18 Novembre 1765.
N° V.
DES PROCÈS.
Quid Causidicis civilia prestent,
Officia & magno comites in fasce libelli ?
Juven.
On se plaint depuis longtemps que les procès se multiplient tous les jours parmi nous, que la poursuite en devient plus difficile, plus longue et plus dispendieuse, sans que la peine, le temps et les frais guérissent la nation de la manie de plaider. Cette fureur chicanière est-elle un mal pour les citoyens et pour l’État ? La question est, ce semble, très facile à résoudre ; mais quelles sont les causes véritables de cet abus ? Il n’est peut-être pas aisé de le dire. Comment en découvrir les remèdes, et surtout comment les appliquer ? C’est encore un problème plus embarrassant.
L’humeur processive est une vraie maladie de l’âme ; mais dans le moral, comme dans le physique, les infirmités compliquées sont les plus dangereuses et les plus difficiles à guérir : celle des plaideurs est un résultat de plusieurs vices de l’esprit et du cœur : de la bonne opinion de soi-même, ou de la confiance mal placée, de l’entêtement et de l’orgueil, de la colère, de la haine, et de la cupidité souvent mal-entendue. On chicane par intérêt, et on se ruine ; par vanité, et on se déshonore ; par inclination, et on se désespère ; par vengeance, et on en est la seule victime. Les exemples sont fréquents : ils sont connus, et ne corrigent presque personne.
Le plaideur acharné ne s’aperçoit pas qu’il perd son temps, son repos, ses plaisirs, souvent sa santé même ; que ses biens se dégradent, que ses affaires se dérangent, que sa famille souffre, et quelquefois que sa réputation est altérée. Pénétrons au-dedans de son âme, nous la trouverons pleine d’amertume et de fiel contre ses adversaires, et de là partent ces reproches sanglants, ces railleries piquantes, ces chroniques scandaleuses, ces injures souvent calomnieuses, toujours indécentes, que les parties vomissent avec trop d’acharnement, que leurs défenseurs ornent des fleurs de l’éloquence avec trop de facilité, et que la justice ne punit pas assez souvent ni avec assez de sévérité.
Pouvez-vous ne pas être dévoré d’impatience, quand il faut parcourir, à pas comptés, toutes les routes d’un labyrinthe presque inextricable ? Agité d’un désir pressant de vous faire du bien à vous-même, ou de causer du mal à votre ennemi, vous vous jetez à corps perdu dans la carrière des procédures ; vous croyez le voir et le toucher ce but où tendent vos vœux, souvent injustes et toujours imprudents : il vous semble, dès le premier pas, que l’arrêt définitif est déjà prononcé en votre faveur, qu’il ne s’agit que de l’exécuter ; vous triomphez d’avance, et c’est là le seul bon moment du plaideur, quand il s’agit de l’engager dans les filets de la chicane ; tout le flatte, tout l’applaudit, tout lui promet merveille ; mais est-il une fois enlacé, les obstacles naissent, les embarras se multiplient, le dégoût l’assiège de toutes parts, le temps fuit et le terme semble reculer sans cesse au lieu d’approcher.
On ne peut se dispenser de suivre l’ordre des formalités judiciaires, et d’attendre souvent l’expiration des longs délais que la loi prescrit en faveur de la justice et de la bonne foi, mais dont la fraude abuse, sans qu’on puisse l’en empêcher. Les années s’écoulent dans une agitation continuelle : à chaque époque de la poursuite, vous êtes obligé de prodiguer l’or à pleines mains, et c’est le moindre de vos malheurs : vous frappez vingt fois inutilement à la porte de votre propre avocat, il n’a pas le temps d’être visible pour vous : êtes-vous enfin introduit ; attendez quelques heures dans son antichambre : pénétrez enfin dans le cabinet, balbutiez deux ou trois mots, qu’on reçoit froidement, ou qu’on interrompt avec hauteur : humiliez-vous, suppliez, faites briller le riche métal, et partez promptement avec une promesse vague, ou avec une parole positive qui ne sera point remplie. Revenez à dix reprises faire le même manège, avant d’obtenir ces bienheureux écrits, après lesquels vous soupirez, qui disent souvent toutes les belles choses imaginables excepté votre affaire, et que vous payez quelquefois d’autant plus cher qu’elles sont plus inutiles ou même plus nuisibles à votre cause.
Retournez alors à votre procureur ; redoublez vos profusions, accablez de vos libéralités les clercs mêmes, et jusqu’aux domestiques, tout a droit de vous rançonner. Imprimez à grands frais de beaux mémoires que vos juges même ne recevront qu’avec protestation de ne les pas lire. Assiégez un rapporteur, faites assidument la cour à son secrétaire, et n’épargnez pas auprès de lui les plus persuasifs des arguments, les raisons palpables, qui valent mieux que toutes les autres. Mettez en campagne vos amis et vos parents, les amis de vos amis, les parents de vos parents ; allez conjurer des inconnus, flatter des gens que vous méprisez ; veillez pour découvrir les intrigues de vos adversaires, pour désintéresser leurs protecteurs, pour démonter leurs batteries.
Le moment fatal paraît enfin approcher, plus de sommeil, plus de repos ; que le soleil vous trouve à son lever dans le temple de la justice ; soyez le premier objet qui se présente aux regards du plus vigilant de ses ministres. Que tous vos juges aient l’idée pleine de votre image ; achetez de leurs portiers une vérité souvent inutile ; mettez tout votre art, tout votre crédit en usage pour obtenir quelques instants d’une froide audience qui n’aboutit à rien, si ce n’est quelquefois à vous donner lieu de vous abuser vous-même ; étudiez leur généalogie, leur train de vie ordinaire, leurs opinions, leurs vices mêmes, pour tirer parti de tout, et les faire accabler de recommandations qui vous coûtent tant à obtenir, et qui ne leur coûtent rien à oublier ou à mépriser. Parcourez sans cesse toute la ville, tantôt frappé de terreurs paniques, tantôt bercé d’une espérance chimérique, tantôt enivré d’une joie folle ; ici caressé par celui qui vous trahit, là rebuté par celui qui vous protège ; portant partout l’ennui, cherchant sur tous les visages la marque d’un véritable intérêt, et n’en trouvant que le masque, ou l’extérieur encore plus désespérant de la véritable indifférence.
Après tant de fatigues, vous ne recueillez souvent pour tout fruit de vos peines, que la douleur de perdre votre cause. Un rien peut faire pencher la balance en faveur de votre adversaire : ou le jugement qui vous a coûté tant de veilles, tant d’avances, tant d’actions que la conscience vous reproche, partagera les avantages et les pertes entre vous et vos adversaires, ou la décision, loin d’être définitive, ne sera pour vous qu’une semence de nouveaux procès, et vous remettra tout à coup à l’entrée de la carrière d’où vous étiez parti. Si la faveur s’est déclarée pour vous, la crainte d’une nouvelle révolution empoisonnera votre joie : n’eussiez-vous pas ce danger à redouter, vous aurez à plaindre, si vous avez de l’humanité, un malheureux adversaire que votre victoire écrase sous le faix d’une restitution, dont la majeure partie n’est pas pour vous, souvent une famille innocente qui périt sans ressource ; du moins quand vous compterez de sang froid avec vous-même, vous plaindrez les jours et les nuits que vous avez perdus, les peines inutiles, les frais immenses qui ne vous sont pas rendus, les sentiments, les paroles et la conduite dont vous ne pouvez vous empêcher de rougir. Le plaisir de faire du mal est-il donc si flatteur et si glorieux pour qu’on l’achète à ce prix ?
Mais n’est-ce pas souvent à sa famille ou à soi-même qu’on cause un préjudice plus irréparable par le procès même le plus heureux à l’événement, quand la poursuite en est longue et difficile. Il faut abandonner ses foyers domestiques pour habiter la ville, se consumer en frais inutiles pour s’y procurer un état plus brillant qu’agréable et commode. Le patrimoine le plus florissant dépérit loin de l’œil du maître ; on ne pense plus à l’améliorer, à le réparer, à l’entretenir ; plus de condescendance pour un fermier, plus d’indulgence pour les vassaux, on est forcé d’exiger avec rigueur et sans remises. Plus de spéculations pour conserver les fruits de ses récoltes, attendre le temps et vendre à propos : il faut faire argent de tout à point nommé, et sacrifier l’espérance d’un profit légitime. Survient-il quelque accident, il retombe à plomb sur le fonds même, et sur une famille trop malheureuse ; on vend une partie de son héritage ; on laisse dégrader les autres. Une femme et des enfants languissent au fonds de la province, l’éducation en souffre, l’avancement est négligé : pertes souvent irréparables, que la plus riche acquisition ne saurait jamais compenser. On ne laisse à sa postérité qu’inimités implacables, trop communément funestes et toujours dangereuses.
Voulez-vous, dira le plaideur, que je me laisse enlever impunément un bien qui m’appartient, que je perde patiemment des droits honorables ou lucratifs, que je souffre lâchement des procédés injurieux ? Si je le veux ? c’est selon : il faut d’abord que nous calculions de sang froid (si cependant l’avarice et l’orgueil en sont jamais capables) : premièrement, est-il d’une souveraine évidence que ce bien soit le vôtre ? avez-vous même un degré de certitude suffisant pour autoriser un homme sage ? Les lois sont si multipliées et si peu conséquentes à elles-mêmes ; les textes sont si obscurs ; les commentaires si opposés, les tournures de la chicane si captieuses. Vous avez consulté ; mais vos gens d’affaires ont-ils toutes les lumières, toute la droiture, toute l’impartialité, dont ils auraient besoin pour vous donner un avis digne d’être suivi sans scrupule ? Vous-même ne les avez-vous point trompés, ou le voulant ou sans le savoir ? Ne les avez-vous point induits, par votre entêtement décidé, à donner au moins en apparence dans votre opinion ?
Supposons que votre droit ne soit pas un problème, que votre procès soit imperdable (quoique tout le barreau vous dise, d’une voie unanime, qu’il n’en est point de cette espèce), vous n’êtes pas encore quitte de mon calcul : je veux que vous mettiez dans la balance, d’un côté, ce que vous gagnerez ; mais de l’autre, tout ce que vous dépenserez, sans espoir de restitution, tout ce que vous perdrez, tout ce que vous souffrirez, tout ce que vous verrez souffrir : pesez au poids du sanctuaire, et vous trouverez que, dans les trois-quarts des affaires, on n’aurait jamais dû balancer à faire un sacrifice qui paraît dur d’abord et qui révolte la cupidité, parce qu’elle ne voit clairement que l’objet de ses prétentions, mais qui se présente sous un jour bien plus favorable au bon sens, surtout s’il est éclairé par l’expérience, parce qu’il voit alors plus distinctement ce qu’il faudra semer, que la récolte qui pourra suivre.
Devrait-il être permis à d’honnêtes gens de s’écraser pour des riens, ou pour des objets si minces, que leur valeur intrinsèque n’est pas la millième partie des faux-frais que supporte nécessairement le plaideur victorieux ? C’est cependant ce que nous voyons tous les jours. Mais l’honneur y est intéressé ; abus de mots : dites la vanité. L’honneur est toujours d’être le plus prudent et le plus modéré. Qu’on se soit permis, contre vous, des procédés indécents, des propos outrageants ; le préjugé français lui-même ne vous ordonne point de vous jeter, à corps perdu, dans une procédure : il est des états, des temps, des circonstances où vous pouvez pardonner avec gloire, oublier l’injure, et paraître d’autant plus grands qu’elle sera plus grave. D’ailleurs, la justice n’examine que le droit en lui-même ; rarement elle fait attention à la conduite des parties contendantes. Souvent vous couvrez, au jugement des personnes raisonnables, par la chaleur de vos poursuites et par l’aigreur avec laquelle vous demandez vengeance, les torts les plus réels de ceux qui vous ont offensés. Le meilleur moyen de faire retomber sur eux seuls tout l’affront que vous cherchez à laver, c’est de les accabler du poids de votre modération.
S’agit-il enfin d’intérêts si réels, si certains, si considérables, que la raison et la tendresse paternelle ne vous permettent pas de les abandonner ; n’est-il pas plus simple, plus flatteur pour une âme droite et compatissante, de terminer à l’amiable, de chercher avec soin les voies de conciliation, d’épuiser tous les moyens possibles de conserver la confiance, l’estime, et l’affection même de ceux sur lesquels vous êtes forcés de revendiquer une portion de votre vrai patrimoine. Il n’est pas rare de voir l’intérêt même et le préjugé céder à la candeur, à la patience, à la politesse, ce qu’ils auraient disputé avec emportement et opiniâtreté, à la hauteur et à l’avidité, quoique mieux fondées dans leurs droits. Il est d’ailleurs pour l’ordinaire en toute affaire, cent façons diverses de se concilier.
Si la sagesse et la bonne foi président à la discussion de vos droits respectifs, vous n’avez pas de peine à vous rapprocher : on sent de part et d’autre, que ce n’est jamais perdre, mais au contraire, que c’est gagner beaucoup que de faire quelque sacrifice pour le bien de la paix : c’est la maxime des honnêtes gens et du bon sens. Il est encore dans presque toutes les provinces, et dans les divers états de la société, quelques bons vieux Gaulois de l’ancienne roche, qui possèdent ce talent précieux de la conciliation, qui saisissent au premier coup d’œil le système d’accommodement le plus avantageux aux parties contendantes : on ne saurait trop honorer et trop chérir ces sages pacificateurs : ceux qui les écoutent avec docilité sont dignes de louanges ; ceux qui les fuient ou qui les rebutent, méritent d’être punis par le mépris public.
Avez-vous en vain cherché, de part et d’autre, une manière honnête de transiger sur vos différends ? Il vous reste encore une ressource bien plus honorable et bien plus satisfaisante, que l’abîme d’un procès : qui peut empêcher de vous soumettre à des arbitres ?
La suite à d’autres ordinaires.
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