Nicolas Baudeau, Des feuilles périodiques (Éphémérides du Citoyen, Volume 1, 1765.)
AVIS DU LIBRAIRE
Les ÉPHÉMÉRIDES DU CITOYEN seront un ouvrage périodique, critique et moral, à peu près dans le goût du Spectateur anglais, petit in-8°. Les feuilles se distribueront deux fois par semaine, les lundi et vendredi, à commencer le lundi 4 novembre 1765. Elles seront toujours semblables à la première, pour le format, le papier et le caractère : on les enverra, franches de port, par la petite ou par la grande poste, aux personnes de Paris ou de province qui le désireront, en payant les feuilles de quatre mois, à raison de 7 liv. pour Paris, et de 9 liv. pour la province.
Chaque feuille séparée coûtera 5 sols.
ÉPHÉMÉRIDES DU CITOYEN,
OU CHRONIQUE DE L’ESPRIT NATIONAL.
4 novembre 1765
N°. I.
DES FEUILLES PÉRIODIQUES.
Levis haec infania quantas
Virtutes habeat, sic collige.
Hor.
Les dictionnaires et les abrégés, les journaux et les feuilles volantes, ont tenu pendant quelques années le premier rang dans notre littérature ; leur règne a duré plus longtemps que l’inconstance de l’esprit français ne semblait le permettre. Il est vrai que le goût de la nation pour ces petits ouvrages paraît se refroidir ; mais le moment de leur entière décadence n’est pas encore arrivé : nous croyons même qu’il est intéressant d’en reculer l’époque ; et les ÉPHÉMÉRIDES DU CITOYEN doivent leur naissance à cette opinion. Nous devons donc débuter par la justifier.
Quelques savants misanthropes ont murmuré de bonne foi contre les brochures et les écrits périodiques ; cent littérateurs superficiels ont appuyé sur ce reproche, pour se donner un air d’érudition. C’est aux premiers que nous adressons l’apologie des feuilles volantes ; quant aux seconds, il nous suffira de leur dire avec l’ancien proverbe, Enfants, il ne convient pas de battre ses nourrices.
La lecture des extraits et des papiers éphémères peut-elle former de vrais savants ? C’est une question si ridicule qu’elle n’aurait pas dû même être agitée sérieusement dans les collèges. Mais ne doit-on écrire que pour les savants, ou pour ceux qui veulent le devenir ? C’est là ce qu’il fallait examiner.
Vous remarquerez dans toutes nos discussions sur la politique, sur la morale, sur les sciences (peut-être même sur des objets plus graves encore), que la manie des écrivains polémiques est d’écarter toujours le vrai point de la difficulté ; et celle du public, d’outrer toujours les conclusions qu’on lui laisse à déduire. C’est ainsi que pour décréditer les feuilles dans l’esprit du vulgaire, on s’est acharné d’une part contre la personne de quelques auteurs périodistes, et de l’autre on a prouvé gravement que de tels écrits ne donnaient ni le génie, ni l’érudition ; qu’ils étaient incapables de former les grands hommes en aucun genre. Le peuple, suivant sa louable coutume, commence d’en conclure que ces ouvrages sont absolument inutiles ; bientôt sa logique ordinaire les déclarerait pernicieux : le Français est peu difficile sur les principes, et beaucoup moins scrupuleux sur les conséquences.
Qu’importent en effet au mérite réel des feuilles volantes en elles-mêmes, les défauts de l’esprit et du cœur qu’on reproche, soit à tort, soit avec raison, à quelques-uns des auteurs qui s’exercent en ce genre. Un État doit-il mettre en problème l’utilité de ses armées, sitôt qu’il croira qu’un général, sacrifiant à son intérêt personnel, aura fait échapper la victoire de leurs mains ; ou qu’un autre, par son impéritie, les aura fait tailler en pièces. Le citoyen raisonnable ne se contentera-t-il pas de désirer qu’on mette à leur tête des chefs plus patriotes, plus habiles, ou plus heureux : par la même raison, s’il était vrai que vos périodistes eussent manqué de lumières ou d’impartialité, vous ne pourriez qu’en demander d’autres plus intelligents, ou plus désintéressés.
Les feuilles, dites-vous, sont inutiles aux grands hommes en tout genre, aux docteurs consommés ; à la bonne heure : vous pourriez ajouter aussi avec bien plus de raison, qu’elles servent encore moins aux ignorants décidés, qui ne veulent rien apprendre, et qui ne lisent pas même les brochures. Le nombre en est bien plus grand que celui des vrais savants, jusque dans les états et dans les dignités qui supposent et qui exigent des connaissances.
Mais il est un milieu entre l’ignorance absolue et l’érudition profonde : sans avoir jamais manié le pinceau, sans avoir fait une étude sérieuse des régies de l’art, vous pouvez devenir amateur, et même, avec quelque instruction légère et du goût naturel, un connaisseur en peinture : il en est ainsi pour les belles lettres.
Que les grands ouvrages seuls forment et perfectionnent les savants, rien n’est plus vrai ; mais aussi ces génies du premier ordre, ces érudits à vingt-quatre carats sont rares et doivent l’être : la nature ne forme en chaque siècle qu’un très petit nombre d’hommes qu’elle destine à reculer les limites de l’empire des sciences et des beaux-arts ; les autres, appliqués par état aux mêmes genres d’études, se contentent de suivre leurs traces. Quand même les premiers seraient véritablement incapables d’acquérir une teinture superficielle des connaissances qu’ils ne veulent pas approfondir, ceux qui ne marchent qu’en seconde ligne ne sont pas obligés de se croire la même inaptitude.
Un grand mathématicien peut avoir été vraiment insensible aux plus beaux vers de Racine, il a pu demander flegmatiquement, qu’est-ce que cela prouve ? Dom Mabillon n’aurait peut-être jamais conçu les plus simples éléments de la physique ou de l’histoire naturelle. Il ne serait point surprenant que le Père Malebranche n’eût pu supporter la lecture d’une histoire ; que Cujas et Barthole eussent été révoltés à la seule idée d’un roman ou d’une comédie.
Il est pourtant vrai que Montesquieu nous a laissé les Lettres Persanes et le Temple de Gnide ; que Descartes s’amusait à faire des vers ; que Leibniz a compilé des diplômes ; que Newton a écrit sur la théologie : c’est donc par pure indulgence que nous admettrions la règle générale. Les grands hommes seraient trop malheureux s’ils étaient astreints par la nature à ne s’occuper que de l’objet dans lequel ils excellent d’une manière spéciale ; il serait bien plus agréable pour eux de pouvoir, par forme de délassement, prendre comme le vulgaire quelques notions des autres, dans les extraits, dans les journaux, dans les feuilles volantes. N’exigez pas qu’ils les étudient péniblement dans les gros livres, ce serait dommage ; mais ne les condamnez pas à les ignorer entièrement, à moins qu’ils n’y soient forcés par la loi irrésistible du génie.
Distinguons encore pour le commun des hommes, les connaissances d’état et de nécessité, d’avec celles d’agrément et de simple utilité. Ce n’est pas dans nos dictionnaires, dans nos abrégés, dans nos ouvrages du jour, qu’un militaire apprendra l’art de la guerre, qu’un magistrat puisera les oracles de la justice, qu’un ministre découvrira les ressorts de la vraie politique ; mais c’est là qu’ils peuvent s’instruire sur tout le reste.
Malheur aux troupes dont le général étudierait les principes de l’harmonie comme Rameau ; malheur au peuple dont les sénateurs s’appliqueraient à la géométrie comme d’Alembert ; malheur à la nation dont les administrateurs rimeraient comme Voltaire. Mais un Maréchal de France peut s’amuser de la musique ; un de nos grands chanceliers se délassait avec les mathématiques ou les langues ; un célèbre monarque du Nord fait de bons vers français dans ses heures de loisir.
La moitié de l’espèce humaine est affranchie par nos lois de la nécessité de savoir : il n’est point pour le beau sexe de connaissances d’état, mais nous ne sommes plus assez barbares pour l’exclure du temple des muses, ni même du sanctuaire des sciences exactes ; nous sommes seulement assez raisonnables pour exiger que leur goût voltige légèrement comme l’abeille sur les fleurs, qui se contente d’en exprimer le miel par un travail doux et facile, laissant à l’homme le soin pénible d’en cultiver les plantes, et d’en recueillir les fruits : les grands ouvrages, les livres savants seraient des aliments trop simples et trop forts pour son esprit délicat ; il a besoin de mets légers, d’un goût plus recherché, d’une digestion plus facile : on aime à voir dans l’appartement des dames quelques brochures entassées sur le marbre d’une commode, à côté du sultan et de la boîte aux éventails, quelques feuilles volantes éparses au milieu des cristaux et des porcelaines de leurs toilettes ; mais on serait scandalisé d’y trouver une vaste bibliothèque dont les tablettes gémiraient sous le poids des in-folio. C’est une décoration réservée par la mode au cabinet des hommes que leurs états semblent dévouer nécessairement à l’étude, étalage trop souvent illusoire.
L’utilité des brochures et des feuilles volantes est donc admise par la raison. Nous osons dire qu’elle est confirmée par l’expérience. Interrogez nos littérateurs vrais et modestes de la capitale, ou des provinces (car il en est encore), ils vous diront que la lecture des journaux et des feuilles fut pour eux une amorce au travail, une disposition à des lectures plus sérieuses, un délassement utile après des occupations plus importantes ; ils conviendront qu’ils doivent à ces ouvrages légers des connaissances peut-être imparfaites, mais au moins agréables, qu’ils n’auraient pas eu le loisir de puiser ailleurs : ils vous soutiendront enfin, qu’il est probable que les écrits périodiques ont servi parmi nous à rendre le goût plus sûr et plus délicat, l’ignorance moins présomptueuse et moins entêtée, la critique plus sage, plus décente et moins cruelle.
Pénétrez dans les cercles du beau monde, dans les sociétés de nos femmes beaux esprits, dans les assemblées même de la jeunesse, prêtez aux conversations journalières une oreille attentive, vous entendrez disserter sur des points de morale, de politique, d’histoire et de littérature, avec toute la précision et toute la clarté possible. Un savant du seizième siècle qui ressusciterait tout à coup au milieu de cette troupe frivole, s’imaginerait qu’on a réuni les savants les plus profonds et les plus éloquents de la nation, il admirerait leur érudition et leur discernement ; tout émerveillé de leur entendre citer les sources, balancer les autorités, peser les raisons, décider nettement, et rendre bon compte de leurs avis, il ne reviendrait de son étonnement, qu’en voyant nos feuilles et nos journaux. C’est là qu’il retrouverait toute entière la leçon qu’il aurait entendu répéter par des enfants de tout âge et de tout genre, que sifflent habilement nos périodistes.
On nous objectera, sans doute, que plusieurs de ces perroquets de l’espèce humaine, semblables aux oiseaux parlants, récitent leur rôle à tort et à travers, sans y rien comprendre : que souvent ils le défigurent, et qu’ils font souffrir par leur caquet un rude supplice à tout homme de bon sens obligé pour son malheur d’essuyer toute leur bordée. Nous conviendrons de bonne foi que c’est un malheur, mais il est compensé par de grands avantages.
Moyennant les facilités que procurent les extraits, les dictionnaires, les écrits périodiques, des hommes (et qui pis est des femmes) d’un esprit inappliqué, inconséquent, étroit, brouillon, opiniâtre, acquièrent un demi-savoir qui les rend par-ci par-là des fléaux pour les vrais savants, gens pour l’ordinaire fort mal endurants sur ce chapitre ; c’est alors que nos doctes personnages détestent les feuilles ; c’est alors qu’ils regrettent les siècles où l’on n’écrivait que de bons gros ouvrages, qui n’étaient lus que par les virtuoses de la même espèce.
Mais l’intérêt particulier des grands érudits est-il en ce point vraiment d’accord avec celui du bien public ? Nous osons en douter. Cette partie de la nation qu’on appelle la troupe élégante (qui se recrute chaque jour, non seulement dans les deux sexes, mais encore dans les âges de la vie, et dans les conditions de la société que nos pères n’auraient jamais cru susceptibles du ton qui la caractérise), cette portion brillante du peuple français cesserait de parcourir le matin des brochures en se jouant, et de parler le soir de sciences, d’arts et de belles-lettres, en dépit du bon sens.
Mais, dans le même instant où vous aurez anéanti les feuilles, si vous n’avez pas le don d’opérer de grands miracles pour corriger l’esprit et les mœurs de la nation, de quoi remplirez-vous le vide que vont laisser les études superficielles et les propos souvent absurdes, mais au moins innocents ? Ne vaut-il pas mieux apprendre mal chez soi, que d’y mal faire, et déraisonner dans les sociétés, que d’y médire ?
Il faut aller encore plus loin. Examinez en citoyen quelle est et quelle peut être l’influence des écrits publics sur l’esprit national ; comment ils peuvent corriger les erreurs du peuple, ressusciter les antiques vérités, investir l’ignorance aveugle et présomptueuse, l’obliger d’ouvrir les yeux à la lumière, démasquer l’intérêt personnel, et le forcer dans son dernier retranchement, vous verrez que les maximes les plus utiles seront toujours ensevelies pour le public français, tant qu’elles demeureront dans les livres didactiques : du petit nombre qui les lit, une moitié les oublie, l’autre les retient en silence.
La multitude est incapable d’étudier et d’apprendre : elle ne veut que parcourir et savoir sans effort. Il n’appartient qu’au temps et à la mode de corriger le goût une fois dominant de la nation. Mais on peut tirer parti de nos fantaisies, de nos travers mêmes, pour le bien public ; les Français pâlissaient depuis longtemps à la seule vue d’un vrai livre. Le mal a gagné les hommes et fait de grands progrès : ce n’est pas la seule délicatesse de ce genre qui se soit communiquée d’un sexe à l’autre. Il faut donc des brochures et des feuilles à notre siècle.
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