De la concurrence des étrangers dans la navigation, ou réfutation du mémoire de M. S.

DE LA CONCURRENCE DES ÉTRANGERS DANS LA NAVIGATION ; OU RÉFUTATION

Du Mémoire de M. S…[1]

 

La question de la concurrence des étrangers dans le transport de nos grains n’est point une question isolée : elle tient à tous les principes de l’administration économique. Il s’agit de savoir ce qui constitue le revenu d’une Nation, ses richesses et sa puissance. Il s’agit de fixer les effets de la valeur des productions en première main et son influence sur le revenu, et de connaître en quoi l’exercice du commerce de revendeur est avantageux ; si c’est par son effet sur la valeur, ou par les frais qu’il occasionne, et par conséquent si les frais sont bons à multiplier ou à réduire. Il s’agit de savoir s’il est de l’intérêt d’une grande Nation agricole de laisser subsister entre ses différentes provinces une très grande inégalité de prix à leur détriment réciproque, tant par la rareté des voitures, que par la cherté du fret entretenue par l’exclusion des étrangers : (car l’exclusion qui n’a été ordonnée par la loi, que pour la sortie à l’étranger se trouve étendue par le fait au transport d’une province à l’autre 🙂 s’il est de son intérêt de perdre sur la quantité des grains qu’il lui serait possible d’exporter (ce qui est évident), de perdre infiniment plus sur le prix de la consommation intérieure, qui se met nécessairement de niveau avec le prix des ports (ce que tout le monde ne voit pas de même, quoique également certain 🙂 de rester habituellement au-dessous du prix commun de l’Europe ; (ne fût-ce que de vingt sous par septier, la perte est immense) : et de préjudicier ainsi à l’accroissement du revenu, qui ne peut consister que dans le produit net de la culture, déterminé par le prix des productions en première main ; ET CE, afin de conserver à sa marine marchande tout le bénéfice du transport, de lui procurer plus de salaires et d’occupations ; et de la mettre en état de multiplier les matelots en faveur de la marine militaire, qui ne pourra s’en servir sans arrêter le commerce et le priver des bras qui lui sont nécessaires.

Cette question est donc très sérieuse, et elle a été vivement controversée, parce que sa décision n’est susceptible ni de tempéraments ni de conciliation. Les intérêts qui se présentent sont trop directement contraires pour pouvoir jamais s’accorder. Ce sont d’un côté les marchands qui stipulent pour les frais, et de l’autre la Nation qui stipule pour l’accroissement de son revenu. Jusqu’ici la Nation a sacrifié la quotité de son revenu pour favoriser les profits mercantiles, tant dans cette branche de commerce depuis qu’elle a lieu, que dans les autres où les impôts mis sur les voituriers étrangers en faveur des régnicoles lui rend le service des étrangers moins favorable. Les marchands sont tout étonnés de se voir troublés dans la possession où ils étaient de confondre leur intérêt avec celui de la Nation, ou plutôt de faire prévaloir le leur sur le sien : ils font tous leurs efforts pour entretenir et perpétuer cette erreur : mais l’illusion commence à se dissiper. Jamais question politique n’a été discutée plus à fond et dans tous ses rapports[2]. Ceux qui dans les disputes ne cherchent que la vérité, ont été à portée de la démêler ; un grand nombre en effet l’ont saisie, et y tiennent d’autant plus fermement, qu’ils n’ont cédé qu’à la conviction. Mais on ne doit pas se flatter de persuader ceux qui fermant les yeux à l’évidence des principes, s’obstinent à confondre l’intérêt du commerce en lui-même avec celui des agents du commerce, encore moins ceux qui ont leurs raisons pour trouver qu’il est bon d’être privilégié.

La discussion a donc produit l’effet qu’on devait en attendre, et il pourrait paraître inutile de la pousser plus loin, si la tournure singulière du Mémoire de M. S. n’avait donné un certain air de nouveauté à des moyens tant de fois mis en avant et tant de fois réfutés. M. S. a élevé dans la lice un tourbillon de poussière, il a aveuglé les spectateurs pour se prévaloir de l’obscurité ; il les a étourdis par des coups bruyants frappés en l’air ; il est bon d’abattre cette poussière pour juger des coups.

La plaisanterie dont M. S. s’est affublé paraîtra bien mince, quand il sera prouvé qu’elle porte à faux. Ses moyens dépouillés de cet accoutrement séduisant, sous lequel il s’est plu de les déguiser, paraîtront les mêmes que ceux de M. Girard. Ceux qui n’ont aucune idée du revenu d’une Nation ; ceux qui y font entrer par un double et triple emploi des gains du commerce et de l’industrie ; ceux qui ne voient pas que tous ces profits ne sont que le prix des services rendus, et qu’ils sont fournis et payés par la production, soit en dépense du revenu existant, soit en diminution des revenus possibles, continueront d’applaudir : toute la classe commerçante applaudira à M. S. car elle est accoutumée à regarder ses profits comme un accroissement de richesse nationales ; à ne juger de l’utilité du commerce, que par celle qu’elle en tire, et à identifier son intérêt avec celui de la Nation[3] ; la classe voiturière surtout, battra des mains avec tout le désintéressement possible. Mais il sera manifeste à ceux qui ont des yeux pour voir, et des principes dans la tête pour juger, que M. S. n’a défendu la cause de l’exclusion qu’en niant les effets sensibles de la concurrence, et l’influence de la valeur des productions sur le revenu : il pourra même être notoire à ceux qui sans prendre beaucoup d’intérêt au fond de la question veulent qu’on prouve ce qu’on a mis en thèse, que M. S. a beaucoup promis, et peu tenu.

 

PREMIÈRE PROPOSITION DE M. S.

La navigation française peut suffire à l’exportation du superflu de nos blés, sans que le revenu national en diminue. Journal du Com. Oct. 1766, page 107.

Voilà deux membres dans cette proposition, je les nie l’un et l’autre : et pour nier le premier, je n’ai pas besoin de porter notre exportation possible à 10 millions de septiers, pages 108, 109 et 110. J’ai dit dans ma brochure sur la liberté du commerce des grains, qu’en un an notre exportation n’avait guère été qu’à un million de septiers, et qu’elle n’irait guère qu’à deux, en admettant les étrangers. On avance que notre navigation suffit : cela est bientôt dit. Mais qu’appelle-t-on suffire ; et par où peut-on prouver qu’elle suffit ?[4]sera-ce par la quantité de blé qui sort ou qui sortira dans l’état d’exclusion ? Je serai toujours en droit de dire qu’il en serait sorti davantage, si l’on avait admis les étrangers. Sera-ce par le prix du blé ? Je dirai que ce prix aurait été plus favorable dans l’état de concurrence. Sera-ce par le nombre des vaisseaux français qu’on peut employer à cette branche de commerce, sans abandonner les autres ? (calcul impossible à faire, puisqu’il faudrait calculer non seulement les vaisseaux existants, mais aussi les chargements qu’ils peuvent faire de grains, sans préjudice des autres parties.) Je répondrai que ce nombre ne prouve rien, parce que la concurrence aurait fourni le moyen d’en employer davantage.

Que M. S. ne prétende donc pas avoir tout dit, en alléguant que nous avons déjà une concurrence assez forte dans celle de 2 000 vaisseaux français ; car c’est apporter en preuve son assertion même ; la question est justement de savoir si cette concurrence est assez forte, si elle vaut l’autre. Je n’ai pas besoin de vérifier son calcul de 2 000 vaisseaux, ni d’examiner la quantité de grains qu’ils peuvent voiturer, sans préjudice des autres chargements ; (car tandis qu’ils servent d’un côté, ils ne servent pas de l’autre : je m’en tiens à dire que cette concurrence ne suffit pas quand il est facile d’en avoir une plus étendue ; que cette concurrence est une véritable exclusion, et qu’elle en a tous les effets.

En vain me dira-t-il que la nouvelle branche d’imposition qui résulte de la sortie des grains engagera à construire, qu’ainsi la concurrence deviendra de jour en jour plus étendue. Je réponds que la concurrence nationale ne sera jamais si étendue qu’une concurrence indéfinie, et qu’elle sera dès lors moins avantageuse. Je cherche dans les six premières pages de son Mémoire la preuve de cette assertion, que notre marine suffit ; je n’en trouve point d’autre que l’espérance qu’il nous sonne de voir les constructions se multiplier ; je saisis cette espérance, je la réalise d’avance : qu’en résulte-t-il ? que nous aurons pour le service de ce nouveau commerce plus de vaisseaux que nous n’en avons aujourd’hui, mais non que nous en aurons autant que la concurrence peut nous en procurer. Or la concurrence étant l’état le plus avantageux, tout ce qui n’est pas elle, ne suffit pas.

Pour prouver que notre marine suffit, il faudrait établir, ou que la concurrence ne facilitera pas une sortie plus abondante, ou que la quantité des grains que nous pouvons exporter annuellement est fie, et n’est pas de nature à varier en raison des circonstances ; ou que le nombre de nos vaisseaux sera toujours proportionné au besoin : et pour être toujours proportionné au besoin, il faudra qu’il l’excède souvent, et que bien des vaisseaux restent vacants dans les années où l’exportation sera moindre ou nulle. Car si l’état de la marine ne se monte que sur une espèce d’année commune, il sera insuffisant dans les années de grande exportation. En tout état de cause, si notre navigation, supposée même suffisante, reste plus chère qu’elle ne serait dans l’état de concurrence, je dirai encore qu’elle ne suffit pas, puisqu’elle ne nous sert qu’avec désavantage.

Je pourrais donc en attendant des preuves rester sur la négative ; mais il m’est facile de faire voir comment l’effet naturel de l’exclusion est de restreindre la sortie et de faire perdre une infinité d’occasions de vendre.

1°. Nous avons des concurrences dans le commerce des grains. Dès que les besoins s’annoncent, chacune des Nations qui ont à vendre s’empressent de porter. Or il semble qu’une Nation qui admet indistinctement tous les vaisseaux, a plus de facilité pour profiter du moment, et tout dépend du moment dans les opérations du commerce.

2°. La liberté de voiturier eux-mêmes inviterait les étrangers, à établir des magasins dans nos ports, et à y faire des amas de blés qu’ils pourraient tirer dans l’occasion. Ces spéculations seraient d’autant plus fréquentes que la France se trouve à portée du midi de l’Europe, où les besoins s’annoncent le plus souvent.

3°. La voiture du blé entrerait dans les arrangements de voyages et dans la combinaison des retours. Souvent on se charge de marchandises qui ne sont que d’assortiment, et sur lesquelles on ne se propose de gagner que le fret. Dès que les étrangers sont exclus de cet article, les achats et le transport de nos blés ne peuvent plus s’allier comme assortiment avec les achats et le transport qu’ils font des autres marchandises. Cette branche de commerce n’entre plus dans le cercle de leurs opérations et de leurs spéculations. Cette considération est très importante.

4°. Le blé ne peut sortir qu’autant que le prix existant ailleurs permet d’entrevoir un bénéfice au-delà du prix intérieur et des frais. Donc plus les frais de voiture sont considérables, moins le commerce a d’étendue. Une Nation qui voiture à moindres frais a donc un grand avantage sur celle qui voiture plus chèrement : la première peut encore exporter, lorsque l’autre est forcée de s’arrêter.

Donc à tous égards l’exclusion met des bornes à la sortie, donc la navigation nationale ne suffit pas. Je trouve par le fait la preuve de son insuffisance dans le Journal de Juillet 1766. pag. 177. Suivant la Gazette du Commerce au mois de Juin 1766, le septier ne valait que 15 livres 8 sous à la ville d’Eu, tandis qu’il valait 32 livres 7 sous à Pezenas ; ce qui donne une différence de 141 livres 11 sous par tonneau ; cette même différence prouve bien, dit l’Auteur du Mémoire[5], qu’il manque de vaisseaux pour porter du blé de Normandie en Languedoc, en quantité suffisante pour établir le niveau qui doit subsister, à la seule différence des frais raisonnables de transport entre ces deux provinces. Toute déduction faite des frais de chargement, de déchargement, de commission, de bénéfice ordinaire du commerce, il reste 93 livres pour le prix du fret du tonneau. Il n’y a donc point de vaisseaux français pour faire le voyage ; et les vaisseaux étrangers qui pourraient établir la communication et le niveau, en portant aux sujets du Roi qui ont besoin de grains, ceux qui surabondent chez d’autres sujets du Roi, sont exclus par le fait du cabotage, quoique par la loi ils ne le soient que de l’exportation à l’étranger. Il résulte de cette prohibition, que pour réserver à notre marine une occupation à laquelle elle ne peut suffire, la communication est interceptée entre les provinces du Royaume, et que la mer qui les baigne est un chemin nul pour elles ; il en résulte que les provinces qui auront besoin, seront plus d’une fois dans le cas d’être approvisionnées par l’étranger, qui est admis à importer sur ses vaisseaux non le blé français, mais le blé du dehors, de manière qu’on lui payera non seulement le prix de la voiture, mais aussi celui de la production.

On nous dira sans doute qu’il n’est rien qu’on ne doive sacrifier à l’intérêt de la marine marchande ; mais du moins qu’on n’exige pas de nous de croire qu’elle suffit, à moins qu’on ne dise qu’elle suffit pour l’exportation à l’étranger, quoiqu’elle puisse ne pas suffire pour celle d’une province à l’autre.

En tant que l’exclusion restreint la sortie, il est, ce semble, évident qu’elle diminue le prix de la production qui se vend d’autant moins que l’on perd plus d’occasions de vendre ; mais elle nous fait perdre encore sur le prix, en tant qu’elle renchérit la voiture, dont les frais ne peuvent se faire qu’au détriment de la valeur première.

A-t-on nié que l’effet de l’exclusion est de renchérir la voiture ? Non certes ; car c’est la crainte de voir baisser le fret qui fait si fort redouter la concurrence : ce second effet de l’exclusion m’autorise encore à soutenir que la navigation française ne suffit pas ; car quand même elle suffisait quant à la quotité de l’exportation possible, si elle ne suffit qu’avec un grand désavantage pour la valeur de la production en première main, il est vrai de dire qu’elle ne suffit pas.

Pour atténuer cet effet si nuisible, mais indispensable de l’exclusion, M. S. prouve très bien pag. 113 et 114, qu’il n’est pas possible de supposer que tout le commerce maritime se ligue pour porter le fret du blé à un prix excessif.

Oh vous ! dit-il, qui dans cette dispute ne cherchez que la vérité, prenez une carte de la France, comptez tous ses portes dans la Méditerranée et sur l’Océan et dans la Manche ; calculez le nombre d’armateurs qui s’y trouve ; et jugez si une pareille ligue est possible, de si loin, et entre tant de gens.

Rien n’est assurément mieux dit, mais c’est bien en pure perte ; car il n’est venu dans l’esprit de personne de soupçonner une pareille ligue, à moins peut-être que ce ne soit dans l’esprit de M. Girard, qui, pour prévenir cet inconvénient, proposait de faire taxer le prix du fret par MM. les Intendants. Voyez le Jour. de Juil. 1765, pag. 99. Une ligue concertée entre tous les armateurs, est donc une vraie chimère que M. S. a forgée pour avoir le plaisir de la combattre : mais il n’est pas toujours adroit de prêter à ses adversaires une absurdité.

Tout doit se marchander ici bas, il n’est point de prix déterminé, et les valeurs sont relatives aux circonstances du moment. Mais pour que chaque traité soit égal, tout doit se marchander dans un État de pleine concurrence ; car tout privilège donne un avantage à celui qui en jouit sur celui avec lequel il contracte : c’est en ce sens qu’il est vrai de dire que tout privilège renferme monopole.

Mais il est des monopoles de différents genres, comme il est des privilèges de bien des espèces. (Le lecteur peut en prendre une idée dans une Note de ma Lettre à M. Rouxelin, Jour. de Juil. 1766, pag. 22). Il est des monopoles qui résultent d’une convention expresse formée entre un certain nombre de personnes, et ce ne sont pas assurément les plus ordinaires : mais la plupart résultent de la chose même. Il n’est donc pas besoin de supposer un concert entre tous les armateurs du Royaume, ni même dans chaque port entre les propriétaires des vaisseaux qui s’y trouvent. Le simple défaut de concurrence tient nécessairement la voiture plus chère ; et l’on est en droit d’appeler cette cherté un monopole, parce qu’elle est l’effet, non des circonstances et du cours naturel des choses, qui seul devrait décider du prix, mais d’une prohibition contraire à l’ordre naturel, à la liberté du commerce, à l’égalité entière qui doit régner dans toute convention, et à l’intérêt des vendeurs de la production. Et qu’on ne dise pas qu’il ne faut pas confondre les exclusions qui dans l’intérieur de l’État surchargent tous les citoyens pour opérer le bénéfice d’un seul, avec l’exclusion qui assure aux membres de l’État le bénéfice que ferait l’Étranger. L’effet est le même, puisqu’il consiste à renchérir les services ; la qualité d’Étranger n’y fait rien. Il ne s’agit plus que de savoir s’il est plus avantageux à la Nation de supposer ce renchérissement que d’admettre les étrangers, c’est ce qui forme une autre question.

Le renchérissement résultant de l’exclusion peut n’être pas aperçu ; on ne distingue pas toujours du prix mis au service par les circonstances, parce qu’il se confond avec lui ; mais il n’en existe pas moins : l’exclusion a sur le prix son influence particulière, qu’on doit considérer, lorsqu’on examine son effet général, quoiqu’on ne puisse aisément l’évaluer en particulier.

Tel est le sens dans lequel on a dit et l’on a été en droit de dire, que la marine marchande sollicite des privilèges et des impôts mis sur la navigation étrangère, pour se rendre arbitredu prix. Chaque armateur ne l’est pas en particulier et vis-à-vis de ses co-privilégiés dont chacun débat son intérêt comme il l’entend, parce qu’un privilège qui comprend un grand nombre de personne ne détruit pas en entier la concurrence ; il la restreint seulement et renchérit les services. Mais tous les armateurs, et chacun d’eux en particulier, profitent de l’exclusion, en tant qu’elle lui permet d’exiger des salaires plus forts, qu’elle ajoute au prix décidé par les circonstances, et qu’elle supprime toutes les causes de diminution que la concurrence aurait fait naître.

M. S. termine, en disant, pag. 115 : Si la navigation française peut suffire, si les imputations de monopole sont fausses… il est juste d’assurer à ses compatriotes l’exclusion. Cela est très bien conclu, en supposant les prémisses prouvées. Mais si la navigation français sous tous les rapports possible ne suffit pas ; si l’exclusion dont elle jouit nous fait perdre une infinité d’occasions de vendre ; si elle rend son service plus cher et par conséquent moins avantageux ; si le monopole dont il s’agit ici résulte du seul défaut de concurrence ; il est JUSTE d’assurer à la Nation le droit de disposer librement de ses productions, de les faire voiturer à la meilleure condition possible, et d’en recevoir tout le prix qu’elles peuvent valoir dans l’état de pleine concurrence : et remarquez que cette JUSTICE n’est point une grâce, une faveur, un privilège, mais l’acquittement d’un droit rigoureux qui dérive du droit de propriété, sur lequel est fondée toute association civile ; c’est un acte de justice conforme à l’ordre naturel, dont par conséquent il ne peut résulter que du bien, sans le moindre mélange de mal.

Il s’agit de savoir qui de M. S. ou de moi a prouvé sa thèse.

Je passe au second nombre de la première proposition : La navigation française peut suffire, sans que le revenu national en diminue.

Ce point n’est pas facile à prouver, car il faut commencer par établir que l’exclusion ne fait pas diminuer le prix des grains : M. S. l’a senti, et c’est à quoi il s’engage… Il est juste,dit-il, d’assurer l’exclusion aux régnicoles, si elle ne fait pas diminuer le prix des grains, et par conséquent le revenu territorial de la Nation pag. 115[6].

Voyons comment il tient parole. Nota bene, qu’il s’agit de prouver que l’exclusion ne fait pas diminuer le prix des grains. Et il nous dit incontinent : La preuve en est que le blé est augmenté de 100 livres à 160 livres. Quoi, de ce que l’exclusion ne nous a pas fait perdre tous les avantages de la sortie, il s’ensuit qu’elle n’est pas un obstacle à la valeur ? De ce que malgré l’exclusion le tonneau est monté de 100 à 160 livres, il s’ensuit qu’il ne fût pas monté plus haut dans l’état de concurrence[7] ?

Ce qui suit ne prouve pas mieux, et même n’a qu’un trait assez éloigné à la thèse dont on attend la preuve[8].Un bon plaisant a dit, continue M. S.que si les vins de l’Orléanais ont une valeur vénale, ce n’est point aux Rouliers qu’on en a obligation, mais à l’acheteur. La plaisanterie est fausse et mal appliquée, parce que moi Négociant je suis l’acteur. Ceci n’est point une plaisanterie, c’est un principe, M. S. traite sa matière si plaisamment qu’il trouve de la plaisanterie partout.

La valeur est décidée par les circonstance de la rareté, de l’abondance, du besoin. Ce n’est ni le marchand ni le voiturier qui font naître les causes de la valeur. Elle est présente à leur opération, ils n’agissent qu’en conséquence, et pour appliquer à leur profit la différence des prix : c’est parce que le tonneau ne vaut que 160 livres en France, et qu’il vaut 250 livres à Lisbonne, qu’ils prennent du blé en France pour le porter à Lisbonne. Dès que les prix se rapprocheront, et que l’intervalle ne sera plus suffisant pour leur laisser entrevoir un bénéfice, ils s’arrêteront malgré eux.

Le Négociant est acheteur, mais il n’achète qu’en conséquence du prix qui existe ailleurs ; il est l’acheteur, mais il n’achète que pour revendre ; et comme il n’emploie ses fonds dans l’achat que pour les retirer avec bénéfice à la revente, il fait nécessairement entrer dans son calcul les frais de voiture ; plus ils sont forts, moins il achète en première main. Or lorsqu’on parle du revenu, c’est uniquement le prix de la vente en première main qu’il faut considérer, parce que c’est elle seule qui décide du revenu. Or loin que les frais de commerce soient favorables à cette valeur, ils ne sont qu’à son préjudice ; ils sont indispensables pour opérer la communication ; mais comme ce sont des dépenses, ils sont très bons à réduire par tous les moyens possibles, et entre autres par la concurrence qui les met au rabais.

Il n’y a point de sophismes qui puissent jeter du doute sur des vérités aussi certaines, il ne faut que savoir lier deux idées ensemble pour voir que moins les frais sont considérables, plus la valeur première est avantageuse, et par conséquent le revenu dont la quotité en dépend ; il ne s’agit plus que de voir si la concurrence entre les voituriers est propre à diminuer les frais. Ce point est encore évident ; il y a plus, il est avoué de tous nos adversaires, qui ne s’opposent à la concurrence que par la crainte de voir diminuer le prix.

Ce ne sont donc pas là les plaisanteries, mais des principes constants, surs, évidents. La Requête des Rouliers d’Orléans (voyez le Jour. de Déc. 1765 pag. 156) était une plaisanterie, mais qui n’a pas paru si mauvaise à tous les lecteurs ; bien des gens ont pensé que leurs moyens copiés d’après les différents Mémoires qui avaient paru en faveur de l’exclusion, valaient ceux de nos armateurs. Ils ont trouvé l’explication juste et la parité entière ; ils ont vu que le prix de la vente en la première main est le grand et le seul intérêt d’une Nation ; puisque c’est lui qui décide de la reprise des avances de la culture, de la quotité du revenu qui se partage entre le Roi, les décimateurs et les propriétaires, et par conséquent de la somme des salaires pour le reste de la Nation : que l’extrait de baptême des voituriers était fort indifférent, que le service d’un Allemand était aussi bon que celui d’un Picard ; et sans s’arrêter à cette distinction d’étrangers et de régnicoles qui n’est ici d’aucune considération, ils ont senti qu’en tout état de cause la concurrence est toujours utile à la Nation comme à la Province qui l’admet. Mais les négociants et les armateurs bornant toujours leurs vues à la qualité d’étranger et de régnicole, n’ont rien vu dans la Requête qui fût applicable à la question de la concurrence. Un négociant n’aperçoit dans le trafic que le profit qu’il en tire[9] ; un voiturier ne considère que le gain de la voiture ; comme un imprimeur, un libraire, un relieur ne voient dans l’édition d’un ouvrage que les profits et les salaires qui leur en reviennent. Mais lorsque l’on considère l’intérêt général d’une Nation qui sera toujours dans le prix avantageux de la vente en première main, et par conséquent dans l’établissement de tous les moyens propres à le procurer ; ce n’est point en marchand et en voiturier qu’il faut l’envisager ; les vues suggérées par de si petits intérêts ne peuvent être que fort étroites et très fausses.

Jusqu’ici M. S. n’a encore rien prouvé. Il va sans doute se mettre en devoir de le faire ; point du tout. Que fait-il donc depuis la page 115 jusqu’à la page 132, où il passe à sa seconde proposition ? Il s’égaye, il plaisante, il n’effleure pas même la thèse qu’il a mise en avant. Il introduit un armateur hollandais qui arrive dans un port de France pour acheter du blé ; trois laboureurs se présentent à lui pour lui en vendre ; ils commencent par convenir que le prix est 160 livres, et ils lui proposent d’acheter d’eux à 180 livres, sous prétexte que son fret est moitié moins cher que le fret français. Le hollandais se moque d’eux, et après trois pages de lazzis, les congédie. Ensuite vient un laboureur qui expédie pour son compte un bâtiment hollandais, et l’on nous assure qu’il n’y a que ce cas unique où l’admission des étrangers puisse procurer un bénéfice au cultivateur, pag. 125. Ce laboureur, après avoir gagné de cette manière, va trouver le propriétaire, et de but en blanc sollicite auprès de lui la permission de lui faire un plus gros fermage. Le propriétaire le traite de fou, et M. S. se récrie. Que devient donc l’augmentation de valeur et de revenu qui devait être l’effet de la concurrence ? pag. 127.

Il faut voir dans le Mémoire même avec quel esprit tout cela est narré ; en vérité M. S. est un des plus agréable conteurs que je connaisse. Je sens que c’est être de mauvaise humeur que d’épiloguer sur la preuve. Un homme qui amuse si bien son lecteur peut-il n’avoir pas raison ; cependant chacun a son genre, et j’avoue que mon faible est de chercher la preuve, et de voir ce qui résulte de tout ce badinage. Cela sera bientôt fait.

M. S. avait promis de faire voir que l’exclusion ne fait pas diminuer le prix des grains, ni par conséquent le revenu territorial ; ce qui équivaut à soutenir, ou que l’exclusion ne renchérit pas les services, ou que les frais de voiture n’influent pas sur le prix en première main, ou que le revenu territorial est indépendant de la valeur en première main. Pour remplir sa promesse, M. S. a éprouvé qu’un hollandais n’achetait pas 180 livres dans un port où le prix courant est à 160 livres. Il a prouvé qu’un laboureur n’était pas dans le cas de se détourner de son exploitation et d’expédier un navire pour son compte ; et enfin, quand il le ferait il ne serait pas assez dupe pour aller lui-même offrir une augmentation de ferme à son propriétaire, et voilà M. S. quitte de son engagement ; il a beau jeu pour nous renvoyer à la logique de Port-Royal.

Pour moi j’avoue que cette manière de raisonner me plaît infiniment, elle met le public en état de juger de la bonté de la cause. Je suis charmé de voir un des défenseurs les plus apparents de l’exclusion, celui qui a pris le ton le plus haut, si bien réussir à la faire valoir ; et je conclu que si M. S. qui est un homme s’esprit assurément, et qui connaît la logique de Port-Royal, ne se tire d’affaire qu’en voltigeant, ne se démêle des principes qu’en esquivant, ne fait qu’avancer sans rien prouver, c’est qu’il n’a rien de mieux à dire.

Si c’est là sa manière de procéder et de juger, voici la nôtre ; il est bon que la partie du public qui ne prend pas des plaisanteries pour des raisons, puisse comparer et juger.

Le hollandais comme tout négociant travaille pour son utilité, et ne met d’autre terme au désir du gain que l’impossibilité de gagner plus. Mais il est un frein qui borne non ses désirs, mais ses profits. Ce frein est la CONCURRENCE. Elle ne fera pas qu’il payera par pure générosité 20 livres ni 20 sous au-dessus du prix courant : mais son effet naturel et nécessaire sera de multiplier d’une part les acheteurs et les occasions de vendre, d’où résultera une demande plus étendue et une valeur plus favorable ; de mettre de l’autre les salaires de la voiture au rabais, d’où résultera la faculté d’acheter plus cher en première main, faculté que les négociants dont le concours met l’enchère, seront forcés de mettre en œuvre au profit du premier vendeur. L’étranger ne payera pas plus cher que le régnicole : car personne ne paye au-dessus du cours ; l’étranger ne voiture pas à meilleur marché que le régnicole, car personne ne fait meilleur marché que le cours ; mais le cours du marché de la production sera plus haut généralement et pour tout le monde, 1°. En raison d’une demande plus forte et de la multiplication des occasions de vendre ; (comme je l’ai établi plus haut) 2°. En raison de ce que le prix de la voiture sera plus bas généralement et pour tout le monde, par l’effet tout simple de la concurrence[10].

Est-il possible que des gens qui prétendent avoir seuls le droit de parler sur le commerce ne connaissent pas les effets de la concurrence ? est-il possible qu’ils ne voient pas que plus il y a d’acheteurs et plus la valeur est favorable ; et que l’admission des étrangers est propre à multiplier les acheteurs ? est-il possible qu’ils ne voient pas que plus il y a de voituriers, plus la voiture est au rabais ; que les commerçants calculent leurs entreprises, tant sur le prix que sur les frais ? que le prix chez l’étranger étant déterminé, il est le même pour toutes les Nations concurrentes ; que le prix en première main est plus avantageux pour celles qui font moins de frais de transports, parce que l’excédent des frais ne pouvant se prendre sur le prix de la revente qui est décidé par les circonstances, ne peut se placer que sur le prix en première main et à son détriment ? Est-il possible que des gens qui, comme me l’opposait M. Girard, doivent d’autant mieux raisonner sur ces matières, qu’ils ont l’avantage de marcher souvent sur les côtes maritimes, ayant besoin qu’un homme qui ne marche que sur les bords de la Loire, leur apprenne, que, quelle que puisse être la différence du fret étranger au fret français pris séparément, cette différence disparaît pour des vaisseaux qui se trouvent en concurrence dans un même port ; qu’ainsi l’hypothèse de ce laboureur qui demande 20 livres de plus à ce hollandais qui se trouve dans un port de France sous prétexte que son fret et moitié moins cher, est absurde, et ne prouve point que la concurrence dans la voiture n’influerait pas sur le prix de la production. J’ai, ce semble, éclairci ce point dans une Note du Journal d’Août 1766, page 87 ; il faut la placer ici, puisqu’on persiste à nier l’effet si évident de la concurrence, sous prétexte qu’elle ne peut en avoir un qui n’est pas dans la nature des choses ; puisqu’on soutient qu’elle n’influerait pas sur le prix de la production, sous prétexte qu’un hollandais qui se trouve dans un port de France n’achète pas au-dessus du cours[11].

Il n’est donc point nécessaire, pour que le cultivateur profite de l’effet de la concurrence, que la négociation intervienne directement entre lui et l’armateur, ni qu’il charge pour son compte, comme nous l’assure M. S. page 125.

Il suffit que la concurrence existe, parce qu’elle ne peut exister sans donner lieu aux raisons qui déterminent, qui obligent les acheteurs, quels qu’ils soient, à payer plus cher.

On ne peut pas de même nier l’accroissement du revenu ; par la raison que le fermier n’ira pas de lui-même proposer de hausser sa ferme : non sans doute, il ne le fera pas ; mais la concurrence des autres, qui verront que le marché est bon, l’y obligera : non, il ne viendra pas demander à résilier son bail ; mais il profitera du bénéfice pendant ce qui en reste à courir, il améliorera sa culture, il rétablira et augmentera ses avances, il renouvèlera son bail lorsqu’il en sera temps au prix qu’il débattra avec le propriétaire, et il ne sera pas fou de promettre plus de fermage ; parce qu’il trouvera les moyens de payer plus dans l’accroissement et l’uniformité du prix de sa production. Si l’accroissement de valeur qui résultera de la concurrence n’est pas de nature à influer sur le revenu, il faut dire la même chose de l’accroissement de valeur qui résulte de la liberté de la sortie ; le plus ou le moins n’y fait rien, il s’agit de l’effet en général : or il n’est personne qui ne voie que l’exportation accroîtra le revenu des propriétaires, qui au renouvellement de leurs baux en recueilleront les effets. En vérité M. S. ne connaît pas plus les effets de la concurrence sur terre que sur mer[12].

L’exclusion, en tenant habituellement nos blés au-dessous du niveau auquel la concurrence les porterait, nuira donc à l’accroissement du revenu territorial, qui ne consiste que dans l’excédent du prix en première main au-delà des frais de culture ; car il est évident que les rais de culture restant les mêmes, le produit net est d’autant plus considérable, que la valeur est uniforme et soutenue ; et que si les laboureurs vendaient habituellement 18 livres, ils pourraient payer un plus gros fermage, que lorsqu’ils ne vendent que 16 à 17 livres. La concurrence pourrait porter notre exportation d’un million de septiers à deux, cette vente double ferait entrer dans le royaume 18 millions de plus. Mais ce n’est pas là ce qui cause le plus grand dommage de l’exclusion. Il se trouve dans la diminution qui en résulte surtout le blé, qui se vend dans le royaume ; car le blé qui sort est le thermomètre qui sert à régler le prix de celui qui reste ; parce que le prix intérieur se met de niveau avec le prix des ports qui sont les endroits des débouchés. Les semences et la nourriture des cultivateurs des grains n’entrant point dans le commerce n’influent point sur la valeur, si cette déduction faite il se vend dans le royaume 30 millions de septiers, et que la valeur soit moindre de 20 sous par septier seulement, qu’elle ne serait dans l’état de concurrence ; voilà évidemment une perte de 30 millions pour le produit net. Je n’ai porté dans le Journ. de Juil. 1765, la perte sur la valeur qu’à 20 sous par septier ; et je crois être resté beaucoup au-dessous du vrai : en la portant à 30 sous, la perte serait de 45 millions[13].

Le produit net se partage entre le Roi, les décimateurs et les propriétaires. Ainsi la perte qui résulte de l’exclusion est supportée par eux en non existence du revenu possible ; et il n’y a aucune comparaison à faire de la somme que nous prétendons conserver par l’exclusion, à la perte qui en résulte. Voyez ce que j’en ai dit, Journ. de Juil. 1765, pag. 103 et suivantes.

L’accroissement du revenu territorial qui résulterait de la concurrence n’est donc un songe (M. S. p. 130) que pour les aveugles volontaires ; pour ceux qui ne veulent pas voir en quoi consiste le revenu d’une nation, et qui confondent perpétuellement les dépenses avec les produits. La portions que le souverain pourrait tirer de cet accroissement n’est donc un songeque pour l’ceux qui ne voient pas que l’impôt, de quelque manière qu’il soit déguisé, n’est qu’une portion du produit net de la culture ; que si l’on prend une partie de l’impôt sur les avances productives, on détruit par degré la reproduction des richesses, et l’on tarit la source même de l’impôt ; que si on le place sur les travaux subséquents, sur les salaires de l’industrie, sur les gains du commerce, il n’est qu’avancé par tous les agents de ces travaux, qui ne produisant rien ne le payent que fictivement, et s’en indemnisent par le renchérissement de leurs services, ou par la diminution du prix des productions en première main ; qu’ainsi 1°. c’est imposer indirectement les frais de culture dans lesquelles ces travaux entrent pour partie, et les renchérir aux dépens du produit net que l’on croyait épargner ; 2°. c’est imposer encore indirectement le produit net dont la dépense surchargée de frais étrangers ne peut plus remplir la même quantité de besoins que si on la laissait libre : qu’ainsi toute la dépense qui se fait dans la société étant payée immédiatement ou médiatement par les deux classes propriétaires des richesses annuellement renaissantes, tout l’impôt retombe sur ces deux classes ; et définitivement sur la classe propriétaire à laquelle la classe productive fait déduction, sur le produit net, de la portion qu’elle en supporte, mais qu’il revient sur elle avec une charge double et triple.

 

SECONDE PROPOSITION DE M. S.

La concurrence de l’étranger qui peut concourir est et ne peut jamais être dans l’état actuel des choses qu’une vrai préférence, p. 132, et cette concurrence ne peut en aucun cas produire augmentation de revenu, p. 108[14].

Ceci est une autre affaire, il ne s’agit plus de discuter des principes, mais des faits. J’ai prouvé que la concurrence est évidemment conforme à l’intérêt de la nation, puisqu’en multipliant les occasions de vendre, et mettant les frais au rabais, elle procure un accroissement de valeur en première main, et par conséquent de revenu ; vient ensuite l’intérêt de la marine marchande : on nous dit qu’elle ne peut soutenir la concurrence des étrangers, que cette concurrence serait dans le fait une préférence. Si cette cherté de la navigation française était irrémédiable, il n’y aurait point à balancer, le service des étrangers serait préférable, parce que l’intérêt personnel des armateurs paraît devoir céder à celui de la nation.

Mais cette cherté n’est qu’accidentelle, elle dérive des dispositions de l’Ordonnance de la Marine qui surchargent la navigation de frais inutiles. Que doit-on en conclure ? qu’il faut maintenir l’exclusions ? non, car elle est nuisible, mais qu’il faut d’une part admettre la concurrence qui est si avantageuse à la nation, et de l’autre réformer les dispositions de l’Ordonnance, qui renchérissent la navigation[15]. Il sera également juste en même temps d’ôter toute espèce d’impôt sur la navigation étrangère ; car pourquoi la nôtre aurait-elle la moindre préférence, dès que rien ne l’empêchera plus de nous servir au même prix, et que le service des étrangers est aussi bon que le sien. Elle aura toujours par-dessus lui l’avantage de sa position qui la met plus à portée de nous, et qui la lie d’une correspondance plus directe et plus prochaine avec les commerçante régnicole.

M. S. entre dans un grand détail sur les dispositions de l’Ordonnance de la Marine, et prouve très bien l’avantage que les étrangers ont sur nous. À cet égard, nous n’avons pas dissimulé cet inconvénient, voyez le Journ. de Nov. 1765, pag. 84 ; au Journ. de Sept. 1766, la Note pag. 105 ; je l’ai dit encore Journ. de Nov. 1766, pag. 50. Mais nous avons observé en même temps que tant que notre marine sera privilégiée et favorisée par des impôts mis sur le service des étrangers ; tant qu’elle croira voir encore plus d’avantages pour elle dans l’exclusion, que dans la réforme des dispositions de l’Ordonnance ; elle ne s’empressera pas de solliciter de la bonté et de la sagesse du gouvernement les changements qui la mettraient en état de soutenir la concurrence. Nous avons observé que nos armateurs ne sentiront bien la nécessité de la réforme, que lorsqu’on aura commencé par assurer inviolablement l’intérêt de la nation, en établissant la liberté la plus entière.

Ces deux opérations concourant, ou se suivant de près concilieront l’intérêt de la nation et celui de la marine, qui n’auraient jamais dû se trouver en opposition[16] : tout sera bien, parce que tout sera conforme à l’ordre naturel, qui veut que chacun fasse ses affaires comme il l’entend, que le voiturier d’une part soit le maître de mettre dans son travail toute l’économie qu’il peut, et que de l’autre la nation soit libre d’employer indistinctement tous ceux qui se présentent pour la servir ; parce qu’il lui est bien égal d’être servie par tels ou par tels, mais qu’il lui est bien important de l’être à la meilleure condition possible. Si nos armateurs étaient moins attachés aux privilèges dont ils jouissent, ils nous diraient, « Nous avons garde de nous opposer à la concurrence, nous sentons que l’intérêt de la nation l’exige, quelle que soit sur cet article la conduite des étrangers, parce que l’exclusion ne peut jamais être utile qu’à ceux qui en jouissent, et qu’elle est nuisible à ceux qui en supportent les effets, c’est-à-dire la nation : parce qu’en tout état de cause et indépendamment des circonstances, l’intérêt de chaque nation en particulier est d’être servi à la meilleure condition possible dans son commerce d’importation et d’exportation, et principalement dans son commerce d’exportation, puisque la valeur des production qui sortent sert de mesure au prix de celles qui se consomment dans l’intérieur. Nous faisons donc acte de bons citoyens en consentant volontiers à la suppression de toute préférence et de tout impôt mis sur la navigation étrangère, la nation ne pouvant nous accorder de privilèges qu’à son préjudice ; nous renonçons à ceux par lesquels on nous a dédommagés de la surcharge imposée sur nos services ; mais en même temps nous demandons qu’on nous laisse faire notre métier à notre guise, qu’on nous permette de servir à aussi bon marché que les étrangers, qu’on ne leur donne sur nous aucun avantage qui nous mette hors d’état de soutenir leur concurrence. L’intérêt même de la nation l’exige ; car si les étrangers étaient admis dans l’état actuel, ils profiteraient, pour se faire payer plus cher, de l’impossibilité où nous sommes de donner la voiture au même prix qu’ils peuvent le faire ; ils y gagneraient beaucoup tandis que nous serions réduits aux plus bas salaires, et le prix du fret dans nos ports combiné en raison composée de leur état de liberté, et de notre état de contrainte, serait bien plus onéreux à la nation, que si de part et d’autre il était uniquement réglé par les circonstances, et par les frais indispensables de la chose. »

C’est ainsi, ce me semble, que je plaiderais la cause de la marine française, mais à coup sûr elle ne m’avouera pas pour son défenseur ; car je suis l’avocat de la liberté plénière, et la liberté n’est pas un état désiré de ceux qui croient avoir mieux. Je n’ai donc garde de me flatter d’obtenir le suffrage de nos armateurs tant qu’ils seront privilégiés ; en effet il est si doux de l’être ! Mais la nation contre laquelle est dirigée le privilège pourra apercevoir son intérêt, et il est bien des opérations dont le gouvernement sent l’avantage, mais pour l’exécution desquelles il attend que la nation soit suffisamment éclairée[17].

 

TROISIÈME PROPOSITION DE M. S.

La marine telle que la conçoivent, et telle que la font concevoir mes adversaires, n’est pas la marine et ne peut l’être ; ils ont écrit sur cet objet ce qui n’était pas, parce qu’ils ne connaissaient pas la chose dont ils écrivaient.

Cette troisième proposition me devient en grande partie une affaire personnelle, et j’en serai d’autant plus court ; car je tiens plus au soutien des principes qu’à ma défense : et qu’importe au fond de la question qui nous divise, que dans le Journal de Juillet 1765, je n’aie point parlé assez exactement de la police actuelle de notre marine ; que plein de mon objet (qui était de prouver, que l’identité de la marine par rapport aux matelots est contraire à l’intérêt du commerce ; qu’elle n’est point nécessaire, et n’est utile qu’à raison d’économie) j’aie donné à M. S. occasion de conclure d’après quelques passages rapprochés, que je croyais les matelots du Roi distingués de ceux du commerce quoique j’ai dit page 90, qu’il serait à souhaiter qu’ils le fussent, ce qui fait voir que je ne croyais pas que cela fût : soit, j’aurais du parler plus exactement, et dire que les matelots sont tous classés, et qu’ils appartiennent au Roi, et que la marine marchande ne s’en sert que précairement, et lorsque le Roi n’en a pas besoin, comme je l’ai dit dans le Journal d’Août ; mais la manière dont je me suis exprimé dans le Journal de Juillet, influe-t-elle le moins du monde sur le fonds de la question ?

On a dit, il est bien essentiel de privilégier la marine marchande, et de lui assurer de l’occupation par l’exclusion des étrangers, car c’est elle qui fournit des matelots à la marine militaire. J’ai répondu, et je ne suis pas assurément le seul qui le pense, que cet arrangement est contraire au bien du commerce.

La question est donc de savoir, 1°. S’il serait avantageux de distinguer absolument les deux marines ; 2°. Si cela est possible.

Mais d’abord, on ne peut nier, ce me semble, que cette distinction ne fut favorable au commerce. S’il forme des matelots, ils lui sont nécessaires, et ne peuvent lui être enlevés sans arrêter ou déranger ses opérations ; il serait donc bon d’en avoir assez pour servir à la fois l’une et l’autre marine, non seulement en temps de paix, mais aussi en temps de guerre. En effet si en temps de paix la marine royale s’en décharge en cessant de les occuper et de les payer, leur nombre restera toujours insuffisant, il sera toujours relatif et borné à l’emploi que le commerce peut lui procurer, et il devrait être assez grand pour servir l’une ou l’autre marine, sans quoi elles ne pourront être servies qu’alternativement et au préjudice l’une de l’autre. La marine militaire est principalement destinée à protéger la marine marchande, et il est singulier que le premier moyen d’exercer cette protection soit d’enlever les matelots et d’intercepter le commerce.

Mais est-il possible de faire autrement ? À cet égard, il paraît que la difficulté se réduit à une raison d’économie ; la dépense serait-elle donc aussi considérable qu’on veut le faire croire ? La marine des anglais, dans le plus fort de la guerre, leur a coûté 40 à 45 millions. On pourrait donc pour 20 millions de dépense en temps de paix avoir une marine aussi redoutable que la leur, et dont la moitié seulement serait toujours armée. On l’enverrait porter des ordres ; on l’occuperait à faire des découvertes, on réprimerait les corsaires barbaresques, etc. Si l’on n’en voulait avoir que le tiers armé, il n’en coûterait que 15 millions : en temps de guerre il faudrait augmenter le nombre des matelots. Mais ces sortes de gens se donnent à ceux qui les paient le mieux : en donnant des salaires un peu plus forts, dans l’occasion on enrôlerait des matelots de toutes les nations ; jamais avec des salaires on ne manquera de salariés. Si la dépense d’une marine entretenue en temps de paix est un inconvénient, il est juste de balancer avec lui les avantages qui en résulteraient d’abord pour le commerce, dont les opérations ne seraient jamais interrompues, et continueraient en temps de guerre à l’abri d’une puissante marine qui le protègerait sans l’arrêter, ensuite pour la marine militaire qui serait continuellement exercée ; mais le moyen de mettre la nation en état de fournir à la dépense des 15 ou 20 millions qu’exigerait l’entretien de la marine militaire tirée de la dépendance où on l’a mise de la marine marchande, n’est pas sans doute de préjudicier au revenu par une opération qui fait perdre 40 ou 45 millions sur la valeur des grains en première main : au reste, nous n’avons pas manqué de matelots, quoique depuis 100 ans le commerce des grains ait été intercepté : ainsi en laissant même subsister notre police actuelle, rien n’oblige de réserver à nos armateurs cette branche de commerce.

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[1] Cette réponse était prête à paraître au mois de Janvier 1767 : divers incidents l’ont retardée. Si le lecteur veut prendre une connaissance suivie de ce qui a été dit pour et contre sur cette question, il faut qu’il prenne la peine de parcourir le Journal d’Agriculture, Commerce et finance depuis le mois de Juillet 1765, jusqu’au mois de Janvier 1767. Le Mémoire auquel je réponds ici, se trouve dans le Journal d’Oct. 1766, page 107.

[2] Il était aisé de prévoir que le rapport qu’a fait M. Rouxelin à l’Académie de Caen, de la question de la concurrence, (voyez ce Rapport Journ. d’Avril 1766, pag. 66 ; et ma Lettre à M. Rouxelin Jour. de Juil. pag. 8.) allait renouveler la dispute qui paraissait assoupie ; les partisans de l’exclusion se sont crus forcés de reprendre les armes ; ils ont fait leurs efforts pour détruire, ou du moins pour affaiblir l’impression que doit naturellement faire sur les esprits le sentiment d’une Compagnie aussi célèbre, appuyé sur l’exposition des moyens, embrassé avec la plus grande connaissance de cause, et publié par son ordre. Deux M2moires ont paru en faveur de l’exclusion, dans les Journaux d’Août et d’Octobre ; deux Mémoires ont paru pour la concurrence en Sept. et Nov. sans compter la Lettre du Négociant de Marseille qui n’a pas trop fait attendre M. S.

Cette Lettre et le résumé du Journaliste pouvaient me dispenser d’une réponse, mais puisque M. S. (Journ. de Déc. et de Janv.) revient à la charge, et ne trouve pas cette réponse suffisante ; je vais prendre son Mémoire d’une manière plus précise.

M. S. m’a fait entendre qu’il n’appartient qu’à un négociant de traiter du commerce, et qu’un avocat ne doit pas s’ingérer à en parler, (Jour. de Janv.) Que répondre à un argument si positif. Il est notoire que je suis avocat et que je ne serai jamais, ni négociant, ni armateur.Cet argument ad hominem m’avait confondu, et je ne voyais plus d’autre parti à prendre que le silence, lorsque le Journal de Janvier 1767, m’a suggéré une réponse, à laquelle je ne faisais pas attention. M. Girard mon premier antagoniste reparaît sur la scène, car il écrira toute sa vie contre la concurrence, et toujours renchérissant sur ses principes. Mais M. Girard est avocat à Quimpercorentin, ainsi nous voilà au pair, et dès qu’il y a un avocat contre, il faut qu’il y ait un avocat pour.

[3]On dit perpétuellement, la France est agricole et commerçante, ainsi elle doit favoriser en même temps sa culture et son commerce. On a bien raison sans doute, mais il faut s’entendre, et cette question est trop sérieuse pour y laisser des équivoques. En quoi consiste le commerce d’une Nation agricole ? dans ses productions : elle ne peut donc trop favoriser son commerce en ce sens qu’elle ne peut trop favoriser et étendre la vente de ses productions. Les frais du commerce se prennent sur la valeur des productions en première main ; elle a donc le plus grand intérêt à la réduction des frais de voiture ; c’est ce point important et décisif que j’ai tâché d’éclaircir dans la Réponse du mois de Novembre 1766.

[4] M. Girard a soutenu de même que notre marine suffisait, et il a prétendu le prouver par le prix du blé, et par le nombre des vaisseaux que nous avons, et que nous aurons, et par d’autres bonnes raisons semblables qui prouvent que 2 et 2 valent 6 ; Jour. de Juin 1766 pag. 172 et suiv.

[5] Je ne puis trop exhorter le lecteur à relire cet excellent Mémoire, et les partisans de l’exclusion à y répondre et à détruire s’ils le peuvent, l’impression qu’il a faite.

[6] M. S. soutient que l’exclusion ne préjudicie point au revenu. Il ne le prouve pas, et il ne faut pas lui en savoir mauvais gré, car cela n’est pas prouvable ; M. Girard, Jour. de Jan. 1767 fait bien mieux ; il ne reste jamais à moitié chemin ; il va droit aux extrêmes, et il ne peut nous faire plus grand plaisir, car il va si loin qu’on le laisse aller, on s’y perd.

Nous soutenons que l’exclusion préjudicie, au revenu, M. Girard pag. 106, dit :Il n’est pas moins de l’intérêt de l’État que de celui des négociants, qu’une exclusion purement politique assure à l’État un PLUS GRAND REVENU dans le transport de ses grains, et FACILITE aux marchands de blé les moyens d’avoir des vaisseaux toujours prêts à faire leurs envois ; c’est mal à propos que l’n penserait que l’admission des étrangers augmenterait l’exportation.Ainsi il se trouve que l’exclusion augmente le revenu, facilite les envois, et ne diminue point la quantité de blé qui pourrait sortir ; en vérité je ne l’aurais pas cru, mais il arrive tous les jours des choses si incroyables, qu’il ne faut plus douter de rien. Il m’est venu d’abord, je l’avoue, quelque doute sur le sens du premier membre de cette proposition ; et comme M. Girard n’a pas toujours eu une idée bien précise de ce qu’on entend par revenu, qu’il y a souvent compris non seulement le produit net du territoire, mais aussi tous les profits, gains, salaires du commerce et de l’industrie, je pensais qu’il pouvait ici parler du revenu des négociants ou des gains du commerce que l’exclusion augmente en effet au profit du régnicole. Point du tout, M. Girard parle très exactement ; il n’entend par revenu que le produit net du territoire déterminé par la valeur des productions en première main. Moins dit-il pag. 107, le transport de toutes nos denrées sera permis aux étrangers, plus le cultivateur retirera de profits de la vente de ses denrées. Il n’y a plus moyen d’en douter, l’exclusion augmente la valeur des productions : voilà qui est admirable.

[7] Il est bon de faire voir combien Messieurs les partisans de l’exclusion s’entendent entr’eux. M. S. soutient que l’exclusion ne fait pas diminuer le prix du grain, c’est-à-dire, que la concurrence ne le ferait pas augmenter. M. Girard soutient fermement au contraire, que la concurrence ferait monter nos grains à un prix si haut qu’elle nous mettrait dans le cas de recourir au blé étranger, (ce qui n’a pas la moindre apparence de fondement). Aujourd’hui, c’est à l’exclusion (Jour. de Janv.) que M. Girard attribue l’effet d’augmenter la valeur. Eh ! Messieurs, soyez un peu plus d’accord, d’abord avec vous-mêmes, et puis entre vous, s’il se peut.

[8] En effet, il ne s’agit pas précisément ni de savoir si le voiturier est la cause de la valeur, mais de savoir si la concurrence entre les voituriers étant propre à diminuer les frais ne serait pas de nature à procurer un prix plus favorable en première main ; si l’exclusion en tenant les frais plus hauts n’est pas une cause de diminution sur le prix de la première vente. Au fond le voiturier est un instrument qui sert à opérer la communication, il n’est pas plus la cause directe de la valeur que les chemins et les voitures.

[9] M. S. me dira peut-être qu’un propriétaire ne considère aussi que le prix qu’il reçoit de sa production, cela est vrai ; mais en ne considérant que cet objet, il voit tout ce qui intéresse la Société. En effet, une Nation n’a d’autre moyens de subsistance que la production de son territoire, elle n’a d’autres richesses que le prix de ses productions estimées à la vente en première main ; tout le reste n’est plus que circulation, dépense, échange, travail stérile, et incapable d’accroître la somme des richesses qui ne peuvent jamais s’augmenter que par la voie de la reproduction. L’intérêt de chacun des propriétaires des productions est donc le même que celui de la Nation prise d’abord dans sa partie principale, qui comprend les deux classes auxquelles appartient la reproduction annuelle, les cultivateurs, et les propriétaires ; et ensuite dans son universalité, ce qui comprend le reste de la Nation, qui n’ayant point de droit immédiat à la reproduction n’y participe que par le canal des deux classes auxquelles la totalité des fruits renaissant appartient, et pour prix de leurs travaux et de leurs services en différents genres. La classe salariée est donc également intéressée à la valeur des productions ; puisque cette valeur décide de la somme des richesses que la Nation peut dépenser annuellement en sa faveur. Les voituriers font assurément la partie de la classe salariée d’une Nation ; ainsi lorsqu’à la faveur d’un privilège ou d’un impôt mis sur la navigation étrangère, ils renchérissent leur service, ils préjudicient, non seulement à la partie principale de la Nation, mais aussi à tout le reste de la classe salariée ; car les 30 ou 40 millions de surplus de valeur qu’aurait procuré la liberté du commerce circuleraient dans la Nation, et se dépenseraient en bonne partie au profit de la classe salariée.

[10] Pour prouver que la concurrence des étrangers acheteurs et voituriers est de nul effet ; M. S. nous donne un argument formel. Nos cires, dit-il, nos miels, nos beurres, etc. sont un objet de plus d’un million d’exportation dans un seul port de Bretagne : les étrangers sont admis pour l’achat et pour la voiture ; qu’on voie si depuis 20 ans le revenu en cette partie a augmenté ; un objet d’un million devrait opérer un effet sensible, et ne l’a pas fait.

Voilà un fait précis, c’est bien dommage que ce fait ne prouve rien. Le revenu en cette partie n’est pas augmenté depuis 20 ans, cela peut bien être, mais en résulte-t-il qu’il ne serait pas moindre si l’exclusion en ce genre était établie ? Le revenu n’est pas augmenté, mais nous dit-on, qu’il y a 20 ans ce commerce fut livré à l’exclusion ; or ce serait de ce terme qu’il faudrait partir pour prouver que la concurrence est sans effet. Car ce n’est qu’au passage de la prohibition à la liberté, aut vice versâ qu’on peut sentir la différence des deux états.

[11] Le prix de la voiture en général peut être plus ou moins cher chez une nation relativement au prix d’une autre nation ; mais cette différence disparaît à l’égard de plusieurs vaisseaux de différentes nations qui se trouvent en concurrence dans un même port ; il n’est plus alors question du prix particulier à chaque nation ; tout cède à la raison prépondérante de la concurrence ; ou bien si un capitaine fait un meilleur marché que les autres, c’est qu’il est pressé de partir, ou que sa route le porte dans l’endroit pour lequel on lui offre de la voiture ; mais en général le prix se combine à peu près sur le même pied pour tous les vaisseaux qui se trouvent en concurrence, ce qui n’empêche pas encore que le français, à circonstances égales, ne puisse être plus payé qu’un hollandais, à raison de la plus grande sureté de sa navigation.

En lui-même le fret n’a point de prix déterminé, il se règle sur les besoins et les circonstances, il baisse ou renchérit suivant la demande ; c’est un marché relatif au moment. Il en est donc de ce genre de service comme de tout autre ; si la quantité de ceux qui ont besoin de voiture, influe sur le fret à l’effet de le renchérir, la quantité de vaisseaux qui sont à louer dans un même port influe sur le fret à l’effet de le réduire ; or quel que soit le nombre des vaisseaux dans une nation, il n’approchera jamais de celui que la concurrence peut procurer.

[12] M. S. se prévaut beaucoup de la somme de 100 millions que M. Rouxelin présente en supposant l’effet de la concurrence de 2 livres par septier, et 50 millions de septiers vendus dans le royaume ; mais M. Rouxelin ne présente ce calcul que comme une somme indéterminée. Le point controversé n’est pas précisément de fixer la somme, mais de convenir de l’effet en général qui est très sensible et très considérable en soi, et encore plus relativement à la somme des salaires que l’on veut conserver à la marine marchande.

[13] Les partisans de l’exclusion ne calculent les avantages de l’exportation que par les sommes que la vente à l’étranger fait entrer dans le royaume. Sous ce point de vue, très insuffisant sans doute, ils ne savent point encore compter ; car si la concurrence procurait la sortie d’un million de septier de plus, à 18 livres, elle ferait entrer dans le royaume 18 millions, et quand même elle n’augmenterait la sortie que de 500 mille septiers, elle ferait entrer 9 millions. Or la somme des salaires que la concurrence laisserait passer à l’étranger ne serait guères que 1 à 2 millions ; car l’on ne serait point en droit d’y comprendre la portion que gagnerait l’étranger dans la voiture de la quantité du grain qui se vendrait de plus dans l’état de concurrence, puisque sans elle ce surplus d’exportation n’aurait pas eu lieu. Les partisans de l’exclusion calculent donc très mal, même dans leurs principes. Mais combien leur principe n’est-il pas faux. M. Girard ne comptait d’accroissement de revenu que dans le prix des productions vendues à l’étranger ; M. X. Jour. d’Août 1766, pag. 177, est précisément dans le même principe, et refuse de faire entrer en ligne de compte la perte que cause l’exclusion sur le prix du blé qui se vend dans l’intérieur. Mais si la différence du prix dans l’intérieur ne cause ni perte, ni gain pour la nation ; en ce cas, il faut dire qu’il est égal pour elle que le septier qui coûte au laboureur environ 12 livres en frais de culture, se vende 12, 15 ou 18 livres. Cependant s’il ne se vend que 12 livres, il n’y a point de produit net ; et s’il en était de même dans les autres branches de culture, il n’y aurait plus de faculté de vivre et de dépenser pour le reste de la nation, à commencer par le souverain : et si le souverain et les propriétaires continuaient d’exiger un revenu, ce ne pourrait être qu’aux dépens des richesses d’exploitation qui disparaîtraient, et la culture avec elle. Si le septier se vend 15 livres, il y a trois livres de produit net ; le laboureur peut payer 2 livres de fermage et une livre d’impôt ; s’il se vend 18 livres il y a 6 livres de produit net ; et le laboureur peut payer 4 livres de fermage et 2 livres d’impôt. Le prix favorable et soutenu des productions est donc aussi avantageux à la classe industrieuse et commerçante qu’à la classe propriétaire : car elle ne vit que sur la dépense des deux classes auxquelles appartient la totalité des productions. Or je demande si une nation prise dans son universalité a autre chose à désirer que d’avoir beaucoup à dépenser, soit comme cultivateurs, soit comme propriétaires, soit comme salariés ; et si elle a d’autre intérêt que celui d’accroître cette faculté. Voyez la preuve plus étendue de ces vérités, Jour. d’Août 1765, page 39.

[14] On ne peut nier plus formellement l’effet de la concurrence sur le revenu. Le journaliste a donc été en droit de relever cette proposition dans son résumé page 166. C’est en vain que M. S. s’entortille dans sa réponse à ce résumé, Journ. de Décem. Pour prouver qu’il n’a pas dit ce qu’il a dit.

[15] M. S. appelle l’Ordonnance de 1681 l’IMMORTELLE Ordonnance page 134 ; il dit page 135, que ses dispositions sont devenues inutiles et onéreuses. (C’est une question de savoir si jamais elles ont été vraiment utiles, voyez au Jour. de Novem. 1765, une Note, p. 84) Mais du moins, puisqu’après l’avoir appelé immortelle, il convient qu’elle est réformable ; il ne fallait pas dans sa réponse au résumé, Jour. de Décem. 1766, se récrier contre le journaliste, parce qu’il a saisi et relevé cette contradiction.

[16] M. S. se montre si instruit des détails de la marine qu’on peut tirer des conséquences sûres de ceux qu’il veut bien nous apprendre, et il ne peut pas le trouver mauvais. Suivant M. S. pag. 138, malgré les dispositions de l’Ordonnance de la Marine qui imposent à nos armateurs une surcharge d’un tiers en sus de la dépense que font les étrangers, le prix de notre fret n’est que d’un cinquième au-dessus de celui du fret étranger, cela est étonnant sans doute, mais c’est un fait que M. S. nous atteste ; j’en conclu que notre marine est actuellement réduite à des salaires bien modiques, et que a réforme de l’Ordonnance quoique jointe à la suppression de toute espèce de privilège lui serait grandement avantageuse, et j’en suis fort aise.

[17] Je répondrai par cette note à quelques objections particulières que M. S. propose page 140 et 142. I°. Il dit que l’exclusion dont il s’agit ne sera pas un motif aux étrangers pour nous exclure de leurs ports, parce que le besoin de manger est si urgent, que les anglais eux-mêmes ouvrent leurs ports quand ils ont faim. Mais. 1°. presque toutes les prohibitions qui gênent et resserrent le commerce de nation à nation se sont établies par représailles, or les représailles peuvent s’exercer dans plus d’un genre : 2°. d’ailleurs, que les étrangers se vengent de cette acte d’hostilité, ou qu’ils le souffrent d’autant plus aisément qu’ils en donnent l’exemple ; le grand point est de savoir à qui l’exclusion est la plus nuisible, si c’est à la nation qui l’établit, ou à celle contre laquelle on l’établit. Nous prétendons faire la loi aux étrangers en les forçant de ne recevoir nos blés que par nos vaisseaux. D’abord cette loi n’aura lieu que quand il ne leur sera pas plus convenable d’en aller chercher ou d’en recevoir d’ailleurs : et au fond cette loi n’est point à leur charge ; car ils ne payeront toujours nos blés qu’au prix que la concurrence établit chez eux : elle est uniquement à la charge de la nation qui vend, et qui qui vend d’autant moins avantageusement en premier main, que l’exclusion écarte le nombre des acheteurs et renchérit les frais de commerce. La question se réduit à savoir si l’état du vendeur est dédommagé de cette perte par le bénéfice qui en revient aux voituriers domiciliés chez lui, et c’est ce que j’ai examiné plus haut.

II°. M. S. nous exhorte à chercher ailleurs que dans la liberté du commerce l’accroissement de la culture et du revenu territorial : il nous propose d’élever la voix pour solliciter la faculté de planter du tabac en France. Personne ne désire assurément plus que nous de voir le royaume en possession de toutes les ressources que son territoire peut lui procurer. Mais un bien n’empêche pas l’autre. Car il est deux manières d’accroître le revenu, par la somme des productions, et par l’augmentation de leur valeur ; et le second moyen influe beaucoup sur le premier : malheureusement il est difficile en quelque genre que ce soit d’opérer un bien qui ne blesse quelqu’intérêt particulier ; et ceux qui croient voir leur intérêt blessé font leur possible pour faire croire que ce bien serait un mal, ou entrainerait trop d’inconvénients.

III°. Nous ne proposons pas de transformer en agriculteurs tous les citoyens occupés à d’autres travaux, car ce ne sont pas encore les bras qui nous manquent, mais les richesses nécessaires pour les faire mouvoir et pour exécuter une culture avantageuse.

Notre intention n’est pas d’enlever des bras au commerce, dont nous sentons la nécessité plus que personne, mais de lui en procurer par l’admission des étrangers, infiniment plus qu’il n’en a. Nous croyons que l’ouvrage s’en ferait mieux, plus promptement, plus abondamment, et moins chèrement. Quant au travail en lui-même, nous n’apercevons pas la distinction à faire entre le service d’un homme qui parle français, et celui d’un homme qui parle anglais ou hollandais. Nous sommes bien éloignés d’être les détracteurs du commerce, comme nous en accuse un homme peu fait pour se livrer à des imputations si peu fondées et si démenties par tous nos écrits, (voyez Journ. d’Oct. 1766, pag. 51, les Observations sur le commerce de M. Montaudoin, et les notes qui le résultent). Mais nous savons distinguer le commerce de la nation qui consiste dans le débit des productions par le moyen de l’échange, de l’exercice du commerce de revendeur, et de l’intérêt particulier des agents de ce commerce. Nos vœux par rapport au commerce en général, seraient de voir tous les ports de France ouverts à toutes les nations, toutes les marchandises du cru ou du dehors en sortir et y entrer avec toute liberté, immunité, exemption de tous droits quelconques. Nous imaginons que si la liberté accordée à certaines foires pour quelques jours, les rend si fréquentées et si avantageuses, la liberté permanente ferait de nos ports une foire continuelle et le rendez-vous de toutes les richesses. Il est bien permis aux partisans des prohibitions et des tarifs, de traiter ces souhaits d’idée singulière et impraticable ; mais ils ne nous empêcheront pas de penser que pour la réaliser il suffirait de le vouloir. S’ils demandent ce que deviendront les subsides qui se tirent de ces sortes d’impôts, on peut leur répondre ; 1°. que ceci est une autre affaire bien grande et bien importante à démêler ; 2°. que les tarifs d’entrée et de sortie, n’ont pas été purement imaginés comme ressources, mais comme favorables à ce qu’on appelait la balance du commerce. Quel qu’en soit le motif, il ne serait pas difficile de montrer que la liberté entière serait bien préférable, et que la ressource qu’on tire de ces impôts est beaucoup plus onéreuse que profitable.

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