De l’importance dont Paris est à la France

Ce court mémoire, qui fait partie du premier des douze tomes des Oisivetés de Vauban, selon la liste établie par Jacques de Gervain et André de Lafitte-Clavé en 1768, est le seul à dominante militaire que nous avons choisi de placer dans ce recueil. Il expose quels sont les risques auxquels doit faire face Paris dans des situations de guerre. Plus précis et plus économique que le Traité de la défense des places, ce mémoire permet de comprendre que les préoccupations militaires ne sont jamais bien loin de l’esprit de Vauban, mais que le grand maréchal, pour autant, ne néglige jamais le problème social dans ses études militaires.

Selon toute vraisemblance, la rédaction de ce mémoire fut réalisée en grande partie en 1689, et qu’il ne fut que légèrement retravaillé en 1706, tandis que Vauban se replongeait dans ses anciens écrits, qui deviendraient les Oisivetés.

Tout au long de ce mémoire, Vauban a soin de rappeler constamment que Paris est la ville la plus riche du royaume et celle où il s’y fait le plus grand commerce. S’il a soin de la protéger, c’est aussi parce que les conditions de vie de l’ensemble du peuple français en dépendent. Ainsi ébauche-t-il un projet de rénovations et de constructions qui a pour but de protéger davantage la capitale du royaume. Après l’avoir indiqué, il n’oublie pas la préoccupation économique, et écrit, dans des phrases qui préfigurent la vulgate keynésienne : « la dépense de ces ouvrages n’est pas ce qui en doit rebuter le Roi, puisqu’il n’en sortira pas une pistole du Royaume, ce sera un argent remué aux environs de Paris qui donnera à vivre à quantité de pauvres gens, et fera que les autres en payeront mieux la taille, parce qu’il s’y fera plus de consommation. » Vauban ignorait-il que l’argent dépensé à ces constructions serait nécessairement pris sur celui qui aurait servi à payer des dépenses plus utiles, plus proches de l’intérêt des populations ? Nous ignorons s’il eut une telle réflexion, car même s’il l’eut, elle n’aurait pas mérité de prendre place dans ce mémoire, dont l’objectif était d’abord militaire, non économique. 


De l’importance dont Paris est à la France

Si le Prince est à l’État ce que la tête est au corps humain [1] (chose dont on ne peut pas douter), on peut dire que la ville capitale de cet État lui est ce que le cœur est à ce même corps : or le cœur est considéré comme le premier vivant et le dernier mourant ; le principe de la vie, la source et le siège de la chaleur naturelle, qui de là se répand dans toutes les autres parties du corps qu’elle anime et soutient jusqu’à ce qu’il ait totalement cessé de vivre.

     Il me semble que cette comparaison se peut très bien appliquer au sujet dont nous voulons traiter, vu qu’il n’y a point de villes dans le monde avec qui elle ait plus der rapport qu’à Paris, capitale du Royaume de France, la demeure ordinaire de nos Rois, et de toute la maison Royale, des Princes du sang, des Ministres, Ducs, Pairs, Maréchaux de France, et autres grands officiers de la couronne ; des Ambassadeurs des Rois, et principales têtes couronnées de la chrétienté ; c’est le siège d’un célèbre Archevêché et d’un clergé très considérable dans lequel sont comprises plusieurs grosses et riches Abbayes, celui de la principale cour de Parlement du Royaume, et d’une très grande quantité d’autres juridictions ; le rendez-vous de toute la noblesse ; des gens de guerre et de savoir de toutes espèces, même des étrangers qui se rendent en foule de toutes parts et de tous pays.

     C’est le vrai cœur du Royaume ; la mère commune des Français et l’abrégé de la France par qui tous les peuples de ce grand État subsistent, et de qui le Royaume ne saurait se passer sans déchoir considérablement de sa grandeur.

     Elle est très bien située tant à l’égard de la santé, du commerce et des commodités de la vie, que des affaires générales et particulières ; peuplée d’une très grosse bourgeoisie, et d’une infinité d’artisans de toutes espèces, parmi lesquels se trouvent les plus habiles ouvriers du monde en toutes sortes d’arts et de manufactures.

     Elle est d’ailleurs très marchande à raison du changement perpétuel des modes, des grandes consommations qui s’y font, et du nombre infini de gens de qualité qui la remplissent.

     Comme elle est fort riche[2], son peuple encore plus nombreux, naturellement bon et affectionné à ses Rois, il est à présumer que tant qu’elle subsistera dans la splendeur où elle est qu’il n’arrivera rien de si fâcheux au Royaume dont il ne se puisse relever par les puissants secours qu’elle pût lui donner. Considération très juste, et qui fait que l’on ne peut trop avoir d’égards pour elle, ni trop prendre de précautions pour la conserver d’autant plus que si l’ennemi avait forcé nos frontières, battu et dissipé nos armées et enfin pénétré le dedans du Royaume, ce qui est très difficile je l’avoue, mais non pas impossible, il ne faut pas douter qu’il ne fit tous les efforts pour se rendre maître de cette capitale, ou du moins la ruiner de fond en comble ; ce qui serait peut-être moins difficile présentement (que partie de sa clôture est rompue et ses fossés comblés) qu’il n’a jamais été joint, que l’usage des bombes s’est rendu si familier et si terrible dans ces derniers temps que l’on peut le considérer comme un moyen très sûr pour la réduire à tout ce que l’ennemi voudra avec une armée assez médiocre, toutes les fois qu’il ne sera question que de se mettre à portée de la bombarder. [3] Or il est très visible que ce malheur serait l’un des plus grands qui peut jamais arriver à ce Royaume, et que quelque chose que l’on pût faire pour le rétablir, il ne s’en relèverait de longtemps, et peut-être jamais. [4]

     C’est pourquoi il serait à mon avis de la prudence du Roi d’y pourvoir de bonne heure, et de prendre les précautions qui pourraient la mettre à couvert d’une si épouvantable chute.

     J’avoue que le zèle de la patrie, et la forte inclination que j’ai eue toute ma vie pour le service du Roi, et le bien de l’État, m’y a fait souvent songer ; mais il ne m’a point paru de jour propre à faire de pareilles ouvertures par le grand nombre d’ouvrages plus pressés qui ont occupé le Roi tant sur la frontière qui a toujours remuée depuis 22 ans en ça, que par les bâtiments royaux qu’il a fait faire, et par le peu de disposition où il m’a paru que l’esprit de son conseil était pour une entreprise de cette nature, qui sans doute, aurait semblé à plusieurs, contraire au repos de l’État, et à tous d’une très longue et difficile exécution, quoique le Roi ait entrepris et fait des choses qui la surpassent très considérablement ; joint que la prospérité de la France depuis vingt-cinq à trente ans avait si fort éloigné toutes les réflexions qui auraient pu donner des vues de ce côté-là, qu’il n’y avait nulle apparence de croire qu’une telle proposition dût être écoutée : cependant cette pensée qui dans le commencement ne m’a passé que fort légèrement dans l’esprit, s’y est présentée si souvent qu’à la fin elle y a fait impression, et m’a paru digne d’une très sérieuse attention ; mais n’osant la proposer à cause de sa nouveauté j’ai cru du moins la devoir écrire espérant qu’il se trouvera un jour quelque personne autorisée, qui lisant ce mémoire, y pourra faire réflexion ; et que, poussé par la tendresse naturelle, que tout homme de bien doit avoir pour sa patrie, il en parlera, et peut être en proposera-t-il l’exécution, qui bien que difficile et de grande dépense ne serait nullement impossible étant bien conduite.

     Après y avoir donc bien pensé, et cherché tous les moyens à tenir pour pouvoir mettre cette grande ville dans une sûreté parfaite contre tous les accidents de guerre qui pourraient la menacer, je n’ai trouvé que l’expédient qui suit, de bien raisonnable : il est simple et fort cher à la vérité, mais très assuré, ainsi qu’on le verra ci-après ; sur quoi il est à remarquer : premièrement que je n’ai nul égard aux surprises ni aux intelligences particulières, cette ville étant trop peuplée pour que l’on puisse rien entreprendre contre elle sans faire de gros mouvements de troupes qui découvriraient tout, joint que ce que j’ai à proposer, est directement opposé à toutes les mauvaises subtilités que l’on pourrait mettre en pratique à cet égard ; et secondement, que je ne prétends mettre en avant que ce qui est nécessaire contre la bombarderie, les sièges réglés, et les blocus, qui sont les seuls moyens qui paraissent capables de la pouvoir réduire. Venons au fait.

I.

     Réparer les défectuosités de ce qui reste de sa vieille enceinte, et achever sa réforme telle qu’elle a été réglée en dernier lieu, revêtir ce qui ne l’est pas encore, et élever tout son revêtement de 36 à 40 pieds au-dessus du fond de fossé, la faire flanquer simplement par les vieux bastions et grosses tours, telles qu’elles se trouveront sur pied, sinon en faire de nouvelles aux endroits où il en manquera, et les espacer de six vingt toises l’une de l’autre.

II.

     Bien et proprement terrasser la dite enceinte ; la rendre capable de porter un parapet à épreuve du canon, et environner le tout d’un fossé de dix à douze toises de large, profond de dix-huit à vingt, pieds réduits avec ses bords revêtu s’il est possible ; plus la prolonger de part et d’autre en travers de la Seine au-dessus et au-dessous de Paris, y bâtissant autant d’arches qu’il en sera nécessaire au passage des eaux, faire des ponts sur le derrière, et des bâtiments sur le devant de ses mêmes arches, pour y mettre à couvert les herses avec les tours servant à leur levée ; observant du surplus de raser tous les bâtiments des faubourgs qui approcheront plus près de vingt à trente toises de cette enceinte.

III.

     Au lieu des portes d’à présent qui ne ferment point, ou qui le font très mal, y en faire de nouvelles à deux ou trois fermetures, non compris les argues. Plus des corps-de-gardes haut et bas, grands et spacieux, et des ponts dormants coupés de pont-levis avec des barrières à la tête.

IV.

     Cette première enceinte étant mise en sa perfection, en faire une seconde à la très grande portée du canon de la première, c’est-à-dire, à mille ou douze cents toises de distance, occupant toutes les hauteurs convenables, ou qui peuvent avoir commandement sur la ville comme celle de Believille, de Montmartre, Chaillot, Faubourg St. Jacques, St. Victor, et toutes les autres qui pourraient lui convenir.

V.

     Bastionner la dite enceinte, ou l’armer de tours bastionnées, la très bien revêtir et terrasser, et lui faire un fossé de dix-huit à vingt pieds de profondeur sur dix à douze toises de largeur revêtu de maçonnerie.

VI.

     Faire toutes les portes nécessaires par rapport à celles de la ville, avec leurs corps-de-gardes, devant lesquelles portes il faudrait faire des demi-lunes aussi revêtues de même que partout ailleurs où il en serait besoin, les environnant de fossés approfondis et revêtus comme ceux de la place.

VII.

     Faire aussi des contregardes à l’entour des tours bastionnées, si on les préfère aux bastions, comme les figurés ci-après revêtues jusqu’à la hauteur du parapet du chemin couvert, et le surplus de leur élévation de terre gazonnée ou plaquée, observant toutes les façons nécessaires à ces remparts et chemins couverts, et de donner à ces derniers au moins six toises de large en considération des assemblées qui s’y feront pour les sorties. On pourrait après planter tout le terre-plein et les talus des remparts, d’ormes et autres bois particulièrement destinés aux besoins de cette fortification, sans jamais permettre qu’il en fût coupé pour autre usage que pour le canon, les palissades et fascines.

VIII.

     Prolonger la dite enceinte et la continuer en travers de la rivière comme la première, afin d’éviter le défaut par lequel Cyrus prit Babylone.

IX.

     Et parce qu’une ville de la grandeur de Paris, fortifiée de cette façon, pourrait devenir formidable, même à son maître s’il n’y était pourvu. Faire deux citadelles à cinq bastions chacune dans la deuxième enceinte ; savoir l’une sur le bord de la Seine au-dessus de la ville, et l’autre au-dessous dans l’endroit le plus propre ; l’une tenant un bord de la rivière d’un côté, et l’autre de l’autre, toutes deux très bien revêtues, et accompagnées de tous les dehors convenables, comme aussi de tous les magasins, arsenaux, souterrains et autres bâtiments nécessaires ; on pourrait même ajouter encore un réduit ou deux dans les endroits de la même enceinte les plus éloignés des citadelles s’il en était besoin : ces places bâties à profit et splendidement sans rien épargner qui pût faire tort à leur solidité, par les suites bien garnies de canon, d’une douzaine ou deux de mortiers chacune, et de quatorze ou quinze mille bombes avec toutes les poudres et munitions nécessaires ; il ne faudrait pas craindre que Paris se portât jamais à rien qui pût blesser son devoir.

X.

     Mais comme ce ne serait pas suffisamment pourvoir à la sûreté de cette grande ville que d’y faire beaucoup de fortifications sans la garnir en même temps des munitions de guerre et de bouche nécessaire, il y faudrait bâtir, des magasins à poudre capables d’en contenir au moins dix-huit cents milliers ou deux millions ; des arsenaux pour toutes les autres sortes de munitions de guerre nécessaires, et des caves et magasins à blé en suffisante quantité ; ces derniers pour pouvoir contenir deux millions et plus de septiers de blé, des légumes et des avoines à proportion ; ce qui se pourrait facilement faire peu à peu en prenant le temps que les blés sont à bon marché.

XI.

     Ces précautions seraient d’autant plus utiles que dans les chères années, le peuple à qui l’on pourrait vendre de ces grains à un prix modique s’en trouverait soulagé, et qu’aux environs de Paris à quarante lieues à la ronde, et le long des rivières navigables, les blés s’y vendraient toujours à un prix raisonnable dans le temps que la grande abondance les fait donner à vil prix, a causé des remplacements à faire dans les magasins ; ainsi les fermiers seraient mieux en état de payer leurs maîtres qui perdraient moins sur leurs fermes, et le pauvre peuple serait toujours soulagé dans ses misères : j’ai dit deux millions de septiers de blé et plus, parce que je suppose que, dans un temps de siège, la bourgeoisie de Paris jointe à ceux qui s’y réfugieraient des environs, et aux troupes renfermées entre la première et seconde enceinte, pourraient bien faire le nombre de sept à huit cents mille âmes, auquel cas il leur faudrait pour une année, aux environs de deux millions cent mille septiers de blé, parce que chaque personne en consommerait près de trois septiers par an pour sa nourriture ; outre cette quantité dont il est bon d’être assuré, on pourrait faire publier par une ordonnance que quiconque voudrait se réfugier à Paris, eût à y apporter une certaine quantité de grains et d’avoines et toutes les autres vituailles qui pourraient tomber sous la main. Y faire amas de tous les bœufs, moutons, chaires fraîches et salées, volailles, fromages, légumes de toutes sortes, etc. qui se pourront trouver.

XII.

     Faire garnir les ports de tous les bois de moules que l’on y pourrait faire descendre, ce qui serait fort aisé, et y amasser beaucoup d’avoine et de foin pour la cavalerie, paille, hachée et non hachée. Plus quantité de vin, d’eau-de-vie, d’orge et houblon pour faire de la bière ; du sel en quantité suffisante pour l’usage ordinaire, et pour les salaisons, et généralement pour tout ce que l’on pourrait avoir besoin, et imaginer capable de pouvoir faire subsister cette grande multitude un an durant ; et surtout avertir de bonne heure les chefs de familles et gens aisés de se fournir de moulins à bras, de fours de blés, et de gouverner sagement leurs provisions pendant un siège, ne les consommant que très à propos.

XIII.

     Cela une fois établi et la place munie de dix-huit cents à deux millions de poudre, quatre cents pièces de canon, de soixante à quatre-vingt mille mousquets et fusils dans les magasins, et d’autres armes à proportion, contre celles que les particuliers auraient chez eux ; si dans un temps que toute la terre serait liguée contré vous, il arrivait que la frontière fût forcée et la ville en péril d’être assiégée, quelque malheur qui pût arrivera nos armées, et au surplus au Royaume ; il est probable qu’elle ne serait jamais tellement défaite que le Roi ne fût toujours en état de retirer vingt-cinq à trente mille hommes dans l’entre deux des enceintes auxquels Paris en pourrait joindre huit à dix mille d’assez bonnes levées dans l’enclos de ses murailles, sans toucher à la garde ordinaire des bourgeois qui ne laisserait pas d’aller son train ; moyennant quoi, j’estime qu’il n’y a point dans la chrétienté d’armée quelque puissante et formidable qu’elle pût être qui osât entreprendre de bombarder Paris, et encore moins de l’assiéger dans les formes, vu premièrement, qu’il ne leur serait pas possible de l’approcher d’assez prêt pour pouvoir tirer des bombes jusque dans l’enclos de la ville, à cause de la deuxième enceinte qui les tiendrait éloigné à trois grands quarts de lieues de la première ; secondement, qu’il ne serait pas possible à une armée de deux cents mille hommes de la prendre par un siège forcé à cause de l’étendue de sa circonvallation, qui ayant douze à treize grandes lieues de circuit, l’obligerait d’étendre fort ses quartiers, qui en seraient par conséquent affaiblis, et à se garder partout également sous peine d’en voir enlever tous les jours quelqu’un. Troisièmement, qu’il ne pourrait entreprendre deux attaques séparées, puisque pour pouvoir fournir à la garde des tranchées, il faudrait employer plus de trente mille hommes sans compter les travailleurs, et gens occupés aux batteries. Quatrièmement, qu’on ne pourrait point le faire par deux attaques liées, attendu que pour pouvoir fournir à la même garde, il y aurait tels quartiers qui auraient trois journées de marche à faire, et autant pour s’en retourner, ce qui les mettrait dans un mouvement perpétuel qui ne leur laisserait aucun repos. Cinquièmement, que dès le douze du quinzième jour de tranchée, pour peu qu’il y eut eu d’occasions, leurs forces seraient considérablement diminuées, et leurs troupes obligées de monter de trois à quatre jours l’un, auquel cas elles ne pourraient pas relever à cause de l’éloignement des quartiers, à quoi il faut ajouter que les fréquentes sorties grandes et petites qui se feraient à toute heure par de si grandes troupes, le grand feu qui sortirait des remparts et chemins couverts, et la grande quantité de canon dont elle pourrait se servir, empêcherait les travailleurs de faire chemin et réduirait ce siège à une lenteur qui, ayant bientôt épuisé leurs armées d’hommes et de munitions, les contraindrait à lever honteusement le siège.

XIV.

     De la prendre par famine, il ne sera pas possible non plus, vu que si la ville était pourvue, comme nous venons de dire, elle aurait des vivres pour un an et plus, moyennant quoi il n’y a point d’armée qui pût subsister si longtemps devant Paris, parce qu’il est à présumer que la plupart des vivres qui se trouveraient à quinze lieues à la ronde, aussi bien que les habitants auraient été retiré dans la ville. Je dis même que les armées qu’il y faudrait pour y pouvoir simplement former un blocus, n’y pourraient pas subsister ce temps là. Or, du moment qu’elles ne pourraient plus tenir la campagne, les assiégés seraient en état de s’y mettre, et de les aller chercher dans leurs quartiers, qui étant séparés et nécessairement éloignés les uns des autres ne pourraient pas s’y maintenir. Que si pour éviter ces inconvénients, l’ennemi s’éloignait encore davantage, le pays s’ouvrirait, et pour lors à moins que tout ne fût saccagé et les peuples exterminés, les moins éloignés ne manqueraient pas d’y apporter ce qu’ils pourraient par l’espérance du gain ; ainsi Paris se soutiendrait facilement et sauverait le Royaume, puisqu’il est bien sûr que tous les principaux habitants des moindres villes et de la campagne à plus de cinquante lieues à la ronde y réfugieraient ce qu’ils auraient de meilleur, et loin d’être réduite au pouvoir de l’ennemi, elle donnerait moyen au Roi de remporter de notables avantages sur lui, et au pis aller de se tirer d’affaire par quelque traité qui pourrait même lui devenir avantageux à raison de l’impossibilité que les ennemis verraient de la pouvoir forcer et du mauvais état où de telles entreprises auraient réduit leurs armées.

XV.

     Au reste, bien que le temps qu’il faudrait employer à toute cette fortification, et la dépense nécessaire à sa Construction paraisse d’abord très considérable, cela n’irait pas si loin que l’on pourrait bien penser, et j’estime, qu’en se servant un peu du travail des troupes, on pourrait venir à bout de bâtir les deux enceintes avec les citadelles, et tous les bâtiments intérieurs et extérieurs qui leur pourraient convenir en douze années de temps bien employées ; et que pour la dépense vingt-quatre millions pourraient suffire abondamment en bâtissant noblement et avec toute la solidité requise à de tels ouvrages. Or, je ne fais pas grand cas d’une telle dépense, parce que l’argent ne ferait que circuler et revenir toujours au même point d’où il serait parti sans qu’il sortit une pistolle du Royaume, n’étant pas ici question d’aucun ouvrier ni de matériaux étrangers, bien au contraire, le moilon, la pierre de taille, et de quoi faire la chaux se trouvent presque, partout avec toute l’aisance possible.

     En voilà assez pour faire concevoir l’idée qu’on doit avoir de la grandeur et conséquence de Paris par rapport à la guerre. C’est à ceux qui aimeront véritablement le Roi et l’État, et qui se trouveront en situation convenable pour le pouvoir proposer, d’examiner à fond cette proposition ; et si après l’avoir bien examinée, on la trouve digne d’une sérieuse attention, de lui donner toute l’étendue qu’elle mérite ; après quoi si la résolution suit, il sera facile d’en faire le projet, et ce sera pour lors qu’il en faudra régler tous les dessins généraux, et particuliers avec toutes les instructions nécessaires à leur exécution, auxquelles il faudra ajouter l’examen des propriétés de cette ville ; le démembrement de son peuple effectif ; celui à peu près dont il pourrait augmenter en cas de siège, afin de diriger sur telles vues les bâtiments, les magasins et arsenaux qu’il y faudra faire. Ce dessin ne se pourra exécuter que dans une paix profonde, et après avoir réglé et affecté les fonds que le Roi voudra annuellement y dépenser, desquels il ne faudra souffrir aucune distraction pour quelque raison que ce puisse être. Je suis persuadé qu’il y faudra bien employer dix ou douze années de temps pour la pouvoir totalement finir.

     Au surplus, je répète encore que la dépense de ces ouvrages n’est pas ce qui en doit rebuter le Roi, puisqu’il n’en sortira pas une pistolle du Royaume, ce sera un argent remué aux environs de Paris qui donnera à vivre à quantité de pauvres gens, et fera que les autres en payeront mieux la taille, parce qu’il s’y fera plus de consommation. Et pour conclusion, cet argent faisant sa circulation un peu plus vite que l’ordinaire, reviendra toujours à son centre beaucoup mieux que de toute autre façon.

     Je joins ici deux systèmes de fortification les plus convenables à sa grande enceinte, et le profil commun de son revêtement, avec un petit plan de cette grande ville, tel que j’ai pu recouvrer, sur lequel on verra un à peu près des deux enceintes que je souhaiterais.

 

 

——————

[1]  Ce n’est point un paradoxe, mais un axiome incontestable de dire que le Prince est, ou doit être à l’État, ce que la tête est au corps humain. (note de l’auteur)

[2] Paris contient en soi seul, plus de moitié des richesses du Royaume. (note de l’auteur)

[3] Il n’y a point de ville en Europe ni peut-être dans le monde où l’effet des bombes soit plus à craindre qu’à Paris, toutes les fois que l’ennemi se pourra mettre à portée d’y en jeter. (note de l’auteur)

[4] On n’a jamais guère vu la perte d’une ville capitale d’un État qu’elle n’ait été suivie de celle du dit État. (note de l’auteur)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.