De l’antisémitisme et du rôle des Juifs dans les sociétés modernes

À la fin du XIXe siècle, la montée en puissance de l’antisémitisme au sein de la population française, comme ailleurs en Europe, interroge les intellectuels libéraux, qui plaident pour la liberté religieuse et les droits individuels. À la Société d’économie politique, l’unanimité (chose assez rare) est obtenue sur ce thème : ce sont des préjugés et un protectionnisme d’une nouvelle sorte, affirme-t-on, qui favorisent l’antisémitisme. Toutefois, si tous les membres qui s’y expriment en 1893 en portent la condamnation formelle, l’avenir n’est pas conçu par tous dans les mêmes termes : certains espèrent un apaisement, voyant la liberté et la tolérance l’emporter ; d’autres anticipent des tragédies futures.


De l’antisémitisme et du rôle des Juifs dans les sociétés modernes, 5 juin 1893. (Journal des économistes, juin 1893.)

SOCIÉTÉ D’ÉCONOMIE POLITIQUE

SÉANCE DU 5 JUIN 1893

 

M. Limousin a la parole.

La question que j’ai entrepris de vous exposer, dit M. Limousin, est particulièrement difficile. Elle est difficile, étant donné le point de vue objectif auquel je désire me placer ; elle ne l’est pas au point de vue subjectif des deux partis en cause : antisémites et sémites. Il est, en effet, très facile de dire : « Les Juifs pillent, ruinent, par toutes sortes de procédés déloyaux, les malheureux Chrétiens, qu’ils soient Français, Allemands, Italiens, Anglais ou Russes ».

Il est non moins facile de dire : « Les Juifs sont des ‘petits saints’ qui n’ont conquis une place prépondérante chez les peuples de la chrétienté, que parce qu’ils sont plus actifs, plus intelligents que les autres hommes qui composent ces peuples ; parce qu’ils leur sont supérieurs à tous égards. »

Ce qui est difficile, c’est de se placer au point de vue désintéressé, objectif, et de déterminer les caractères d’un phénomène aussi inattendu que la renaissance de l’antisémitisme à laquelle nous assistons. Cela est difficile à faire, cela est encore plus difficile à dire, parce que les sujets dont on parle sont des hommes, ayant leurs défauts et leurs qualités.

Cependant un phénomène aussi grave, aussi curieux que celui de la renaissance de l’antisémitisme ne peut pas se produire sans qu’une société telle que la nôtre s’en occupe. M. Limousin va essayer de poser la question en retirant à l’avance toutes les expressions qui pourraient être excessives.

L’existence de l’antisémitisme en Allemagne, en Autriche, en Russie, en Roumanie, ne peut être contestée. Des événements récents ont montré à quel degré d’acuité est poussé le sentiment d’hostilité contre les Juifs. L’antisémitisme existe-t-il en France ? Il est habituel de répondre non ; l’orateur croit que l’on a tort et qu’il faut répondre oui. M. Francisque Sarcey a raconté qu’ayant, dans les Annales politiques et littéraires, publié une chronique où il critiquait un peu les Juifs, il reçut de nombreuses lettres d’approbation, mais montées à un diapason qui lui fit peur, et il s’empressa de faire machine arrière. La même aventure est arrivée à M. Limousin pour une causerie dans son journal, et lui aussi à dû faire machine arrière et déclarer qu’il n’était pas antisémite. Qu’un scandale quelconque dans lequel sont mêlés des Chrétiens et des Juifs se produise, immédiatement l’opinion s’enflamme contre ces derniers.

Quelle est la cause de ce sentiment ? Est-ce une haine religieuse ? L’orateur ne croit pas que ce soit cela, même en Russie ; dans tous les cas, ce n’est pas cela en France. Sans doute, il y a des catholiques ardents qui détestent les Juifs, mais autre est la cause chez les chrétiens tièdes, les indifférents, voire les libre-penseurs qui manifestent fréquemment leur hostilité,

Et pourquoi les chrétiens haïraient-ils les Juifs ? La religion juive n’est-elle pas la mère officielle de la religion chrétienne ? Le mosaïsme n’est-il pas exotériquement et également, quand on explique les symboles, une des plus belles, des plus philosophiques doctrines qu’il y ait ?

Est-ce, comme l’a prétendu un antisémite libre-penseur de Belgique, une question de race ? M. Limousin s’est convaincu par des études d’un autre ordre, sur lesquelles il n’a rien à dire ici, qu’il n’y a pas plus de race sémitique que de race japhétique, et que si les Juifs forment une branche particulière, c’est parce que, obligés de vivre entre eux pendant des siècles, il ne se sont mariés qu’entre eux, ce qui a amené la constitution d’un type particulier. Il se borne à rapporter un mot qui lui a été dit en Hongrie, pays où sévit l’antisémitisme : les Juifs descendent autant d’Arpad que d’Abraham ; les Magyars descendent autant d’Abraham que d’Arpad.

D’ailleurs, au point de vue de la religion et de la race, il y a un fait curieux à signaler, c’est l’existence d’un antisémitisme avant la lettre chez les peuples musulmans, dont la religion procède du judaïsme comme celle du Chrétien et qui n’ont pas à se plaindre de la mise en croix de Jésus ; qui en outre sont classés, eux aussi, en immense majorité du moins, parmi les peuples sémites.

La cause première de l’antisémitisme n’est donc ni religieuse ni ethnique, et quand on invoque l’un ou l’autre de ces caractères, on prend un prétexte. Qu’est donc cette cause ? Elle est économique. On reproche aux Juifs de remplir particulièrement les fonctions d’intermédiaires, commerçants ou financiers, d’y montrer une habileté exceptionnelle et comme, quand un intermédiaire s’enrichit, c’est en gagnant sur les personnes auxquelles il a servi d’intermédiaire, on leur reproche d’être des intermédiaires peu loyaux. M. Limousin ne se fait pas l’éditeur responsable de ce reproche ; il se borne à constater qu’il est, sous une forme beaucoup plus vive, celui qu’on adresse aux Juifs dans tous les pays.

Ce qu’il y a de bizarre, c’est que ce reproche est, dans une certaine mesure, accepté par les Juifs eux-mêmes. Parmi ceux qui le lui ont dit, il est un homme, mort récemment, et qui fut une des belles personnifications de la race juive en France. C’est M. Félix Hément, qui, à la suite de l’article auquel M. Limousin fait allusion, lui écrivit une lettre où on lisait : « Si les Juifs sont dans une certaine mesure tels qu’on le dit, cela tient au régime auquel ils ont été soumis pendant quinze cents ans. Persécutés, spoliés, proscrits, ne pouvant posséder la terre ni exercer la plupart des industries, il ne leur restait pour vivre que la fonction d’intermédiaire qu’ils exerçaient dans de telles conditions que c’eût été folie à eux d’être honnêtes au milieu de gens qui ne cherchaient qu’à les dépouiller. Mais, ajoutait M. Hément, laissez la liberté récemment octroyée faire son effet, et vous verrez le changement. On dit que voilà un siècle, mais qu’est-ce qu’un siècle pour une race ? Voyez, d’ailleurs, les changements qui se sont déjà produits ».

L’explication est séduisante ; mais je crois, dit l’orateur, qu’elle n’est que spécieuse ; tout au moins faudrait-il supposer que les causes qui ont exercé cette influence sur les Juifs remontent à plus de quinze cents ans, car j’ai lu récemment, dans la traduction d’un livre de M. Thorold Rogers, publié par la librairie Guillaumin, que Cicéron, dans une de ses harangues, attaque violemment les Juifs qui, de son temps déjà, avaient monopolisé la banque en Asie Mineure et, dans une large mesure, en Italie. Cela, une cinquantaine d’années avant la naissance de Jésus, trois siècles avant la prise de Jérusalem par Titus et la dispersion des Palestiniens ?

L’orateur, encore une fois, ne se fait pas l’éditeur responsable de l’accusation. Il compte, dit-il, trop de bons amis parmi les Juifs, pour les englober dans un semblable reproche. Il se borne à constater que les Juifs ont, en effet, une aptitude particulière pour la fonction d’intermédiaire commerçant et financier et que cette fonction, que beaucoup d’entre eux remplissent d’une manière absolument loyale, est celle qui permet le plus l’emploi de procédés déloyaux aux hommes dont les scrupules sont légers.

Les Juifs, et cela se comprend, répondent à cette accusation en montrant tous leurs coreligionnaires qui sont arrivés à de hautes situations dans d’autres carrières que le commerce et la finance. Mais cela motive un autre reproche. On trouve que les Juifs occupent dans la société une place disproportionnée à leur nombre.

On donne de ce fait une explication que M. Limousin considère comme inexacte, mais qui, exacte ou inexacte, ne doit pas être fournie, sous peine de donner un surcroît de vigueur à l’antisémitisme. « Si les Juifs ont conquis cette place éminente, c’est qu’ils sont plus intelligents, plus actifs que les Celtes, les Allemands, les Italiens, les Espagnols, les Anglais, etc. »

Cela n’est pas exact. Certes, on ne peut contester la grande valeur des hommes éminents qu’a fournis la race juive ; mais il existe à côté des hommes n’appartenant pas à cette race, aussi intelligents, aussi actifs. Un fait général le montre. Voilà un siècle que les Juifs ont été émancipés en France ; auparavant ils ne jouaient à peu près aucun rôle parmi nous. Eh bien ! est-ce que la France n’avait pas suivi son développement normal ? Est-ce qu’elle n’était pas, alors, plus qu’aujourd’hui, à la tête des peuples civilisés ? Le cerveau gaulois avait suffi pour ce développement, et il n’a pas dégénéré. Les Juifs admis dans nos écoles, recevant la même instruction que nous, se sont montrés nos émules, je le reconnais, dit l’orateur, j’en suis heureux, mais je constate que là seulement est la vérité. Je ne contesterai pas, cependant, que les Juifs, au Moyen-âge et plus tard, aient produit des hommes de grand mérite, médecins, mathématiciens, philosophes. Ils n’eurent cependant pas plus de valeur que les Chrétiens de la force d’Abélard, de saint Bernard, de Richard de Saint-Victor et surtout de saint Thomas d’Aquin.

J’ai dit, continue M. Limousin, que cet argument était dangereux à donner ; qu’il le serait, alors même qu’il serait vrai ; j’ajouterai, surtout s’il était vrai. Que voulez-vous que pense et que fasse une nation à qui l’on viendrait dire : « Nous, les étrangers d’origine, nous, la minorité, émancipée d’hier, valant plus que la nation qui nous a accueillis, nous allons par conséquent prendre toutes les positions éminentes, et substituer une nouvelle aristocratie de race à celle détruite lors de la Révolution ! »

La nation à qui on tiendrait ce langage répondrait : « Ah ! c’est ainsi, eh bien ! faites-moi le plaisir de vous en aller. Nous aimons mieux être inférieurs entre nous que de subir votre supériorité. »

Mais, répète l’orateur, cela n’est pas. Quelle est alors la cause de cette disproportion entre le rôle que jouent les Juifs dans le pays et leur faible importance numérique ? Elle est dans ce fait que les Juifs sont tous bourgeois, ce qui ne veut pas dire riche, tandis que l’immense majorité du reste de la nation est formée de paysans et d’ouvriers.

Ce n’est pas entre la masse de la nation et les Juifs, qu’il faut établir la comparaison ; mais entre la masse de la bourgeoisie française et les Juifs. Alors, les conditions changent et le rôle que remplissent les Juifs dans les professions libérales — autre que le commerce et la finance — devient compréhensible.

Il y a, à côté de cette cause principale de l’importance des Juifs en France et ailleurs, des causes accessoires.

L’une d’elles est que les Juifs sont une minorité dans le pays, et une minorité que son passé a formée à la solidarité entre ses membres. Une minorité dont les membres s’aident réciproquement est toute puissante dans une majorité dont les membres sont insolidaires et même antagonistes. Les Juifs, quand on cause avec eux, nient cet esprit de solidarité, mais cette négation est trop imposée pour être accueillie autrement que sous bénéfice d’inventaire.

Un autre exemple de ce phénomène social nous est fourni par les protestants français. Les protestants, eux aussi, sont, en France, une infime minorité. Voyez quelle place ils occupent dans le pays. Il y eut tel ministère qui comptait trois membres protestants et un juif.

Cependant, on ne peut adresser aux protestants le reproche traditionnel qu’on formule contre les Juifs. Ils sont chrétiens et de pure race française. Qu’ont-ils donc pour réussir ainsi ? Ils sont une minorité, à qui l’ancienne persécution a fait contracter des habitudes de solidarité.

Les Juifs ont un autre avantage qui réside dans leur religion même. Cette religion est essentiellement positiviste — l’orateur prend le mot dans son sens philosophique —, elle se traduit par un système d’éducation essentiellement positif. Certes, il y a, je n’en doute pas, des Juifs idéalistes, mais d’après tout ce que j’ai vu, leur nature d’esprit est surtout réaliste, laquelle est essentiellement profitable dans les affaires.

Il résulte de ce que ce qui précède que la haine si vivace encore contre les Juifs, provient non de leurs qualités, mais de leurs facultés, particulièrement de leur faculté supérieure de gagner de l’argent.

Quelles que soient, d’ailleurs, les causes de l’antisémitisme, il existe, et il constitue un facteur social dont il faut tenir compte quand on étudie objectivement, et non au point de vue de sa situation personnelle ou de ses idées conçues a priori, l’évolution des collectivités humaines. Quelles conséquences doit-il produire ? Je vois, dis l’orateur, l’avenir en noir. On ne peut demander aux Juifs de cesser d’être juifs, ce serait porter atteinte à leur conscience et, en outre, entreprendre une œuvre impossible : celle de modifier la nature humaine. Ils n’auraient garde du reste de renoncer à leur situation puisqu’elle les rend puissants. Ils resteront donc tels qu’ils sont, avec leurs facultés spéciales. Ils continueront à s’enrichir et forcément, fatalement, même en ne le voulant pas, ils substitueront une aristocratie d’argent et de race à la bourgeoisie actuelle. Quand ce résultat aura été obtenu, il se produira un phénomène psychique collectif analogue à celui qui amena la destruction de l’ancienne noblesse et sa spoliation. Ce phénomène sera encore plus intense que le précédent, car la noblesse était de même race et de même religion que le peuple, et l’on voyait assez fréquemment des familles roturières entrer dans l’aristocratie, tandis qu’on ne se fait pas juif. Les Juifs seront alors considérés comme des usurpateurs, des conquérants, qu’il faut chasser. Voilà ce que le calcul des probabilités fait non désirer, certes, mais simplement prévoir.

Y aurait-il quelque moyen d’empêcher ce résultat de se produire ? M. Limousin le croit, mais il demande la permission de ne pas l’indiquer, parce qu’il lui faudrait entrer dans des conditions d’ordre socialiste qui seraient, il le craint, de nature à effaroucher ses confrères.

M. Alph. Courtois ne partage pas la manière de voir de son confrère M. Limousin. Non, dit-il, que je ne sois pas d’accord avec lui sur la majeure partie de ce qu’il vient de nous dire si éloquemment. Pour les neuf dixièmes, je n’aurais pas si bien dit, mais je n’aurais pas exprimé d’autres pensées. Mais il y a le dixième restant que je ne puis lui accorder : je crois qu’il n’y a rien de fondé dans l’antisémitisme.

M. Courtois a passé, comme coulissier, vingt-deux ans de sa vie à la Bourse de Paris, la fréquentant sans exception tous les jours. Les cinq années suivantes, il est allé chaque jour à la Bourse de Lyon, où il représentait une de nos grandes institutions de crédit. Il pense n’étonner personne en disant que, dans le cours de ces vingt-sept années, il a coudoyé beaucoup de Juifs et non moins de Chrétiens, les étudiant dans les affaires et dans leur intérieur. La question décorée actuellement des mots de sémitisme et antisémitisme l’a, de bonne heure, vivement intéressé. Il a voulu, pour satisfaire sa curiosité, faire une statistique morale des mérites et des démérites de ceux qui l’entouraient, les classant par race. Eh bien ! il est arrivé grosso modo à ce résultat, que le lot de chacune d’elles, en bien comme en mal, était, à peu de chose près, le même. Oh ! sans doute, en raison du préjugé commun, il entendait parfois des Chrétiens s’écrier : « Qu’ils sont de mauvaise foi, ces Juifs ! » Ils pouvaient avoir raison pour le fait particulier qui les touchait ; mais quand je considérais, dit l’orateur, celui qui faisait ainsi le procès à des concurrents, je trouvais fort souvent qu’il n’avait relativement rien à reprocher à son antagoniste.

En 1821, l’Académie des inscriptions et belles-lettres mit concours la question suivante : Examiner quel fut en France, en Espagne et en Italie, l’état des Juifs, sous les divers rapports du droit civil, du commerce et de la littérature, depuis le commencement du Ve siècle jusqu’à la fin du XVIe. Six Mémoires furent déposés et quatre d’entre eux furent ultérieurement imprimés ; les auteurs de ces derniers étaient : Arthur Beugnot, Guillaume Depping, I. Bedarride et Bail. Je les ai tous lus, ajoute M. Courtois, avec un vif intérêt, en dépit des répétitions forcées, et j’ai été frappé de la splendide part des Juifs dans le mouvement de la civilisation au Moyen-âge. Oh ! je ne prétends pas que tout a été au même niveau, a marché du même pas. Mais à qui s’en prendre ? Pouvaient-ils se faire agriculteurs, eux que l’on persécutait dans leur personne et qui étaient obligés, pour soustraire leurs biens à la criminelle rapacité des Chrétiens, gouvernements comme particuliers, de les dissimuler, de les mobiliser ? Aussi ont-ils atteint dans le commerce et les finances une capacité toute spéciale qu’ils se sont transmise de génération en génération. C’est à eux que le crédit doit, dans la pratique, ses principaux perfectionnements. La vulgarisation, si ce n’est l’invention de la lettre de change, c’est à eux qu’on la doit. Ce sont eux qui ont inventé le billet de banque émis à découvert d’espèces ; ce sont les changeurs juifs, à Londres, qui, bien avant la constitution de la Banque d’Angleterre, ont émis, les premiers peut-être, les billets payables au porteur et à vue.

Ils ne se sont pas contentés de pratiquer, ils ont composé des ouvrages remarquables sur la matière : — Samuel Ricard, de Bordeaux, auteur d’un Traité général du commerce qui est un chef d’œuvre dans son genre et qui, pendant près de deux siècles, a été lu et commenté, — Pinto, ce Juif bordelais implanté à Amsterdam, où il acquiert une grande fortune dont il use avec noblesse et générosité, et qui, d’ailleurs, était consulté par le gouvernement hollandais, sur les questions non seulement financières, mais politiques, tant on trouvait sûr son jugement, — Josias Child, — Thomas Culpeper, qui ont laissé des ouvrages encore estimés de nos jours, en tenant compte de l’époque où ils ont paru, — David Ricardo enfin, que, malgré des dissidences sur quelques points, on place parmi les plus grands économistes, tous étaient des Juifs.

Mais ce n’est pas seulement en matière de finances ou sur le terrain des affaires que les Juifs se sont montrés des maîtres. En dépit des odieuses persécutions dont leur personne était l’objet en Europe, ils ont excellé dans le domaine de l’esprit, dans les travaux intellectuels. En concurrence avec les Arabes, ils ont traduit et commenté les œuvres d’Aristote. En médecine, ils ont rendu à l’humanité des services éminents. Dans les matières de religion ou de philosophie, eu égard à l’époque, et si l’on se souvient que la méthode scientifique ne date que de Bacon et de Descartes, ils ont produit des travaux considérables, comme valeur et comme quantité. Il suffira de citer Moïse Maïmonide, puis postérieurement, Spinosa.

Vient 1789 ! La Constituante leur rend leurs droits de citoyens et c’est en pratiquant tous leurs devoirs qu’ils se vengent des supplices et des rapines dont leurs aïeux furent victimes. Leur sang, sur les champs de bataille, se mêle à celui des Chrétiens. Que de belles personnalités on trouve dans leurs rangs. Permettez-moi de vous en citer deux, deux seulement, parmi tant d’autres.

Adolphe Crémieux, le ministre de la Justice de 1848 et de 1870, qui donna, quoique ayant une fortune modeste, une cinquantaine de mille francs aux inondés du Midi, lors du débordement de la Garonne, il y a une quinzaine d’années, le juif Adolphe Crémieux plaidait une fois dans une cause relative aux chemins de fer romains. Ayant à lire un des actes de la cour pontificale, et arrivant à un passage où il était question du juif Solar : « Le juif Solar, s’écria-t-il, qu’est-ce que le juif Solar ? Nous n’avons tous en France qu’une seule religion, le culte de la patrie. »

Michel Goudchaux, autre juif, ancien ministre des Finances sous la République de 1848, au commencement du second Empire, malgré les dispositions draconiennes de la loi dite de sûreté générale, quêtait de porte en porte pour les républicains émigrés, forcés de vivre dans les pays voisins, d’un travail ingrat et peu productif.

Chacun de nous fait partie de sociétés de bienfaisance : orphelinats, sociétés de secours mutuels, patronage des apprentis, assistance pour le travail, crèches, etc. ; n’avez-vous pas été frappés comme moi, dit M. Courtois, du zèle, du dévouement, de ceux des membres qui appartiennent au culte israélite, de leur bonté d’âme, de leur délicatesse de cœur, dans l’accomplissement de ces œuvres philanthropiques, de leur générosité, eux que l’on peint comme adonnés au culte du veau d’or ?

On leur reproche de continuer à former une race au milieu de la nation, de ne pas se fondre dans la masse de leurs concitoyens. D’abord c’est un droit supérieur ; qu’ils pratiquent leurs devoirs civiques, qu’ils soient patriotes, qu’ils obéissent aux lois, on n’a rien à leur reprocher. Et puis, doit-on s’étonner qu’après des siècles de persécutions odieuses et cruelles, ils tiennent encore serré le lien qui les unit ? Est-il bien certain, ensuite, que ce sont eux et non les Chrétiens qui hésitent à croiser les races ? L’orateur croit, quant à lui, qu’il y a, à cet égard, plus de préjugés chez les Chrétiens que chez les Juifs. D’ailleurs, les différences à constater entre les Juifs et les Chrétiens ne sont pas plus accentuées qu’entre les Normands et les Provençaux, les Alsaciens et les Basques. Les esprits attardés ou bassement ambitieux s’y attachent plus ; voilà tout. Sous peu, on n’y pensera plus.

Il conclut en affirmant sans crainte d’être démenti par personne, que les Juifs ont bien mérité de la civilisation et de l’économie politique.

M. Ernest Brelay constate avec satisfaction que les paroles de ses confrères MM. Ch. Limousin et A. Courtois, sont, en somme, un magnifique éloge des Israélites. Rien n’a été dit sur leur compte qui puisse leur faire du tort devant des esprits impartiaux et surtout devant des économistes. On les accuse, il est vrai, d’arriver par une ascension de plus en plus rapide aux rangs sociaux élevés ; eh bien ! peut-on dire qu’un privilège quelconque les y porte ? Au contraire, ils ont à vaincre des préjugés traditionnels très enracinés et ne peuvent réussir dans leurs entreprises qu’en faisant beaucoup plus d’efforts que les Chrétiens. Aux vertus que ceux-ci leur demandent, combien de Chrétiens seraient dignes d’être Juifs ?… Donc, les attaques injustes et déloyales qu’on leur prodigue ne s’appuient pas sur autre chose qu’un protectionnisme sui generis ; c’est la vaine clameur de l’envie et de l’impuissance contre l’activité physique et morale, contre l’énergie d’une élite qui montre des capacités exceptionnelles dans la pratique du commerce, de la finance, de la science et parfois même des arts.

J’ai passé la moitié de ma vie dans le commerce, ajoute l’orateur ; j’ai eu affaire à de nombreux Israélites, mais je n’ai pas eu à me plaindre d’eux plus que d’aucun Chrétien, au contraire.

M. E. Brelay a entendu récriminer contre le rôle d’intermédiaires, qui est un peu partout la fonction des Israélites. Eh bien ! quoi ?

Le commerce tout entier rend des services en mettant en rapports l’offre et la demande ; son utilité n’est contestée que par les ignorants et les aveugles, elle ne saurait l’être par des économistes, tout au moins à l’époque actuelle.

Nous ne sommes plus à ce bon vieux temps où le roi créait, pour se faire des ressources, une multitude d’offices parasites dont l’autorité publique contraignait les consommateurs à faire usage ; et désormais, tout intermédiaire inutile ne tarde pas trop à être abandonné par les intéressés si aucun privilège officiel n’en impose l’emploi. Sans doute en Orient, à Constantinople, au Maroc, en Russie, en Alsace même, les Juifs sont mêlés à la plupart des transactions et détestés de ceux que l’on considère comme leurs victimes. Pour les Orientaux et les Barbaresques, le tyran, c’est leur apathie invincible bien connue. Si d’autres personnes de nos climats se laissent faire, tant pis pour elles, elles s’endorment ; elles n’ont aucune excuse, et elles seraient aussi bien exploitées par des Chrétiens que par des Juifs.

Comme M. Limousin, M. Brelay a de très bons et très laborieux amis parmi les Israélites ; dans notre Société même, il en est que d’admirables travaux feront, tôt ou tard, arriver à l’Institut. « Je les aime, s’écrie M. Brelay, je le leur dis, et je voudrais en vain rivaliser avec eux ».

Certes, ce n’est pas ici affaire de religion ; l’orateur est, sous ce rapport, d’un calme qui peut prêter, dit-il, à la critique ; mais comme, toute sa vie, il a appartenu ou voulu appartenir aux minorités estimables, il ne craint pas d’avouer que s’il devait changer de culte, il embrasserait volontiers la religion juive.

En réalité, dit en terminant l’orateur, il n’y a pour moi, il ne doit y avoir, pour l’économiste, aucune question sémite ou antisémite ; M. Ch. Limousin, qui a impartialement exposé la situation, n’a pas conclu, ou du moins a laissé sa conclusion tellement enveloppée de brume, que je ne l’ai pas discernée. Juifs, Chrétiens, Musulmans, peuvent être des gens de valeur inégale, mais nous n’avons, a priori, aucune distinction à faire entre eux ; c’est à leur valeur individuelle que nous devons les juger ; la liberté reconnaîtra les siens.

M. Anatole Leroy-Beaulieu dit qu’il n’est pas venu pour parler, mais pour écouter. Il vient de publier un volume (Israël chez les nations) sur les Juifs et l’antisémitisme ; il est en train d’en préparer un autre, sur les Juifs et le règne de l’argent, où il se propose d’étudier spécialement le côté économique de la question.

Cette question, selon M. Leroy-Beaulieu, est fort complexe. Il faut distinguer entre les différents pays, car les reproches faits aux Juifs ne sont pas partout identiques ; ils sont même parfois opposés. C’est à tort, en effet, qu’on se représente les Juifs comme étant partout à la tête de la classe capitaliste.

Un grand nombre, la grande majorité sans aucun doute, est dans la pauvreté, dans la misère même ; tandis que chez nous, on les accuse d’accaparer la fortune en monopolisant la haute banque, ailleurs, en Angleterre, en Amérique, on les accuse de faire baisser les salaires en acceptant du travail à des prix peu rémunérateurs. C’est pour cela qu’en Angleterre et aux États-Unis, il y a parmi les ouvriers une agitation contre l’immigration des Juifs du continent. Le Juif russe, l’ouvrier tailleur notamment, est l’instrument et la victime de ce que nos voisins appellent le sweating system. L’agitation dirigée contre les Juifs au-delà de la Manche et de l’Atlantique, ressemble à celle dirigée contre les Italiens chez nous, ou contre les Chinois aux États-Unis.

Juifs riches ou Juifs pauvres, l’antisémitisme, au point de vue économique, est toujours, au fond, une question de concurrence. Le marchand de Moscou comme l’ouvrier de New York, en repoussant le Juif, cherche à se débarrasser d’un concurrent. C’est, comme l’a fort bien dit M. Brelay, une forme du protectionnisme et en même temps du patronalisme, si j’ose, dit l’orateur, me servir d’un pareil mot. Le Juif est attaqué comme un concurrent étranger. Et, chose à remarquer, on lui en veut moins en réalité pour ses défauts que pour ses qualités, pour son entente des affaires, pour sa ténacité, pour sa frugalité qui font de lui partout un concurrent si redoutable. S’il semble avoir souvent des facultés particulières pour le commerce, pour la banque, il ne faut pas oublier que c’est nous, par nos lois restrictives, qui l’avons obligé durant des siècles à se livrer, presque uniquement, au commerce et au trafic de l’argent. Le Juif a été un produit artificiel de nos lois. Ses qualités comme ses défauts proviennent de la destinée qui lui a été faite, du confinement auquel il a été soumis ; et les traits qui le distinguent iront en s’atténuant avec la liberté et l’égalité qui le soumettront aux mêmes influences que ses voisins d’autre race ou d’autre culte.

Si l’action économique des Juifs semble parfois à craindre, c’est dans les pays à civilisation primitive, parmi les populations asiatiques ou africaines peu développées intellectuellement, dénuées de prévoyance et d’esprit de conduite. En pareil cas, en Algérie par exemple, il peut y avoir danger pour les Indigènes à leur appliquer trop rapidement nos lois occidentales, nos lois françaises. Si l’on ne veut pas les voir dépouiller peu à peu au profit de races mieux douées ou plus cultivées, au profit des hommes d’affaires juifs ou chrétiens, il faut se garder d’abolir brusquement toutes les anciennes institutions qui protègent ces populations primitives et ne pas les soumettre prématurément à nos lois sur la propriété, sur l’héritage, sur les hypothèques, etc.

M. Anatole Leroy-Beaulieu termine en constatant que chez nous, en France, l’antisémitisme est devenu une forme du socialisme et une des pures formes du socialisme. Et le jour où, suivant les coupables conseils donnés au peuple, la foule se ruerait sur les maisons juives, il ne suffirait pas aux Chrétiens, pour se protéger, de mettre sur leurs portes, comme faisaient les Russes devant les émeutes antisémitiques de la Petite Russie, une croix ou une Sainte Vierge. Le socialisme révolutionnaire, au lieu de se laisser canaliser par les antisémites, renverserait sur son passage Juifs et Chrétiens. M. A. Leroy. Beaulieu conclut en montrant que, au point de vue religieux, il n’y a de salut que dans le respect de la liberté.

À la suite de M. A. Leroy-Beaulieu, M. Worms, professeur à la Faculté de droit de Rennes, correspondant de l’Institut, est venu à son tour s’expliquer sur le rôle des Juifs, quorum pars parva est, fait-il observer, en réclamant sa part des coups qu’il pouvait y avoir à recevoir. Après avoir mis en relief l’incohérence de certaines attaques contre ses coreligionnaires, basées tantôt sur un excès, tantôt sur une insuffisance d’attachement à leurs patries respectives, tantôt encore sur la profusion de capitaux qui font cependant défaut au plus grand nombre d’entre eux, M. Worms a combattu la prétention singulière de soulever une question juive sur le terrain non plus sentimental, ou religieux, ou politique, mais économique, de défrayer une théorie avec des hommes, dispersés à travers le monde, entre lesquels n’existe aucun signe cabalistique, aucun lien franc-maçonnique et qui épousent toutes les ardeurs de leurs nationalités, parfois si hostiles l’une à l’autre.

Rien ne paraît plus chimérique au professeur de Rennes que l’attribution d’une tendance commune aux Juifs, envisagés soit dans leurs doctrines, soit dans leurs agissements économiques. Ils sont asservis par les lois des États aussi bien que par les lois naturelles ; ils sont des unités à ajouter à d’autres unités et la statistique n’a aucun prétexte pour leur consacrer des colonnes particulières. Leur activité est très variée, surtout depuis leur affranchissement, et s’ils pratiquent encore parfois, par réminiscence sans doute, le commerce ou les opérations de Bourse, dont les avantages sociaux, sous certaines conditions, sont d’ailleurs gros de doute, ils connaissent aussi des spéculations plus hautes et se sont maintes fois signalés comme philosophes, juristes, économistes, lettrés, médecins et artistes. Dans le domaine de la théorie économique, ou peut dire d’eux : Tot capita, tot sensus, attendu qu’ils subissent l’influence des milieux, tantôt plus socialistes, comme Karl Marx ou Lassalle en Allemagne où prévaut davantage la compression d’en haut, tantôt, comme chez nous, en Angleterre, en Hollande, plus zélés partisans de la liberté qu’ils ont eu trop de mal à conquérir pour vouloir la sacrifier de gaité de cœur, alors qu’ils en connaissent tout le prix, tant pour eux que pour leur patrie, à laquelle elle leur permet de rendre bienfait pour bienfait.

Tandis que d’autres orateurs, comme MM. Brelay et Leroy-Beaulieu avaient déjà montré dans la haine religieuse dont les Juifs sont parfois victimes, un masque qui sert parfois à cacher des appétits inavouables, M. Worms fait comprendre que cette haine est peut-être alimentée aussi par leur philosophie, si haute et si large, si contraire aux tyrannies et aux préjugés de toute sorte. Sous ce rapport, les Juifs portent la peine du progrès dont ils étaient les initiateurs et il y a la peut-être de quoi les consoler de leurs infortunes anciennes comme des hostilités qu’ils peuvent encore rencontrer sur leur route.

Le dissentiment léger qui s’est produit entre mes collègues et moi, dit M. Limousin, provient de ce qu’ils se sont placés au point de vue subjectif, c’est-à-dire à celui de leurs opinions et de leurs desiderata. Ils ont condamné ce qui leur paraît mauvais et approuvé ce qu’ils trouvent bon. Moi, je me suis placé au point de vue objectif et j’ai fait application de la méthode allemande dite « historique ». Il y a, en effet, une puissance mystérieuse qui gouverne l’évolution des sociétés. Cette puissance ne se préoccupe pas des opinions qu’ont les individus, quelque intelligents et bien intentionnés qu’ils puissent être. Elle agit conformément à des lois qui sont en elle, et produit souvent des incidents que les hommes peuvent blâmer, mais qu’ils sont obligés de subir. C’est là la philosophie de la méthode historique.

Cette philosophie est celle des socialistes allemands, disciples de Karl Marx. Ils ne sont pas ennemis des Juifs, puisque leurs deux maîtres le furent, et ils en ont encore parmi eux ; mais ils professent que le travail de concentration de la propriété immobilière est un développement de la force historique. Ils sont heureux de cette concentration, parce qu’elle rendra plus facile la « socialisation » du capital, au jour de l’évolution marqué pour cela. N’étant pas communiste, je ne puis partager leur satisfaction ; mais j’avoue que mes prévisions sont conformes aux leurs. Les Juifs seront victimes de leur trop grande prospérité.

M. de Molinari, sans vouloir, vu l’heure avancée, résumer la discussion, se borne à se féliciter d’avoir vu s’élever, dans une Société comme la nôtre, si fidèle à ses traditions libérales, des protestations énergiques contre ce qu’il considère, lui aussi, comme une des pires formes du protectionnisme. 

La séance est levée à onze heures.

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