De l’éducation nationale (25 novembre 1765)

25 Novembre 1765.


N° VII.  

DE L’ÉDUCATION NATIONALE.

Nullum manus Reipublicae afferre majus mea liusve possumus, quàm si doceamus atque erudiamus juventutem, iis praesertim moribus atque temporibus quibus ita prolapsa est, ut omnium opibus refrenanda atque coercenda sit.

Cic. de Divin.

Que l’éducation nationale soit un des objets les plus dignes de l’attention du gouvernement, c’est un principe qui n’a pas besoin d’être prouvé. Que notre institution publique ait été jusqu’ici barbare, pédantesque, et peut-être plus pernicieuse que profitable, c’est une triste vérité ; reconnue trop tard sans doute, mais pleinement démontrée. Enfin qu’une révolution inattendue rende aujourd’hui la réformation aussi facile qu’elle était nécessaire, c’est l’opinion générale des Français citoyens.

Tout concourt à réaliser cette flatteuse espérance : l’autorité souveraine assure déjà par des lois générales et particulières à nos collèges alarmés, la stabilité de leur dotation, et la sagesse d’une administration paternelle. Les tribunaux souverains, fortement occupés de tout bien public, réservent à nos écoles une partie de leur sollicitude : les patriotes les plus éclairés se sont fait un devoir de consacrer leurs veilles au développement d’un système complet d’éducation vraiment nationale. Des magistrats célèbres avaient donné l’exemple aux auteurs zélés, et l’émulation a déjà produit plusieurs ouvrages qui nous annoncent le plus beau succès.

Les principes sont établis, et le plan général semble à peu près formé par l’unanimité des suffrages ; mais il nous manque une suite de détails particuliers, capables de régler définitivement tout enseignement national. Il s’agit de rassembler, dans un centre commun, toutes les vérités expliquées séparément par nos plus illustres écrivains, d’en former une théorie générale de l’institution, d’appliquer à la pratique usuelle et journalière les maximes universellement approuvées d’une spéculation précieuse, de proposer enfin la loi des écoles françaises. Il est temps qu’on s’occupe de ce grand ouvrage : nous en donnerons des essais dans nos feuilles.

Nous fûmes des premiers à faire sentir, dans un ouvrage imprimé dès le commencement de 1762, les vices essentiels de notre éducation vulgaire et de nos collèges, tels qu’ils étaient encore alors. Nous proposâmes, en peu de mots, les objets qui nous paraissaient dignes de concourir à l’instruction véritable de la jeunesse de tout état ; et les ouvrages des grands maîtres nous ont paru depuis adopter les mêmes vues, fondés sur les mêmes motifs. Nous avions même hasardé quelques règles sur la formation d’un bureau particulier pour la régie des collèges, sur l’institution des maîtres, sur l’administration du temporel et sur d’autres détails, que nous avons eu la satisfaction de voir ensuite dans l’édit qui concerne la manutention des collèges. Flattés de trouver nos idées d’accord avec les principes des écrivains les plus utiles et même avec les volontés du gouvernement, nous nous sommes attachés à ce grand objet, qui doit tenir un rang distingué dans les ÉPHÉMÉRIDES DU CITOYEN.

La nation attend un système universel, uniforme et invariable de législation pour toute espèce d’écoles publiques, un code entier des études : c’est le vœu de tous les bons patriotes.

Dans l’intention où nous étions de réunir, sous un même point de vue, toute la théorie de l’éducation nationale, nous en avions réduit les principes à six questions intéressantes, que nous tâcherons d’approfondir et de résoudre successivement dans nos feuilles : nous conjurons les citoyens instruits, qui s’intéressent au bien public et au succès des ÉPHÉMÉRIDES, de nous aider de leurs lumières. C’est, au jugement de Cicéron, le plus grand service qu’on puisse rendre à la patrie, que de concourir à réformer et à perfectionner l’institution générale.

Voici donc les six questions qui nous paraissent renfermer une spéculation complète sur l’éducation patriotique. Premièrement, quels citoyens doivent recevoir des leçons publiques dans les écoles nationales ? Secondement, quels doivent être les objets de ces leçons ? Troisièmement, en quels lieux doivent-elles être établies ? Quatrièmement, en quel temps doivent-elles être données ? Cinquièmement, par quels maîtres ? Sixièmement enfin, en quelle forme doivent se faire les leçons publiques ?

On voit qu’après avoir discuté pleinement tous ces objets, on pourra fixer des règles, premièrement, sur un Bureau général d’institution nationale, qui nous manque encore, et dont nous tâcherons de donner l’idée, après en avoir fait sentir l’utilité, ou, pour mieux dire, l’indispensable nécessité ; secondement, sur les universités et les académies ; troisièmement, sur les collèges ; quatrièmement, sur les petites écoles. Ces quatre points renfermeront toute la pratique de l’éducation nationale.

En examinant d’abord la première des questions proposées, nous trouvons qu’elle renferme une double difficulté, par rapport aux deux conditions extrêmes de la société civile. Faut-il permettre aux enfants du peuple, nés dans le dernier étage, de fréquenter les écoles publiques ? Premier problème. Faut-il obliger les citoyens du premier rang, les gens de cour, les grands de la nation, d’envoyer leurs enfants aux écoles publiques ? Second problème. On voit que dans l’état actuel de l’opinion et des mœurs, l’un et l’autre sont également difficiles à résoudre.

Nous dirons aujourd’hui librement notre avis sur le dernier : l’autre demande une discussion plus étendue, qui passerait les bornes prescrites à cette feuille ; et d’ailleurs, les principes qui serviront à l’éclaircissement de celui que nous allons traiter, influeront beaucoup sur la solution que nous donnerons bientôt de l’autre. Quant à la question présente, si souvent agitée depuis Platon et Quintilien, nous ne balançons pas à proscrire toute éducation privée. L’institution publique et commune est toujours préférable ; et dans une monarchie comme la nôtre, il ne devrait être, à cet égard, aucune exception, depuis la pourpre jusqu’à la houlette : c’est notre sentiment qui demande une explication, des autorités et des preuves.

Hâtons-nous de prévenir par une exposition claire et précise, les fausses conséquences qu’on pourrait nous attribuer, et qui sont diamétralement opposées à notre manière de penser. Rien ne serait plus fou que l’idée de rassembler indistinctement dans les mêmes écoles publiques, les enfants de la première distinction avec ceux des derniers paysans, de les soumettre à la même discipline, de les former aux mêmes exercices, de les appliquer à l’étude des mêmes sciences.

Nous croyons qu’il faut distinguer à cet égard la nation française en cinq ordres ou classes de citoyens ; la première comprend dans le premier rang, les princes de l’auguste sang de nos rois ; et dans le second, les enfants de nos familles les plus éminentes par la splendeur de leur origine, par l’importance de leurs services, par la distinction des charges qu’elles occupent, et des honneurs dont elles jouissent. La seconde classe comprend toute la noblesse du royaume, et la haute magistrature. La troisième est composée de la jeune bourgeoisie du premier étage. Le commerce de détail, les offices inférieurs et les arts, peuplent la quatrième : enfin les habitants de nos campagnes rejetés au dernier rang par l’erreur trop réelle de notre ancienne administration, occupent la cinquième. Cette distinction bien simple et bien naturelle, répand comme on pourra le voir dans la suite, une grande clarté dans toutes les discussions relatives à l’éducation nationale.

Sésostris, le plus illustre des rois d’Égypte, fut élevé dans la cour de son père avec tout le soin qu’exigeait sa qualité d’héritier du plus beau royaume du monde : mais son institution n’en fut pas moins commune et publique ; tous les enfants de distinction qui naquirent en même temps que lui, furent rassemblés dans le palais, et partagèrent les leçons de ses maîtres : il tira dans la suite les plus grands services de ces heureux condisciples, devenus, suivant leurs talents et leurs progrès, ses favoris, ses ministres ou ses généraux.

Le fameux Cyrus de Xénophon, reçut la même éducation, c’était la coutume générale des Perses, une des nations du monde connu, qui possédait les meilleures lois sur l’institution publique, comme on le voit par les détails qui nous en restent, et sur lesquels nous reviendrons dans la suite.

Les rois spartiates, dont la gloire fut si pure, et la vertu si recommandable pendant plusieurs siècles, ne suivaient point d’autre méthode pour leurs fils. Ces grands exemples méritent en toute circonstance une considération singulière : nous osons en conclure, qu’on pourrait les suivre dans l’institution des princes du sang royal, et même de l’héritier présomptif du trône, non seulement sans danger, mais encore avec beaucoup d’avantages.

Il est d’une souveraine évidence que les enfants des grands de la nation, élevés avec ceux de la maison régnante, dans toutes les sciences utiles à la défense extérieure et à la bonne administration intérieure de l’État, seraient infiniment plus propres aux emplois militaires et politiques pour lesquels ils sont destinés par leur naissance. Les leçons de grandeur d’âme, de justice, de modération, de désintéressement, de courage et de libéralité, qui forment les grands princes, conviennent également à ceux qui tiennent après eux le premier rang dans la nation ; ils ont à peu près les mêmes vertus à exercer, les mêmes talents à acquérir, les mêmes dangers à craindre, et les mêmes passions à combattre, et les mêmes devoirs à remplir.

Ce système d’éducation n’est pas moins avantageux aux princes eux-mêmes. Leurs dispositions s’y développent mieux, l’émulation y donne plus de ressort à leur esprit ; les semences des vertus ou des vices se produisent plus tôt, et donnent plus de prise à la sagesse qui veille pour cultiver les unes et pour réprimer les autres dès leur naissance. Dans une institution commune, on peut facilement leur faire acquérir ce talent si essentiel, d’étudier les hommes, de les juger, et de les employer à leur vraie destination ; on peut les façonner au commandement, art beaucoup plus difficile qu’on ne l’imagine, les accoutumer à la pratique journalière de la justice et de la bienfaisance. L’enfance ne se masque point. Les dépositaires de l’autorité du prince, les confidents de ses conseils, élevés avec lui, le connaîtraient intimement, et ils en seraient connus : c’est un bien réel ; plusieurs seraient toute la vie ses véritables amis, trésor aussi rare que précieux pour les maîtres du monde.

Notre idée n’est donc pas que les princes, confondus avec le peuple, aillent chercher, dans les collèges ordinaires, des leçons presque toujours inutiles pour eux, ou pour la majeure partie de ceux qui les partageraient : on en a vu des exemples, mais ils n’étaient utiles qu’à la vanité des maîtres. Nous désirons au contraire que leur maison devienne, pendant le moment de leur éducation, une espèce de collège peu nombreux, de sujets choisis avec le plus grand soin dans l’ordre le plus distingué de leurs sujets.

Le reste de la noblesse riche et titrée, demanderait, à notre avis, l’établissement d’un collège spécialement destiné pour elle, et sagement assorti à ses besoins particuliers. Il faut qu’elle soit élevée pour obéir et pour commander, pour combattre et pour négocier, pour travailler au bien public, et pour s’occuper de son propre domestique. Une pareille institution doit avoir des règles qui ne sont point applicables aux autres. Les exercices corporels, les études, les amusements, les leçons morales, de pratique et de théorie, la manière ordinaire de vivre, tout enfin doit être différent. C’est notre avis.

Un citoyen de la république de Pologne, dont la mémoire sera bénie dans tous les siècles à venir, nous montre par les succès les plus glorieux, quel bien on pourrait attendre d’un collège pour la haute noblesse, dirigé par le véritable esprit de patriotisme. Le P. Stanislas Conarski des Écoles Pies, fondateur du Collège des Nobles en Pologne, et son législateur (disons mieux, le vrai législateur de toute la nation) compte au rang de ses disciples, Stanislas Auguste, ce roi si digne de l’être, et tous ceux qui concourent dans le moment présent, avec tant de sagesse, tant de zèle et tant de bonheur aux merveilles étonnantes qui se succèdent si rapidement, dans la rénovation totale d’un gouvernement qui paraissait dissous jusque dans ses premiers principes. Nous le disons hardiment, sans crainte d’en être désavoué par ses augustes élèves : la gloire et le salut de sa patrie sont aujourd’hui les fruits de ses leçons, qu’il recueille enfin dans sa vieillesse, après avoir semé toute sa vie avec un zèle infatigable.

Jamais l’exemple ne fût plus digne d’être imité chez tous les peuples qui se piquent d’avoir des lumières sur les vrais intérêts de la chose publique, et quelque reste d’attachement pour eux. Si vous voulez mettre en honneur les sentiments, les principes, les talents précieux au véritable patriotisme, commencez par le premier ordre des citoyens. L’esprit et le cœur de la jeune noblesse du plus haut rang sont le premier champ auquel vous devez confier cette riche semence : c’est là que l’espoir est mieux fondé et la récolte plus abondante. Le peuple est naturellement imitateur. Si les premiers de la nation étaient instruits, honnêtes et citoyens, bientôt vous verriez fleurir les talents utiles, les vertus et l’amour du bien public.

La suite à d’autres ordinaires.

A propos de l'auteur

Après plusieurs écrits intéressants sur les questions d’administration et d’économie politique, Nicolas Baudeau (1730-1792) a rejoint le groupe physiocratique pour devenir l’un de ses plus zélés interprètes et propagandistes. Si sa ferveur a parfois été jugée maladroite, ses écrits et sa pensée n’en recèlent pas moins d’étonnantes richesses.

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