Des causes qui ont influé sur la marche de la civilisation dans les diverses contrées de la terre

Des causes qui ont influé sur la marche de la civilisation dans les diverses contrées de la terre, par Hippolyte Passy (Journal des économistes, mai 1844).


DES CAUSES QUI ONT INFLUÉ SUR LA MARCHE DE LA CIVILISATION DANS LES DIVERSES CONTRÉES DE LA TERRE.

 

Cet article est extrait d’un Mémoire lu par M. Passy à l’Académie des sciences morales et politiques au commencement du mois dernier. L’auteur, en recherchant à quelles causes il faut attribuer l’inégalité des progrès de la civilisation dans les différentes contrées du globe, a traité la question dans toute son étendue. Après avoir examiné s’il existe entre les races humaines des inégalités natives d’intelligence et de raison, il s’est occupé de marquer quelle part d’influence les lois et les institutions ont exercée sur le développement des sociétés. Nous ne donnons ici que la partie du travail qui se rapporte à l’action des circonstances de lieu et de climat. Celle-ci rentre complètement dans le cadre des études économiques ; et d’ailleurs, les conclusions générales qui la terminent suffisent pour donner une idée générale des opinions énoncées sur l’ensemble du sujet.

Voici ce que dit M. Passy des causes locales qui ont différencié la marche et les formes de la civilisation dans les diverses contrées de la terre.

Les faits de l’ordre physique qui influent sur la marche de la civilisation et ont rendu ses progrès inégaux dans les diverses contrées du globe, sont nombreux et divers. Tous cependant, dans leurs effets, aboutissent à faciliter ou à contrarier

1° L’agglomération des populations ;

2° L’exercice du commerce et de la navigation ;

3° La division des occupations et l’activité du travail.

Aussi est-ce dans leurs rapports avec ces trois sources principales de la prospérité humaine que nous allons les examiner, et il nous sera facile de montrer combien a été circonscrite la zone territoriale où la civilisation a rencontré jusqu’ici toutes les conditions dont elle avait besoin pour étendre graduellement ses conquêtes.

Les avantages attachés à la multiplication et à l’agglomération des populations ne sauraient être mis en doute. On sait que les hommes ne s’éclairent et ne se policent que par le contact avec leurs semblables. Tant qu’ils restent épars sur le sol, ils végètent dans l’ignorance et la pauvreté. Ce n’est qu’à mesure qu’ils se rapprochent que leur condition s’adoucit. Alors s’établissent entre eux des communications qui étendent et rectifient leurs connaissances. Alors aussi l’échange des produits dont ils disposent, en permettant la division du travail, en accroît la puissance, et plus les populations s’amassent et se concentrent, plus elles croissent en activité et en intelligence.

Aussi est-ce à l’établissement des villes que les sociétés sont redevables de tous les avantages qu’elles ont acquis. Dans les villes, tout tend à imprimer aux esprits comme aux bras une impulsion vive et féconde. Des consommations considérables y appellent les industries les plus diverses à augmenter leurs forces productives ; l’accumulation des richesses y invite les arts à diversifier, à perfectionner leurs créations ; des rivalités de rang, de fortune, de profession, y excitent chacun à tirer tout le parti possible de ses facultés ; les villes sont le foyer où se déploient tous les talents, où fermentent toutes les activités, toutes les ambitions dont le succès assure le développement de l’ordre social, et la civilisation ne fleurit que grâce aux progrès qui s’accomplissent dans leur sein.

Mais les villes ne trouvent pas dans tous les pays les mêmes facilités d’établissement. Tout dépend à cet égard des moyens de subsistance dont jouissent les populations, et rien n’a été moins également distribué sur le globe. S’il est des régions d’une admirable fertilité, il en est aussi dont le sol ne rétribue qu’avec peine les labeurs de l’homme, d’autres même où il est d’une invincible stérilité, et de là, pour les peuples, des conditions d’existence dont la diversité a dû différencier leurs destinées.

Comment la civilisation, par exemple, aurait-elle pu fleurir dans les vastes régions qui avoisinent les pôles ? Les céréales n’ont pas le temps d’y mûrir dans l’intervalle des hivers, et l’homme n’y subsiste que des fruits incertains de la chasse et de la pêche. Aussi les populations reléguées dans ce triste séjour n’ont-elles pu sortir de l’enfance : divisées en petites tribus dont toute l’activité suffit à peine à les préserver des atteintes meurtrières du froid et de la faim, il leur est impossible de croître en nombre et de se concentrer sur aucun point. C’est le climat même qui, en ne leur permettant d’autres occupations que celles de la vie sauvage, les condamne à en garder l’ignorance, la faiblesse et les souffrances.

La stérilité dont les extrémités du globe sont frappées atteint aussi une partie des contrées équatoriales. Sous un ciel trop ardent, les terres ne se prêtent à la culture que dans les lieux où la présence des eaux entretient la végétation. Autant les vallées sont fertiles, autant le sol brûlé des plateaux est rebelle aux efforts de l’homme. Partout, dans la partie du continent comprise entre les tropiques, existent de vastes espaces où la difficulté d’obtenir des récoltes prévient ou limite l’agglomération des populations.

Il y a enfin, sous toutes les températures, des régions où la constitution même du territoire suffit pour arrêter tout développement social : ce sont celles où la vie pastorale est seule possible. Sur les immenses et froids plateaux de l’Asie centrale, comme dans les déserts de la Perse, de l’Arabie et de l’Afrique, la terre ne produit que des herbes ou des buissons clair-semés, et l’homme n’a pour subsister que le produit des troupeaux qu’il conduit, de place en place, dévorer de rares et maigres pâturages. Là, encore, la civilisation n’a pu prendre son essor. Ce n’était pas dans l’isolement de la famille ou de la tribu que des hordes nomades pouvaient acquérir la richesse et la science. Confinées dans un cercle étroit d’occupations uniformes, appelées à des luttes continuelles, elles s’en sont tenues au peu d’industries que réclamait leur genre d’existence. Vainement le monde a-t-il marché autour d’elles, vainement, même à diverses reprises, ont-elles subjugué des nations agricoles, rien des arts et des connaissances qu’elles ont trouvés, et même parfois cultivés avec succès dans leurs nouvelles possessions, n’a pu refluer et s’enraciner dans leur propre pays : telles étaient les races scythiques aux époques les plus anciennes, telles sont encore de nos jours les populations qui ont recueilli leur héritage.

Ce n’est pas qu’il n’y ait, de loin en loin, des espaces cultivables dans les contrées vouées au régime pastoral, et qu’elles ne renferment un petit nombre de villes. Mais ces villes ne sauraient offrir à la civilisation des asiles où elle puisse avancer en liberté. Outre le peu de terres fertiles dont leurs habitants disposent, les tribus errantes qui les environnent les tiennent dans une sorte de captivité, et ce n’est souvent qu’avec peine qu’ils préservent leurs champs des dilapidations qui les menacent sans cesse.

Les faits que nous venons de mentionner montrent assez quelle influence la nature du terrain qu’elles occupent exerce sur la destinée des sociétés. Sans récoltes abondantes, pas de villes où puissent se réunir et subsister des masses de population, et sans villes pas de progrès d’aucune sorte. Ainsi s’explique l’état stationnaire d’une foule de contrées. La civilisation n’y fleurit pas, parce que la rareté des subsistances en contraint les habitants à demeurer disséminés sur de vastes espaces.

Ce n’est pas assez cependant de la possession d’un sol fertile pour imprimer aux sociétés une impulsion vive et durable. S’il en était ainsi, c’est dans les régions méridionales où elle a pris naissance, que la civilisation aurait continué à grandir. Les parties arrosées du territoire y sont d’une incomparable fécondité ; nulle part la végétation n’est aussi active ; nulle part, à surface égale, ne se succèdent de si riches moissons. Voilà pourquoi, dès la plus haute antiquité, les bords du Nil et de l’Euphrate, les vallées de l’Inde et de la Chine se couvrirent de cités où le génie de l’homme jeta ses premières clartés. Mais là même, la civilisation ne soutint pas son essor, d’abord si brillant et si rapide ; il lui manqua pour s’élever de plus en plus des mobiles qui tous ne se rencontrent pas dans le simple fait de la concentration de nombreuses multitudes.

Parmi ces mobiles, le plus nécessaire, c’est une position géographique favorable au développement du commerce. Tous les motifs qui, dans l’enceinte des villes, stimulent l’activité humaine, agissent avec d’autant plus d’énergie que les circonstances locales facilitent davantage la circulation et l’exportation des produits. Des peuples à même d’échanger librement leur superflu contre les objets qui leur manquent, étendent et perfectionnent rapidement leurs travaux. À cette cause de prospérité s’en joignent beaucoup d’autres. L’opulence devient aisément le partage de ceux qui déploient le plus d’intelligence dans leurs spéculations, et comme les capitaux qu’ils amassent, fidèles à leur origine, refluent sur l’industrie, ils la vivifient de plus en plus. D’autre part, à mesure que la richesse s’accumule, les loisirs qu’elle permet, les goûts élégants et délicats qu’elle enfante offrent aux arts et aux lettres de nombreux et puissants encouragements. Ce n’est pas tout : les relations établies entre des peuples divers d’origine contribuent à les éclairer mutuellement. Dans les voyages que des motifs d’intérêt commandent, leurs marchands sont frappés du spectacle de mœurs, de lois, d’usages, de pratiques industrielles dont la nouveauté fixe leur attention ; ils les observent avec curiosité, et les connaissances qu’ils rapportent dans leur pays natal y font avancer la civilisation d’un pas plus sûr et plus ferme.

Jamais les nations dont la situation géographique arrête ou restreint le trafic extérieur n’ont brillé par la richesse et l’instruction. Réduites aux seules découvertes, aux seules lumières qui naissent dans leur propre sein, de telles nations ne peuvent s’éclairer qu’avec une extrême lenteur, et, quelle que soit l’abondance de leurs richesses naturelles, le défaut de débouchés suffisants les leur fait négliger. Tout seconde, au contraire, l’essor des peuples dont les relations s’étendent au loin. Il leur est facile de s’approprier les fruits de l’expérience étrangère ; leurs entreprises les accoutument à calculer avec l’avenir, à tenir compte d’éventualités diverses, à consulter des données nombreuses, à affronter des risques ; ils deviennent hardis, prévoyants, et les habitudes intellectuelles et morales qu’ils contractent assurent le cours de leur prospérité.

Cela a été vrai surtout des peuples navigateurs. C’est qu’aux avantages réunis à l’exercice du commerce, la navigation en joint qui lui sont propres et dont la portée est immense. La navigation n’est pas seulement le plus commode, le moins dispendieux, et, en réalité, le plus sûr des moyens de communication mercantile, c’est un art dont la pratique appelle et réclame des connaissances d’une variété infinie. Il ne suffit pas aux nations maritimes d’apprendre à creuser des ports, à bâtir, à équiper des vaisseaux, à rassembler, à débiter des cargaisons ; il leur faut cultiver des sciences fécondes en enseignements, et les lumières diverses qu’elles ont besoin d’acquérir les aident à utiliser toutes les ressources dont l’emploi peut leur être profitable.

Aussi, rarement les peuples navigateurs se sont-ils contentés des bénéfices du commerce de transport. Ingénieux, inventifs, avides de fortune, ils ont cultivé toutes les branches d’industrie accessibles à leurs efforts, et c’est sous leurs mains habiles que l’agriculture et les arts ont fleuri davantage. Dans le vieux monde, les manufactures de Tyr et de Sidon ne contribuèrent pas moins à l’opulence de ces villes célèbres que le grand nombre de leurs vaisseaux. Athènes était renommée pour ses ouvrages en métal et en cuir, pour ses tissus et ses meubles ; Carthage eut des laboureurs et des artisans d’une supériorité reconnue. Il n’en fut pas autrement dans le monde moderne. À partir des temps où Venise approvisionnait l’Europe des produits de ses arts, les États maritimes ont toujours fait marcher de front le commerce et la fabrication. C’est que tous les genres d’activité ont la même source, les conquêtes de l’intelligence, et que tous fleurissent de concert là où ces conquêtes s’accomplissent rapidement.

À tous les âges connus, le rôle des peuples appelés à paraître sur les mers a été le plus éclatant. Beaucoup, des commencements les plus humbles, se sont élevés promptement à un haut rang. Pleins de sève et d’énergie, nul péril ne les intimidait, et d’ordinaire le succès couronnait des entreprises en apparence au-dessus de leurs forces. Tantôt ils envoyaient des colonies prendre possession de rivages éloignés, tantôt ils étendaient leur domination aux dépens de leurs voisins, et soutenaient des luttes acharnées contre des empires dont le poids semblait devoir les écraser au premier choc. Quelque restreintes que fussent leurs ressources, l’habileté qu’ils mettaient à s’en servir suppléait à leur insuffisance, et s’ils étaient les plus laborieux dans la paix, ils étaient aussi les plus résolus dans la guerre.

Sans les progrès accomplis dans les contrées maritimes, la civilisation n’eût assurément pas acquis la puissance dont l’humanité recueille maintenant les fruits. Aujourd’hui que la science et l’industrie sont le patrimoine commun de toutes les nations avancées, et qu’il n’est plus d’idées et de connaissances qui ne circulent librement des unes aux autres, les avantages dont jouissent les peuples riverains des mers ne sont plus pour eux une cause directe de supériorité ; mais dans les siècles passés, alors que l’ignorance existait sur le monde encore inculte et barbare, ces avantages étaient immenses. Voyez combien les preuves en abondent. Éclose dans les vieux empires de l’Orient, la civilisation y sommeillait faute d’autres véhicules que la fertilité des terres et le commerce par caravanes ; ce sont les Phéniciens qui lui rendirent le mouvement : presque toutes les inventions qui lui permirent de nouveaux pas furent leur ouvrage. Plus tard, les Grecs se livrèrent à la navigation, et à peine Athènes fut-elle leur métropole commerciale, que les arts et les sciences y prirent un essor dont l’éclat splendide n’a pas cessé d’éclairer les âges suivants. Ce fut le tour d’Alexandrie d’être le principal marché du monde, et bientôt ses écoles devinrent des foyers de lumière. De même, à l’époque plus récente où l’esprit humain se débattait si péniblement au milieu des ténèbres amoncelées par les invasions des barbares, ce fut dans les ports de l’Italie qu’il se ranima et reprit son ascendant. Enfin, de nos jours, les nations les plus florissantes ne sont-elles pas encore celles dont les nombreux vaisseaux sillonnent les mers ? N’est-ce pas à elles que revient l’honneur de la plupart des découvertes qui ont le plus ajouté à la puissance productive de l’homme ?

L’influence des situations géographiques, comme celle des degrés de fertilité des terres, s’est manifestée trop clairement à toutes les époques pour être mise en doute. Il nous reste à présent à signaler les résultats de circonstances locales d’un autre ordre, de celles qui contribuent le plus activement à déterminer la nature, la forme, le caractère des occupations sociales. Ici, c’est la question des climats qui se présente tout entière ; nous lui donnerons d’autant plus d’attention qu’elle nous parait n’avoir pas toujours été bien comprise.

Jamais ce n’est chose indifférente pour une société que la quantité et la diversité des arts qu’elle est appelée à pratiquer. Déjà, au nombre des raisons de la supériorité des nations maritimes, nous avons cité la multiplicité des travaux, des soins, des connaissances dont elles avaient besoin dans leur mode d’existence ; et, en effet, toutes les branches de la production, tous les emplois de l’intelligence et des forces humaines se touchent, se pénètrent, se fécondent mutuellement. Pas de progrès dans un genre de labeur qui ne s’étende hors du cercle où il s’est réalisé ; pas de perfectionnement dans une des formes de l’action sociale qui ne devienne profitable aux autres : chaque industrie, chaque métier, chaque profession est un foyer de découvertes, une source de lumières, et, plus la variété en est grande, plus les éléments et les occasions de prospérité abondent.

Supposez une contrée sans autre industrie possible que l’exercice de l’agriculture, elle serait vouée à l’ignorance et à la pauvreté. Là, s’éteindraient, sans laisser trace de leur passage, des talents qui ne trouveraient ouverte aucune des voies convenables à leur application ; là seraient fort rares des inventions et des découvertes qui ne jailliraient que d’une seule source ; là, l’absence des arts manufacturiers ne permettrait pas au commerce de s’étendre ; là, enfin, des laboureurs, qui ne pourraient échanger avantageusement leurs produits, ne chercheraient pas à les multiplier, et l’agriculture même demeurerait faible et languissante.

Eh bien ! ces inconvénients se produisent, en partie du moins, sous des climats souvent divers. Il est des pays où les arts manufacturiers ne trouvent pas les conditions qui en provoquent l’essor, et où l’homme manque des moyens ou du désir de perfectionner et de varier ses œuvres.

Ainsi, sous le ciel polaire, les mêmes causes qui empêchent les populations de croître et de se rapprocher font obstacle à la séparation des industries. Nulle part l’homme n’est en face d’une nature si hostile, et la satisfaction des besoins les plus vulgaires lui impose de tels efforts qu’il n’en saurait connaître et contenter de plus raffinés. C’est avec peine qu’il parvient à recueillir sur le sol qu’il parcourt sans cesse, les moyens d’apaiser sa faim et de résister à l’âpreté meurtrière du climat : il périrait s’il ne dévouait tout son temps à se les procurer.

Il en est différemment dans les régions où resplendit le soleil des tropiques. La nature s’y est montrée d’une admirable munificence ; de toutes parts elle a semé à profusion les éléments du bien-être et de la richesse ; mais il est une chose plus précieuse qu’elle ne produit pas, c’est l’industrie elle-même. Là, l’homme n’éprouve que bien peu de besoins qu’il soit tenu de contenter sous peine de souffrances ou de périls pour sa vie. Une cabane construite en quelques heures, des vêtements tissés à la hâte le défendent suffisamment des rares offenses de l’air, et, du moment où sa subsistance est assurée, nul souci ne vient solliciter vivement ses labeurs ; aussi néglige-t-il une foule d’arts dont la pratique étendrait rapidement ses connaissances et lui assurerait une prospérité croissante.

Tout, au contraire, s’unit, dans les zones intermédiaires pour multiplier et diversifier les occupations. Des saisons distinctes y règnent tour à tour : à des étés d’une ardeur parfois excessive succèdent des hivers rigoureux, et les populations ont à se préserver d’incommodités sans nombre. Il ne leur suffit pas d’écarter les souffrances de la faim, il leur faut des demeures à même de braver toutes les intempéries, des vêtements appropriés aux températures les plus opposées, des meubles, des appareils de chauffage, des ustensiles qui leur rendent utiles et doux les moments qu’elles sont forcées de passer sous le toit domestique, et à tant de besoins différents répondent des travaux d’une variété presque infinie.

Rien n’a plus contribué que cette variété à élever les nations de l’Europe au-dessus de toutes les autres. À mesure qu’elle s’établissait, les notions industrielles, les connaissances techniques se multipliaient, et, ce qui valait mieux encore, les populations prenaient des habitudes d’activité intellectuelle et physique, devenues la cause décisive, le principe même de leurs succès. Études scientifiques, beaux-arts, agriculture, commerce, fabrication, tout fleurit à la fois en Europe, parce que les sociétés y ont acquis, avec tous les genres d’aptitude, une énergie morale qui ne fléchit devant aucun obstacle. Attentives à se saisir de tous les moyens d’action, de tous les germes de bien-être qu’elles rencontrent à leur portée, elles perfectionnent de plus en plus des travaux dont la diversité croissante ne cesse de leur ouvrir de nouvelles sources de richesse et de puissance.

À l’influence qu’ils exercent sur la diversité des occupations, les climats en joignent une autre qui n’est pas non plus sans importance. En permettant plus ou moins de continuité dans les soins donnés à la terre, ils agissent fortement sur le caractère et les inclinations des peuples, et de ce côté encore, ce sont les zones tempérées qui sont de beaucoup le mieux partagées.

Ainsi, dans une partie de l’Europe, le nombre des jours pendant lesquels le mauvais temps interdit le travail aux champs est peu considérable : on l’évalue à vingt-quatre en Angleterre : c’est vraisemblablement le pays qui en compte le moins : car en France, en Hollande, dans le midi de l’Allemagne, le chiffre est un peu plus élevé.

Plus les latitudes s’élèvent ou s’abaissent, plus se prolongent les chômages agricoles. Dans le nord de l’Europe, la terre gelée, chargée de neiges ou détrempée par les pluies, refuse les soins de l’homme durant tout l’hiver, et le laboureur russe ou norvégien a jusqu’à six mois de repos.

Pareil fait se reproduit au midi : comme le sol, à moins d’être baigné par les eaux, durcit trop pendant les chaleurs pour demeurer maniable, les labeurs agricoles sont suspendus pendant une partie de l’année. Sous la zone torride, la saison des pluies est, dans la presque totalité des plaines, le seul moment où l’on puisse labourer et semer. Puis viennent des moissons qui mûrissent en quelques semaines, et une fois qu’ils les ont recueillies, les habitants des campagnes n’ont plus qu’à attendre paisiblement l’époque éloignée où le travail redeviendra possible.

Rien de contraire aux intérêts des peuples comme la longue interruption des labeurs dont subsistent les classes les plus nombreuses. Des loisirs trop prolongés ont les plus grands inconvénients ; des hommes dont la vie s’écoule en grande partie dans l’oisiveté n’apprennent pas à connaître le prix du temps. Des habitudes de nonchalance et de distraction s’en emparent et les dominent ; ils deviennent incapables de toute application soutenue, et chez eux l’esprit même se ressent du manque d’attention et d’activité auquel le désœuvrement les accoutume.

Les contrées les plus richement dotées par la nature sont celles où la paresse semble avoir établi son empire, et l’on en conclut que l’ardeur du climat y énerve et affaiblit physiquement les populations qu’elles renferment. Il n’en est rien cependant. Les races qui habitent les pays chauds sont appropriées à leur séjour, et non moins aptes que toutes les autres à supporter toutes les fatigues. À défaut des preuves que tant de fois la guerre en a données, le coollic, le portefaix, le cipaye de l’Inde, le coureur égyptien qui accompagne, sans se laisser devancer, le cheval monté par son maître, le mineur, le porteur d’hommes de l’Amérique du Sud, seraient là pour en rendre témoignage : mais ce qui, dans les pays chauds, sème et propage l’indolence, ce sont les habitudes du désœuvrement dues aux longs chômages de l’agriculture comme à l’absence de besoins difficiles à satisfaire. Cela est si vrai, que sur les points où la nature des terres permet des efforts continus, règne une activité remarquable. Il ne faudrait pas aller bien loin pour s’en assurer. Comparez en Espagne le paysan de la plaine de Valence ou de la basse Catalogne avec le laboureur des plaines de la Castille : autant l’un déploie de vigueur et d’assiduité dans le travail, autant l’autre semble ne s’y résigner qu’à regret. C’est que, grâce au système d’irrigation qu’il a pu se créer, le premier n’est jamais contraint de se reposer ; l’autre, au contraire, n’a rien à faire pendant plusieurs mois de l’année.

Sous les latitudes brûlantes, les inconvénients attachés aux longs chômages sont d’autant plus graves, que les populations ne sentent pas la nécessité de tirer parti du temps dont elles disposent, et que les rigueurs du climat ne les forcent pas à se renfermer dans leurs demeures. Il en est autrement dans les pays froids : trop de besoins y assiègent le laboureur pour qu’il ne cherche pas à utiliser les loisirs qu’il passe sous le toit domestique. Pendant l’hiver, il fabrique la plupart des objets dont il a besoin, et il est des familles qui ne possèdent pas un meuble, pas même une seule partie de leurs vêtements qui ne soit leur propre ouvrage.

Certes, c’est là le meilleur emploi que la population des campagnes puisse faire des moments qu’elle ne saurait donner aux soins de la culture, et peut-être n’est-il pas de système de production qui soit plus favorable à la bonté des mœurs. Nul doute cependant qu’il n’apporte des entraves à l’essor des arts et de la richesse. C’est la séparation des métiers et des tâches qui donne au travail toute l’énergie dont il est susceptible ; or, cette séparation ne s’opère pas suffisamment tant que le plus grand nombre des familles continue à confectionner tous les produits à son usage. Dans le nord de l’Europe, les classes manufacturières et mercantiles ne se développent pas assez pour que leurs consommations encouragent fortement les efforts de l’agriculture, et pour que leur genre d’occupations soit fécond en enseignements. On peut le remarquer, jusqu’ici les grandes manufactures, faute de larges débouchés pour leurs créations, n’y ont trouvé que peu de place ; à peine y connaît-on les machines à l’aide desquelles l’homme s’emparant des forces brutes de la nature, s’en est fait un si puissant auxiliaire. Il est arrivé même sur plusieurs points qu’elles n’ont pas soutenu la concurrence des bras de l’homme, et qu’il a fallu renoncer à leur assistance.

À mesure qu’elle avance, la civilisation atténue graduellement la plupart des différences que la diversité des milieux où vivent les sociétés tend à mettre dans les formes de leur activité. Ces différences cependant s’étendent loin, et on les retrouve aussi bien dans les idées et les sentiments des peuples que dans les goûts qui président à l’emploi de leurs richesses.

À partir des régions équinoxiales, jusqu’à celles où se succèdent des saisons diverses, les penchants de l’intelligence diffèrent sensiblement. Les besoins réels sont en si petit nombre sous le beau ciel des tropiques, que l’homme a peu d’efforts à faire pour s’en affranchir. Libre de soins et de préoccupations qui appelleraient son attention sur les réalités du monde matériel, sa pensée n’en est que plus ardente à s’élever vers les hautes sphères où planent les mystères du monde invisible. L’origine de l’univers, les fins de l’humanité, les desseins, les attributs, l’essence du Créateur, voilà le domaine qu’elle se plaît à parcourir, au risque de s’égarer. Aussi, de tout temps l’Asie méridionale a-t-elle été féconde en poètes, en métaphysiciens, en esprits contemplatifs, en inventeurs de cosmogonies et de systèmes théosophiques. C’est le pays où le sentiment religieux domine le plus constamment les esprits, et de son sein sont sorties les grandes croyances qui continuent à se partager la terre. Mais les sciences positives, mais l’étude patiente et régulière des lois de la nature, mais les connaissances qui se transforment en moyens de bien-être et de force, tout cela, l’Orient s’en soucie peu ; et cependant, sans cette part des conquêtes de l’intelligence, la civilisation ne peut que tourner éternellement dans le même cercle.

Même influence se reproduit dans l’usage des richesses et dans la direction que cet usage imprime aux arts. Moins les besoins sont nombreux, moins l’idée de l’utile obtient de place dans les créations destinées à satisfaire le luxe des hautes classes. Dans les pays chauds, c’est l’éclat extérieur qui fait le mérite des objets où se déploie le talent des artistes. Les grands tiennent avant tout à éblouir les regards, à donner une haute idée de leur magnificence. Leurs habits sont surchargés de perles et de diamants ; l’or et l’ivoire étincellent sur les harnais de leurs chevaux ou sur les palanquins qui les portent ; ils ne se montrent à la foule qu’escortés de serviteurs dont la multitude témoigne de l’étendue de leur puissance ; mais leurs demeures, splendidement décorées, ne contiennent que des nattes et des meubles mal appropriés aux usages ordinaires de la vie.

Dans les pays où la température moins ardente permet cependant la vie en plein air, les goûts s’épurent et s’ennoblissent. C’est la beauté idéale des formes que l’on recherche en toutes choses. Ces contrées sont le séjour de prédilection des arts plastiques ; leurs créations y sont l’objet d’une vive et profonde admiration, et chacun met le plus grand prix à les posséder.

Arrivez aux régions où les rigueurs du froid se font sentir, dans les goûts subsiste toujours quelque influence des luttes qu’elles imposent. Ce que le riche demande, c’est que les objets dont l’usage le distingue soient utiles en même temps que gracieux et beaux. Ses préférences sont pour ceux qui, sous des formes ingénieusement combinées, le préservent le mieux des incommodités qu’ils redoutent ou ajoutent davantage au bien-être que le climat lui fait désirer.

Comparez aux tendances du génie grec celles qui, dans la moderne Angleterre, se manifestent avec le plus d’éclat, vous verrez quelles différences peuvent produire quelques degrés de latitude. À peine la Grèce eut-elle échappé à la barbarie, qu’elle devint la terre classique des beaux-arts, le lieu où ils prirent l’élan le plus prompt et le plus magnifique. De toutes parts s’élèvent des monuments d’une admirable architecture ; les places publiques, les rues des villes, les demeures des citoyens se décorèrent de statues, de peintures, de vases d’une perfection exquise ; mais alors même qu’une multitude de chefs-d’œuvre attestaient à quelle puissance d’expression s’était élevé le sentiment du beau, les arts mécaniques, les travaux productifs restaient négligés, et les plus grands personnages manquaient d’une foule d’objets dont l’usage leur eût rendu la vie plus commode et plus douce.

En Angleterre, c’est, pour me servir de l’expression caractéristique du pays, le confortable qui est le but des désirs, des convoitises de tous. À l’exception de quelques édifices dus au zèle religieux des anciens âges, les villes ne contiennent que peu de monuments où l’art ait été appelé à manifester toute sa puissance, et les particuliers eux-mêmes ne lui font que peu de sacrifices. Avant de s’entourer d’objets qu’il se plaise à contempler, l’Anglais recherche des satisfactions plus substantielles. Aux vases, aux tableaux qui complètent son ameublement, il préfère les sièges moelleux où il se repose, les tapis que ses pieds foulent, l’appareil qui le préserve du froid et de l’humidité, la voiture bien suspendue qui le porte ; ce sont là les choses dont la bonne confection le touche et dont son luxe appelle sans cesse le perfectionnement.

C’est un noble et doux emploi de la richesse que la culture des beaux-arts, et tout peuple qui la dédaignerait demeurerait étranger à des émotions dont le charme n’est jamais sans influence sur la beauté de l’esprit. De plus grands avantages sociaux résultent néanmoins de l’attention obtenue par les industries dont les produits se convertissent en moyens de bien-être. Plus les consommations de l’opulence appellent les hommes de talent et d’imagination à en hâter les progrès, plus les découvertes utiles se multiplient et se vulgarisent, plus leur application s’étend au profit des masses et facilite l’amélioration de leur sort.

Platon voulait que les poètes, après avoir été couronnés de fleurs, fussent bannis de sa république. Mieux que tout autre, Platon aurait dû se rappeler qu’il n’est pas de don de l’esprit, de faculté de l’intelligence qui ne porte des fruits bienfaisants ; mais de quelque admiration que nous pénètrent les œuvres des Phidias et des Apelles, nous tenons celles des Arkwright et des Watt pour douées d’une puissance civilisatrice d’un ordre bien supérieur. En armant l’homme de nouvelles forces productives, elles élargissent les sources où il puise tous les biens de ce monde, la science aussi bien que la richesse.

Les détails dans lesquels nous venons d’entrer ne doivent laisser aucun doute sur l’étendue de l’influence exercée par les différences de climat et de situation locale. Des terres fertiles, de larges voies de communication mercantile, des températures qui, sans les rendre accablants, diversifient les besoins, voilà les conditions de vie et de progrès sous lesquelles la civilisation a fleuri. Les sociétés qui les ont trouvées réunies sur le sol qu’elles habitaient ont devancé les autres. Celles qui ne les y ont rencontrées qu’incomplètes et insuffisantes ont marché moins vite, ou sont demeurées immobiles.

En signalant les faits naturels dont la civilisation a subi l’empire, nous ne nous sommes occupés que des plus généraux et des plus importants. Quelques autres encore n’ont pas laissé d’avoir leur part d’action. Ceux-ci, toutefois, n’ont eu d’activité que sur un petit nombre de points, et comme, en définitive, leur existence n’a consisté qu’à assurer plus ou moins de facilités à l’accroissement des populations, à l’échange des produits, à la subdivision et à l’énergie du travail, il serait superflu de s’arrêter à les décrire.

Maintenant, ce qu’il importe de remarquer, c’est l’ordre dans lequel les circonstances locales dont le concours a décidé de la marche de la civilisation lui ont servi de véhicule. Toutes, en effet, n’ont pas toujours manifesté leur puissance, et il en est qui n’ont opéré que tardivement et à des époques où déjà les sociétés avaient pris d’assez grands développements. Ainsi, dans les premiers âges, la seule cause de progrès fut la bonté des terres, et, encore, cette cause ne fut-elle efficace que sur les points du globe où les populations trouvant aisément à subsister, multipliaient avec promptitude et jouissaient de loisirs favorables aux acquisitions de l’intelligence. Ce ne fut que longtemps après, que la pratique du commerce et de la navigation produisit ses fruits. Il fallut aux contrées maritimes, pour qu’elles commençassent à tirer parti des avantages de leur situation, des connaissances dont l’obtention ne fut due qu’aux facilités de concentration offertes aux populations par l’extension du travail agricole. Bien plus tard encore, les exigences des climats variables devinrent un mobile d’une certaine activité. Tant que les arts mécaniques furent peu avancés, les peuples qui habitaient les régions où règnent de longs hivers restèrent courbés sous le poids de leurs nombreux besoins, et leur sort ne s’améliora qu’à l’aide de lumières lentement amassées et transmises par des contrées qui, dans l’origine, avaient semblé plus heureusement douées par la nature.

Enfin, voici un siècle à peine que les conditions atmosphériques auxquelles tiennent les formes du régime rural et industriel font sentir leur action. Auparavant, le défaut de moteurs ne permettait pas la fabrication en grand, et partout les travaux manufacturiers se mêlaient à ceux de l’agriculture. Peut-être des particularités locales, jusqu’ici sans influence appréciable, seront-elles un jour au nombre des causes qui agiront sur les progrès de l’humanité, et verra-t-on la civilisation réaliser en partie des conquêtes qui lui restent à faire dans des lieux où elle est encore arriérée.

H. PASSY.

(La suite au prochain numéro.)

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