Des associés aux Éphémérides (18 novembre 1765)

22 Novembre 1765.


N°VI.  

DES ASSOCIÉS AUX ÉPHÉMÉRIDES.

Quid ego & populus mecum desideret audi.

Hor.

En formant le dessein de publier un ouvrage périodique, moral et critique, sur le modèle du Spectateur Anglais, et sous le titre d’ÉPHÉMÉRIDES DU CITOYEN ou CHRONIQUE DE L’ESPRIT NATIONAL, nous avions senti que l’obligation de remplir chaque semaine deux feuilles entières d’idées patriotiques et de maximes instructives, sous une forme amusante, au gré des Français, et surtout des Françaises, serait pour un seul écrivain une tâche trop pénible et trop difficile à remplir : nous avions compté sur des secours de plusieurs espèces, entre autres, sur l’émulation d’une partie de nos lecteurs : il serait difficile que nous fussions trompés dans cette espérance.

La nation française possède encore beaucoup plus qu’on ne l’imagine au premier coup-d’œil, de cœurs vraiment sensibles aux traits de la vertu, d’esprits éclairés sur les intérêts de la nation, et de plumes capables de traiter, avec autant d’agrément que de solidité, les matières les plus importantes de la morale et de la politique : mais le goût du siècle présent se refuse à la production et à la lecture des grands ouvrages. Nous en rechercherons un jour les causes, et nous examinerons si c’est à l’avantage ou au détriment du bien public. L’objet intéressant était de se prêter provisoirement à l’esprit du jour, pour sauver promptement d’un naufrage presque général, le plus qu’il sera possible, de ces réflexions précieuses, qu’inspire au citoyen éclairé un zèle ardent pour la gloire et pour le bonheur de la nation. Nous avons cru qu’il fallait ouvrir un dépôt public, où les productions les plus légères, les observations, même les plus simples, puissent être accueillies dès qu’elles auront le mérite du patriotisme.

Nous nous sommes empressés de donner les premiers exemples, presque assurés qu’ils seraient suivis ; et déjà nous avions préparé nos invitations lorsqu’elles ont été prévenues par une lettre qui nous annonce plus de succès que nous n’avions droit d’en attendre au commencement de notre entreprise. Nous ne perdons pas un moment pour la publier, avec notre réponse aux questions qu’elle renferme.

 

LETTRE.

 

Monsieur le citoyen,

Nous sommes trois amis qui vous écrivons en société ce que vous allez lire, nous vous l’adresserons sous l’enveloppe de votre libraire, parce qu’aucun de nous ne sait ni votre nom, ni votre demeure, ni rien de ce qui vous concerne. Nous soupçonnons seulement que vous êtes l’auteur de plusieurs ouvrages anonymes, qui ont paru depuis cinq ou six ans sous divers titres, mais avec une liberté de penser et d’écrire, qui vous caractérise, peut-être, plus que vous ne croyez. Quoi qu’il en soit c’est dans votre prochaine feuille que nous espérons voir votre réponse. Nous garderons vis-à-vis de vous l’incognito que vous gardez vis-à-vis du public.

Nous ne vous demandons pas si vous comptez faire seul et longtemps les Éphémérides sur le ton que vous avez débuté, nous savons bien que c’est une chose impossible. Le Spectateur Anglais est l’ouvrage d’une société de gens de lettres ; Adisson et Richard Steele n’auraient pu seuls y suffire, quelque vaste que fût leur génie : mais nous voulons savoir si vous admettrez indifféremment tous ceux qui se présenteront pour fournir des matériaux à votre ouvrage, parce que nous aurions dessein d’y concourir tous les trois de notre mieux.

Rien n’est plus louable en effet aujourd’hui dans les Français, que l’émulation d’imiter les Anglais en ce qu’ils ont de meilleur : on les copie tant tous les jours en ce qu’ils ont d’indifférent, et même de mauvais, à leur propre jugement ! Car ils conviennent de bonne foi qu’ils ont leurs travers comme les autres : il n’est point d’homme ni de peuple qui n’en ait. Il serait bon que nous pussions produire une feuille morale et politique, qui pût entrer en comparaison avec les feuilles anglaises, nous qui avons donné les premiers l’idée des journaux et des ouvrages périodiques. Ce ne sont pas certainement les objets qui nous manquent, nos opinions et nos usages présentent une riche moisson à la critique.

Cependant vous savez qu’on a tenté plusieurs fois l’exécution de ce dessein, sans avoir jamais eu de succès dont les auteurs et la nation puissent être absolument satisfaits : c’est à vous à bien étudier les raisons qui ont fait échouer vos précurseurs, et à vous donner de garde de ces écueils ; le pire de tous serait la manie de rejeter les secours qui vous seront offerts. Ceux que nous vous proposons sont propres à jeter dans votre chronique une variété dont elle a besoin pour se concilier les suffrages d’un public aussi léger que le nôtre.

Nous sommes tous les trois bons citoyens d’esprit et de cœur : c’est ce qui nous a liés d’une amitié très étroite ; c’est ce qui nous rend vos écrits agréables ; et c’est aussi ce qui nous engage à vous offrir notre association aux Éphémérides. Mais à cette qualité près, nos inclinations, notre manière de vivre, nos études et nos opinions sont totalement différentes ; en sorte que notre société, quelque peu nombreuse qu’elle soit, renferme néanmoins et le milieu et les deux extrêmes.

L’un de nous trois est une espèce de philosophe élevé loin du monde, qui passa dans la retraite les premières années de sa vie. Consacré de bonne heure et sans retour à une profession grave, il s’est occupé longtemps des ouvrages les plus sérieux, et des études les plus abstraites. Obligé, par état pendant quelques années, d’approfondir les sciences exactes et celle des dogmes de la religion, il a fini par s’attacher d’inclination à la morale, et surtout à la politique ; il aime la solitude de son cabinet, et trouve mille délices dans le commerce des morts illustres, anciens et modernes, qu’il regarde comme les vrais précepteurs du genre humain : de Platon, de Plutarque, de Cicéron, de Sénèque, de Locke, de la Bruyère, de l’abbé de Saint-Pierre et de Montesquieu : il s’occupe sérieusement de tous les livres nouveaux étrangers ou nationaux, qui traitent de tous les objets de l’administration et des principes du gouvernement. Libre dans ses opinions, et peut-être trop peu ménagé dans ses expressions, il ne respecte aucun préjugé, aucune erreur, aucun vice, sitôt qu’ils lui paraissent tendre au détriment de la chose publique. Il pousse, quelquefois, au jugement de ceux qui l’entendent, les sentiments patriotiques jusqu’au fanatisme, et ses vœux en faveur de la prospérité nationale jusqu’à la chimère.

L’enjouement et la vivacité se peignent sur la figure de l’autre : il aime les sociétés choisies, les repas délicats, les conversations amusantes ; il apprend et raconte volontiers les nouvelles publiques et les anecdotes du jour ; se permet le persifflage et les railleries malignes, fait quelquefois des vers, lit des contes, des brochures, tous les romans, tous les journaux, et prend plaisir surtout aux pièces de théâtre : attendri jusqu’aux larmes aux tragédies, par les sentiments de la bienfaisance et de la générosité ; transporté d’une joie folle aux comédies, par les propos ou par les situations plaisantes ; s’inquiétant peu des événements, et prenant le temps comme il vient ; du reste, attaché par un goût vif et naturel à son prince dont il est peu connu, et à sa patrie, pour laquelle il travaille en s’amusant, sans avoir jamais reçu de récompense, et sans en attendre.

Le troisième partage son temps entre les affaires et l’étude de l’histoire : une facilité naturelle le rend propre, dit-on, à réussir dans l’un et l’autre genre. En affaires, il a le coup-d’œil assez juste, saisit promptement le nœud des difficultés, et rend ses idées avec précision, écrit avec ordre, et va droit au but, sans s’amuser aux minuties. Il ne manque pas d’occupation, et cependant il n’a jamais eu de procès ; probablement il n’en aura jamais pour lui-même. Il n’est point membre de la justice : c’est par amitié, par condescendance, par une haine naturelle de la chicane, et par goût pour la défense du bon droit, qu’il conseille très gratuitement ceux qui le demandent : soutenant, quand il le faut, les avis qu’il a donnés, quelque travail qu’il lui en coûte, pour en procurer le succès. En histoire, il a pour lui une mémoire des plus heureuses, et plusieurs années d’études assidues, avec une méthode qui range à mesure chaque chose à sa place. Mais son système est que le patriotisme doit être le flambeau de l’historien dans ses recherches, et son unique but dans la rédaction de ses ouvrages. On a cru, dans un de ceux qu’il avait entrepris, qu’il se hâterait de flatter la vanité, ou d’amuser la curiosité frivole. Il a ri de ces espérances, et se donne le temps d’approfondir la connaissance des usages et des mœurs antiques et modernes, comparés entre eux, et mis au creuset du véritable esprit citoyen.

Vous serez peut-être étonné qu’avec des inclinations, des études et des passe-temps si différents, nous soyons néanmoins parfaitement liés : il est vrai cependant que l’intimité de cette union est au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer ; et c’est, par parenthèse, une chose rare en nos jours, où la mode de s’isoler devient de jour en jour plus générale.

Nous avons donc résolu de fournir à frais communs des matériaux à vos Éphémérides. Le philosophe vous promet des réflexions morales, des vues politiques, des extraits, des comparaisons, des apologies, des réfutations sur les opinions vraies ou erronées, sur les maximes utiles ou dangereuses. Le littérateur vous fournira quelques critiques légères des travers, des préjugés et des ridicules du jour, des mémoires pour la chronique, du goût, de la mode et du bel esprit national. L’historien enfin vous communiquera des observations sur la naissance, l’accroissement, la décadence des empires, sur la législation des peuples divers, sur leur culture, sur leur commerce, sur leur puissance militaire, sur leurs richesses, leurs vertus, et leurs vices ; le tout revu par nous et souvent fondu ensemble dans notre petit comité littéraire, et patriotico-philosophique.

Vous êtes libre d’accepter ou de refuser l’offre de notre association, comme aussi nous serons libres de remplir nos promesses dans le temps et sous la forme qu’il nous plaira ; nous sommes Français et ne voulons ni gêne ni contrainte. Vous refondrez, s’il le faut, à votre guise, les mémoires que nous vous aurons envoyés, et vous annoncerez, si vous le trouvez bon, qu’ils auront été fournis par :

La société des trois amis.

 

 

RÉPONSE.

Nous recevrons toujours, avec le plus grand plaisir et la plus vive reconnaissance, les mémoires qui nous sont annoncés par la société des amis. Nous supplions les citoyens qui s’intéresseront aux ÉPHÉMÉRIDES, d’imiter un si bel exemple. Le travail le plus léger pourra suffire avec du zèle et des lumières. Les plus simples réflexions, des exemples, des vues et des idées, seront une récolte précieuse pour nos feuilles ; tout ce qui tend à réformer ou à épurer l’esprit national, et à rendre le patriotisme plus ardent et plus efficace, appartient à cet ouvrage : c’est un vrai larcin fait au bien public que de nous en priver, quand on peut, sans gêne et sans contrainte, nous en faire jouir ; et par nous, le public vraiment citoyen.

La société des trois amis paraît composée de manière à fournir aux ÉPHÉMÉRIDES les ressources les plus abondantes, les secours les plus utiles et les plus variés. Nous espérons que le philosophe politique et moral voudra bien tempérer en notre faveur la vivacité de son zèle patriotique, qu’il mettra de la douceur dans ses critiques, et des ménagements dans ses expressions. Il sait mieux que nous, sans doute, combien la vérité la plus utile a souvent d’ennemis puissants à redouter ; combien les préjugés ont de protecteurs accrédités, les erreurs les plus absurdes et les plus funestes, de protecteurs intéressés à les défendre. Il faut les combattre sans les irriter ; et le grand art est de les forcer eux-mêmes à rendre hommages aux solides maximes du patriotisme, ou du moins à ne pouvoir élever contre ses raisons aucun reproche coloré de prétextes plausibles.

Nous prions le littérateur, répandu dans les sociétés du monde, d’observer que nos feuilles sont principalement destinées à cette partie du public qui se pique encore de penser, et qui n’est pas entièrement dévouée aux frivolités et à l’inconséquence de notre siècle. Les portraits les plus agréables et les plus ressemblants peuvent amuser la curiosité maligne ; mais ils ne conviennent plus aux ÉPHÉMÉRIDES, s’ils ne sont propres qu’à tourner en ridicule le peuple, ses usages, ses opinions et ses mœurs, sans espoir de corriger l’esprit national.

Les tributs que s’impose, en notre faveur, l’historien, peuvent être offerts et acceptés en tout temps, avec moins de circonspection et de danger : il est permis de rendre justice aux morts, et de peindre, avec une force naïve, les fautes et les vices des peuples qui n’existent plus. Chercher, par préférence dans les annales des nations, ce qui peut être intéressant pour le citoyen qui veut s’instruire, c’est étudier l’histoire de la manière la plus glorieuse pour un homme de lettre, et la plus avantageuse pour notre ouvrage, quand on daigne y concourir.

Nous ne manquerons jamais de faire honneur aux trois amis de toutes les idées qu’ils nous auront fournies : nous en userons de même pour tous les citoyens qui voudront, à leur exemple, s’associer aux travaux des Éphémérides.

A propos de l'auteur

Après plusieurs écrits intéressants sur les questions d’administration et d’économie politique, Nicolas Baudeau (1730-1792) a rejoint le groupe physiocratique pour devenir l’un de ses plus zélés interprètes et propagandistes. Si sa ferveur a parfois été jugée maladroite, ses écrits et sa pensée n’en recèlent pas moins d’étonnantes richesses.

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