteront toujours la définition qu’en a donnée M. Jules Duval : « patronage intéressé par sa mission et son devoir à consolider la tribu, à la préserver de la désagrégation qui accroîtrait le travail et la surveillance, de la civilisation qui ébranlerait l’aristocratie des chefs, et surtout de la colonisation qui introduirait un corps étranger dans un milieu homogène ».

Jusqu’ici l’armée a tenu la première place dans notre province d’Afrique : le gouvernement a été placé, sauf de courtes exceptions, sous un chef militaire ; la subordination du pouvoir civil a été un fait général et permanent. De cet ordre de choses les inconvénients sont grands : la colonisation se trouve entravée par les visées de l’armée ; l’on a pour elle plus de dédain que d’estime ; on a contracté l’habitude funeste de la reléguer au second plan. Jusqu’en 1865 les meilleurs terrains, les territoires les plus aptes à la culture, étaient souvent réservés pour les champs d’exercice et de manœuvre ; les fortifications des villes, les prohibitions de bâtir arrêtaient le développement des centres. « On doit, partout où cela est possible et sans nuire aux intérêts réels de la défense, restreindre les servitudes, disait la lettre impériale de 1865, livrer à la colonisation des terrains que l’administration s’est réservés et qui ont déjà acquis une grande valeur, en échange d’autres terrains où les établissements des administrations pourraient être installés à bien meilleur marché. » Le système militaire a en outre des inconvénients moraux dont l’influence est funeste à l’Algérie : rien ne répugne tant au colon que le régime du sabre ; avide de liberté et d’égalité, il se trouve gêné dans ses mouvements, vexé souvent dans sa dignité par les procédés despotiques et sommaires des autorités de l’armée ; il en est résulté pour notre colonie un discrédit dans toute l’Europe et en France même, qui diminue considérablement l’immigration. Il importe, si l’on veut sortir de l’état de stagnation où on languit depuis plus de trente ans, de rendre à l’administration civile toutes ses attributions naturelles et sa supériorité légitime sur l’armée ; que dans chaque province les préfets soient indépendants des généraux commandants ; que l’administration centrale ait un fonctionnaire civil à sa tête ; et enfin que la surveillance de l’administration de l’Algérie soit soustraite au ministère de la guerre et donnée à un ministère civil ou plutôt à un ministère spécial, le ministère de l’Algérie et des colonies (l’heureuse, mais passagère création du décret du 24 juin 1858) ; que l’administration de l’Algérie ne soit plus soumise au régime des décrets et sénatus-consultes ; qu’elle émane directement des chambres. Les intérêts qui sont attachés à notre colonie sont d’une importance assez grande pour que la nation s’en occupe elle-même : les lois seront mieux et plus discutées, le pays y prendra plus d’intérêt : on connaîtra mieux, en France et au dehors, la situation, les besoins et les ressources de notre terre africaine, et cette connaissance plus exacte encouragera, nous l’espérons, l’émigration des hommes et des capitaux. Nous irons encore plus loin et nous approuvons que nos colons d’Afrique aient des représentants dans nos chambres françaises ; cette terre si proche de la nôtre, qui compte déjà 250 000 Européens, peut à bon droit revendiquer le privilège de nommer des députés à nos assemblées. Il importe peu que le nombre en soit considérable ; trois représentants, élus par les colons, introduiraient dans nos chambres un élément nouveau dont la présence serait bienfaisante. Ils exposeraient mieux que tous les administrateurs les vœux et les besoins de l’Algérie ; ils dissiperaient les erreurs et les préjugés trop nombreux encore sur l’état et l’avenir de notre terre d’Afrique ; ils raviveraient surtout, et ce n’est pas de peu d’importance, l’intérêt si faible que l’on prend généralement en France à la prospérité et à la croissance de cette belle colonie. Mais ces députés, dira-t-on, par quel mode les élire ? Faut-il admettre les Arabes, faut-il les exclure de l’élection ? Le moyen est simple : tous ceux qui auraient déclaré, Européens ou indigènes, conformément au sénatus-consulte de 1865, qu’ils entendent être régis par les lois civiles et politiques de la France, tous ceux-là auraient le titre d’électeur. Peut-être serait-ce là un moyen d’exciter les Arabes du territoire civil à réclamer le bénéfice de notre législation, ce qui ferait faire un grand pas à la question algérienne. 

Nous avons examiné toutes les mesures propres à faire de l’Algérie une colonie florissante, attirer une nombreuse immigration, non pas par des passages gratuits et par des primes, mais par l’appât de terres fertiles, d’une facile et peu dispendieuse appropriation, par la jouissance de toutes les libertés civiles et municipales, par les bienfaits d’un bon régime administratif tourné tout entier vers la mise en rapport du pays et laissant aux colons la plénitude de leur initiative ; préparer les races arabes à une nouvelle organisation économique et sociale par la désagrégation de la tribu, par la constitution de la propriété individuelle, par le développement d’une instruction saine, virile et imbue des idées européennes, enfin par le contact de nos colons auxquels aucun territoire ne serait plus interdit : voilà la double ligne de conduite qu’il importe de suivre sans incertitude comme sans précipitation, avec patience et esprit de suite ; enfin, au faîte de l’administration algérienne, rendre au pouvoir civil toutes ses attributions naturelles, mettre fin au régime militaire, rétablir le ministère de l’Algérie et des colonies, dont la courte existence a été signalée par un redoublement de vie et de prospérité sur notre terre d’Afrique, accorder à nos 250 000 colons la représentation législative : voilà les mesures qui mettront le sceau aux réformes nécessaires dans l’organisation de l’Algérie et qui assureront à cette colonie un rapide et sérieux développement. Malgré les incertitudes et les variations de notre politique, malgré des dispositions habituelles peu favorables à la colonisation, l’Algérie a fait en quarante ans des progrès incontestables et qu’il est puéril de dédaigner ; elle est arrivée à posséder 250 000 Européens, à faire un commerce général qui dépasse 250 millions de francs : ce sont là pour cette période d’enfance et de tâtonnements des résultats dont l’on doit s’applaudir et qui donnent la mesure des progrès possibles dans la seconde période de la vie coloniale et sous une administration intelligente, sincèrement favorable à la colonisation. 

Depuis que nous avons écrit ces pages, les événements de 1870 et de 1871 ont amené d’assez profondes modifications dans notre colonie algérienne. On connaît le décret de M. Crémieux qui a naturalisé en masse les juifs indigènes et la grande insurrection qui a été le résultat, en partie de cette mesure, et en partie des espérances qu’a fait naître notre défaite dans la guerre franco-prussienne. On sait que les conseils généraux sont devenus électifs, les conseils municipaux l’étaient déjà depuis cinq ans ; on sait aussi que le gouverneur général militaire a fait place à un gouverneur général civil, lequel, il est vrai, est un amiral, M. le comte de Gueydon. Enfin on a fait beaucoup de bruit autour de l’immigration alsacienne et lorraine : le gouvernement lui avait concédé 100 000 hectares de terres, mais il avait mis à l’obtention de ces terres des conditions malaisées à remplir.

Cet ensemble de faits qui se sont succédé en si peu de temps, ne peut avoir été sans influence sur la colonie. La nationalisation en masse des juifs indigènes a été un acte singulièrement précipité et maladroit : on peut dire, sans manquer aux convenances, que de la part d’un israélite porté momentanément au pouvoir par un mouvement révolutionnaire, cette nationalisation de ses coréligionnaires a été un véritable acte de sectaire. Quoiqu’il en soit, cette mesure est prise, elle a eu sur la paix de l’Algérie les mauvais effets qu’elle devait avoir : maintenant on hésite à l’abolir. Il faut espérer que peu à peu ces juifs indigènes deviendront dignes des droits qu’on leur a conférés.

Nous trouvons dans un rapport tout récent de M. l’amiral de Gueydon au Président de la République, en date du 4 octobre 1872, des renseignements sur les conséquences de l’insurrection de 1871 : en l’espace de quelques jours toute la Kabylie et une partie notable des provinces de Constantine et d’Alger avaient été dévastées ; plusieurs villages furent complètement détruits, de nombreuses exploitations françaises ravagées et plus de 150 colons massacrés : les populations de l’est de la plaine de la Métidja affluaient sous les remparts d’Alger, poussant devant elles ce qu’elles espéraient sauver de bétail et de mobilier. Malgré le désarroi de notre organisation militaire au printemps de 1871, cette terrible révolte fut bientôt réprimée : on doit penser que ce sera la dernière explosion de ce genre. Les tribus insurgées ne furent admises à soumission que sous la promesse de rendre leurs armes et moyennant le paiement de contributions de guerre. Plus de 80 000 armes furent versées dans les arsenaux ; le produit total de l’impôt de guerre s’élèvera à 30 millions de francs au moins, sur lesquels, en octobre 1872, il était rentré 25 335 172 francs. Les biens de toute nature des tribus ou des indigènes qui avaient commis des actes d’hostilité avaient été séquestrés.

L’administration s’appliqua avec zèle à réparer les ruines qu’avait faites l’insurrection. Elle donna largement des indemnités pour prix du sang des colons tués, des indemnités mobilières pour les pertes de matériel, de récoltes et de bestiaux, et enfin des indemnités immobilières pour les dommages causés aux habitations et aux bâtiments de tous genres. Pour ne pas favoriser le découragement et le départ des colons, le gouvernement eut soin que les indemnités immobilières fussent employées sous la surveillance de l’administration à la reconstruction ou à la réparation des immeubles détruits. Cette mesure appliquée sans exception a fait renaître toutes les fermes et tous les bâtiments. Les villages détruits ont été rebâtis et presque tous ont augmenté d’importance par l’immigration. Tel de ces villages, Palestro, par exemple, a presque triplé sa population depuis un an. La somme des indemnités de toute catégorie s’est élevée à 19 millions de francs, répartis entre 10 000 personnes. 

L’application du sénatus-consulte imprudent de 1863, au profit de la population indigène, ne laisse plus en Algérie que peu de terres domaniales disponibles dans les régions facilement accessibles au peuplement européen : les biens séquestrés sur les tribus rebelles pouvaient présenter des ressources pour la création de nouveaux villages ; mais, d’après l’ordonnance de 1845, les propriétaires séquestrés ont deux ans pour se justifier, et, par conséquent, ces biens ne peuvent être réunis, avant l’expiration de ce délai, au domaine de l’État, que par voie de transactions. Aussi a-t-on organisé des commissions pour hâter les opérations de cette liquidation, et notamment pour déterminer celles des terres séquestrées qu’il y a lieu d’affecter sur chaque point au peuplement français, en offrant la mainlevée immédiate du séquestre sur le territoire environnant, à charge par ceux des indigènes qui gardent leurs biens, de fournir aux propriétaires atteints par ces prélèvements, d’équitables compensations soit en terre, soit en argent. À la fin d’octobre 1872, 33 tribus ou fractions de tribus avaient consenti aux conventions dont il s’agit : 27 000 hectares notamment avaient été rendus ainsi disponibles dans la belle et fertile vallée de l’Oued-Sahel. Certainement 27 000 hectares de terre sont bien peu de chose : si l’on considère que le séquestre s’était appliqué à 316 tribus ou fractions de tribus et, en outre, à 3 453 familles ou individus, on peut espérer que le domaine deviendra, à l’expiration de cette liquidation, propriétaire de 300 000 ou 400 000 hectares de terres bien placées. Ce serait une énorme faute que de ne pas profiter du soulèvement des Arabes pour réserver des terres à la civilisation. Connaissant la mollesse de notre administration, nous craignons cependant qu’elle ne se relâche de cette juste rigueur et qu’elle abandonne la plus grande partie de cette légitime proie. 

Le gouverneur général civil semble s’être occupé assez sérieusement de la colonisation. Le premier obstacle dont il ait eu à s’occuper, dit-il, c’est le mode suivant lequel la terre est possédée par les indigènes. À la fin de 1871, après une enquête approfondie, il a été soumis à l’Assemblée générale un projet de loi qui, sans sacrifier aucun intérêt légitime, entoure la transmission des biens des indigènes de toutes les facilités et de toutes les garanties que rencontrent en France les mutations de la propriété. M. de Gueydon compte beaucoup sur cette loi pour développer la colonie européenne. « Toutefois il ne suffit pas, ajoute-t-il, que les transactions foncières soient légalement faciles, il faut encore les rendre pratiques et, dans ce dessein, il est indispensable que les acquéreurs trouvent à leur portée des centres de résistance, de protection ou d’approvisionnement, des villages, en un mot, qui forment un cadre à la colonisation libre, au libre marché de la propriété indigène. La création de ces villages destinés à constituer le milieu économique, sans lequel aucune entreprise agricole ou industrielle ne naît viable, tel est le seul rôle direct qui appartienne à l’administration dans le rôle général de la colonisation. Dans le village la terre est donnée pour rien à la seule condition de résidence pendant un nombre d’années déterminé, le colon la paie à un prix assez rémunérateur pour l’État par les services qu’il rend s’il la peuple. » 

On reconnaît ici les principes qui ont toujours été en faveur auprès de nos administrateurs algériens : nous croyons qu’il y a de leur part un excès de circonspection à vouloir ainsi parquer la population européenne dans des centres créés de toutes pièces : au moins dans la zone du littoral conviendrait-il de lui laisser plus de liberté d’allures. Continuons cependant cette analyse du rapport de M. de Gueydon : « Ni les terres, dit-il, ni les colons ne font défaut pour l’établissement des centres de population dont il s’agit : l’insuffisance des crédits budgétaires est le seul obstacle à un accroissement plus rapide de leur nombre. » 

On sait que les funestes événements de 1870-1871, qui nous ont enlevé l’Alsace-Lorraine, ont porté une partie de la population de ces deux provinces à émigrer en Algérie. Quelle est l’importance numérique et quelle a été jusqu’ici la situation de ces émigrants ? L’amiral de Gueydon entre sur ce point dans quelques détails : « Il convient de rappeler, dit-il, que parmi les familles alsaciennes et lorraines qui ont transporté leur domicile en Algérie à la suite de la guerre de Prusse, un très petit nombre possédait le capital minimum de 5 000 francs, exigé par la loi du 15 septembre 1871, pour obtenir des concessions territoriales ; toutes les autres étaient complètement dénuées de ressources. Cependant l’administration n’en avait pas moins le devoir d’accueillir ces familles venues en vertu de leur option pour la nationalité française. Il a fallu les loger, les nourrir à l’arrivée, et en leur donnant des terres, les pourvoir encore d’installations, d’instruments de travail, de quelques moyens de subsistance pour les aider à attendre les premiers résultats. Ces subventions ne laissent pas que d’atteindre un chiffre important… Le bilan de la colonisation peut se résumer ainsi qu’il suit pour la période de quelques mois qui s’est écoulée depuis la fin de la rébellion, et le premier effet des mesures prises pour la mise en circulation des terres séquestrées :

Familles. Individus. 

Alsaciens et Lorrains possédant le capital de 5 000 fr. exigé par la loi du 15 septembre 1871. 28 195

Alsaciens et Lorrains ne possédant pas le capital exigé par la loi du 15 septembre. 354 1 835

Colons d’autres provenances. 621 2 986

TOTAUX. 1 003 5 016

C’est donc en tout 1 003 familles et 5 016 individus, dont 1 202 hommes, 1 113 femmes et 2 701 enfants qui sont venus s’implanter en Algérie. Depuis que le rapport a été rédigé l’immigration a encore augmenté : on peut donc supputer que 8 000 ou 10 000 personnes auront été se fixer dans notre colonie depuis nos désastres.

Ces familles se sont établies dans 24 villages agrandis, créés ou en cours de création, savoir : 8 dans la province d’Alger, 6 dans celle d’Oran et 10 dans celle de Constantine. En outre, l’administration poursuit des travaux d’installation dans 46 autres villages, qui, tous ensemble, auront un périmètre de 68 000 hectares. Nous sommes loin de trouver que ces étendues soient suffisantes : mais on ne peut méconnaître que l’administration fait preuve d’un certain bon vouloir.

M. l’amiral de Gueydon examine la situation des travaux publics : elle est peu réjouissante. L’Algérie a subi à ce point de vue l’influence de nos désastres et de la pénurie de notre Trésor. Les sommes encore dues par la Société générale algérienne sur le prêt de 100 millions consenti par elle à l’État n’ont pas été versées : c’est-à-dire que la plupart des grands travaux ont été suspendus. L’amiral de Gueydon déclare n’avoir eu, dans les années 1871 et 1872, à sa disposition que le tiers environ des fonds consacrés antérieurement dans chaque exercice aux travaux neufs. Aussi a-t-on laissé inachevé la plupart des ouvrages commencés. On n’a travaillé qu’aux œuvres d’une utilité majeure. C’est ainsi qu’on a dépensé une somme de 1 770 000 francs à la route nationale d’Alger à Constantine. « J’espère réussir, dit l’amiral de Gueydon, à rendre praticable au roulage, dès l’année prochaine, cette grande voie de communication dont le parcours n’est pas moindre de 440 kilomètres. » Voilà, croyons-nous, un aveu qui est caractéristique de notre mode d’occuper et de coloniser l’Algérie. 43 années se sont écoulées depuis que nous sommes débarqués en ce pays, il y a 30 ans bientôt que nous sommes complètement maîtres de tout ce territoire, et la grande route qui doit relier ensemble la capitale de la colonie et le chef-lieu de la principale province n’est pas encore terminée. L’amiral de Gueydon fait valoir les travaux qu’il a exécutés pour relier le port de Bougie à Sétif, à Tizi-Ouzou, aux Béni-Mansours, et conséquemment à Alger et à Constantine. À Bone, à Ténez, à la Calle, il a été fait aussi d’importants ouvrages. Cependant le gouverneur laisse entendre que la dotation inscrite à nos budgets depuis nos désastres est insuffisante non seulement pour des entreprises nouvelles, mais même pour le parfait entretien des travaux anciens. 

Passant aux réformes dans l’administration générale de la colonie, qui sont la conséquence de l’institution du gouvernement civil, le gouverneur s’exprime ainsi : « Aussi longtemps que la colonie a été placée sous la sauvegarde d’un gouvernement militaire, il était naturel que le Tell algérien fut naturellement divisé en deux territoires : d’un côté, sous l’administration des préfets, le petit groupe des communes de plein exercice, c’est-à-dire les agglomérations de la population coloniale avec les indigènes vivant au milieu d’elles ; de l’autre, sous l’action plus directe du chef militaire de la colonie et l’autorité immédiate du commandement, la masse des populations indigènes avec les quelques établissements européens formant les avant-postes de la colonisation. Mais, du jour où il a paru possible et opportun d’instituer en Algérie une haute administration civile, son évidente mission est de substituer progressivement le gouvernement au commandement dans les territoires arabes eux-mêmes, en d’autres termes, de fonder dans le Tell, avec la prudence qu’une pareille transformation exige, l’organisation civile de ces territoires. Vous avez vous-même, M. le Président, assigné ce but à mes efforts dans le programme que vous m’avez tracé à la date du 16 octobre 1871. J’en ai commencé l’exécution par les zones les mieux préparées pour le changement de régime dont il s’agit, me proposant de continuer l’œuvre de proche en proche. Dans ces zones la personne de l’administrateur devient civile ou reste militaire ; mais, dans les deux cas, l’administration est substituée au commandement directorial et au bureau arabe ; les impôts ne doivent plus être assis et recouvrés que par les agents des contributions directes et des percepteurs français : j’y provoque enfin l’institution des justices de paix. » 

Il y aurait de l’injustice à méconnaître que la substitution complète et universelle du régime de l’administration civile au régime de l’administration militaire rencontre de sérieux obstacles : « Dès les premiers pas, écrit l’amiral de Gueydon, je me heurte à une difficulté que j’ai le devoir de signaler à votre sollicitude. Tant qu’ils restent en territoire militaire, les indigènes sont sévèrement maintenus dans l’obéissance par les pouvoirs discrétionnaires du commandement, pouvoirs à formes rapides qui s’étendent même à la répression des délits communs : mais, dans les territoires placés sous l’administration des préfets, les sujets musulmans, mêlés à la population française, vivent, comme elle, en matière répressive, sous le droit commun français. Si leur petit nombre rend ce régime possible, en en atténuant les dangers, il ne saurait en être de même du jour où, en vertu du programme que je viens d’exposer, la masse des tribus telliennes va successivement passer sous l’autorité préfectorale. La sécurité publique serait nécessairement mise en péril par l’insuffisance de l’action répressive, et son impuissance même dans les cas nombreux où le fait délictueux provient surtout de l’état politique d’une population nouvellement soumise par les armes. Tous les progrès que nous pouvons introduire dans le régime administratif et judiciaire des indigènes ne sauraient nous amener à négliger les nécessités de sûreté générale. C’est dans cet ordre d’idées que j’ai soumis à l’examen du gouvernement un projet de loi qui, tout en assurant, d’une façon générale, aux populations musulmanes successivement distraites des territoires militaires, le bénéfice des lois et juridictions ordinaires pour les délits communs, arme l’autorité et les magistrats de moyens spéciaux de surveillance et de répression pour tout ce qui concerne la police indigène, l’état politique et social propre à l’indigénat, enfin la rentrée de l’impôt, qui n’a pas dans les idées arabes la signification d’une contribution pour les charges publiques, qui est le signe même de la soumission et revêt ainsi un caractère essentiellement politique. » 

Nous ne pouvons qu’approuver ces idées à la fois pratiques et progressives. Il ne nous échappe pas que la plupart des colons traitent ces projets d’atermoiements et de demi-mesures : mais il ne faut pas oublier qu’en pareille matière les sentiments des colons sont souvent exagérés : ils ont un trop grand penchant à sacrifier la population indigène, à ne tenir aucun compte de ses besoins et de ses mœurs : il leur paraîtrait commode et profitable de traiter les Arabes en ilotes et en race asservie ; cette politique, cependant, ne serait à la longue ni profitable, ni commode ; elle entraînerait les inconvénients les plus graves et compromettrait l’avenir de l’Afrique française. 

M. l’amiral de Gueydon étudie ensuite l’organisation des services publics en Algérie, et voici comment il s’exprime : « Il y a présentement en Algérie trois types de services publics : les uns, comme la justice, l’instruction publique, les douanes, etc., relèvent directement de leurs départements ministériels, sans que le gouvernement local exerce sur leur fonctionnement et leurs agents aucune action, même indirecte et consultative. D’autres, comme les contributions, les forêts, l’enregistrement et les domaines sont, au contraire, si complètement mis à la disposition du gouvernement local, qu’ils tendent incessamment à perdre, au préjudice des affaires et de leur personnel lui-même, les traditions comme la sollicitude des administrations desquelles ils relèvent. D’autres, enfin, tels que les postes et les télégraphes, ont fait l’objet d’une sorte de traité réglant les rapports qu’ils ont à entretenir avec l’administration métropolitaine, d’une part, et l’administration coloniale, de l’autre. Là est évidemment la vérité, et il y aurait un avantage certain à rapprocher tous les services de ce dernier type. De même, tandis que tous, à peu près, sont centralisés à Alger, deux ou trois seulement ne le sont pas et suivent inévitablement ainsi, dans une certaine mesure, des traditions divergentes. Mais le présent exposé se prête mal à la discussion de ces sujets ; je constate donc les anomalies qui précèdent sans y insister davantage. » Ces vues nous semblent aussi pleines de justice. Le vœu d’un grand nombre de colons algériens serait, comme nous le verrons plus loin, d’identifier complètement la colonie avec la métropole et de transformer notre possession africaine en trois, six, huit ou neuf départements français ne différant en rien des départements du continent. Il est inutile de faire remarquer combien utopiques et irréalisables sont de tels désirs. Il est impossible de nier que la situation et la population de l’Algérie ne soient fort distinctes de la situation et de la population de la France territoriale : il est donc désirable que notre colonie ait une administration particulière et appropriée aux éléments divers qu’elle contient. Le projet de l’amiral de Gueydon qui consiste à centraliser à Alger tous les services administratifs de l’Algérie et à ne réserver aux ministères de la métropole qu’une surveillance générale et un contrôle sur ces différents services, ne peut être sérieusement critiqué. Jamais il me viendrait à l’esprit des Anglais d’attribuer aux divers ministères de Londres l’organisation des services administratifs de l’Inde ou de l’Australie. On peut assurément répondre que l’Algérie est moins éloignée de nos côtes que l’Australie et l’Inde ne le sont des côtes de l’Angleterre : mais, d’un autre côté, il y a certainement beaucoup moins de dissemblance entre la situation de l’Algérie et celle de la France qu’entre la situation de l’Australie et celle de l’Angleterre. 

Passant en revue les services publics les plus importants, M. l’amiral de Gueydon s’occupe brièvement de l’instruction publique musulmane : « Le fait le plus important que j’aie à signaler sous ce rapport, écrit-il, est la suppression des collèges arabes-français d’Alger et de Constantine, et l’annexion du premier de ces établissements au lycée national d’Alger, autorisée par le ministre de l’Instruction publique à la date du 23 octobre 1871. Le succès de cette mesure a été jusqu’à présent complet. Les familles musulmanes ne semblent montrer aucune répugnance à placer leurs enfants dans un établissement où elles savent que leur religion sera respectée ; les jeux de la camaraderie ont, dès le premier jour, rapproché, mêlé les élèves des deux races, et les résultats des concours pour les prix de l’année scolaire 1871-1872 témoignent de la plus féconde émulation dans les études. Que cette émulation se continue sur les bases de l’enseignement supérieur, que le gouvernement accorde l’institution à Alger de la Faculté de droit, pour laquelle une allocation de 50 000 francs est demandée au budget de 1873, et nous trouverons à loisir, dans cette jeunesse instruite en commun, des notaires, des défenseurs, des juges pour faciliter partout l’application de la loi sur la propriété actuellement soumise à l’Assemblée Nationale, porter enfin et propager au cœur des tribus notre droit civil et l’influence française. » Dans cet ensemble d’observations de l’amiral de Gueydon nous trouvons à louer et à blâmer. Nous approuvons la création à Alger d’une Faculté de droit, qui s’adresserait en grande partie aux indigènes et qui aurait pour mission de leur faire connaître nos lois et de les mettre en état de nous rendre des services parmi leurs compatriotes. C’est en introduisant dans notre colonie notre droit civil que nous ferons d’elle une terre vraiment française. Pour la constitution de la famille monogame, pour l’établissement de la propriété privée, pour la mise en circulation des terres, il est fort utile que les parties les plus élevées de la société musulmane soient imbues des principes de notre code. Quand les magistrats, les fonctionnaires et les hommes d’affaires indigènes auront été initiés à la pratique de nos lois civiles, nous serons alors les vrais et définitifs maîtres du pays. Nous serons sûrs de voir avec le temps la polygamie disparaître et le sol se morceler et changer de mains.

Quant à la suppression complète des collèges arabes-français, nous avouons qu’il nous est impossible de l’approuver. Certes, nous sommes heureux qu’un certain nombre de familles musulmanes placent leurs enfants dans les lycées d’Alger et de Constantine. Mais ce n’est assurément qu’un très petit nombre de sujets indigènes qui reçoivent cette culture complètement européenne. Or, il faut répandre notre langue et en partie nos idées et nos mœurs dans les profondeurs mêmes de la société indigène : il faut, pour y parvenir, un enseignement intermédiaire entre celui des lycées et celui des écoles : cet enseignement nous paraissait très bien représenté par les collèges arabes-français. Mais au lieu de deux ou trois établissements de ce genre, nous en aurions voulu dix ou quinze, distribuant une instruction supérieure à celles des simples écoles arabes-françaises dont nous avons parlé plus haut.

Après quelques mots sur l’organisation du service des contributions, M. l’amiral de Gueydon aborde les services des forêts et des mines : « Presque tous les concessionnaires de forêts, dit-il, se sont mis en mesure de profiter du décret du 2 février 1870, qui autorise la conversion en propriétés définitives des anciennes concessions de chêne-liége consenties pour 90 ans. Cette opération s’effectue avec suite et activité. Tous les concessionnaires qui ont eu à souffrir des suites de l’insurrection ont été indemnisés de leurs pertes. Une somme de 1 388 894 francs a été répartie entre eux, au prorata des dommages subis par chacun. Il n’y a eu pendant la campagne de 1872 aucun incendie de quelque importance à signaler. » Il était naturel que dans la période de hausse des produits houillers et métallurgiques les mines de l’Algérie prissent quelque extension. Deux concessions nouvelles ont été faites en 1872, l’une de lignite près du village de Smandou, l’autre de zinc et plomb à la société de la Vieille-Montagne. Il a été délivré, en outre, quatorze permis d’exploitation, dont quatre pour des minerais de fer pur, un pour des minerais de fer associé au cuivre, six pour des minerais de plomb associé au cuivre, deux pour des minerais de zinc seul ou associé à d’autres métaux, un pour des minerais d’alun. On sait, en outre, que les mines déjà exploitées, comme celles de Mokta-el-Hadid sont en plein développement. Un magnifique avenir est réservé aux mines d’Algérie dont les produits sont exportés, soit en France pour y être travaillés dans nos départements européens, soit même en Angleterre.

Le service télégraphique, compromis par l’insurrection, a été rétabli et amélioré : cinq bureaux nouveaux ont été ouverts en 1872 : dans la même année il a été posé 2 579 kilomètres de fils sur un parcours d’environ 1 361 kilomètres de ligne. L’Algérie est aujourd’hui reliée à la France par deux câbles sous-marins ; l’un de Marseille à Bone, l’autre de Marseille à Alger. L’immersion de ce dernier a été faite le 25 juin 1871. Le service postal a reçu aussi d’heureuses modifications et des accroissements. L’amiral de Gueydon donne à ce sujet un détail qui montre combien jusqu’ici les entreprises les plus utiles avaient été négligées en Algérie. « Tandis qu’Alger, dit-il, était en communication constante et rapide avec Oran par une ligne de fer, la ville de Constantine n’avait encore, au commencement de cette année, que deux services hebdomadaires par bateaux à vapeur. Il m’a paru que ce n’était pas trop payer l’établissement d’un service journalier sur une route de 440 kilomètres, encore en cours d’exécution, que d’y affecter une subvention de 40 000 fr., et, depuis le 1er juillet dernier, une malle-poste part chaque jour d’Alger pour Constantine et de Constantine pour Alger. » 

L’évaluation des produits et revenus de l’Algérie était, en 1871, de 16 530 000 francs, et, en 1872, de 17 043 000 francs. Les évaluations proposées, en 1873, dépassent 19 millions, soit 5 647 500 francs, pour l’enregistrement, le timbre, les domaines et les forêts ; 2 366 000 fr. pour les douanes ; 9 171 500 fr. pour les contributions directes, indirectes et arabes ; 1 200 000 francs pour les postes et 623 584 francs pour produits divers. 

La différence en plus de 1 965 000 francs, qui ressort pour l’exercice 1873, est due jusqu’à concurrence de 200 000 francs à l’extension continue du service des postes, jusqu’à concurrence de 1 750 000 francs, d’une part à la réduction à 5/10e de la subvention fournie par l’État aux budgets provinciaux sur le produit net de l’impôt arabe, et, d’autre part, à la suppression des frais de perception attribués aux chefs indigènes dans les territoires où va fonctionner le nouveau service des contributions directes et des recouvrements. Les crédits proposés pour faire face, en 1873, aux dépenses des services ressortissant directement au gouvernement général de l’Algérie, s’élèvent à 24 496 109 francs, représentant, par rapport aux crédits votés pour l’exercice 1871, une diminution de 4 675 656 francs et, par rapport aux allocations budgétaires de 1872, une augmentation de 2 013 950 francs. Cette augmentation, qui s’applique à des services productifs, n’a pu être évitée malgré les réformes introduites et les importantes économies réalisées dans diverses branches de l’administration publique. Comme on le voit, l’écart entre les ressources propres au gouvernement général de l’Algérie et les crédits qui lui sont alloués, est de près de 5 millions et demi. Cette différence est comblée par la métropole. 

M. l’amiral de Gueydon entrevoit le jour où la colonie pourra se passer de ces subsides métropolitains : « L’heure est venue, dit-il, où l’Algérie doit s’appliquer à réduire de plus en plus les sacrifices qu’elle coûte à la mère patrie, et cette nécessité n’a point échappé au patriotisme éclairé des corps électifs de la colonie. Mais rien ne serait plus propre à encourager dans cette voie féconde que d’abandonner à la colonie la disposition de certaines natures de revenus, le produit de certaines impositions existantes ou à créer, sous la sanction de la loi, en lui laissant par contre la charge d’une partie des dépenses qui incombent aujourd’hui au budget de l’État. Ce budget pourrait, jusqu’à un certain point, être réduit aux services qui, par leur nature, ne comportent d’autre contrôle que celui du gouvernement républicain lui-même, et le budget colonial serait annuellement voté, en recettes et en dépenses, par le conseil supérieur de l’Algérie sous les garanties qui seraient déterminées par la loi, comme les conseils généraux et municipaux votent les budgets du département et de la commune. » 

C’est ainsi que M. l’amiral de Gueydon termine son rapport au Président de la République. Il nous a paru intéressant de citer textuellement une grande partie de cet exposé du premier gouverneur civil de notre colonie. Nous trouvons que ce document est empreint d’un zèle éclairé et des intentions les plus louables. L’Algérie est aujourd’hui en bonne voie. Le développement de la colonisation y a été arrêté pendant sept ou huit ans par la funeste chimère du royaume arabe. Aujourd’hui l’on est revenu, et pour toujours — c’est, du moins, notre espoir — de ce rêve. Il faut que cette terre d’Afrique soit une véritable colonie européenne et que l’on s’applique sans violence à plier les indigènes à nos lois et à nos mœurs. 

Nous disposons aujourd’hui de plusieurs centaines de mille hectares de terre : il les faut livrer sans retard à la culture française : nous avons eu une immigration alsacienne assez importante ; elle a eu et elle aura encore beaucoup à souffrir : mais si l’on met à cette œuvre du zèle et du dévouement, le premier noyau d’Alsaciens établis sur cette terre pourra aller en grossissant. Quand on pense que des quantités importantes de Français, d’Allemands, d’Italiens se rendent chaque année à la Plata, au Brésil et au Chili, on se demande pourquoi l’Algérie exercerait moins d’attrait. 

Aujourd’hui, elle jouit d’institutions libres, puisque les conseils municipaux et les conseils généraux y sont électifs. Il faut augmenter le nombre et le territoire des communes de plein exercice : peu à peu ainsi, dans le Tell, tout le sol sera ramené au régime de l’administration civile européenne. Il faut s’appliquer surtout à faciliter la circulation de la terre : c’est là le point capital. Constituer la propriété privée parmi les indigènes, donner aux mutations territoriales les mêmes garanties qui y sont attachées sur notre continent, permettre ainsi aux Européens de se rendre propriétaires d’une grande partie du sol, c’est là l’œuvre principale de la colonisation. En même temps développer partout l’enseignement arabe-français, faire en sorte que la plus grande partie de la population, dans les régions où l’élément européen est notable, connaisse notre langue, initier le plus grand nombre possible de jeunes gens indigènes à l’intelligence et à la pratique de nos lois pour en faire des magistrats et des officiers ministériels qui introduisent le code civil dans la population musulmane : tel est encore l’un des objets que nos administrateurs se doivent proposer. 

Quand on réfléchit qu’il n’y a que 43 ans que le premier soldat français est descendu en Afrique, qu’il a fallu environ 15 ans pour soumettre en gros le pays, que depuis lors il y a eu des insurrections fréquentes, et que néanmoins 250 000 Européens sont établis sur cette terre, il n’y a pas lieu de désespérer. Seulement il faut que la période de tâtonnements soit désormais close. Aujourd’hui l’on ne doit plus avoir qu’un but : faire pénétrer notre droit civil dans toute l’étendue du pays. Il faut sans doute user de patience, de modération, de prudence en poursuivant cette fin : mais en procédant par gradation, en appliquant nos lois et notre enseignement de proche en proche à mesure que l’élément européen avance dans l’intérieur, on arrivera avant la fin du siècle à ce que tout le territoire algérien soit entièrement soumis à notre législation, les tribus désorganisées, la propriété privée nettement établie ; alors nous pourrons avoir un million d’Européens en Algérie et parmi les deux millions et demi ou les trois millions d’indigènes, le plus grand nombre sera accessible à nos usages et à nos mœurs. Nous sommes de ceux qui croient que l’avenir de la France est en grande partie sur la terre d’Afrique et que, par l’Algérie jointe au Sénégal, nous arriverons un jour à dominer et à civiliser tout le nord-ouest de l’Afrique, c’est-à-dire toute la partie qui s’étend de Tripoli à l’Atlantique, et de la Méditerranée au nord à la Gambie au sud. Nous pourrons avoir là sous notre influence un territoire presque aussi grand que l’Europe et dont il est aujourd’hui démontré qu’une très vaste partie est susceptible de culture. 

L’expédition du général de Gallifet, au commencement de 1873, à El Goleah, qui est situé à 200 lieues de la côte, à vol d’oiseau, doit étendre notre influence jusqu’au fond du Sahara. Jusqu’ici nous n’avions guère dépassé Laghouat et Géryville. Seuls, d’intrépides voyageurs, comme M. Bouderba, interprète de l’armée d’Afrique, et M. Duveyrier, avaient pénétré plus loin. Aujourd’hui nos soldats se sont avancés jusqu’aux pays des Touaregs. Nous ne demandons pas qu’ils y restent à demeure ; mais nous espérons que leur apparition aura une bonne influence sur les peuplades du Sahara et qu’elle contribuera à reporter vers l’Algérie le commerce de l’intérieur qui, depuis la conquête, s’était dirigé vers Tripoli. Rien n’est plus remarquable que la facilité avec laquelle s’est accomplie cette expédition à El Goleah. 

Nous nous sommes longuement arrêté sur la plus nouvelle de nos colonies, parce que c’est aussi le champ le plus vaste qui soit ouvert à notre activité colonisatrice et celui qu’il nous est le plus facile de féconder. Mais nous avons encore dans les différentes parties du monde et en dehors de nos colonies à sucre que nous avons étudiées plus haut, d’autres restes de notre vieil empire colonial. Nous devons aussi fixer les yeux sur ces débris dont quelques-uns ne sont pas dépourvus de toute vitalité et peuvent se ranimer sous l’influence d’un bon régime. Nous avons déjà parlé de la situation de la Guyane dans le chapitre où nous avons étudié les colonies des tropiques adonnées à la production de denrées d’exportation. Nous devons pourtant revenir sur cette colonie parce qu’elle se distingue par plus d’un caractère des autres établissements des tropiques. L’abolition de l’esclavage y produisit des perturbations analogues à celles que subirent nos autres colonies ; la secousse y fut même plus grande à cause de la vaste étendue du sol cultivable, et des mauvaises mesures adoptées par les colons. [18] Cette France équinoxiale, sur laquelle on avait fondé, au XVIIIe siècle, de grandes espérances et où, à deux reprises, sous le ministère de Choiseul et sous la Restauration, on a fait sur une grande échelle des tentatives de colonisation et d’immigration officielles, n’a jamais pu sortir de l’état de médiocrité. Les causes en sont multiples, et nous verrons qu’elles présentent beaucoup d’analogies avec celles qui entravent les progrès de notre établissement algérien. C’est d’abord le mauvais régime d’appropriation des terres, c’est ensuite l’abus des règlements administratifs et de l’ingérence gouvernementale dans l’agriculture, l’industrie, le commerce et la vie entière des habitants, enfin le manque absolu de toutes libertés municipales et provinciales. 

Nous avons vu dans le premier livre de cet ouvrage qu’à la fin du XVIIIe siècle, un administrateur d’une rare intelligence, Malouet, réclamait que l’on mît à la Guyane les terres en vente au lieu de les concéder gratuitement. Cette réforme si utile, essentielle même, n’a jamais été appliquée. On continua à faire des concessions gratuites, temporaires, soumises à des conditions nombreuses, ce qui enleva à la propriété toute garantie et toute stabilité. Plus qu’ailleurs l’administration prétendit diriger les colons dans leurs cultures : « les administrateurs professent que la principale destinée de cette colonie consiste à approvisionner la mère patrie de denrées exotiques et lui demandent des sacrifices dans ses plans d’exploitation agricole pour alléger la crise cotonnière de France. Ils en font la condition de toute concession provisoire de propriété et grèvent le budget local à cette fin. Ainsi tenus en dédain les vivres ne sont produits qu’en minime quantité, et la disette se fait sentir pour peu qu’un accident accroisse les besoins ou diminue les récoltes. »[19] Cette direction artificielle paralyse l’essor de la colonisation et malheureusement elle s’étend à toutes les branches de culture et de commerce. L’administration interdit l’exportation des bestiaux qui pourraient admirablement se développer dans les vastes savanes du littoral. « La libre exportation révélerait probablement que la Guyane placée au vent de l’Amérique centrale et des Antilles est admirablement disposée pour faire un grand commerce de bétail avec tout l’archipel. Au contraire, l’approvisionnement même des habitants est insuffisant et la Guyane tire ses bœufs du Sénégal, ses mulets du Poitou, ses viandes conservées d’Europe et d’Amérique, tandis qu’à côté d’elle la province brésilienne de Para dans des conditions pareilles s’enrichit par le bétail. » [20] La Guyane dans ses parties hautes n’est qu’une vaste forêt, ce serait une précieuse ressource si l’exploitation en était permise par d’intelligents règlements ; les cours d’eau sont nombreux et l’on pourrait établir avec facilité des scieries mécaniques : mais l’administration se montre peu favorable à cette industrie ; on ne délivre des permis que pour des périodes de 3 ou 5 ans : aussi les capitaux ne se portent-ils guère vers cette exploitation qui serait lucrative, si des concessions plus longues permettaient l’établissement de vastes chantiers et de grandes avances qu’il faut beaucoup de temps pour amortir et rémunérer. Au lieu d’autoriser ces industries conformes à la nature du sol et du climat, l’élève du bétail, la production des vivres, le travail du bois de construction, industries vivaces, qui ne demandent que la liberté pour prospérer, l’administration dépense des sommes considérables en primes pour la production de denrées coloniales que la Guyane ne peut fournir dans des conditions favorables. Et cependant si ces primes étaient employées à faire des routes, quelle impulsion ce serait pour la colonie ! Mais les administrateurs français à la Guyane, comme en Algérie, comme au Sénégal, ont le goût de l’acclimatation : ils entretiennent à grands frais dans des jardins botaniques quelques spécimens de plantes rares et précieuses ; ils voudraient que tous les colons se fissent, comme eux, horticulteurs ; et ils emploient une partie des ressources du budget à les attirer par des primes dans cette voie artificielle au bout de laquelle il n’y a pas de véritable et solide prospérité. 

Vendre à bas prix les terres et les forêts domaniales, respecter complètement la liberté d’installation et de culture, supprimer toutes les primes et employer les fonds qui y étaient destinés au développement de la viabilité par terre et par eau, ce doit être là le point de départ de toute réforme. Mais la réforme doit être plus radicale encore, si l’on veut en attendre de notables résultats ; elle doit modifier totalement l’administration qui est à la Guyane, plus qu’ailleurs, singulièrement défectueuse. La ville seule de Cayenne y est constituée en commune et encore le conseil municipal y est-il nommé par le pouvoir. Les quatorze districts de la Guyane sont sous l’administration sans contrôle de commissaires commandants qui concentrent dans leurs mains les attributions multiples du commandement, de l’état civil, de la police, de la justice de paix. On a dit avec raison qu’il n’y a pas au monde de population aussi dénuée d’institutions municipales que celle de la Guyane ; les Kabyles et les Arabes eux-mêmes ont leurs djemmaas, tandis que, Cayenne excepté, il n’existe à la Guyane aucune commune. La représentation coloniale fait défaut comme la représentation communale ; sous ce rapport la colonie n’a fait que perdre les garanties qu’elle avait autrefois. Sous l’ancien régime, à côté du gouverneur, il y avait un conseil supérieur dont les attributions étaient importantes : nous avons vu que Louis XVI avait créé une assemblée provinciale. Sous la Révolution, la Guyane eut des députés aux assemblées législatives de la métropole. Sous la Restauration et le gouvernement de 1830 la Guyane eut un conseil colonial électif et des délégués. La République de 1848 rendit à la colonie le droit de représentation dans les assemblées métropolitaines et lui accorda les conseils généraux. On le voit, à toutes ces époques la colonie jouissait de garanties plus ou moins étendues, mais toujours sérieuses. Aujourd’hui, il n’existe plus auprès du gouverneur qu’un conseil privé composé, en majorité, de fonctionnaires auxquels se joignent quelques habitants désignés par le gouverneur lui-même. Jamais on ne vit de pouvoir plus absolu. « Par un privilège qui n’a pas de précédent, croyons-nous, dans la législation contemporaine ou passée d’aucun pays, le gouverneur de la Guyane est investi depuis 1854 du droit de fixer à son gré la nature et l’assiette des impôts, d’en régler seul la quotité, la perception, l’emploi. Du jour au lendemain il peut les improviser à son gré. Le 1er janvier 1860 vit paraître un budget exécutoire du jour même, arrêté la veille, qui doublait et triplait certaines taxes, à la grande stupéfaction du commerce dont l’imprudente naïveté avait réglé ses opérations en vue de tarifs qu’il supposait fixes jusqu’à nouvel avis donné en temps utile. » (Jules Duval, Les Colonies de la France, p. 233) Ce qu’un pareil système a de délétère, l’influence morbide qu’il exerce sur l’état du corps social, il est facile de s’en rendre compte. Cette concentration des pouvoirs est encore aggravée par le renouvellement incessant des gouverneurs. Nous avons la funeste habitude de placer toutes nos colonies sous la direction d’officiers de l’armée ou de la marine, que leur éducation n’a pas formés à la fonction si délicate d’administrer des sociétés et qui, faisant pour la plupart un stage de 2 ou 3 ans seulement dans nos établissements, sont incapables d’en connaître les besoins et les ressources, et, par conséquent, de développer celles-ci et de satisfaire ceux-là. De 1817 à 1863, en 45 ans, la Guyane a compté 17 gouverneurs titulaires et 6 intérimaires, ce qui ne laisse pas en moyenne 2 ans de charge pour chacun d’eux. Et, cependant, ces gouverneurs éphémères ne peuvent même être soutenus et éclairés par la voix publique. Non seulement la représentation municipale ou provinciale n’existe pas, non seulement il n’y a pas de presse, mais le droit de pétition collective est interdit aux habitants. Ce système entraîne la plus mauvaise gestion et le plus grand gaspillage : la viabilité est rudimentaire. Sur un budget de plus de 1 million, c’est à peine si on lui consacre 100 000 francs par an : la plus grande partie des crédits est absorbée par les frais d’administration. Pour une population de 20 000 âmes les documents officiels comptent un millier de fonctionnaires à divers titres, sans parler, bien entendu, de la garnison de terre et de mer (Jules Duval, p. 234-235). Il suffit d’exposer cette situation, elle porte avec elle ses enseignements, et toute réflexion est superflue. 

On a, dans ces dernières années, fait de la Guyane une colonie pénitentiaire ; on y a dirigé nos forçats en nombre de plus en plus considérable. C’est un problème fort délicat que le traitement de ces condamnés ; il s’agit de les transformer en ouvriers productifs et pour une partie, du moins, en colons. La France a-t-elle réussi dans cette œuvre difficile, a-t-elle, du moins, pris la bonne route ? Elle n’a pas agi d’une manière systématique et avec esprit de suite comme l’Angleterre en Australie ou à Van Diemen ; sans plan bien arrêté, elle s’est livrée aux expédients. Jusqu’en 1860 aucun essai sérieux n’a été tenté pour moraliser les condamnés et les transformer en colons. On déposait les forçats, à leur arrivée, aux îles du Salut, d’où on les évacuait dans des succursales de terre et de mer. Sur terre, les établissements ont été répartis dans le bassin de l’Oyapock, de la rivière de La Comté et du Maroni. La séquestration fut d’abord si peu rigoureuse, qu’un grand nombre de forçats résidait à Cayenne où les uns étaient employés comme domestiques ou ouvriers, et les autres tenaient boutique. Le conseil municipal se plaignit et l’on eut recours à des mesures plus sévères. Les établissements pénitenciers ne réussirent guère dans cette première période ; l’habileté industrielle d’un grand nombre de forçats, nous dit-on, était détournée de sa destination naturelle au gré des caprices de l’administration. C’est en 1860 seulement que la réforme commença d’une manière sérieuse : un décret impérial assigna aux pénitenciers la moitié du territoire qui s’étend entre la Mana et le Maroni. On essaya de moraliser et de relever les forçats par la famille et par la propriété : des mariages et des concessions de terre furent des récompenses pour la bonne conduite des condamnés. ll se forma, d’après les rapports des voyageurs, une petite colonie laborieuse, défrichant le sol, grandissant avec des espérances d’avenir. On était dans la bonne route : mais malheureusement ces condamnés, propriétaires et pères de famille, sont l’exception : la grande majorité est soumise à un régime à la fois plus rigoureux et moins utile à la colonie. Au lieu de les employer à des travaux d’utilité publique et surtout aux routes, qui sont le principal besoin de la colonie, on les fait travailler à des plantations de sucre et de café qui coûtent beaucoup plus qu’elles ne rapportent ; on reconnaît là cet esprit fantaisiste et ces goûts d’amateur dont nos fonctionnaires coloniaux donnent trop souvent la preuve. On n’a introduit que très tardivement et d’une manière incomplète, en dehors de la ville de Cayenne, le système de louage des services des condamnés aux colons, système que les Anglais ont pratiqué en Australie avec tant de bonheur, sur une si grande échelle et d’une manière si régulière, sous le nom d’assigment of convicts. En un mot la colonie reproche, avec raison, à l’administration de ne savoir pas faire tourner le travail des forçats à l’utilité générale. La situation de la Guyane, on le voit, à quelque point de vue qu’on l’envisage, est bien loin d’être satisfaisante ; elle réclame de la part de la métropole, des réflexions sérieuses et des réformes radicales. 

Voici, d’après les renseignements les plus récents qui nous soient parvenus, un aperçu statistique des conditions matérielles et des ressources de la Guyane française.

Superficie, 72 000 kilomètres.

1867 1868 

Population 25 287 25 151 

Dont : Émigrants 3 516 3 134 

Indigènes 1 800 1 825 

Troupes 974 1 181 

Transportés hors du pénitencier 691 537 

Cultures 

1867 1868 

hectares produits hectares produits 

Cannes à sucre 462 1 375 699 fr. 347 420 590 fr. 

Café 521 107 424 398 60 463 

Coton 6 883 8 262 

Cacao 253 56 581 181 56 331 

1867 1868 

Hectares cultivés de toutes denrées 6 672 5 678 

Habitations 1 415 2 009 

Travailleurs 6 813 6 675 

Valeurs des propriétés 8 216 312 574 478 

Des produits 415 328 793 611 

Commerce 

1867 1868 

Importations 10 699 239 7 857 843 

Exportations 2 154 870 1 755 058 

TOTAUX. 12 854 109 9 612 901 

Le commerce avec la France est tombé de 10 017 176 fr. à 6 944 572 fr.

Navigation 

1867 1868 

Entrées Sorties Entrées Sorties 

Bâtiments français 110 103 98 102 

— étrangers 26 22 16 16 

TOTAUX. 136 125 114 118 

On voit par tous ces chiffres combien cette colonie est peu florissante. Les cultures, le commerce et la population y sont en voie de décroissance.

Notre colonie du Sénégal jouit relativement d’une prospérité plus grande. C’est plutôt là une colonie de commerce et d’influence, si nous pouvons parler ainsi, que d’agriculture et d’émigration. Quelques Européens, en très petit nombre, sont établis dans l’île Saint-Louis, à Gorée, à Dakar et dans quelques comptoirs de l’intérieur, et ils étendent leurs relations dans un rayon de près de 200 lieues. Le territoire soumis à notre domination, singulièrement agrandi par une politique habile et vigoureuse, comptait vers 1860, d’après M. Jules Duval, plus de 115 000 habitants, parmi lesquels à peine 300 Européens. (Les Colonies de la France, p. 26.) 

Le commerce principal du Sénégal fut, sous l’Ancien régime, la gomme, dont il s’exportait, pendant toute la seconde partie du XVIIIe siècle, environ 300 000 livres, et les pièces d’Inde, pour employer l’expression des asientos, c’est-à-dire ces malheureux noirs que la traite transportait aux colonies. Ce dernier trafic prit une très grande extension : aussi le commerce général du Sénégal était-il supérieur, à la fin du dernier siècle, à ce qu’il est de nos jours. Dès l’année 1789, la métropole trouvait à placer dans cette colonie 20 millions de livres tournois en marchandises : l’abolition de la traite a fait tomber à moitié nos exportations pour le Sénégal. La Restauration, avec ce zèle digne d’éloge et cette singulière inexpérience dont nous avons vu déjà des preuves à la Guyane, voulut donner à notre colonisation d’Afrique une grande et définitive impulsion ; mais, sans tenir compte des circonstances locales et économiques, elle tenta sur les bords du Sénégal comme sur les bords de la Mana des entreprises agricoles. Il serait impossible de trouver, en dehors de l’histoire de la colonisation française, des tentatives aussi empreintes de légèreté et de fantaisie. La prétention de nos administrateurs était d’installer, par le concours des commerçants de Saint-Louis, de grandes cultures industrielles à 30 ou 40 lieues de cette ville. La moindre réflexion eût du signaler à l’administration que le commerce de Saint-Louis ne pouvait, sans abandonner ses affaires, pratiquer l’agriculture à une aussi grande distance : on aurait dû songer en outre que les vastes plantations de cotonniers et d’indigofères que l’administration excitait par des primes très élevées, supposaient des capitaux et des bras en abondance, tandis que les uns et les autres faisaient défaut. La générosité officielle du gouvernement provoqua l’établissement de maisons superbes, construites avec luxe qu’on dut abandonner au premier jour. Cette manie d’acclimatation que nous avons déjà signalée comme un des vices de notre administration coloniale, gaspilla en dépenses stériles des fonds considérables, qui, appliqués à l’amélioration du cours du fleuve, eussent produit une utilité notable et permanente. Toute cette grande installation de cultures et de fermes que la baguette administrative avait créée, disparut pour ne laisser d’autre trace que le jardin botanique de Richard Toll. 

La première condition pour faire prospérer une colonie, c’est de se rendre bien compte de l’étendue et des limites de ses ressources : c’est presque toujours d’une erreur de conception plutôt que d’un vice d’exécution que proviennent les erreurs et les fautes. Le Sénégal est une colonie importante et qui peut le devenir encore davantage, si l’on comprend bien le rôle auquel elle est appelée et les perspectives qu’elle présente. Il ne peut s’agir d’asseoir sur les rives de ce fleuve une population européenne nombreuse ; le tenter serait une folie. Notre tâche au Sénégal est une tâche d’initiation : notre principal moyen est l’influence morale, l’ascendant intellectuel, soutenu par une force matérielle uniquement réservée à la légitime défense de nos droits. Nous occupons un territoire immense et nous pénétrons par le fleuve profondément dans l’intérieur de l’Afrique. Nos postes de Dagana, Imar, Matam, Bakel, etc., commandent le fleuve sur une étendue de 250 lieues : notre colonie forme donc comme un coin qui entre dans les entrailles du continent africain et qui en occupe un des plus vastes débouchés. Bakel, le point le plus important sur le haut du fleuve, fait près de 5 millions d’affaires. Toutes les contrées voisines de ce poste admirablement placé sont peuplées de nations nombreuses relativement laborieuses et riches. Toute notre politique doit tendre à nous les rattacher par l’équité et l’utilité de nos relations. Étendre notre influence et notre commerce dans le Fouta, qui a plus de 400 000 habitants, dans le Boudou, dans le Bambouk, dans le Khasso, tel doit être l’un des principaux objets de nos efforts. Ce but étant nettement conçu, il ne peut plus y avoir d’incertitude dans notre administration : toutes les mesures doivent tendre à faciliter par terre et surtout par eau la circulation et les échanges. Certes, à ce point de vue, il y a beaucoup à faire, et il eût été désirable que les millions gaspillés par la Restauration dans ses essais stériles, eussent été employés en travaux sur le fleuve. Il semble, en effet, que la nature qui, en Europe, a parfait elle-même son œuvre, ne nous ait livré en Afrique que des éléments bruts qui réclament impérieusement des améliorations humaines. Il faut dégager le Sénégal et le Falémé des bancs de roche qui entravent la navigation à l’époque des basses eaux : il faut construire des barrages, creuser des canaux de circulation pour tourner les passages trop difficiles ; le Sénégal est la route qui nous conduit à l’intérieur : il la faut perfectionner, de façon que dans tout son parcours et en toute saison, elle devienne praticable. C’est ainsi que nous pourrons attirer à Saint-Louis tout le commerce de cette partie de l’Afrique. Aux environs mêmes de cette ville et sur toute la partie basse du fleuve, dans ce vaste territoire qu’on appelle le Oualo et qui nous est entièrement soumis, nous avons une autre mission à remplir. Nous avons protégé jusqu’ici cette nombreuse population nègre, nous l’avons délivrée des incursions des Maures, qui occupaient la rive nord du fleuve : il importe maintenant de l’initier aux arts de la civilisation. Et d’abord ce vaste pays est admirablement doué par la nature pour la production de denrées précieuses à nos industries d’Europe. Il ne s’agit pas de réitérer les expériences malheureuses de 1821 ; nous n’avons pas à créer subitement sur un territoire réduit une agriculture intensive : mais instruits, non découragés, par l’échec de la Restauration, nous pouvons développer progressivement, avec l’aide du temps, sans primes ni faveurs exceptionnelles, les germes de prospérité que contient le Oualo. Le cotonnier, l’indigofère, sur lesquels avaient porté les tentatives de 1821, pourront sans doute donner quelques bons résultats ; mais ce sont surtout les plantes oléagineuses et spécialement l’arachide, qui offrent les plus belles perspectives d’avenir. Pour faire éclore au Oualo cette prospérité que la nature a préparée, il suffit d’un bon régime d’administration. Ce qui empêchait le développement de la culture, c’étaient les incursions et les pillages périodiques des Maures, habitant la rive septentrionale du fleuve, c’était l’esclavage, c’était la tyrannie des petits princes indigènes : ces trois obstacles ont disparu : les Maures sont contenus dans leurs limites, l’esclavage et les razzias d’habitants auxquelles il donnait lieu sont abolis ; les chefs indigènes, en acceptant la suprématie française et en devenant les subordonnés et les fonctionnaires de notre gouvernement, ont pris des habitudes régulières. Ce nouvel état de choses a donné à la culture, au Oualo, une impulsion sans précédent : les terres y ont acquis plus de valeur ; l’administration elle-même, depuis 1857, a inauguré le système des ventes aux enchères, lequel a parfaitement réussi. Pour que ce mouvement ascendant persiste, s’accélère et s’étende, il ne faut que quelques travaux publics intelligents. Le Oualo est baigné par de larges cours d’eau, dont le principal aboutit au lac de Paniefoul sur les bords duquel s’élève le fort de Merinaghen ; sur toutes ces rivières des navires d’un fort tonnage peuvent circuler pour charger et décharger les cargaisons. Il ne faut que quelques travaux d’art pour que le Oualo devienne un centre d’activité industrielle et commerciale, ce qui le rendrait en même temps un centre d’attraction pour les populations de l’intérieur. 

Notre politique à Saint-Louis doit être l’auxiliaire de celle que nous appliquons au Oualo et sur le haut du fleuve. Sans prétendre nous assimiler les indigènes, ce qui serait une folie avec le peu de population européenne dont nous disposons, il faut les rapprocher de nous par l’éducation, les idées, le travail et la législation. Sous l’administration intelligente du colonel Faidherbe on est entré dans cette voie. Les éléments qui composent la population de notre colonie sont beaucoup plus concordants que ne le ferait croire la diversité de leur origine. Il y a à Saint-Louis une population croisée, provenant des unions des Européens avec les femmes du pays ; et cet élément mixte, au contraire des mulâtres dans nos îles, se montre plein d’affection et de respect pour les blancs, de bienveillance et de fraternité pour les noirs : il sert vraiment de trait d’union. L’éducation et le service de la justice sont, comme en Algérie, nos deux principaux moyens d’influence : nous usons de l’un et de l’autre. En 1857, un arrêté du gouverneur soumit toute ouverture d’école à une autorisation préalable, qui ne s’accorde qu’aux marabouts natifs de Saint-Louis, où y résidant depuis sept ans et après examen de capacité et certificat de bonne conduite. Comme complément de ces mesures, tout enfant au-dessous de 12 ans doit être conduit une fois par jour à une école française. (Jules Duval, Colonies de la France, p. 91.) L’école laïque de Saint-Louis reçoit déjà plus de 200 élèves musulmans, sans compter un certain nombre d’enfants qui, par le conseil des marabouts eux-mêmes, fréquentent les classes des frères. Ces chiffres peuvent sembler bien faibles. Mais il faut penser que nous ne pouvons avoir au Sénégal la prétention que nous avons en Algérie d’arriver à un rapprochement complet des populations diverses. Tout ce que l’on peut demander, c’est de former à nos mœurs et à nos idées un certain noyau d’hommes intelligents qui répandront ensuite autour d’eux notre civilisation dans la mesure que comporte le pays. On avait fondé à Saint-Louis, il y a 20 ans, un collège et une école industrielle pour l’éducation des créoles et des indigènes : faute d’élèves ces établissements ne purent rester ouverts. On leur a substitué l’école dite des otages, réorganisée, en 1863, sous le nom d’école des fils de chefs et d’interprètes ; on a créé pour le même objet à Dakar des écoles moitié théoriques, moitié pratiques. Ces essais semblent réussir. 

Sous le rapport de la législation, la justice répressive, à tous ses degrés, a été revendiquée par l’autorité française, qui, à l’égard des indigènes, admet dans les cours d’assises des assesseurs musulmans à côté d’assesseurs chrétiens. Pour la législation civile, elle est appliquée par des juges indigènes en première instance ; mais les appels sont portés devant un conseil, qui se compose du gouverneur, d’un conseiller à la cour impériale, du directeur des affaires indigènes et du pontife musulman. L’enregistrement des actes de l’état civil, qui s’opère à Saint-Louis pour les indigènes sous la direction d’un magistrat musulman, est encore un puissant moyen d’éducation en ce qu’il constitue la famille sur des bases plus stables. 

En dehors de cette action toute morale et politique l’administration doit encore tourner ses vues vers l’amélioration de la ville. Que de choses n’y a-t-il pas à faire pour son assainissement et pour son approvisionnement en eau salubre ! Nos arts et métiers, le confortable européen dans les limites où le climat le réduit, sont encore des moyens d’influence et d’éducation : il ne faut pas oublier que la population européenne sera appelée à devenir plus nombreuse à mesure que se développera notre commerce sur le fleuve et que s’étendront nos relations avec l’intérieur. Une liberté complète du trafic est essentielle à cet accroissement de nos échanges sur la côte d’Afrique : jusqu’à ces dernières années, des obstacles d’origines diverses entravaient encore la circulation des marchandises ; sur le fleuve, c’étaient les droits appelés coutumes, perçus arbitrairement par les Maures : on a régularisé et déterminé, en les abaissant, le taux de ces redevances qu’on n’a pas encore osé abolir : à l’importation de nos produits, c’étaient de vieux règlements, restes du système mercantile, qui apportaient des retards et élevaient les frais et les prix. On sait que nos principales importations au Sénégal sont ces toiles bleues fabriquées dans nos colonies des Indes, et que l’on appelle guinées : « Par une bizarre restriction, dit M. Jules Duval, les guinées à destination du Sénégal ne peuvent y être introduites que sur le vu du certificat d’origine et après avoir fait escale dans un port de France. » (Jules Duval, Les Colonies de la France, p. 356.) Toutes ces entraves doivent disparaître, si elles n’ont déjà disparu. Le commerce du Sénégal atteint aujourd’hui un chiffre élevé, bien qu’encore au-dessous de ce qu’il était au dernier siècle, principalement à cause de l’abolition de la traite : voici quel a été, dans ces dernières années, le mouvement général des échanges :

Importations

En 1863 En 1865 

Saint-Louis 10 366 009 9 301 020 

Gorée 8 277 897 7 700 485 

TOTAUX. 18 643 897 17 001 505

Exportations 

En 1863 En 1865 

Saint-Louis 7 147 312 5 695 283 

Gorée 7 325 481 6 217 157 

TOTAUX. 14 472 793 11 912 440 

(Annuaire de la statistique pour 1868, p. 271.) 

Nous ne savons au juste la cause de cette diminution du trafic pendant l’année 1865, mais cette réduction du commerce n’a été que passagère, ainsi que le prouvent les chiffres qui suivent pour les années 1867 et 1868.

Importations 

1867 1868 

Saint-Louis 9 129 163 8 711 267 

Gorée 7 816 084 7 842 487 

TOTAUX. 16 945 247 16 553 754

Exportations 

1867 1868 

Saint-Louis 9 294 207 11 793 068 

Gorée 8 346 089 9 906 146 

TOTAUX. 17 641 196 21 699 214

Les importations sont encore en diminution sur les années 1863 et 1865 ; mais on voit comme les exportations se sont développées.

Voici, d’autre part, les chiffres de la navigation pour les années 1867 et 1868, les dernières sur lesquelles nous ayons des renseignements.

Saint-Louis 

1867 1868 

Entrées Sorties Entrées Sorties 

Navires français 72 74 92 95 

— étrangers 6 3 4 4 

TOTAUX. 78 77 96 99 

Gorée 

1867 1868 

Entrées Sorties Entrées Sorties 

Navires français 590 466 636 547 

— étrangers 64 56 47 0

TOTAUX. 654 522 683 547 

Voici quelle était la population en 1867.

Saint-Louis 132 290 

Gorée 69 722 

Bakel 4 000 

TOTAL. 206 012

L’importance du Sénégal tend toujours à s’accroître. Dakar, notamment, prend une grande importance depuis l’établissement de nombreuses lignes de paquebot allant d’Angleterre ou de France au Brésil ou à La Plata. Beaucoup de ces vapeurs font relâche à Dakar. On trouve dans la Revue maritime et coloniale, du mois de mars 1873, une très intéressante description de Gorée par M. Bérenger-Férand, médecin principal de la marine. L’île de Gorée n’est, à vraiment parler, qu’un rocher de forme oblongue, ayant environ 800 mètres dans son plus grand arc et 320 mètres de large au point le plus spacieux ; la superficie n’est guère que de 365 000 mètres carrés, soit 36 hectares et demi. Le sol est absolument improductif. On propose pour y faire une promenade de 7 000 mètres d’y importer de la terre végétale de Dakar. En dépit de cette stérilité et de cette étroitesse, cette île a de grands avantages. Elle est fort bien située comme point de relâche entre l’Europe et l’Amérique du Sud ; puis elle est d’une très grande salubrité. 

« Tout le monde admet avec moi, dit M. Bérenger-Férand, chef du service de santé de Gorée, que cette île est le pays le plus sain de la côte occidentale d’Afrique dans le moment présent, et la preuve que j’en puis donner, c’est qu’il y a actuellement dans l’île plus de vingt Européens qui s’y portent bien et qui y comptent de 15 à 25 ans de séjour. » Gorée n’est séparée du cap Dakar, qui est à l’ouest, que par la distance d’un mille et quart, soit moins de 2 500 mètres. « N’oublions pas, écrit encore M. Bérenger-Férand, que Gorée jouit non seulement du climat le plus sain de toute l’Afrique occidentale, mais que la nature y a fait une rade aussi belle, aussi sûre, aussi commode que les plus belles rades du monde. Si l’État ou l’industrie privée faisaient à Dakar des formes de radoub, tous les navires qui, dans un rayon de 2 000 lieues, ont besoin de passer au bassin, y convergeraient bientôt, et le point géographique qui nous occupe prendrait en Afrique l’extension que New-York, San-Francisco, Valparaiso ont prise en Amérique, que Calcutta, Shanghaï, Saïgon prennent en Asie. » Il y a sans doute de l’exagération dans ces lignes, mais nous croyons notre colonie du Sénégal, de même que notre colonie d’Algérie, réservées au plus brillant avenir. 

De toutes nos colonies, il n’en est pas, selon nous, qui soit réservée à un meilleur avenir, si nous savons en tirer parti, que notre colonie du Sénégal ; située à 400 lieues de Tombouctou et relativement voisine de notre grande colonie d’Algérie, conduite par des mains habiles, elle est appelée à devenir un centre important de commerce et de civilisation. Par notre position à Alger et à Saint-Louis, par la présence de nos postes militaires et de nos colons à Laghouat, d’un côté, et, de l’autre, à Bakel ; par l’extension de notre influence sur les tribus du Sahara d’une part, et, de l’autre, sur les nations du Haut-Sénégal, nous dominons tout le nord-ouest de l’Afrique, nous pouvons nous faire dans cette vaste contrée les dispensateurs du commerce et de la culture et l’on n’aperçoit guère de limite à nos relations et à notre influence. Déjà une convention a été conclue à Saint-Louis entre le gouverneur et le cousin du cheik de Tombouctou. C’est un premier germe qui portera ses fruits, si une bonne politique et une administration intelligente aident à son éclosion. Sur ce point le Sénégal a été plus favorisé que nos autres établissements : pendant ces quinze dernières années il a joui d’une direction pleine à la fois de prudence et de fermeté, d’esprit de progrès et de sens pratique. Plût au ciel que toutes nos dépendances fussent administrées par des hommes comme le colonel Faidherbe ; nos colons ne se plaindraient plus qu’on leur donnât toujours des officiers pour administrateurs. 

Nous avons peu de chose à dire de nos autres établissements d’Afrique, nos comptoirs d’Assinie, de Grand-Bassam et du Gabon : ces postes ont été occupés sous la monarchie de Juillet et sont disséminés sur cette vaste côte où se déploya, il y a plus de quatre siècles, l’énergie de nos marins dieppois. Dans la situation actuelle il est difficile de donner le nom de colonies à des blockhaus près desquels sont groupées quelques huttes européennes pour un trafic assez borné d’ivoire, de bois d’ébène, de sandal et de caoutchouc. En 1866, les importations de tous ces établissements ne s’étaient élevées qu’à 943 831 francs et les exportations, plus faibles encore, ne montaient qu’à 601 078 : et sur ces sommes la part du commerce français n’était que de 323 148 francs à l’importation, et 168 203 à l’exportation. Le mouvement de la navigation, entrées et sorties réunies, était de 138 navires, jaugeant 24 440 tonneaux : le pavillon français n’y figurait que pour 32 navires et 14 840 tonneaux. (Annuaire de statistique pour 1868, p. 272.) On voit que c’est là un trafic bien chétif et il n’y a pas apparence qu’il se développe d’une manière notable, sauf au Gabon peut-être, où les relations commerciales sont facilitées par l’abondance des cours d’eau navigables et par la profondeur de l’estuaire qui s’enfonce assez loin dans les terres. 

Nous ne pouvons non plus considérer comme d’une bien grande importance Mayotte, Nossi-Bé et Sainte-Marie, situés sur l’autre côte de l’Afrique, c’est à peine si ces trois établissements comptent 27 000 habitants, parmi lesquels quelques Européens : l’étendue du territoire est également faible : Mayotte n’a pas 20 000 hectares, Nossi-Bé n’en a que 15 000 et Sainte-Marie 91 000 ; le trafic est encore plus minime que le territoire et la population : voici, en effet, les chiffres que donne l’Annuaire de lasStatistique de 1868 pour le trafic de ces trois établissements pendant l’année 1865 :

Importations 1 451 182 

Exportations 273 514 

TOTAL. 1 724 696

Navigation 

À la sortie de France 7 navires 2 427 tonneaux 99 hommes d’équipage. 

À l’entrée en France 5 — 2 058 — 80 —

TOTAUX. 12 4 485 179

Ces colonies microscopiques n’ont guère d’autre but que de protester contre notre exclusion de la grande île de Madagascar, l’une des premières terres où descendirent nos ancêtres au commencement du XVIe siècle. Quelques publicistes, chez lesquels le goût de la colonisation est empreint de moins de réflexion que d’enthousiasme, rêvent la reprise de possession par la France de la grande île des Malgaches et c’est à ce titre qu’ils attachent quelque importance aux îlots que nous occupons dans le voisinage. Nous croyons avoir montré dans le premier livre de cet ouvrage combien toute pensée d’établissement territorial à Madagascar est peu praticable. Il y a là trop de difficultés naturelles provenant, soit du climat, soit des habitants : toute colonie dans cette île devrait être une colonie agricole ; sa prospérité serait subordonnée à une immigration européenne très considérable. La France n’est pas dans une situation à suffire à une aussi rude tâche, dont les résultats sont fort problématiques et où le succès, en admettant qu’il arrivât, se ferait très longtemps attendre. Aussi la compagnie de colonisation qu’on a cru devoir fonder, il y a quelques années, à Madagascar, n’a-t-elle rien pu produire malgré les efforts d’un homme habile, qui avait le tort de vouloir édifier une colonie sur des intrigues à la cour d’un roi ou d’une reine barbare.

D’autres vestiges assez mesquins de notre vieille ambition coloniale, ce sont nos rares établissements dans l’Inde : Pomdichéry, Yanaon, Karikal, Mahé, Chandernagor : leur superficie est de 42 962 hectares : c’est assez dire que nous n’avons, outre ces cinq villes, que leur banlieue et quelques terres autour : leur population montait, en 1865, à 227 063 âmes dont 1 486 Européens et 1 666 métis. Ces possessions ont semblé offrir si peu d’utilité qu’on en a demandé bien des fois l’abandon, la vente ou l’échange ; cependant, au point de vue commercial et fiscal, ce sont des établissements productifs ; ce sont les seuls qui donnent à la métropole des revenus supérieurs à leurs dépenses (Jules Duval, Les Colonies françaises, p. 364) : voici quels étaient, d’après l’Annuaire de statistique pour 1868, les mouvements des échanges, en 1863 et en 1865, dans ces établissements :

1863 1865 

Importations 8 432 071 4 996 311 

Exportations 18 944 575 16 239 975

TOTAUX. 27 376 646 21 236 286

Le commerce avec la France qui était, en 1863, de 8 949 413 fr., est descendu, en 1865, à 7 708 556 francs. L’abolition de la traite des noirs, qui fut remplacée par les engagements des coolis, a donné, aux yeux de certains écrivains et de certains politiques, une utilité nouvelle à nos possessions indiennes. On n’évalue pas à moins de 70 000 le nombre des coolis qui ont été embarqués dans nos comptoirs de l’Inde pour la Réunion, les Antilles et la Guyane. Pour nous, qui protestons contre l’usage des coolis sur nos plantations d’Amérique ou d’Afrique, la facilité que l’on trouve à recruter ces travailleurs indiens ne saurait constituer un avantage sérieux.

Nous complétons par quelques renseignements plus récents ces données sur nos établissements indiens. Nos possessions de l’Inde ont une superficie de 48 962 hectares : la population, en 1867, était de 257 500 âmes, dont 1 460 Européens, 1 501 métis et 254 539 indigènes : en 1868, la population était de 259 981 âmes dont 1 394 Européens. Voici quelques détails sur la production de ces petits territoires :

Cultures 

1867 1868 

Hectares. Produits. Hectares. Produits. 

(valeur brute) 

Pondichéry 19 860 2 413 081 fr. 19 446 1 450 047 fr.

Karikal 8 715 1 173 905 8 729 1 205 321 

Yanaon 1 745 29 952 1,745 21 838

Mahé 5 454 389 519 5 454 389 519

Nous donnons ces chiffres comme renseignements d’origine officielle : nous n’y avons, d’ailleurs, qu’une médiocre confiance. 

Commerce 

1867 1868 

Importations 6 848 859 5 519 010 

Exportations 17 182 001 19 128 125 

TOTAUX. 24 030 860 24 647 135 

Avec la France 7 480 223 10 552 262 

Navigation 

Entrées. Sorties. Entrées. Sorties. 

Navires français 37 89 45 112 

— étrangers 439 593 397 496 

TOTAUX. 476 682 442 608 

Nous rencontrons dans nos établissements de l’Hindoustan les défauts et les vices ordinaires de l’administration française : là, comme partout, il semble que nous ayons pris à tâche d’étouffer toute vie locale et toute représentation collective : les indigènes s’en plaignent hautement : ils voudraient voir modifier les institutions communales, ils réclament qu’on augmente leur participation à la gestion des intérêts locaux ; ils font des vœux pour obtenir une représentation spéciale de l’agriculture dans le conseil général de la colonie ; ils y voudraient voir admettre les délégués des cultivateurs avec voix délibérative : enfin ils se plaignent de l’impôt foncier qui est trop lourd et mal assis, et ils demandent qu’on le ramène aux bases établies par la vieille législation indoue. Ils voudraient enfin un système de travaux publics mieux entendu, l’amélioration des canaux et des routes, et un régime des eaux et irrigations qui assurât à chacun le libre usage de son droit sans distinction des terrains à simple et à double récolte et avec jaugeage de l’eau fournie à chacun et fixation sur cette base des impôts à payer. (Jules Duval, Colonies de la France, p. 362) L’administration française est donc coupable des mêmes erreurs et des mêmes fautes en Asie qu’en Afrique et en Amérique : l’hostilité contre la vie communale et la représentation collective, l’arbitraire des mesures administratives, la négligence des grands travaux publics indispensables : voilà ce que nous rencontrons sur tous les points du globe ou flotte le pavillon français. Peut-être les Indiens de nos possessions s’en aperçoivent-ils mieux que d’autres par la comparaison qu’ils sont à même de faire, qu’ils font et qu’ils nous opposent, du régime auquel sont soumises les vastes multitudes indigènes placées sous la suzeraineté de l’Angleterre et de celui que nous imposons à nos sujets. 

Il semble que nous ayons voulu, dans ces dernières années, compenser la perte de l’Hindoustan par de grandes acquisitions territoriales dans la Cochinchine. À la suite de la guerre de 1858 que nous avons faite de concert avec l’Espagne contre l’empereur Tu-Duc pour la protection des chrétiens et des missionnaires, nous avons pris pied dans ce pays, nous avons gardé à la conclusion de la paix plusieurs provinces et nous venons encore de nous agrandir récemment. Actuellement le territoire qui nous est soumis est considérable et peuplé de plusieurs millions d’habitants : il est doué d’une grande fertilité et, comme toutes ces régions asiatiques, il est traversé par des fleuves et des canaux navigables pour les plus grands navires. La Cochinchine sera, dit-on, un vaste débouché pour nos produits en échange desquels elle nous fournira en abondance du riz, des écailles, des dents d’éléphant, des soies, des bois de teinture et d’ébénisterie, des poissons salés, des peaux, des huiles. La capitale de nos possessions cochinchinoises, Saïgon, quoique éloignée de 60 milles de la mer, est accessible aux navires du plus haut tonnage. Quelques publicistes ont porté l’exagération de leurs louanges jusqu’à prédire à Saïgon une prospérité égale, supérieure même à celle de Singapour : il est vrai qu’ils ont mis à ce développement qu’ils entrevoient une condition qui en réduit singulièrement la probabilité, c’est le percement de l’isthme de Tenasserim qui ferme la longue presqu’île de Malacca. Quoiqu’il en soit de ces rêves d’avenir, Saïgon a pour le moment 20 000 habitants : le comptoir d’escompte de Paris y a établi une agence : il forme une des escales de nos messageries maritimes ; il est à souhaiter qu’on lui accorde cette franchise entière de droits qui fut l’origine de la grandeur de Singapour. L’administration s’est mise au travail avec un zèle très louable dans notre acquisition de Cochinchine : on a créé des lignes télégraphiques, tracé des routes de terre, élevé des phares, construit une église, organisé la justice, l’instruction et les finances : mais ce qui manque jusqu’ici, ce qui manquera peut-être toujours, à notre colonie de Cochinchine, comme à nos autres établissements coloniaux, ce sont les colons. Voici le mouvement des échanges :

1865 1866 

Importations 23 849 892 39 832 375 

Exportations 30 270 000 39 399 900

Totaux. 54 119 892 79 232 275

Navigation. — Entrées et sorties 

1865 1868 

Navires. Tonnage. Équipage. Navires. Tonnage. Équipage.

Navires au long cours :

— français 132 88 577 5938 176 127 467 8 585

— étrangers 291 70 423 3867 515 163 913 9 949 

423 159 000 9 805 691 291 380 18 534

Barques annamites 6842 155 756 30 652 9 553 215 544 40 895

TOTAUX. 7 225 314 756 40 457 10 244 506 924 59 429

Ce mouvement des échanges est satisfaisant : le port de Saïgon s’en est vivement ressenti ; les navires, d’ailleurs, n’y paient qu’un droit d’ancrage commun à tous les pavillons.

En 1867 et en 1868, le commerce de la Cochinchine n’a pas progressé sur l’année 1866 : les importations et les exportations réunies n’ont atteint que 63 663 636 fr., en 1867, et 72 609 281 fr., en 1868. La navigation, cependant, a augmenté : nous n’avons que le chiffre des navires et non celui du tonnage. En 1867, la navigation a porté sur 202 navires français, 674 navires étrangers et 9 492 barques annamites.

Les principaux articles d’exportation étaient :

1866 1867 

Riz 18 260 000 fr. 24 185 524 fr. 

Coton 1 096 000 1 579 937 

Or et argent 2 965 000 

La population était évaluée, en 1867, au chiffre total de 1 204 287 âmes dont 585 Européens, 18 965 Chinois, 697 Indiens, 81 Malais, 46 Turcs ou Arabes, et 1 182 913 Annamites. 

Le gouvernement métropolitain paraît s’efforcer, depuis l’année 1873, de perfectionner l’administration de notre possession cochinchinoise. Il est impossible de ne pas signaler, comme un grand progrès dans notre politique coloniale, le décret du 10 février 1873, rendu sur la proposition de M. l’amiral Pothuau. Ce décret crée, sous le nom d’inspecteurs et d’administrateurs des affaires indigènes, un corps de fonctionnaires civils spécialement chargés de l’inspection des divers services indigènes, de la justice à l’égard des indigènes et des Européens, de l’administration générale, de l’établissement de l’impôt, du contentieux administratif et des milices, de la perception de l’impôt et de l’enregistrement sur le point où il n’existe pas d’agents spéciaux, du paiement des dépenses, de la poste, du télégraphe, du cadastre et des écoles. Afin que ce corps d’agents civils ait toutes les connaissances nécessaires à l’exercice de ces fonctions multiples, il est fondé à Saïgon un collège d’administrateurs stagiaires. Les études devront porter, dans ce collège, sur les langues vulgaires, annamite et cambodgienne, sur la langue mandarine annamite et sur l’écriture de cette langue en caractères chinois, sur l’administration et la législation cambodgiennes, sur les diverses branches de l’administration française et du régime financier, enfin sur la construction pratique et sur la botanique. Se départant de ses vieilles et routinières habitudes, le gouvernement promet aux inspecteurs et aux administrateurs des affaires indigènes un traitement élevé : il leur offre, en outre, après douze ans de service, non pas une pension de retraite, mais un capital assez considérable qui sera constitué, non par voie de retenue sur les traitements, mais par des subventions que verseront à une caisse dite de prévoyance, les budgets des localités. Ce décret a une grande importance : car ce qui a toujours manqué à la France en matière de colonisation, c’est un personnel d’administrateurs civils, spéciaux, compétents, fixés à perpétuité dans la même colonie et bien rétribués. 

Nous ne pouvons quitter cette brève étude sur la Cochinchine, sans mentionner que l’acquisition de cette province a déjà été féconde pour la science. De hardis explorateurs, dont l’un, M. de Carné, a payé de la vie son dévouement, ont pénétré par une route nouvelle jusqu’en Chine et remonté des fleuves dont l’accès était jusque-là fermé aux Européens. 

À nos possessions d’Asie peuvent se rattacher, malgré leur distance, nos îles de l’Océanie : nous ne sommes venus que bien tard dans ces vastes parages et au milieu de ces archipels nombreux où les Anglais, les Hollandais et les Espagnols nous ont de long temps devancés. Aux Philippines, dans l’archipel de la Sonde, aux îles australiennes, nous n’avons à opposer que quelques îlots peuplés de quelques milliers de sauvages et à peine de quelques rares Européens. Toutes ces acquisitions sont dues à la monarchie de Juillet et au second empire : elles proviennent d’une pensée plus politique que coloniale ; on a voulu acquérir sur toutes les mers une sorte de cordon de stations navales qui puissent servir de refuge à nos marins : c’est ainsi que Tahiti est un point de protection et de ravitaillement pour les baleiniers français : quant aux Marquises et à la Calédonie, elles serviront d’étapes pour les lignes de paquebots qui uniront dans l’avenir l’Australie et l’Asie à l’Amérique occidentale. Ces îlots ont donc une certaine importance au point de vue de la navigation : il était utile qu’ils tombassent aux mains des Européens ; ils peuvent, en outre, servir de lieu de déportation pour nos condamnés : enfin quelques-uns, du moins, ont une étendue assez considérable et des richesses naturelles assez grandes pour mériter qu’on les mette en culture. 

Nous ne sommes censés exercer qu’un droit de protection sur les îles Marquises que nous possédons et gouvernons en fait, tout en laissant aux indigènes toutes les franchises désirables. La principale île de ce groupe, Tahiti, a près de 105 000 hectares de superficie ; sa population n’est que de 10 000 âmes ; les guerres de religion suscitées par la jalousie des catholiques et des protestants et l’abus des liqueurs fortes ont réduit le nombre primitif des indigènes. On a fait dans cette île quelques essais de colonisation sérieuse. On a institué une commission municipale, un comité d’agriculture, des conseils de surveillance des écoles, et, ce qui vaut encore mieux, au point de vue de l’exploitation des produits naturels, une caisse agricole, qui fait fonction de caisse de dépôt et d’épargne et sert en même temps d’intermédiaire aux colons pour l’achat des terres aux indigènes : en 1865, il n’y avait que 199 hectares mis en culture, en 1866, il y en avait 1017, la production du sucre s’y développe, celle du coton, plus récente, donne des espérances : une compagnie anglaise se livre à ces essais et, en 1866, elle exportait pour 1 500 000 francs de coton : on cultive aussi le café et la vanille et l’on exporte de l’huile de coco, des perles, de la nacre, de l’arrow-root, des mets aphrodisiaques pour les Chinois. Un grand obstacle au développement de cette colonie, ç’a été, comme pour tous les autres établissements français, l’exagération et l’arbitraire des mesures administratives : on a éloigné les pêcheurs et les navires de commerce par les formalités et les taxes qu’on a voulu leur imposer. On exigeait des permis de séjour, on forçait les étrangers débarqués à Papeiti à rentrer dans la ville à une certaine heure, on conduisait l’île comme un couvent. En 1861, l’on est revenu sur ces fâcheux errements : on a supprimé d’un seul coup les droits de navigation, tonnage, expédition, permis et certificat. Mais le port de Papeiti a été tellement discrédité qu’il faudra du temps pour le relever : la suppression de règlements mauvais ne suffit pas à effacer les conséquences désastreuses qu’ils ont produites. En 1863, il s’est cependant établi des relations assez régulières entre Tahiti et San Francisco. 

Il y a, jusqu’ici, peu de chose à dire des Marquises : la Nouvelle-Calédonie a une bien plus grande importance ; c’est une île d’environ 1 000 000 d’hectares, peuplée par 50 000 indigènes. Elle est admirablement située sur la route commerciale de l’Australie à l’Amérique centrale, ce qui lui promet un bel avenir : elle a les plus précieuses richesses naturelles, spécialement la houille que l’on y trouve à fleur de terre, ce qui assure à cette colonie une très grande importance : on y rencontre aussi du cuivre et l’on y a découvert de l’or : les forêts abondent en bois de sandal : la colonisation s’y porte et s’y développe, lentement sans doute, mais cependant avec plus de succès que dans nos autres îles de plus ancienne acquisition. En 1863, il n’y avait que 434 Européens ; en 1865, on y comptait 777 colons, 49 immigrants indiens, 942 fonctionnaires et soldats, 245 transportés ; en tout, 2 000 Européens. Les indigènes se convertissent au christianisme et se laissent diriger par les missionnaires : mais l’on connaît cette culture purement négative qui enlève aux sauvages ses instincts primitifs et ses qualités originelles sans lui donner les facultés de l’homme civilisé. On a beaucoup parlé d’une immigration chinoise ou indienne à la Calédonie, on a voulu engager les colons de Bourbon, si maltraités depuis quelques années, à se transporter dans cette terre nouvelle si abondante en sols fertiles. Ce dernier système vaudrait mieux que le premier ; car nous ne saurions trop condamner l’immigration par engagement des Asiatiques dans les colonies européennes. Jusqu’ici, c’est à peine si les richesses naturelles de l’île ont été effleurées. Voici, en effet, le tableau du commerce pour 1863 et 1865.

1863 1865 

Importations 1 484 000 2 222 300 

Exportations 46 112 141 106

TOTAUX. 1 530 1122 363 406

On voit que les exportations sont presque nulles. Ce n’est pas que ces postes n’aient une réelle importance et ne soient susceptibles de développement : tout porte à croire que les relations entre l’Australie et l’Amérique devenant plus fréquentes, nos îles admirablement placées pour servir d’escales et de points de ravitaillement, en recevront une notable impulsion. Le système administratif commence à se perfectionner et à se simplifier : on a évité à la Nouvelle-Calédonie les fautes que l’on avait commises à Tahiti : on a emprunté aux Anglais le système qu’ils avaient suivi dans leurs colonies pénales : les condamnés qui se conduisent bien sont mis à la disposition des colons dans des conditions qui rappellent l’assigment of convicts à Sydney ou à Van Diemen. Avec ces mesures de prudence et de sagesse, il est possible qu’un jour nos îles de l’Océanie, la Calédonie surtout, deviennent d’importants centres de commerce.

Depuis que nous avons écrit les lignes qui précèdent, il est échu à la Nouvelle-Calédonie une bonne fortune, c’est la déportation de 4 000 ou 5 000 condamnés par suite des excès de la Commune de Paris. Voilà pour notre colonie une occasion inespérée de prendre de lâ