Des arts qui travaillent à la formation des habitudes morales

Des arts qui travaillent à la formation des habitudes morales. Du sacerdoce, de sa nature, de son influence et de ses moyens, par Charles Dunoyer (Journal des économistes, novembre 1844).


DES ARTS QUI TRAVAILLENT À LA FORMATION DES HABITUDES MORALES.

DU SACERDOCE, DE SA NATURE, DE SON INFLUENCE ET DE SES MOYENS[1].

L’art dont je viens de parler (l’éducation) n’est pas le seul à qui ait été imposée la grande et difficile tâche d’apprendre à l’homme à régler ses actions, de perfectionner ses habitudes morales. J’ai eu occasion d’observer, dans le cours du précédent chapitre, que le gouvernement et le sacerdoce avaient essentiellement le même objet. Parlons ici du sacerdoce.

J’appelle sacerdoce, conformément à l’étymologie du mot, le ministère exercé par cette classe d’hommes qui cherche à nous mettre en rapport avec la puissance inconnue qui anime et dirige toutes choses, qui nous entretient de persuasions et d’espérances relatives à une autre vie, qui nous instruit des choses saintes, qui nous enseigne les choses sacrées, qui sacra docet.

L’objet de cet enseignement n’est pas tant, à proprement parler, d’éclairer l’intelligence, que de produire, en arrivant par l’imagination à certaines affections de l’âme, un salutaire effet sur les actions. Le prêtre est un instituteur de morale : il concourt ou peut concourir de plusieurs manières à la formation des mœurs. Non seulement il peut soumettre les hommes qui ont accepté ses services à un régime plus ou moins propre à rectifier, à former leurs habitudes ; mais il n’est pas douteux que son ministère ne lui présente des moyens particuliers très efficaces de travailler à leur amendement moral ; il n’est pas douteux qu’il ne puisse puiser dans ce qui constitue spécialement son art, c’est-à-dire dans l’enseignement des choses saintes, dans la prédication de dogmes élevés, dans le talent sublime de faire communiquer les hommes avec l’esprit divin, un moyen singulièrement propre à les porter au bien. C’est à établir ce commerce mystérieux de notre intelligence avec celle que la terre et les cieux manifestent, à élever notre âme par cette communication, à la retremper, à lui communiquer la force nécessaire pour observer les lois qui nous sont imposées par notre nature et par celle des choses, que consiste essentiellement le ministère sacerdotal. Le prêtre, ainsi que le père de famille, ainsi que l’instituteur, ainsi que le magistrat, travaille à la formation des mœurs ; mais il concourt à ce but commun par des moyens qui lui sont propres : il nous exerce surtout à l’observation des devoirs moraux, en accoutumant notre âme à se mettre en rapport avec l’auteur de toute vertu et de toute morale.

Considéré dans cette portion de son ministère, qui est celle qui le caractérise le plus particulièrement et qui détermine sa vraie nature, le sacerdoce ne peut pas être mis au nombre des arts qui font l’éducation de notre entendement. Et, en effet, il ne s’adresse pas ici à celles de nos facultés qui ont le don de connaître ; il ne leur parle pas de choses que nous puissions savoir : il va sans dire que l’enseignement des dogmes religieux ne peut pas être confondu avec celui des sciences ; que les vérités scientifiques se distinguent essentiellement par leur nature des impressions particulières qui sont produites en nous par l’énoncé de propositions relatives à la foi.

Qu’un prêtre annonce aux hommes qu’il existe un être différent du monde et des lois que le monde observe dans sa marche, qui est présent partout, qui voit tout, qui a créé toutes choses, qui les gouverne et les conserve toutes…, il sera possible qu’en parlant ainsi il s’empare très vivement de l’imagination et de l’âme de ses auditeurs ; mais on sent à merveille qu’il ne produira pas sur leur intelligence des effets semblables à ceux que le savant opère sur notre esprit lorsqu’il nous entretient de vérités accessibles à l’intelligence et susceptibles d’être démontrées, de vérités chimiques, physiques, astronomiques, par exemple. Il n’est pas de bon catholique qui ne convienne que, lorsque j’articule une vérité religieuse, naturellement pleine de mystère, et lorsque j’avance un fait constaté par de bonnes observations ; lorsque je dis, par exemple : Dieu est un pur esprit, infiniment parfait ; Dieu est un être en trois personnes, le Père, le Fils, l’Esprit divin ; et lorsque je dis : La terre tourne sur elle-même et autour du soleil ; elle fait la première de ces révolutions en vingt-quatre heures et la seconde en trois cent soixante-cinq jours, j’énonce des vérités d’une nature absolument différente, et qui, tenues pour vraies l’une et l’autre, ne le sont pas néanmoins de la même façon. C’est une chose universellement reconnue qu’il ne faut pas confondre les vérités de la foi avec les vérités scientifiques, et que, si celles-ci sont naturellement accessibles à notre raison, celles-là passent absolument notre intelligence, que notre intelligence n’a aucun moyen de les pénétrer, de les saisir.

Les impressions que produit sur notre esprit le ministère ecclésiastique, en nous enseignant les vérités dogmatiques de la religion, ressembleraient plutôt à celles que nous fait éprouver la poésie, à celles que nous font éprouver les beaux-arts, considérés dans leur mode d’action le plus pur et le plus élevé, qu’à celles que nous procure la science. Elles agissent infiniment moins sur notre faculté de connaître que sur notre faculté de sentir ; elles consistent, on ne saurait le nier, en émotions plus qu’en évidences. C’est une chose qu’ont aperçue tous les hommes qui ont étudié avec quelque pénétration d’esprit, et scruté avec quelque profondeur la vraie nature des idées religieuses. « Je ne parle point ici, observe Pascal, traitant de l’art de persuader, je ne parle point ici des vérités divines, que je n’aurais garde de faire tomber sous l’art de persuader ; car elles sont infiniment au-dessus de la nature. Dieu seul peut les mettre dans l’esprit et par la manière qu’il lui plaît. Je sais qu’il a voulu qu’elles entrent du cœur dans l’esprit et non pas de l’esprit dans le cœur…, et de là vient qu’au lieu qu’en parlant des choses humaines, on dit qu’il faut les connaître avant de les aimer ; les saints, au contraire, disent, en parlant des choses divines, qu’il faut les aimer pour les connaître, et qu’on n’entre dans la vérité que par la charité, dont ils ont fait une de leurs plus utiles sentences. »

Le même écrivain revient en maints endroits sur cette pensée fondamentale que les idées religieuses ne sont pas de celles que nous acquérons par le raisonnement. « L’esprit a son ordre, observe-t-il, qui est par principes et par démonstrations, le cœur en a un autre ; on ne prouve pas qu’on doit être aimé, en exposant par ordre les causes de l’amour : cela serait ridicule. Jésus-Christ et saint Paul ont bien plus suivi cet ordre du cœur, qui est celui de la charité, que celui de l’esprit ; car leur but n’était pas d’instruire, mais d’échauffer. Saint Augustin de même. » « Le cœur a ses raisons, dit-il encore, que la raison ne connaît pas : on le sent en mille manières. » Et ailleurs : « Il y a trois manières de croire : la raison, la coutume, l’inspiration. La religion chrétienne n’admet pas pour ses vrais enfants ceux qui croient sans inspiration. »

La foi, la religion, les croyances religieuses les plus positives consistent donc encore une fois en inspirations, en sentiments, en émotions plus qu’en idées et en connaissances véritables ; elles ne sont pas produites par les mêmes facultés que les sciences ; considérées comme phénomène psychologique, elles sortent des mêmes sources que la poésie. À Dieu ne plaise que je les accuse de choquer la raison ; mais elles parlent surtout à l’imagination et aux facultés affectives ; l’art qui travaille à les produire ou à les entretenir en nous, le sacerdoce, devrait être classé au nombre des arts qui touchent et élèvent le cœur, plutôt qu’au rang des arts qui ont mission d’éclairer l’intelligence.

Ce que je dis là est si vrai que, chez les anciens, le même mot vates servait également à désigner le prêtre et l’homme inspiré, le poète, l’artiste, et que la religion, chez eux, se trouvait mêlée à toutes les productions des beaux-arts, ou que les beaux-arts exprimaient presque toujours des conceptions religieuses. L’épopée des Grecs n’était, en grande partie, que le récit des actions de leurs dieux. C’étaient surtout des dieux que représentaient leurs peintres et leurs statuaires. Leur théâtre, et spécialement leur scène tragique, n’était guère que leur religion mise en action, que des drames où figuraient de religieux personnages et où les rites de la religion étaient observés. On sait que notre scène et celle de la plupart des peuples chrétiens ont commencé par la représentation des mystères ; que, chez ces peuples, les sculpteurs et les peintres se consacrèrent d’abord principalement et presque exclusivement à la représentation de personnages religieux. Il y a seulement entre les beaux-arts et le sacerdoce, entre le poète et le prêtre, ces deux graves différences que, dans le temps où le poète fait de la poésie sur toute sorte d’objets, le prêtre ne s’inspire qu’aux sources même de la religion, ne nous entretient que des causes premières et finales, de Dieu, des intelligences intermédiaires, de l’âme, des rapports de l’âme avec Dieu, des futures destinées de l’espèce humaine ; et, d’un autre côté, que, dans le temps où l’artiste se propose seulement de nous amuser, de nous émouvoir, de cultiver notre goût et nos facultés affectives, le prêtre, en agissant à sa manière sur notre imagination et nos affections, a essentiellement pour objet de perfectionner notre nature morale.

Au surplus, si l’on pouvait douter de cette vérité, que la mission du sacerdoce se rapproche davantage de celle de la poésie et des beaux-arts que de celle des sciences, il suffirait, pour s’en convaincre, de considérer le sacerdoce en action. Observez, en effet, le prêtre dans la plupart des actes de son ministère, dans la célébration des offices divins, dans l’observation des rites religieux, dans ses génuflexions, ses ablutions, ses chants, ses prières, ses effusions de foi, d’espérance, d’amour ; dans l’emploi qu’il fait du silence, du demi-jour, de l’obscurité de ses temples ; quelquefois de l’éblouissante clarté de ses chapelles ardentes, illuminées par mille flambeaux, du doux éclat des fleurs, de la fumée enivrante des parfums, de la mélodieuse harmonie d’une musique céleste, du son mélancolique et religieux des cloches ; et, si vous voulez vous transporter parmi les sectes où les formes du culte sont plus exemptes de pompe et de solennité, dans les simples hymnes qu’il chante, dans ses pures élévations d’esprit à Dieu, dans ses prédications sur des dogmes sublimes, et vous reconnaîtrez sans peine que, s’il n’y a dans tout cela rien qui offense la raison, il n’y a rien non plus qui ait précisément pour objet de l’éclairer ; qu’il s’y agit non d’instruire, mais d’émouvoir : toucher, purifier, élever le cœur et l’imagination des hommes, les faire communiquer avec Dieu, leur faire puiser dans ce commerce la force d’accomplir tous leurs devoirs, telle est la mission, tel est le véritable objet du sacerdoce.

Enfin, pour terminer ces réflexions sur la nature du ministère sacerdotal, il est encore si vrai, dirai-je, que ce ministère n’a pas pour objet d’illuminer l’esprit, d’exercer, de former la raison, qu’on le dénature sitôt qu’on y applique les formes du raisonnement, et que vouloir faire servir la philosophie à la démonstration des vérités religieuses, c’est courir le risque de compromettre à la fois la religion et la philosophie. Il fut un temps où la philosophie s’occupait à peu près exclusivement de l’analyse des facultés et des fonctions de l’entendement humain, de l’origine et de la filiation des idées, des règles générales du langage, des lois naturelles qui ont présidé à sa formation. Ce domaine légitime de l’observation philosophique est, de nos jours, presque abandonné. Ces investigations, les seules évidemment qui puissent avoir un caractère scientifique, n’étaient, assure-t-on, que de la très petite philosophie, à peine digne des regards de la philosophie véritable, et elles n’ont plus rien à nous apprendre depuis fort longtemps. Aujourd’hui, la philosophie place plus haut le champ de ses recherches, et, pour juger de la valeur philosophique d’un esprit quelconque, elle nous demande quelles sont ses opinions sur Dieu, sur l’âme, sur le commencement et la fin des choses. Cette direction donnée aux études philosophiques me paraît affligeante, et pour deux raisons. La première, c’est que c’est là de la théologie et non de la philosophie ; c’est que la philosophie qui se fait théologienne et qui se charge de démontrer les vérités fondamentales de la foi, prend par cela seul l’engagement d’être orthodoxe, et qu’à force de vouloir être orthodoxe, elle court le risque de bientôt cesser d’être philosophique. La seconde, c’est qu’elle peut cesser d’être philosophique sans devenir pour cela religieuse, et qu’elle risque encore de nuire gravement à la religion, tout en prétendant la servir. Rien ne me semble, en effet, plus périlleux pour la foi que de vouloir établir par le raisonnement les vérités qu’elle enseigne. Ce ne peut être là un objet de controverse et une matière à argumentation. Ces vérités sont de l’ordre de celles qui se racontent ou qui se sentent, et non de celles qui se prouvent. En s’évertuant à les élucider, on ne fait presque jamais que les obscurcir. « Vous n’avez plus aucune foi, disait saint Antoine aux hommes du vieux monde romain ; vous n’avez plus aucune foi, puisque vous en êtes réduits à recourir aux arguments. Ce n’est pas ainsi qu’en use le christianisme. Nous ne nous servons pas des paroles persuasives de la sagesse des Grecs ; nous ne sommes que des ignorants qui croyons en Dieu. Eh bien ! notre foi grossière est efficace et puissante, puisque notre culte se répand ; tandis que, malgré vos raisonnements sophistiques, vos idoles tombent de toutes parts. » C’est donc faire abus du raisonnement que de l’appliquer à la démonstration des vérités religieuses. Il n’en est point, même dans le nombre des plus simples, qu’on parvienne à établir solidement par ce moyen. La philosophie, malgré tous ses efforts, n’est pas plus avancée aujourd’hui sur ce point qu’elle ne l’était il y a vingt siècles, et ce n’est que par un insigne abus de langage qu’on a pu, de notre temps, risquer de dire : « Je ne crois pas que Dieu existe, je le sais. » Vous n’en savez rien, ne vous déplaise. Vous le croyez sans doute ; mais vous ne sauriez dire je le sais, du moins à prendre ces mots dans leur acception naturelle, et il y a une témérité extrême à affirmer ainsi que vous savez ce que le genre humain espère et croit sans doute, mais ce qu’homme vivant n’a jamais su et ne saura jamais. Croyez-vous donc ajouter à la certitude de cette croyance, en en exagérant ainsi l’expression ? Allons-nous faire des articles de foi des vérités scientifiques et une affaire de science des mystères de la foi ? C’est le renversement de tout ordre. Aucun des grands écrivains du christianisme n’a fait une telle confusion. Tous ont soigneusement distingué les choses de foi des choses de science, les choses qui tombent sous le raisonnement de celles qui sont au-dessus de la raison : Pascal surtout, Bossuet, Malebranche. Pascal avertit qu’il n’aura garde de faire tomber les vérités divines sous l’art de persuader. « La foi, disait Malebranche, ne vient que par la révélation et non par la spéculation. Ne vouloir croire les dogmes de la foi que lorsqu’on en voit clairement la vérité, c’est une disposition mortelle. Nous n’avons pas d’idées de l’âme, ajoutait-il ; nous n’en connaissons rien, car le sentiment intérieur n’est pas proprement une connaissance ; et douterons-nous de l’âme néanmoins ? » « L’Écriture, disait Bossuet, la tradition ! » et il croyait avoir tout dit sans argumenter davantage. Pourquoi ces sages exemples ne sont-ils pas plus imités ? Et comment ne sent-on pas que les grandes vérités de la religion subissent une altération grave sitôt qu’on leur fait l’insigne affront d’argumenter pour les établir ? Tel prédicateur, qui m’impressionnait, a cessé de me toucher depuis qu’il prétend me convaincre. Je ne sais si c’est à la philosophie qu’il faut attribuer l’affaiblissement des idées religieuses ; mais très assurément on ne reviendra pas à la religion par la philosophie. On y reviendrait plutôt par la poésie. Le curé de mon village en sait autant là-dessus que le plus grand philosophe du monde. Quel besoin eussions-nous eu de la révélation, si les vérités religieuses avaient pu être établies par le raisonnement ? La révélation n’a été nécessaire qu’à cause précisément de l’impuissance de la raison. Laissez donc la révélation enseigner ce qu’elle seule pouvait nous apprendre. S’il est une chose certaine au monde, c’est que l’auteur des choses n’a pas voulu se laisser pénétrer :

Qui pourra, grand Dieu, pénétrer

Ton sanctuaire impénétrable ?

Dieu n’a pas voulu que le secret de nos destinées nous fût complètement révélé. Il a laissé les choses à cet égard dans un demi-jour, dans un état de clair-obscur d’où tenterait en vain de les faire sortir la curiosité humaine la plus ardente et la plus sagace. La vue se trouble dès qu’on cherche à plonger dans ces profondeurs, et elle s’obscurcit d’autant plus qu’on a la témérité de s’y enfoncer davantage. Si elles pouvaient être pénétrées d’ailleurs, quel mérite aurions-nous de faire ce que la religion ordonne, et quelle liberté d’esprit nous resterait-il ? Dieu, qui, pour la dignité de sa créature, voulait lui laisser son libre arbitre, ne nous a donné que des pressentiments, et, dans sa sagesse, il n’a permis que nous connussions les vérités religieuses que par cette espèce de seconde vue que nous nommons la foi. Sachons donc en comprendre la vraie nature, et de ce qui n’est qu’un objet de sentiment et de foi, n’allons pas faire indiscrètement une affaire de science.

L’entretien des affections et des croyances religieuses a été regardé dans tous les temps comme si nécessaire à la perfection des sentiments et de la conduite, qu’une des choses qu’on a le plus dites et répétées, depuis qu’il existe des hommes, c’est qu’il ne saurait y avoir de morale sans religion.

Ce n’est pourtant pas que ceci soit vrai, et cette proposition, pour être assez communément admise, n’est pas pour cela moins erronée.

Je suis très disposé à convenir des biens que la religion peut faire. S’il n’y a, comme nous l’avons vu ailleurs, nulle difficulté à concilier la poésie avec les sciences, il n’est pas plus impossible, nous allons le voir bientôt, de concilier le sacerdoce avec la philosophie. Il est fort aisé d’établir que le ministère sacerdotal mérite de trouver place dans l’économie sociale, et peut rendre d’éminents services à la société. Mais, pour établir cela, il n’est nullement besoin de commencer par reconnaître pour vraie une chose naturellement inexacte, à savoir, qu’il ne peut exister de morale sans religion. Je conviens que la morale peut trouver dans les croyances religieuses un appui très solide et très élevé : je ne saurais convenir que les sentiments religieux sont la source de la morale. Nos actions ne sont pas bonnes ou mauvaises parce que Dieu les a ordonnées ou défendues ; mais Dieu les a ordonnées ou défendues parce qu’elles sont bonnes ou mauvaises, parce qu’elles sont utiles ou funestes à l’humanité. La moralité et l’immoralité de nos actes tiennent à la nature même des choses. Une action est digne ou indigne de devenir la règle de notre vie, une action est morale ou immorale par elle-même, par les effets qu’il est dans sa nature de produire, et non parce qu’elle a été l’objet des prescriptions ou des défenses de la religion. Toute religion viendrait à disparaître de ce monde, que la nature de nos actes n’en serait point altérée. Il y aurait toujours des actions bonnes et des actions mauvaises, et les motifs pour faire les unes et nous abstenir des autres ne nous manqueraient pas encore, assurément.

Non seulement il n’est pas vrai de dire qu’il ne saurait exister de morale sans religion, mais il serait aisé d’établir que les religions d’ailleurs les meilleures peuvent quelquefois être comprises et pratiquées d’une manière peu conforme à la morale.

Serait-ce, par exemple, rendre une religion bien favorable à la morale que de corrompre la morale dans l’intérêt de la foi ? Que de se montrer indulgent sur ce qui déprave les hommes, pourvu que les croyances restassent intactes et que la foi ne fût pas altérée ? Que d’attacher plus d’importance à l’exacte observation de certaines pratiques sans rapport direct avec la morale, qu’à l’accomplissement même des devoirs véritablement moraux ?

D’autre part, rendrait-on une religion bien favorable à la morale, si, au lieu de la faire servir à régler les passions, on voulait l’employer à les étouffer ? Si on lui faisait placer la vertu moins dans l’usage modéré que dans la privation absolue de certaines jouissances naturellement honnêtes et permises ? Si on lui faisait prohiber des actions innocentes, ou condamner, sous peine de damnation, des actes plus ou moins indifférents ?

Il y a dans les observances religieuses de certains peuples d’ailleurs très cultivés et très judicieux, un certain nombre d’actes, de pénitences, de jeûnes, d’abstinences, de mortifications en apparence peu raisonnables, qui sont loin, je le sais, d’être destitués, même humainement parlant, de tout motif naturel et sensé. L’essentiel, sans doute, est de s’exercer à la patience, de s’accoutumer à souffrir, d’apprendre à se commander, d’acquérir sur soi-même un légitime empire ; et il faut convenir que la vie offre tant d’occasions de faire ce difficile apprentissage, qu’il peut sembler étrange qu’on ait jugé nécessaire de s’infliger encore pour cela des maux artificiels. Qu’on sût souffrir patiemment les maux inévitables, qu’on sût jouir avec modération des plaisirs permis, et la vie ne serait encore dépourvue ni de dignité, ni de décence. Il y aurait peut-être plus de mérite à savoir se résigner aux maux qu’on n’a pu prévenir, qu’à s’imposer volontairement et par surérogation des souffrances artificielles ; il y en aurait plus à savoir user en tout temps avec mesure qu’à s’abstenir tout à fait à de certaines heures, sauf à faire plus ou moins abus le reste du temps. La tempérance habituelle est certainement une vertu moins aisée, plus utile, plus méritoire que le jeûne absolu dans les jours prescrits. Cependant il n’est peut-être pas superflu de ruser avec notre faiblesse. Si l’on attendait, pour apprendre à se commander, le moment où la passion éclate, peut-être serait-il un peu tard, et courrait-on risque de se trouver inhabile à se défendre. Il peut y avoir sagesse à prendre d’avance ses précautions, et à se mettre par l’habitude de certaines privations volontaires et régulières, en mesure de résister au mal à l’heure de la tentation. Je ne dis donc point que les pratiques dont il s’agit ne soient raisonnablement explicables ; mais, si elles le sont, c’est en vue du but moral dont je viens de parler, et à condition de ne pas subordonner le principal à l’accessoire. Les observer pour elles-mêmes, et les considérer comme l’objet essentiel, ainsi que le font habituellement les personnes livrées aux pratiques de la vie dévote, est, moralement parlant, sans aucun doute, ce qu’on peut imaginer de moins sensé.

Autant on en pourrait dire du système entier des expiations, envisagé d’une certaine manière. On ne peut certainement nier que ce système ne repose sur une idée de justice : il est juste d’expier ses torts ; il est juste de souffrir assez pour sentir le mal qu’on a fait aux autres, pour en éprouver un suffisant remords, et être conduit à la ferme résolution de ne plus causer à qui que ce soit un mal semblable. Mais, ce qui fait surtout la moralité de l’expiation, c’est qu’elle serve à celui qui l’endure, qu’elle agisse utilement sur son cœur, qu’elle l’attendrisse, qu’elle l’amende, qu’elle l’épure ; car si elle n’avait pour objet que de lui infliger une souffrance stérile, que de lui faire subir, sans fruit pour personne, une sorte de talion, elle impliquerait une idée de vengeance à laquelle il serait certainement difficile de trouver un caractère moral.

Ce n’est donc pas entendre d’une manière morale le système des expiations que de le faire reposer, ainsi qu’on l’a fait trop souvent, sur cette idée qu’il ne suffit pas que le pécheur s’amende, et qu’il faut encore le faire souffrir, ou que quelqu’un souffre à sa place ; qu’il a fallu qu’un Dieu souffrît pour que nos torts fussent réparés ; que sa mort, une mort ignominieuse et cruelle, était nécessaire pour apaiser la justice de Dieu ; que si nous ne souffrons pas dans ce monde, il faudra que nous souffrions dans un autre ; que nous ne pouvons être sauvés qu’après avoir enduré des peines équivalentes au mal que nous avons fait. Ainsi entendu, le système est fondé sur la supposition, certainement peu morale, que les peines infligées, dans ce monde comme dans l’autre, aux hommes qui ont eu le malheur de malfaire, sont des vengeances exercées par la société ou par la divinité qui punissent ; tandis que ni Dieu ni les hommes ne sauraient avoir, moralement du moins, la pensée de se venger. Ce que doit vouloir, en punissant, la justice divine et humaine, c’est surtout que le cœur des méchants soit changé : c’est tout au plus que les méchants incorrigibles soient détruits. Il est désirable et nécessaire de chercher à réformer les pervers en les châtiant ; et, s’il est impossible de les réformer, de les réduire au moins à l’impuissance de nuire ; mais l’idée de les faire souffrir pour les faire souffrir, pour se venger, pour leur rendre avec usure le mal qu’ils ont fait, semble une idée basse et cruelle que la vraie morale ne saurait approuver. Un enfer, un purgatoire, un Dieu crucifié, des cilices, des jeûnes, des abstinences, des macérations, imaginés uniquement dans cette vue, seraient des choses dont s’offenserait à bon droit la morale. Elle serait surtout blessée des idées de damnation et de supplice éternels. Il est déjà bien odieux de prêter à la divinité des idées de vengeance ; mais ce qui le serait davantage encore, ce serait de supposer qu’il y aura des êtres sur lesquels sa vengeance ne sera jamais assouvie, qu’elle châtiera toujours sans pouvoir s’apaiser, à qui elle fera souffrir éternellement d’atroces et inutiles tortures. D’après l’idée que nous nous faisons aujourd’hui de l’objet des peines, on peut admettre qu’il y aura, après cette vie, un lieu d’épreuve où les hommes morts dans le vice et dans le crime seront soumis à un traitement épuratoire plus ou moins sévère et plus ou moins long ; mais l’idée d’un enfer, l’idée d’un lieu où un Dieu clément et bon fera souffrir sans utilité des tortures éternelles aux hommes morts dans le péché, est une idée maintenant inadmissible, et que l’on conçoit à peine qu’on ait pu admettre dans les âges féroces où elle a été imaginée. À mesure que la terre s’humanise, il devient indispensable d’effacer du code pénal de l’autre monde comme de ceux de ce monde-ci quelques-unes des horreurs que la barbarie de nos pères y avait amassées. Il n’est pas plus nécessaire maintenant de menacer les hommes du feu éternel dans l’autre vie, que de la mort assaisonnée de tortures dans la vie présente.

On voit que la morale, loin d’avoir précisément sa source dans la religion, pourrait recevoir de la religion mal interprétée des atteintes assez graves.

Reconnaissons néanmoins qu’elle en peut recevoir aussi les plus utiles secours, et que les hommes élevés à la dignité de prêtres trouvent dans l’exercice de leur ministère des moyens d’une efficacité réelle pour concourir à la perfection des mœurs. Je me contenterai de noter ceux qui le constituent le plus essentiellement, et qui paraissent de nature à exercer sur les mœurs le plus d’influence, tels que la prédication, les examens de conscience, la prière, la confession.

Il semble que la prédication n’étant pas un moyen d’action particulier au ministère ecclésiastique, il n’y aurait pas trop lieu de la comprendre au nombre de ceux que le sacerdoce a de travailler à l’amélioration des mœurs. Tout le monde, en effet, peut parler morale, ainsi que le prêtre, le père de famille au coin de son foyer, le professeur de philosophie dans sa chaire, l’acteur dramatique sur ses tréteaux, l’orateur à la tribune, etc. Et néanmoins la morale prêchée dans les temples reçoit une autorité si particulière de la sainteté du lieu où elle est ainsi enseignée, du recueillement religieux qui y règne, et surtout de l’espèce particulière de sanction qu’elle y reçoit, des motifs si élevés, si purs, si puissants au nom desquels le prêtre y recommande l’observation de ses préceptes, indépendamment des motifs naturels qui sont à sa disposition comme à celle de tout autre prédicateur, que si la prédication est un puissant moyen de travailler à la perfection des mœurs, on peut dire que c’est pour le prêtre que ce moyen est puissant plus encore que pour tout autre instituteur de morale.

La pratique des examens journaliers de conscience est encore un moyen fort recommandé par les ministres du culte pour réformer nos mauvais penchants. Je sais qu’à mesure que les idées religieuses se sont affaiblies, cette pratique a été graduellement abandonnée, de même que beaucoup d’autres ; mais, pour quiconque attache du pris à la correction des mœurs, c’est certainement une chose qui mérite d’être regrettée. Ainsi que nous avons déjà eu occasion de l’observer dans le précédent chapitre, un homme qui a le sincère désir de se corriger d’une inclination peu morale, peut tirer le plus grand parti de l’usage d’arrêter chaque soir sa pensée sur les fautes où l’a fait tomber le penchant vicieux qu’il cherche à combattre, sur les circonstances au milieu desquelles il a failli, sur les précautions qu’il a besoin de prendre pour ne pas s’exposer à faillir encore. Je ne sais pas même s’il lui est possible de faire quelque progrès sans recourir à ce moyen. Telle en est l’excellence, ainsi que je l’ai dit encore, que l’un des moralistes les plus ingénieux, les plus profonds, les plus vrais, les plus pratiques qui aient jamais existé, Benjamin Franklin, n’en imaginait pas de plus favorable à l’amélioration des mœurs, et qu’ayant voulu, comme il l’observe, à une certaine époque de sa vie, travailler sérieusement à la rectification de ses habitudes, il ne vit rien de mieux que de prendre ses défauts un à un, et de noter soigneusement sur ses tablettes, dans son examen de chaque soir, les manquements où l’avait entraîné, dans le cours de la journée, le défaut dont il travaillait à se défaire. Lui-même nous fait connaître à quel point l’expérience justifia ce qu’il s’était promis de cette pratique, et les heureux effets qu’il en obtint.

Un troisième moyen, au moins dans notre religion, dont le sacerdoce fait usage pour parvenir à corriger les mœurs, c’est la confession. Je sais que c’est encore là une pratique tombée dans un grand décri, et néanmoins je n’hésite pas à en prendre la défense, et la crois philosophiquement très susceptible d’être défendue. Notez d’abord dans quelle heureuse situation d’esprit la confession place l’homme qui y a recours, et ce que renferme de favorable à son amendement moral le courageux dessein qu’il a pris de faire l’humble aveu de ses fautes. Qu’y a-t-il, après cela, de si déraisonnable à avoir des médecins pour les infirmités de l’âme, comme on en a pour les maladies de l’esprit et du corps ? Que verrait-on de peu sensé à faire confidence de ses torts et de ses faiblesses, dans le secret de la confession, à un vieillard respectable, revêtu d’un caractère sacré ; à un juge indulgent et bon, dont les mœurs, à tous égards, seraient exemplaires ; à un moraliste expérimenté, qui connaîtrait bien le cœur humain, qui saurait l’histoire de toutes les passions, et n’ignorerait aucun des moyens dont on peut user pour en régler, pour en modérer l’empire ? Comment serait-ce manquer de dignité ou de prudence que de consulter ce guide spirituel sur le régime à observer pour se guérir de telle infirmité de cœur par laquelle on se sentirait entraîné au mal avec plus ou moins de violence ? En vérité, il semble difficile de voir dans cette pratique quelque chose de moins naturel et de moins sage que dans l’usage universellement observé d’aller au médecin, quand on a l’esprit ou le corps malades, et de lui faire connaître le mal dont on sent le besoin d’être guéri.

Je sais bien que ce n’est pas tout à fait ainsi que le sacerdoce a toujours envisagé la confession, ni seulement dans ce but qu’il en a toujours fait usage ; mais n’est-il pas vrai que c’en est là la véritable fin ? Peut-on nier qu’il soit possible de l’appliquer à cette fin avec grand profit, et que, pour cela, il suffise de lui donner en effet cette destination et de faire des confesseurs ce que malheureusement ils ne sont pas toujours, à savoir, de bons moralistes, au double point de vue de la pratique et de la théorie ?

Je sais bien aussi ce qu’on a dit de l’usage de faire confesser un sexe par un autre, les femmes par des hommes, de jeunes filles par de jeunes prêtres ; mais c’est là un mal, si mal y a, auquel il ne serait probablement pas impossible de trouver des remèdes, et qui ne tient pas nécessairement à la pratique de la confession en elle-même, pratique qui n’en reste pas moins entre les mains du ministère ecclésiastique un moyen puissant de travailler à la correction des mœurs.

Enfin, l’adoration, la prière, l’invocation, et en général tous les actes par lesquels le prêtre cherche à élever les cœurs à Dieu et à exciter des émotions religieuses, sont un autre moyen qu’il a de nous exciter au bien, et ce moyen, celui de tous qui appartient le plus particulièrement à son ministère, le seul même qui lui appartienne essentiellement, et qui constitue en réalité sa nature, est aussi celui dont il peut obtenir les plus grands effets.

Je n’ignore pas que dans des esprits peu cultivés, ce genre d’excitation peut conduire à des excès déplorables. Qui ne sait quelque chose des crimes qu’est capable de conseiller le fanatisme religieux ? Rien ne serait si aisé que de dérouler ici un long tissu des horreurs que le sentiment religieux a produites. Mais si le sentiment religieux, comme tous nos sentiments et plus qu’aucun autre peut-être, a grand besoin d’être éclairé et réglé, nul doute assurément que, dans des esprits éclairés et contenus, cet ordre d’affections ne produise les effets les plus salutaires ; et quel profit, en effet, n’y a-t-il pas pour la morale à élever l’âme de l’homme à Dieu, à faire remonter l’esprit humain à sa source, à mettre l’intelligence humaine en communication avec cette intelligence universelle qui est empreinte au front des cieux et qui se manifeste avec tant d’éclat dans tous les phénomènes de la nature ? Quel bien n’est-ce pas faire aux hommes que de leur montrer que les bonnes actions sont dans les vœux de cette intelligence, et que la morale la meilleure est la plus selon l’esprit de Dieu, puisqu’elle est visiblement la plus favorable à la conservation, à la dignité, à la perfection de son ouvrage ? Quel service n’est-ce pas leur rendre que de leur montrer cette intelligence amie du bien, et présente dans toute la nature, comme un inévitable témoin, qui voit leurs actions les plus secrètes, qui assiste pour ainsi dire à toutes leurs déterminations, et qui ne peut voir qu’avec déplaisir, non seulement le mal qu’ils font ostensiblement, mais celui qu’ils commettent en secret et jusqu’aux mauvaises pensées qu’ils forment ! Par ce commerce que le prêtre cherche à entretenir, au moyen de l’adoration et de la prière, entre l’entendement de l’homme et cet esprit divin que manifeste toute la création, il éclaire et purifie son âme, il l’élève et la fortifie, il l’entretient et l’encourage.

Je n’ignore pas que des philosophes respectables, animés d’un véritable amour du bien public, ont fort désapprouvé qu’on se servît de ce moyen pour exciter les hommes à se bien conduire, et regardé comme nuisible tout exercice religieux.

Mais je prie de considérer d’abord qu’il n’est pas si aisé que ces philosophes pouvaient le croire de se dérober aux idées de religion. Les esprits qui semblent le moins accessibles aux pensées ou aux affections de cet ordre, ne réussissent pas toujours à s’en garantir, avec quelque attention qu’ils veillent sur eux-mêmes, et quelque soin qu’ils mettent à ne jamais sortir de l’ordre des faits naturels susceptibles d’être observés. J’en ai connu qui regardaient toute idée de religion comme provenant d’un usage déréglé de nos facultés intellectuelles, qui niaient la possibilité de croire ce qu’il est impossible de démontrer, et qui croyaient fermement néanmoins des choses qu’ils déclaraient indémontrables ; qui rejetaient les idées religieuses comme incompréhensibles, et qui croyaient, par exemple, aux naissances spontanées, qu’ils ne comprenaient point et avouaient qu’on ne saurait comprendre ; qui trouvaient peu sensé de croire sans preuve, et qui étaient intimement convaincus, sans pouvoir dire sur quoi s’appuyait leur conviction, que la vie et le sentiment sont répandus dans tous les corps de la nature, même dans ceux où ils sont le moins apparents, et que la création entière est vivante et sensible.

C’est que l’homme, animal essentiellement raisonneur, sinon raisonnable, demeure toujours, et quoi qu’il puisse faire, un être plus ou moins religieux ; c’est que ses persuasions ont deux sources : l’inspiration et l’observation, et que ces deux facultés ne sont pas de même nature et ne se conduisent pas par les mêmes lois. Il est une multitude de choses inadmissibles comme affaire d’observation et de raisonnement, qui sont, comme affaire de sentiment et de foi, d’autant plus admissibles qu’elles satisfont plus heureusement le besoin que nous avons de croire, et qu’il serait impossible d’en démontrer la fausseté. La plupart de nos idées religieuses sont de ce nombre. Il n’y a certes pas à raisonner sur la conception immaculée, et cette idée, que ne peut admettre la raison, n’a rien dont s’effarouchent les imaginations chrétiennes ; bien loin de là, ces imaginations accueillent avec le plus vif attrait l’idée touchante d’une jeune fille, éminemment gracieuse et pure, dont le sein a été fécondé par l’esprit divin. L’idée d’enfants ailés représentant des anges, contraire aux lois ordinaires de la raison, n’offre rien de choquant aux esprits religieux et poétiques. Ces esprits n’ont point d’objections à faire contre l’idée d’un bon génie, d’un ange gardien, d’une intelligence bienveillante et protectrice qui veille à nos côtés, et qui nous avertit du mal où nos mauvais penchants nous entraînent. J’en pourrais dire autant de cent autres conceptions religieuses, que ne sauraient admettre l’observation et le raisonnement, et dont, sans aucun effort, le sentiment et la foi s’accommodent.

Il y a même cela à dire que, quelque progrès que puissent faire les sciences d’observation, les sources de la foi ne seront pas pour cela taries, et la raison en est simple : c’est qu’au-delà des faits sur lesquels peuvent s’étendre les recherches de l’observation, il est un espace incommensurable, nécessairement fermé aux investigations scientifiques, et qui demeure toujours ouvert aux inspirations et aux espérances de la foi ; c’est qu’au-delà des choses expliquées, il y a tout un univers de choses inexplicables, et dont, par sa nature, l’esprit humain sera éternellement préoccupé.

Les sciences se bornent purement et simplement à regarder les choses, à examiner leurs mutuelles relations, à voir dans quel ordre elles se succèdent et s’enchaînent ; mais, après avoir examiné dans quel état elles sont, et quelles lois elles suivent, elles ne leur demandent pas pourquoi elles sont comme elles sont ; pourquoi elles agissent comme elles agissent ; elles n’ont pas la prétention d’aller si avant ; elles ne cherchent point à pénétrer dans leur nature intime ; elles ne s’inquiètent ni de leur origine, ni de leur destination ; bien loin de là, elles font sagement profession de négliger l’étude des causes premières et finales, et posent en principe qu’il n’y a pour elles de découvertes possibles qu’en deçà de ces causes, et dans l’ordre des faits accessibles à l’observation et au raisonnement.

Mais les sciences ont beau avoir raison de dire qu’elles ne s’occupent pas de l’origine et de la fin de l’homme et du monde, il ne s’ensuit pas que ces questions sont dénuées pour nous d’importance et d’attrait, et que nous y pouvons demeurer insensibles. Les sciences ont raison de dire, je l’avoue, que nous ne pouvons rien savoir de la vie, du sentiment, de l’intelligence, séparés de l’homme vivant, sentant et pensant ; elles ont raison de dire que nous ne pouvons absolument rien connaître de la sagesse, de la bonté, de la puissance infinies que la terre et les cieux nous révèlent, hors des phénomènes sensibles où nous les voyons éclater. Mais, de ce que nous ne pouvons observer l’âme de l’homme que dans l’homme animé, ni l’intelligence qui dirige le monde, que dans le monde sensible qui la manifeste à nos yeux, s’ensuit-il qu’il nous est indifférent de savoir si l’âme de l’homme et du monde ne sont rien en dehors des objets matériels où elles se montrent ?

Est-il possible à un homme, je le demande, de voir mourir sa mère, son enfant, sa jeune femme, sans se demander si de ces êtres, qui lui étaient si chers, il ne demeure plus rien que l’enveloppe ; si tout le reste est détruit ; si, tandis qu’aucune molécule de ces corps inanimés ne doit se perdre, ce qui en formait, il y a quelques instants, la partie la plus sensible, celle dont il était le plus vivement impressionné, l’agent inconnu qui animait leurs regards, qui faisait vibrer leur voix, qui faisait mouvoir leurs membres, qui leur donnait sur lui un pouvoir si fort et si doux, est la seule chose qui se soit évanouie ? Est-il possible, d’une autre part, à l’homme juste persécuté, à l’innocent que d’odieux soupçons accablent, leur est-il possible de se voir poursuivis de préventions aveugles, haineuses, implacables, sans lever involontairement les yeux en haut, et sans se demander s’il n’existe pas quelque part une intelligence plus calme, plus éclairée, plus bienveillante, qui soit témoin de la cruelle injustice qui leur est faite, et qui compatisse à leur malheur ? L’expérience atteste qu’en de tels cas et en mille cas pareils, il est presque impossible à l’esprit humain de se passer d’idées religieuses.

Et quel vide, en effet, ces idées ne remplissent-elles pas ! Quel pont heureux jeté sur l’abîme ! Quelle explication satisfaisante des mystères de notre destinée ! Qu’eût-on pu imaginer tout à la fois de plus naturel, de plus plausible et de plus consolant, qu’un système qui place dans l’auteur des mondes notre principe et notre fin, qui fait de nos âmes autant d’émanations de l’esprit divin, destinées à remonter vers leur source ; qui nous associe en quelque sorte à la pensée et au travail de la création ; qui nous représente l’homme comme ayant été placé en ce monde dans un état de nudité, d’indigence et de rudesse, avec la mission de se tirer de cet état, d’honorer sa vie par le travail, par le développement de ses facultés, par l’acquisition de tout ce qui peut la rendre plus douce, plus polie, plus noble, plus digne de la source élevée d’où toutes les existences sont sorties ; qui nous avertit, en même temps, de ne pas concentrer toutes nos affections sur cette vie, destinée à demeurer, malgré tout ce que nous pouvons faire pour l’embellir et la prolonger, si courte, si passagère, si incomplète, si insuffisante, si remplie de mécomptes, si mêlée d’ennuis et de chagrins ; qui nous permet de ne la considérer que comme une transition vers un avenir plus heureux ; qui enfin, en imprimant à notre activité la direction la plus propre à honorer et à charmer la vie présente, a l’avantage encore de nous préparer à cette vie future qui doit en être la récompense et le complément !

Quel est l’homme, l’état, la condition, à qui ces explications ne conviennent ? Combien ne sont-elles pas nécessaires au pauvre pour le consoler, le soutenir, l’encourager ! Au riche, non pour amortir son heureuse activité, mais pour modérer ses désirs, pour remplir le vide que ses biens lui laissent, pour le disposer à les quitter sans trop de regret !

Et puis, à quoi ces idées peuvent-elles nuire, et quel sujet les peuples de notre temps, des peuples amis du travail et de l’étude, auraient-ils de s’en effrayer ? Peuvent-ils craindre que la foi ne nuise aux mouvements de l’industrie et au progrès des sciences ? Comment l’artisan sublime de la main de qui les mondes sont sortis, et qui leur a imprimé une activité si inépuisable et si féconde, pourrait-il être ennemi du travail ? Comment l’auteur de toute intelligence pourrait-il voir avec peine les hommes devenir intelligents ? Le moyen de ne pas voir, au contraire, en comparant l’état où il nous avait livré le monde et l’état où il a permis que nous le missions, l’état où nous étions à l’origine des choses et l’état où nous sommes parvenus, qu’il a voulu nous associer à son œuvre, et, loin de nous interdire l’exercice de nos facultés, nous faire une loi de leur culture et de celle du monde qu’il nous avait livré ?

On craint que la foi ne nuise à la raison, que l’esprit religieux n’altère l’esprit scientifique, que le réveil des croyances n’arrête le progrès des connaissances dues à l’observation. Je sais qu’il pourrait y avoir là un danger grave ; mais il suffit, pour prévenir ce danger, de maintenir exactement, chacun dans leur domaine, l’esprit religieux et l’esprit scientifique, les sciences et la religion. Naturellement, et à bien prendre les choses, les idées religieuses ne sauraient nuire aux sciences, puisqu’elles ne sont pas le produit des mêmes facultés, et ne se développent pas dans la même sphère ; puisqu’elles sont l’ouvrage de la foi, tandis que les sciences sont l’ouvrage de l’observation et du raisonnement ; puisqu’elles roulent sur des questions qui sortent de l’ordre des faits observables, tandis que les sciences font profession de se renfermer avec scrupule dans l’étude des choses qui sont du domaine de l’observation.

Il pourrait arriver, il est vrai, que tandis que certains philosophes prétendent appliquer le raisonnement aux choses religieuses, des théologiens, par un abus inverse, voulussent décider des questions scientifiques par les lumières de la foi, contester au nom de la religion des vérités établies par l’expérience, des choses d’observation et de raisonnement, des points d’histoire par exemple, des questions de chronologie, de politique, d’astronomie, de morale, de philosophie, d’économie politique. Il y a eu mille exemples de cela, depuis le temps où Galilée, à genoux devant l’inquisition de Rome, était obligé de nier, contrairement à la vérité matérielle et à ses plus fermes convictions, le mouvement de la terre, que Copernic avait établi, jusqu’à l’époque plus rapprochée de nous, où les doctrines les moins contestables de la géologie étaient traitées d’athées et excommuniées par l’orthodoxie anglicane, ou, jusqu’à celle toute récente, où l’on voyait en Angleterre le sentiment religieux pousser, sur certaines questions économiques, à des solutions véritablement insensées. Or, c’est là, sans contredit, un abus de la nature la plus grave. Autant il serait peu sage que la science voulût décider des choses appartenant à l’ordre surnaturel, autant il l’est peu que l’orthodoxie religieuse prétende faire intervenir la foi dans des questions de pur raisonnement, dans des choses naturellement livrées aux disputes des hommes, et dont la solution doit varier à mesure que l’expérience permet de les concevoir d’une manière plus sensée. Il est absolument impossible de subordonner la marche des sciences aux enseignements de la religion, ou, si l’on veut, aux enseignements de ses interprètes, naturellement susceptibles d’erreur. On sait assez, sans que je le dise, le mal qui a été fait quand on a voulu soumettre les choses de science aux décisions de la foi ; les obstacles infinis qui ont été mis par là aux progrès des sciences ; les inimitiés redoutables qui ont été suscitées à la religion. Si le protestantisme a mérité de trouver des sectateurs, c’est moins à cause de la supériorité de ses croyances religieuses, qu’à cause de la supériorité de ses doctrines sociales : c’est qu’il soutenait en principe la liberté d’examen, et qu’en dehors de la religion, il devenait ainsi favorable aux progrès et aux améliorations de toute espèce. On eût probablement respecté l’unité et la fixité des dogmes catholiques, si le catholicisme avait eu la prudence de se renfermer dans les choses de la foi. Ce qui soulevait contre lui, c’était son intrusion dans la plupart des sciences humaines, et sa prétention de les contraindre, en beaucoup de choses, à régler leur enseignement sur des interprétations plus ou moins exactes des livres saints. C’est encore là que serait pour lui le danger le plus grave. S’il n’y a nullement à s’inquiéter de ses croyances véritables, qui, par cela même qu’elles sont divines, ne sauraient contrarier dans aucune science la vérité des faits naturels, il y aurait fort à s’inquiéter de toute prétention qui tendrait à opposer, sur quoi que ce soit, ses enseignements à ceux de l’expérience, et il n’est pas moins fâcheux, en général, de voir la religion empiéter sur le domaine des sciences, que de voir la philosophie s’ingérer dans des questions de foi. Mais si chacune de ces choses se renferme exactement dans sa sphère ; si la religion se borne à parler des choses surnaturelles, et la science des choses d’observation, la science n’aura pas plus à souffrir des décisions de la religion que la religion des recherches scientifiques. Rien n’empêchera que, dans le temps où la religion nous entretiendra de ses persuasions et de ses espérances relativement aux choses de l’autre vie, la science, sur les affaires de ce monde-ci, ne se livre à toute l’activité de ses recherches. Il n’y aura pas plus d’opposition entre la religion et les sciences qu’il n’en existe entre les sciences et la poésie. Le même siècle pourra être simultanément religieux et philosophique, le même homme savant et pieux. Il n’y aura plus à demander puérilement si Pascal n’était pas fou quand il a écrit ses Pensées, et si tout ce qu’il a dit sur la religion n’est pas d’une date postérieure à la chute du pont de Neuilly ; il n’y aura plus à s’étonner de voir Newton commenter l’Apocalypse, et de très grands savants, dans l’acception du mot la plus philosophique, être accessibles aux émotions les plus vives de la religion, et se montrer aussi éminents par la foi que par la doctrine. Il suffira, pour trouver ces choses très conciliables, de ne pas perdre de vue que l’homme doit ses croyances à ses sentiments de foi, tandis que l’observation et le raisonnement sont la source de toutes ses connaissances positives.

Non seulement la religion, quand elle est fidèle à sa nature et qu’elle se renferme dans les choses de l’ordre surnaturel, ne met point d’obstacle au progrès des sciences ; mais il semble qu’elle devrait concourir à leur avancement. Elle développe en nous, en effet, des facultés qui ne peuvent qu’être très favorables à la puissance de leurs investigations et au succès de leurs expériences ; elle excite d’autant plus vivement notre esprit, qu’elle dirige son activité vers un ordre de recherches où la vérité, qu’il croit saisir, est plus difficile à atteindre, et elle lui fait acquérir dans cette poursuite une sagacité et une force qui, appliquées ensuite à des sujets d’une nature moins impénétrable, lui permettent de les pénétrer profondément. Voilà peut-être ce qui explique comment de certains hommes ont montré pour les sciences un génie d’autant plus extraordinaire que leur esprit, d’un autre côté, était plus éminemment religieux ; et qui sait s’il n’a pas fallu que Newton fût capable de commenter l’Apocalypse, pour qu’il le fût de découvrir la loi de la gravitation universelle, et d’expliquer le système du monde ?

Il faut ajouter que la religion, à qui l’on peut attribuer l’heureux effet de donner de la pénétration et de la vigueur à l’esprit scientifique, est particulièrement propre, d’un autre côté, à animer, à faire vivre le génie des beaux-arts. Il est, en effet, dans sa nature d’entretenir le goût du merveilleux. Elle fait disparaître, en quelque façon, le monde visible pour rendre présent et visible le monde surnaturel. C’est dans les temps où elle exerce le plus d’empire, que tout ce qui est moral revêt des formes sensibles ; qu’on réussit le mieux à personnifier les sentiments et les passions, à les représenter sous des formes élevées et pures, à concevoir et à rendre le beau idéal. C’est une observation que justifie toute l’histoire ; et, en effet, ce fut toujours aux époques où un ordre quelconque d’idées religieuses domina les esprits avec une certaine puissance, que les beaux-arts furent le plus féconds et se distinguèrent le plus par la perfection de leurs ouvrages. Mais c’est là une vérité si connue, qu’elle mérite à peine d’être notée.

Ajoutons encore, en revenant à des réflexions qui se lient d’une manière plus directe à l’objet de ce chapitre, que la religion qui, bien entendue, ne met obstacle à aucuns progrès, est particulièrement favorable à ceux de la morale. Je ne dis pas qu’elle la perfectionne comme science : ceci serait plutôt l’affaire de l’observation et du raisonnement ; mais elle ajoute, sans contredit, une haute sanction à ses préceptes, et peut contribuer puissamment à les faire observer.

Il y a visiblement dans le monde deux forces, deux principes qui, sous des noms divers, se combattent depuis l’origine des temps : le principe du bien et celui du mal, de l’ordre et du désordre, du vice et de la vertu, Arimane et Oromaze, Dieu et Satan. L’action de ces deux principes contraires est manifeste dans toute la création ; ils y sont dans une lutte éternelle, heureusement inégale, il est vrai, mais persistante ; ils se disputent ouvertement le monde, qui appartient de plus en plus au génie du bien ; ils se disputent surtout le cœur et l’esprit de l’homme, celle des forces vivantes de notre planète qui y exerce l’action la plus puissante, la plus élevée, la plus étendue. Eh bien ! le ministère de la religion est essentiellement de nous entretenir de cette lutte toujours ouverte et de s’efforcer de nous conquérir de plus en plus au bon principe, à l’esprit vivifiant et conservateur, à l’esprit de lumière, d’ordre, de justice, de bonté, de pureté. Elle nous enseigne que la force qui vit au dedans de nous doit nécessairement appartenir au bon ou au mauvais esprit, à Dieu ou au diable, et elle demande comment celui dont l’esprit s’est corrompu, et qui, en mourant, n’a plus à exhaler qu’une âme impure, peut raisonnablement espérer que son âme aille se joindre à Dieu ? Elle proclame que cette âme appartient naturellement au principe qui l’a conquise, qu’elle est de droit à Satan, et il est difficile que cette induction si naturelle et si plausible n’inquiète pas, à son lit de mort, l’homme qui se sent coupable, et que, durant sa vie, elle n’agisse pas sur nous comme frein.

La religion d’ailleurs a cet avantage, qu’elle nous pousse au bien par des motifs supérieurs aux considérations ordinaires, et qui nous honorent davantage à nos propres yeux. Elle donne du désintéressement, de la dignité, de l’élévation aux caractères. Elle attaque le vice à sa source, et s’efforce surtout de purifier les cœurs : la crainte du blâme public, celle des châtiments que la loi prononce, peuvent corriger la partie extérieure et ostensible de notre vie, mais non pas nos mauvaises inclinations secrètes : la religion seule descend au fond des cœurs, et demande que leurs affections soient pures. Il n’y a point à feindre devant Dieu : le monde, la loi sont obligés de se contenter de semblants ; ils n’ont rien à dire d’un homme quand tous ses dehors sont honorables ; mais cela ne suffit point à la religion ; elle exige de lui qu’il soit véritablement bon, et ne s’en tienne pas seulement aux apparences ; la religion seule peut répondre qu’un honnête homme en apparence n’est pas un hypocrite en réalité : la sincérité des sentiments religieux répond de la sincérité de tous les autres.

Que si elle purifie ainsi le fond des cœurs et influe si heureusement sur les habitudes personnelles, combien, d’un autre côté, n’est-elle pas favorable à la morale de relation ! Je ne saurais finir sans faire remarquer à quel point est conciliatrice et civilisatrice l’idée d’un Dieu père commun de tous les hommes, au sein duquel tous les cœurs peuvent se rencontrer, que tous les hommes invoquent ensemble, à qui ils demandent de les pardonner comme mutuellement ils se pardonnent ; et combien ce centre d’union élevé et tout-puissant est particulièrement nécessaire dans des temps comme les nôtres, dans des temps d’agitation et de troubles civils, au milieu du chaos des idées et du choc de tous les systèmes.

Ainsi la culture des principes religieux, qu’on a représentée tour à tour comme inutile, comme dangereuse, comme funeste, peut avoir, pourvu qu’on ait la sagesse de laisser la religion dans son domaine, et qu’on ne prétende pas subordonner la raison à l’inspiration et opposer la foi à la science, peut avoir, dis-je, toute sorte d’effets heureux.

Après cela, examinerai-je si cette culture est absolument indispensable, et si, comme on l’a hardiment affirmé, nous ne pourrions pas nous passer de religion tout aussi bien que certains peuples des îles du grand Océan ?

Il est possible, à la rigueur, de se passer de beaucoup de choses : un sourd, un aveugle, un paralytique, se passent des sens de l’ouïe, de la vue, du toucher ; il est des personnes à qui manque tout à fait le sens de la musique ; d’autres qui n’ont pas le sens de la poésie : pourquoi ne pourrait-on pas se passer aussi du sens des croyances et des affections religieuses ? Rien, il faut l’avouer, ne serait moins difficile, dans notre pays surtout, que de trouver des hommes à qui manque le sens de la religion, et qui ne croient pas pour cela que leur existence soit incomplète, qui ne paraissent nullement sentir la privation de ce sens-là.

On ne peut donc pas dire qu’il soit matériellement indispensable. Et néanmoins, qui pourrait nier qu’il n’y eût un immense désavantage à être inaccessible à toute idée comme à toute émotion religieuse, et qu’étouffer ou laisser périr cet ordre de sentiments dans l’homme, ce ne fût lui faire subir une très grave mutilation ? La nature ne nous a point donné de facultés inutiles. Toutes ont besoin d’être réglées, mais toutes sont bonnes à quelque chose, et les affections religieuses plus que d’autres, pourvu qu’elles soient sagement contenues et dirigées.

Sachons donc rendre hommage au ministère élevé des hommes qui les cultivent, et convenons, malgré d’anciens préjugés philosophiques, heureusement affaiblis, et remplacés par des dispositions d’esprit plus éclairées et plus bienveillantes, que le sacerdoce mérite de trouver place dans l’économie sociale, et d’y occuper un rang éminent. Il est essentiel seulement d’y marquer exactement sa place, et, en déterminant avec soin son véritable objet, d’empêcher qu’il ne devienne nuisible. Le discrédit où il était tombé était moins venu du ministère lui-même que de ce qu’à diverses époques on avait méconnu sa vraie nature, et de ce qu’en se trompant sur son objet, on avait pu le rendre hostile aux sciences et ennemi des progrès de la société.

Évitons aussi de tomber dans un autre excès au sujet du sacerdoce, et, tandis que les uns le proscrivent parce que son objet est vain et que toute religion est chose factice, n’allons pas le proscrire, d’un autre côté, parce que la religion est chose naturelle, et que nous naissons tous prêtres, suivant Tertullien. Nous naissons tous prêtres, sans doute ; mais nous naissons tous artistes aussi : faut-il en inférer que les artistes de profession soient inutiles ? Ne concluons donc pas de ce que l’homme est naturellement religieux, que la société peut se passer de prêtres. La société a besoin de prêtres pour cultiver le penchant des hommes à la religion, comme elle a besoin de savants pour développer leur disposition à l’étude des sciences, comme elle a besoin d’artistes pour perfectionner leur goût pour les arts. Les affections religieuses ont beau être naturelles, il ne s’ensuit pas qu’on peut les laisser se former à l’aventure, et qu’elles se développeront et se perfectionneront d’elles-mêmes sans que personne fasse de leur culture l’objet d’un travail particulier. Ces affections, si naturelles, sont peut-être, de toutes, celles dont l’éducation est la plus difficile ; et le sacerdoce, habilement et dignement exercé, était, dans le nombre des arts que l’économie sociale embrasse, un de ceux dont la société pouvait le moins se passer.

Je n’étendrai pas davantage ces réflexions : elles suffiront, j’espère, pour faire comprendre la vraie nature du sacerdoce, et l’influence salutaire qu’il est susceptible d’exercer sur la société. On voit qu’il est possible de le faire entrer dans l’économie sociale d’une manière très naturelle, très philosophique, et non seulement sans que les sciences en éprouvent aucune lésion, mais avec grand profit pour elles comme pour tous les travaux qu’embrasse l’économie de la société. Reste à examiner quelles sont les conditions de sa puissance, et quelle application peuvent recevoir dans le ministère ecclésiastique les divers ordres de moyens sur lesquels se fonde la libre action de tous les arts.

CH. DUNOYER.

 

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[1] Nous extrayons ce travail, avec l’agrément de notre collaborateur M. Dunoyer, du troisième volume de l’ouvrage sous presse qu’il va très prochainement publier, et que nous avons déjà annoncé sous ce titre : De La LibertÉ Du Travail, ou Simple exposé des causes sous l’influence desquelles les hommes parviennent à user de leurs forces avec le plus de puissance.

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