Nicolas Baudeau, Des vendanges (Éphémérides du Citoyen, Volume 1, 1765.)
8 Novembre 1765.
N°II
DES VENDANGES.
Rite suum Baccho dicemus honorem.
Virg. Buc.
Le Français s’exerce tous les jours à tourner en plaisanterie les objets qui paraissaient autrefois les plus sérieux. On croirait, peut-être, que l’esprit national y gagne du côté de la gaieté : calculez bien, et vous trouverez que c’est une erreur. Notre inconséquence ordinaire répand à mesure le vernis lugubre de la tristesse et de l’ennui sur tous les sujets qui faisaient l’amusement de nos pères, jusqu’au point de transformer, en corvées froides et pénibles, les fêtes les plus agréables. C’est ainsi que nous devenons, en même temps beaucoup plus fous que nos ancêtres, mais plus sombres et plus rêveurs. Chez eux, la raison même était enjouée ; chez nous, l’extravagance est grave et pesante ; ils étaient sages en réalité, sous un extérieur vif et folâtre ; nous sommes absurdes par poids et par mesure ; nous regretterons une autrefois leur bon sens, plaignons aujourd’hui la perte de leurs plaisirs.
La maturité des raisins amenait jadis le triomphe de la bonne humeur. Nos vendanges étaient les vraies saturnales des Romains : usage antique, aboli par la génération présente, et dont il ne reste plus de vestiges. Tous nos vieillards ont vu régner, dans les vignes et dans les pressoirs, cette joie si pure et si touchante : mais déjà la peinture en passerait dans l’esprit de leurs neveux, pour une chimère semblable aux descriptions poétiques de l’âge d’or, ou des bergers d’Arcadie : tant est rapide la pente qui nous entraîne loin de la nature et du bonheur.
Nous essaierions en vain de persuader au commun de nos lecteurs, qu’il était délicieux de marcher au lever de l’aurore, une serpette à la main, à la tête d’une troupe villageoise de tout sexe et tout âge, de présider à leurs travaux, de répéter avec le chœur le refrain de leurs chansons naïves, de s’asseoir au milieu d’eux sur un tapis de verdure, à l’ombre d’un pêcher, dans ces repas champêtres, mille fois plus sains et plus égayés que les festins des villes, de se mêler le soir à leurs danses, à leurs jeux innocents, oubliant le faste de l’opulence, le poison du bel esprit, et la morgue des grandeurs.
Ces plaisirs avaient été, jusqu’à nous, ceux de toutes les nations et de tous les siècles. Qui croirait aujourd’hui que nos spectacles les plus brillants doivent leur origine à cet enchantement bachique ? que l’art dramatique est né dans les vignes et dans les pressoirs de la Grèce ? Traînés sur un charriot, couronnés de pampre, et barbouillés de vin nouveau, des vignerons choisis courraient d’héritage en héritage, de maison en maison, chantant des vers à l’honneur de Bacchus ; et de ces hymnes est née la tragédie. Les passants et les spectateurs étaient exposés à leurs sarcasmes, les plaisanteries malignes servant comme d’intermèdes aux chants sacrés ; et de cette critique est née la comédie. Un bouc était la récompense de ces chantres ambulants : on le sacrifiait au dieu des vendanges, comme ennemi des vignobles dont il ronge les pampres, les grappes et le cep même, quand on le laisse y pénétrer.
Nos magnifiques opéras, nos terribles tragédies, nos comédies enjouées ou attendrissantes, nos bouffonneries simples ou amphibies, sont-elles plus raisonnables, plus divertissantes, plus politiques et plus instructives ? Les palais ont succédé aux granges et aux charriots ; le vermillon à la lie ; le clinquant et le verre, aux couronnes de pampres, aux guirlandes de fleurs et de fruits ; dès le temps de Prhynicus et d’Eschyle, le bons sens demandait : Quel est le rapport de tout cet étalage avec Bacchus ? Ne pourrait-il pas demander souvent aujourd’hui : Quel rapport avec le vrai plaisir ?
Les Athéniens, ce peuple autrefois si vif et si joyeux avec le vin et la liberté, n’est plus qu’un peuple triste et stupide, abreuvé de sorbec, et opprimé par le despotisme des Ottomans. Dans toutes les nations et dans tous les siècles, le cri de la nature atteste que le vin seul est pour les peuples libres un objet digne d’envie, le seul bien qui manque à leur félicité : tant il est vrai que les prêtres de Bacchus avaient raison de se plaindre, qu’on voulût séparer l’idée de leur divinité de celle de la joie.
Les Gaulois, nos premiers aïeux, ne devinrent conquérants que pour être vignerons, ignorant que leur sol pût produire des raisins comparables à ceux de la Grèce et de l’Italie. Ils s’emparèrent à main armée des rives du golfe Adriatique, du Danube et de la mer Noire, pour n’être pas privés de cette liqueur bienfaisante, ou forcés de l’acheter au poids de l’or.
Quand l’industrie Romaine eût entièrement subjugué la patrie de ces fiers Gaulois, qui s’étaient fait redouter jusqu’aux portes du Capitole, sans autre art que la valeur, et sans autres armes qu’un mauvais sabre, le plus grand bienfait des vainqueurs, et le trait le plus habile de leur politique, fut d’établir des vignobles dans les Gaules. L’empereur Domitien, qui fut un monstre de tyrannie, les avait fait arracher ; enlevant ainsi, suivant l’expression du philosophe Appollonius, à la terre même le germe le plus précieux de sa fécondité, lui qui s’était piqué, dans le commencement de son règne, de conserver aux hommes leur virilité par des lois sévères contre une pratique honteuse et cruelle ; mais au contraire, l’empereur Probus s’immortalisa par le soin qu’il prit lui-même de rétablir nos vignes, employant à leur culture, pendant les loisirs de la paix, ses légions victorieuses.
Les nations germaniques, qui sont après les Gaulois et les Romains les troisièmes ancêtres du peuple français, ne furent attirées au-delà du Rhin, qui leur servait de barrière, que par les charmes de cette plante, inconnue dans leurs bois et dans leurs marais : c’est ainsi que les grandes révolutions politiques ont presque toujours une origine trop oubliée, qui tient aux lois de la nature. Celle qui réunit ensemble l’idée du vin avec l’idée du plaisir est peut-être, à proprement parler, la première cause qui forma par degrés l’empire français.
C’est une vérité très agréable et très importante, que nos vignobles sont la plus solide richesse de l’État, et peut-être un des premiers ressorts de la puissance nationale. Le vin nous concilie l’amitié des peuples du Nord, dans le temps même qu’il fait passer entre nos mains les fruits les plus précieux de leurs travaux. C’est lui qui nous amène, chaque année, des essaims étrangers, qui se fixent souvent dans nos villes et dans nos campagnes ; recrue qui devient de jour en jour plus nécessaire dans un État qui se dépeuple par le luxe, par la corruption des mœurs, et par des vices qui paraissent aujourd’hui comme attachés à sa constitution ; recrue qu’on devrait favoriser par tous les moyens imaginables, ou du moins, qu’on ne devrait pas empêcher par mille obstacles, dont les auteurs n’avaient sûrement pas prévu les funestes conséquences.
Le vin est pour le Français expatrié l’objet de ses regrets les plus cuisants, et nos vendanges sont pour les peuples rivaux de la gloire et du pouvoir de nos rois l’objet éternel de leur envie. C’est à la nature invariable du sol et du climat que la France doit la supériorité de ces liqueurs si douces et si salubres qui portent aux extrémités du monde la joie et la santé. C’est en vain que les autres peuples voudraient s’affranchir de ce joug si suave ; ils seraient ennemis d’eux-mêmes s’ils renonçaient à le porter.
Les boissons froides qu’on brasse dans le septentrion, les esprits âcres et fastidieux qu’on en distille, loin de faire oublier ou mépriser le jus de nos raisins, ne servent qu’à les faire désirer avec plus d’ardeur. Les vins liquoreux du midi, qui plaisent un moment par leur force doucereuse, deviennent bientôt ennuyeux, et préservent par là du danger qu’en causerait le long et continuel usage. Les eaux-de-vie françaises auront toujours la palme dans la médecine, dans le commerce et dans la marine.
C’est donc avec raison que nos pères avaient toujours regardé la récolte des vins comme un temps de fête. Le bon sens et la saine politique étaient d’accord avec la nature pour applaudir à ces divertissements, puisqu’il est vrai que nos vignes sont une source de plaisir et de santé, une des causes les plus efficaces de la population, un des germes les plus féconds de la richesse nationale : puisqu’il est vrai qu’un million de barriques achetées dans nos campagnes, pour l’étranger, et embarquées dans nos ports, valent plus à l’État que cent mille ennemis massacrés, et qu’une bonne vendange est mille fois préférable à la plus belle victoire.
Tout citoyen raisonnable doit donc s’intéresser vivement au sort des vignerons, et de la plante précieuse qu’ils cultivent : s’il est dans nos mœurs quelques abus invétérés ou nouveaux, qui privent l’État des avantages qu’il pourrait en recueillir, le vrai zèle patriotique doit réclamer contre eux avec force, et solliciter ardemment leur extirpation.
Nos pères étaient francs, sincères, braves, désintéressés, chastes, généreux, mais ignorants, un peu grossiers, superstitieux, et surtout ivrognes. On a voulu corriger leurs vices, mais n’a-t-on point passé le but, mais a-t-on conservé leurs vertus ? Ce sont des questions à traiter en détail. Bornons-nous à l’ivrognerie ; c’était un grand défaut, sans doute, et pour tout homme qui pense, il ne faut pas sur cet article d’autre leçon que celle des Lacédémoniens : ils faisaient voir à leur jeunesse des esclaves des deux sexes, dont la raison était noyée dans le vin. Ce spectacle dit tout, quand on le considère de sang-froid, et qu’on est susceptible des sentiments de la raison et de l’honneur.
Mais le Français, qui demeure toujours le plus longtemps qu’il peut dans les extrêmes, parcourant avec rapidité les intervalles qui les séparent, n’est-il pas depuis longtemps dans l’excès opposé à celui de nos ancêtres ? Les femmes ont commencé à bannir le vin de leur estomac délabré par les veilles, par les mets sophistiqués, et par les remèdes de fantaisie ou de nécessité ; c’est-à-dire d’une nécessité fondée sur l’oisiveté, sur l’indolence, sur le luxe, sur l’usage immodéré des plaisirs faux ou dangereux. Des hommes aussi délicats, aussi bizarres, aussi mal réglés, les ont imitées, et c’est un autre abus à corriger.
Les académies d’agriculture, qui sont établies dans tout le royaume, doivent principalement s’attacher à veiller, avec un soin extrême, sur la conservation de nos vignobles, et sur leur amélioration ; c’est peut-être le plus important des objets que le gouvernement ait confiés à leur sollicitude, puisqu’il est vrai que la vigne peut être regardée comme le vrai Pérou de la France, et que le vin mérite, par-dessus tout, les attentions d’un cultivateur instruit et vraiment citoyen.
Combien de fonds excellents et de coteaux admirables sont inconnus et négligés ! Les cantons les plus fameux du territoire bordelais, qui produisent aujourd’hui des richesses immenses aux possesseurs et à l’État, furent longtemps avilis, et demeurèrent, jusqu’à la fin du dernier siècle, dans leur obscurité. Que de progrès à faire dans l’art de choisir les sarments, de les adapter au sol et à l’exposition, de les planter, de les cultiver, de les conserver, de les rendre plus féconds ! Combien, peut-être, l’industrie éclairée du flambeau de l’expérience, ne trouverait-elle pas de moyens pour hâter la maturité, pour prévenir les accidents, pour aider le développement de la nature ! Quelles utiles leçons ne pourrions-nous pas recevoir d’un observateur assidu, sur la récolte des raisins, sur l’art de couler les vins, de les épurer, de les transporter, et de leur faire essuyer impunément tous les dangers d’un voyage maritime, et du trajet des deux tropiques !
Une idée fausse, et cependant très commune, fait dépendre l’excellence de tous les vignobles qui passent aujourd’hui pour supérieurs, uniquement de leur aspect et de la nature de leur terroir, on s’imagine, pour l’ordinaire, qu’il n’en est point de pareil ni de meilleur dans le royaume, parce qu’on suppose très gratuitement que la culture est un art raisonné, qui pose sur des principes appuyés d’épreuves et justifiés par une longue expérience. Quand on veut approfondir cette opinion, l’erreur se découvre au premier coup d’œil. Le hasard et la routine président bien plus que l’intelligence et le bon sens à toute espèce de cultivation. On a vu souvent des propriétaires, aveugles, ou forcés par les circonstances, transformer en mauvais vignobles les champs les plus fertiles, préférant quelques tonneaux d’un vin pitoyable, à mille gerbes du meilleur froment.
Tout au contraire, vous trouverez en vingt endroits des moissons languissantes, ou des taillis clairs et chétifs sur des coteaux qui produisaient autrefois des vins précieux : il ne faut que quelques années de négligence ou de malheur, des grêles, des gelées, des procès, des minorités, des saisies et des décrets, pour anéantir le plus beau vignoble, et le faire disparaître pendant des siècles du lieu qu’il occupait avec tant d’avantages.
Un cultivateur éclairé découvrirait souvent dans son héritage des portions presque abandonnées, que la nature destine à faire l’honneur et la richesse de ses celliers. Que de biens ne pourrait-il pas procurer à l’État et à lui-même, s’il avait des lumières, de l’émulation, de la liberté, des moyens, autant que le désire le vrai patriotisme ! Nous reviendrons par la suite sur ces objets dignes d’occuper leurs places dans les Éphémérides du Citoyen.
Rite suum Baccho dicemus honorem.
Virg. Buc.
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