15 Novembre 1765.
N°IV.
DE L’ESPRIT AGRICOLE.
Gratum opus agricolis…
Virg.
Il fut un âge où la nation française était entièrement agricole. Toutes les sociétés politiques ont eu le même commencement : c’est dans l’ombre des forêts et dans l’obscurité des chaumières qu’il faut aller chercher l’origine des peuples fameux qui couvrirent la terre des cités les plus vastes et les plus magnifiques.
Les siècles de la vertu, de la prospérité publique et privée, qui font seules une solide grandeur, sont toujours les plus proches de cette époque : à mesure qu’on s’en éloigne, vous voyez naître le luxe qui fonde les villes, qui les agrandit, qui les multiplie, la fausse opulence qui les fait briller d’un éclat imposteur.
Quand la simplicité rustique est entièrement perdue, plus de gloire solide pour les États, plus de joie pure pour les citoyens. C’est une vérité fondée sur la nature, confirmée par l’expérience de tous les temps, de toutes les nations, trop oubliée sans doute de la nôtre, et qui mérite d’être approfondie.
D’ailleurs il est intéressant de connaître comment l’esprit urbicole avait saisi presque seul les rênes du gouvernement. Tout aurait été perdu si la législation eût continué de sacrifier entièrement les campagnes aux villes : le ministère l’a compris, et le faux système est détruit. Il n’est pas encore au pouvoir de l’administration publique d’opérer promptement une heureuse révolution qui ramène tout à coup les sentiments de l’innocence primitive, et qui rappelle ainsi la gloire et le bonheur ; mais elle a très heureusement commencé d’arrêter la chute, et de préparer doucement la voie à la réformation des opinions et des penchants, qu’il ne faut pas brusquer. C’est donc d’après les dépositaires de l’autorité souveraine, qui conduisent la nation, d’après les sages qui l’honorent, et d’après les écrivains patriotes qui l’éclairent, que nous tâchons de montrer de quelle importance extrême il est pour le bien public d’y conserver, d’y multiplier, d’y perfectionner l’esprit agricole.
La prospérité des États n’est, au jugement de la politique véritable, que le résultat de l’honnêteté et de la satisfaction privée du plus grand nombre des citoyens. De ce principe fondamental (qui n’en est pas moins certain ni moins respectable pour être moins connu dans la spéculation, et moins suivi dans la pratique par la fausse sagesse du siècle), nous devons conclure qu’un État sera réellement d’autant plus florissant, qu’il aura conservé un plus grand nombre de cœurs ruricoles, et d’autant plus près de sa décadence qu’il en contiendra moins.
Jetez les yeux sur les peuples illustres dont les fastes sont parvenus jusqu’à nous : vous verrez la première république du monde dans l’ordre de la vraie gloire, Sparte, concentrée dans le plus chétif des villages, ses magistrats et ses rois mêmes, simples cultivateurs, habitants des cabanes. Lacédémone cessa d’être la maîtresse de la Grèce dès qu’elle commença d’être une ville.
Athènes fut longtemps l’émule de Sparte, digne de l’être, tant que ses citoyens continuèrent à se regarder comme vrais habitants des bourgs de l’Attique, d’où ils étaient originaires ; tant qu’ils chérirent, comme la vraie patrie, leurs champs et leurs vaisseaux, plutôt que l’enceinte de leurs murailles ; mais sitôt que le Pirée, les places publiques et les théâtres furent tout pour eux, ils ne furent plus rien pour le gouvernement de la Grèce.
Les tribus rustiques formaient dans Rome le premier ordre des citoyens aux siècles de son héroïsme. Quand le Sénat s’assemblait, les pères conscrits venaient des champs pour dicter ces délibérations de la vertu la plus mâle, et de la politique la plus profonde, qui feront à jamais l’admiration de tous les peuples instruits. Les Consuls soupiraient après le terme de leur empire, pour aller présider eux-mêmes à la culture de leur héritage. Quand la République avait élevé le plus grand de ses généraux au rang de dictateur, pour sauver l’État d’un péril pressant, il fallait le chercher dans ses guérets à la suite de sa charrue. Les ambassadeurs des rois vaincus, chargés de richesses inutiles, allaient essuyer les refus du triomphateur, occupé dans son humble réduit, à préparer un repas frugal des racines qu’il avait semées et récoltées lui-même.
Ces mœurs sont-elles donc étrangères à la nation française ? Pendant combien de temps nos aïeux n’ont-ils pas été ruricoles ? L’esprit des villes est si récent parmi nous, que ses progrès pourraient étonner tout observateur qui ne connaîtrait pas à fond l’ardeur avec laquelle nous embrasions les nouvelles erreurs.
Dans l’espace de trois règnes, l’enceinte de toutes nos villes est devenue six fois plus vaste qu’elle n’avait été depuis la fondation de la monarchie. Nous reviendrons un jour sur cet agrandissement, et surtout sur celui de la capitale : nous examinerons si c’est pour l’État une marque de vigueur ou de dépérissement ; mais au premier coup-d’œil elles attestent encore aujourd’hui cette vérité, d’ailleurs si connue, que nos pères habitaient presque tous les campagnes.
On ne comptait alors que trois ordres de citoyens. La noblesse qui portait les armes au-dehors contre les ennemis de l’État, qui maintenait au-dedans le bon ordre, et administrait elle-même la justice, qui remplissait encore presque seul les fonctions du ministère ecclésiastique, et peuplait les monastères des deux sexes. Le simple peuple agricole, qui cultivait la terre pour la seule noblesse, attaché, suivant les lois romaines, par les liens de la servitude à la personne de son maître, mais par les lois plus sages et plus humaines des Francs, à la glèbe seule qu’il avait reçu de son seigneur pour la faire valoir ; enfin les artisans et les marchands des villes, dont le nom même était un opprobre et reste encore pour tel dans notre langue.
Tout gentilhomme habitait sa terre et ne fréquentait les cités que dans le cas d’une nécessité pressante. L’étiquette voulait alors qu’il parût toujours prêt à partir, en bottes et en éperons, de peur qu’on ne le confondît avec les vilains. Les assemblées militaires de la noblesse se faisaient en plein champ. Les parlements tenaient leur séance dans les maisons de campagne de nos rois, leurs sénéchaux ou grands-baillis chevauchaient par les provinces de leur ressort, pour réformer les premiers jugements, et réprimer les abus contraires au bien public.
Rien de plus simple que l’esprit général de cet âge ; rien de plus calme ni de plus touchant que ses plaisirs. La nation avait cependant ses erreurs, ses passions et ses vices. Quel est le peuple, quel est l’homme qui n’ait pas les siens ? Mais elle était heureuse au-dedans, et redoutable au-dehors. La faiblesse humaine tend partout à corrompre les plus belles institutions, et l’inconstance du peuple français s’y livre plus que tout autre. Les abus de la loi féodale introduisirent une anarchie funeste à l’agriculture et aux arts, et les dissensions domestiques prolongèrent ce mal intérieur, qui fut peut-être longtemps envenimé par les remèdes même qu’on employa pour le guérir.
Ce furent de grands coups de politique dans nos rois de la troisième race, que l’affranchissement des serfs et la création des communes, pour mettre à leur véritable place cette foule de petits tyrans, qui divisaient l’État et se dévoraient eux-mêmes en vexant le reste des citoyens. Mais peut-être que ces deux grands événements se suivirent de trop près. S’il fallait remonter à la première source de l’esprit urbicole, si justement odieux au patriotisme éclairé, nous la trouverions sans doute à cette époque : l’habitant des campagnes devenu libre, mais encore plein de l’idée de sa servitude, exposé d’ailleurs aux ravages des grandes et petites guerres, et toujours rançonné par les tailles, les corvées, le cens et les autres devoirs seigneuriaux très légers aujourd’hui, très onéreux alors, ne put regarder que comme un asile heureux les villes décorées de privilèges, protégées par des forteresses, et enrichies par le commerce.
Le tiers ordre naquit de cette révolution, et devint bientôt, dans l’État, un objet important. Dès que le gouvernement l’eût envisagé comme une ressource dans ses besoins pécuniaires, on ne pensa plus qu’à le multiplier et à l’enrichir aux dépens des autres : c’est ainsi qu’un principe erroné conduit d’abîme en abîme. Si les guerres des Anglais, celles d’Italie et de la maison d’Autriche, et enfin les pires de toutes, nos fureurs de religion, n’avaient pas distrait le Conseil de nos princes, on aurait poussé plus loin ce faux système.
Henri IV, ce roi patriote, secondé par un ministre vraiment digne de lui, ne donna point dans cet égarement. L’esprit agricole fut la première base de son gouvernement et de l’économie politique de Sully. Henri voulait que la noblesse habitât ses terres et qu’elle y fût heureuse : il tournait en ridicule le courtisan qui portait sur son dos, comme il disait lui-même, ses bois, ses prés et ses moulins, pour figurer plus superbement dans les antichambres. Son grand désir était que l’habitant des campagnes fût libre et dans l’aisance ; que le moindre paysan de son royaume eut tous les jours du bon lard dans sa marmite, et le chapon gras pour son dimanche. Ce vœu, du plus grand de leurs aïeux, devrait être à jamais la première leçon de tous nos princes ; quiconque ne le porte pas gravé profondément dans son cœur est indigne de participer à l’administration publique. La mort prématurée de ce héros l’empêcha seule de l’accomplir, et fit passer des mains de Sully le timon de l’État dans celles de ses plus cruels ennemis.
Le cardinal de Richelieu fut occupé de l’humiliation des grands, et de l’affaiblissement de la maison d’Autriche : objets importants à la vérité, mais que le règne précédent n’aurait eu garde de négliger, sans leur sacrifier tout, comme on fit alors. Ce ministre, altier et ambitieux, donna d’ailleurs trop d’attention aux petits manèges de la cour, aux intérêts de sa fortune et de sa vaine gloire. Il perdit de vue le vrai bien intérieur de l’État : il eut, peut-être, au suprême degré l’esprit guerrier, politique, ecclésiastique et courtisan, du moins il eut la manie et le bonheur de paraître les avoir ; mais il n’eut point l’esprit agricole, et ne songea pas même à l’affecter. C’est, au jugement du bon sens patriotique, une tâche ineffaçable à son ministère.
Ceux qui le suivirent dans le dernier siècle, n’ont fait, à proprement parler, qu’outrer tous ses principes, et porter à l’excès toutes les conséquences. À l’idée de remettre les grands dans une juste subordination, succéda celle de confondre tous les états et de les façonner au joug de la domination ; au désir de balancer la puissance des nations rivales, fut substituée la manie de se rendre redoutable à tout l’univers. Ces deux erreurs fondamentales furent les sources des calamités réelles, que le faste extérieur et la basse adulation n’ont pu masquer aux yeux de la raison et du patriotisme. L’esprit agricole n’avait été qu’oublié d’abord : il finit par être sacrifié.
À cette dernière époque, l’esprit urbicole commença de dominer sans partage, tout devint habitant des villes, ou tendit continuellement à le devenir ; toutes les cités furent peuplées de commerçants et d’ouvriers, et cherchèrent à se décorer à l’envie l’une de l’autre ; tous les privilèges furent pour elles et pour les citadins de toute espèce ; les troupes multipliées habitèrent elles-mêmes celles de nos frontières, hérissées de remparts et de bastions. Les tribunaux des villes devinrent presque les seuls, ils se multiplièrent ainsi que les procès. Un art qui jusque-là n’était pour ainsi dire qu’au berceau, l’art de la finance, remplit tout à coup le royaume entier de ses succès. Un nouveau genre de travail et de richesses fut créé, et n’eut avec l’agriculture que des rapports pernicieux pour elle. On commença dès lors à voir chaque jour des légions de parvenus acquérir tout à coup l’opulence, et même la noblesse, sans avoir passé par aucun des états intermédiaires utiles à la société. Le luxe porté jusqu’à son comble dépeupla les campagnes déjà trop épuisées par des guerres sanglantes et continuelles. Le cultivateur fut forcé d’être soldat, ou invité par l’appât du gain à devenir artisan ou valet. Ceux qui restèrent furent les plus malheureux et les plus avilis de la nation. Quiconque eut le bon esprit de s’attacher à ses antiques foyers, cultivant en paix l’héritage de ses aïeux, eut tout à craindre, tout à souffrir, rien à prétendre, rien à espérer. Quiconque abandonnant ses lares paternels, vint dans les villes sacrifier à l’industrie, put aspirer à la fortune et aux honneurs.
Ne poussons pas plus loin le détail de ces erreurs et de leurs suites malheureuses, l’excès même des maux qu’elles avaient produit en a fait connaître tout le danger : le gouvernement l’a senti vivement, et s’est fait un devoir de les arrêter. L’esprit agricole d’Henri IV, et de Sully, revit enfin dans le monarque et dans son Conseil ; il commence à produire des fruits, et donne aux vrais patriotes les plus douces espérances ; il se communique aux grands de la nation, aux citoyens éclairés, et devient de jour en jour plus général, plus confiant et plus accrédité. Nous avons promis depuis longtemps de détailler toutes nos idées sur les moyens politiques de favoriser l’agriculture, et de rendre par ses progrès l’État plus florissant, le peuple plus heureux, nous nous en acquitterons dans le cours des ÉPHÉMÉRIDES : cet objet doit concilier à notre ouvrage les suffrages des citoyens auxquels il est destiné.
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