Description géographique de l’élection de Vézelay

Ce célèbre mémoire de Vauban, placé dans le deuxième tome des Oisivetés, nous fait revenir aux préoccupations « statistiques » du grand maréchal. Quand la lettre précédemment citée illustrait le souci de la méthode qu’il demandait à ses collaborateurs de suivre, la « Description géographique de l’élection de Vézelay » est l’un des fruits les plus significatifs que Vauban ait fourni de son effort de dénombrement et de compréhension de la réalité économique des régions qu’il a traversé.

Ainsi qu’on le remarquera dès les premières pages de ce mémoire, Vauban étudiait avec le plus grand soin cette réalité économique qui l’intéressait tant. « Il interrogea, raconta Fontenelle, les hommes de tous les rangs, de toutes les professions, de toutes les classes sur la valeur et le rapport des terres, sur les divers modes de culture, sur le taux des salaires, sur la nature des subsistances servant à l’alimentation des paysans. Il créait ainsi la statistique moderne ; par ses conseils, les intendants de provinces firent le dénombrement de la population et recueillirent, dans leurs généralités, tous les documents et notions se rattachant an commerce et à l’agriculture. » (Vauban, sa famille et ses écrits, ses Oisivetés et sa correspondance, Paris, Berger-Levrault, 1910, p.589)


Description géographique de l’élection de Vézelay

L’élection de Vézelay est de la province de Nivernais, de l’évêché d’Autun, de la généralité et ressort de Paris, et la ville de Vézelay du gouvernement de Champagne. Elle est bornée au nord par l’élection de Tonnerre, à l’est par le duché de Bourgogne, à l’ouest par les élections de Nevers et de Clamecy, et au sud par celle de Châtel-Chinon.

Elle a quelque neuf, dix à onze lieues de longueur, sur quatre à cinq de largeur, et en tout quarante lieues carrées, de vingt-cinq au degré, en ce compris les parties séparées de son continent.

Son composé est d’autant plus bizarre que, toute petite qu’elle est, elle contient plusieurs enclavements des élections voisines, dans lesquelles elle en a aussi de fort écartés, sans qu’on en puisse rendre raison, si ce n’est que, quand on l’a formée, il se peut que les seigneurs de ces lieux hors œuvre ont eu des raisons pour désirer que leurs terres fussent de cette élection, à cause du ressort de Paris ; mais on est en même temps tombé dans l’inconvénient de rendre les exploitations qui se font pour cause de la levée des tailles beaucoup plus à charge, à cause des paroisses éloignées du siège de l’élection (défaut qui a besoin d’être corrigé, aussi bien que tous ceux qui lui ressembleront ailleurs).

Partie de ses paroisses sont situées en Morvan, partie sont mélangées de Morvan et de bon pays, et les autres entièrement dans le bon pays, qui ne l’est que par rapport au Morvan, qui est très mauvais. Celui-ci est considérablement plus bossillé et élevé que le bon pays, bien que l’un et l’autre le soient beaucoup.

C’est un terroir aréneux et pierreux, en partie couvert de bois, genêts, ronces, fougères et autres méchantes épines, où on ne laboure les terres que de six à sept ans l’un ; encore ne rapportent-elles que du seigle, de l’avoine et du blé noir, pour environ la moitié de l’année de leurs habitants, qui, sans la nourriture du bétail, le flottage et la coupe des bois, auraient beaucoup de peine à subsister.

Dans les paroisses mélangées, il y croît un peu de froment et de vin, et, quand les années sont bonnes, on y en recueille assez pour la nourriture des peuples, mais non pour en commercer.

Dans celles du bon pays, les terres sont fortes et spongieuses, chères et difficiles à labourer. Celles qui le sont moins sont pierreuses et pleines de lave ; c’est une espèce de pierres plates dont on couvre les maisons, qui est fort dommageable dans les terres où elles se trouvent, soit quand elles paraissent à découvert sur la superficie de la terre, ou quand elles sont couvertes de trois, quatre, cinq à six pouces d’épais, parce que les rayons du soleil, venant à pénétrer le peu de terre qui les couvre, échauffent tellement la pierre, qu’elle brûle la racine des blés qui se trouvent au-dessus, et les empêche de profiter.

Le labourage des terres se fait avec des bœufs, de six, huit et dix à la charrue, selon que les terres sont plus ou moins fortes. Leur rapport ne va guère, par commune année, à plus de trois et demi pour un, les sentences payées, quelquefois plus, quelquefois moins.

Le pays est partout bossillé, comme nous avons déjà dit, mais plus en Morvan qu’ailleurs. Les hauts, où sont les plaines, sont spacieux, secs, pierreux et peu fertiles. Les fonds le sont davantage, mais ils sont petits et étroits. Les rampes participent de l’un et de l’autre, selon qu’elles sont plus ou moins raides, et bien ou mal cultivées.

Le pays est fort entrecoupé de fontaines, ruisseaux et rivières, mais tous petits, comme étant près de leurs sources.

Les deux rivières d’Yonne et de Cure, qui sont les plus grosses, peuvent être considérées comme les nourrices du pays, à cause du flottage des bois. On pourrait même les rendre navigables, l’une jusqu’à Corbigny et l’autre jusqu’à Vézelay : ce qui serait très utile au pays. Les petites rivières de Cuzon, de Brangeame, d’Anguisson, du Goulot, d’Armance, sont de quelque considération pour le flottage des bois.

Il y a encore plusieurs autres ruisseaux moindres que ceux-là, qui font tourner des moulins et servent aussi au flottage des bois, quand les eaux sont grosses, à l’aide des étangs qu’on a faits dessus. On en pourrait faire de grands arrosements, qui augmenteraient de beaucoup la fertilité des terres et l’abondance des fourrages, qui est très médiocre en ce pays là, de même que celles des bestiaux qui y croissent petits et si faibles qu’on est obligé de tirer les bêtes de labour d’ailleurs, ceux du pays n’ayant pas assez de force. Les vaches mêmes y sont petites, et six ne fournissent pas tant de lait qu’une de Flandre ; encore est-il de bien moindre qualité.

Il y vient très peu de chevaux, et ceux qu’on y trouve sont de mauvaise qualité et propres à peu de chose, parce qu’on ne se donne pas la peine ni aucune application pour en avoir de bons, les paysans étant trop pauvres pour pouvoir attendre un cheval quatre ou cinq ans ; à deux ils s’en défont, et à trois on les fait travailler, même couvrir : ce qui est cause que très rarement il s’y en trouve de bons.

La brebiale y profite peu, parce qu’elle n’est point soignée, ni gardée en troupeaux par des bergers intelligents, chacun ayant soin des siennes comme il l’entend ; elles sont toutes mal établées, toujours à demi dépouillées de leur laine par les épines des lieux où elles vont paître, sans qu’on apporte aucun soin ni industrie pour les mieux entretenir.

Bien qu’il y ait quantité de bourriques dans le pays, on n’y fait pas un seul mulet, soit faute d’industrie de la part des habitants, ou parce qu’ils viendraient trop petits.

Pour des porcs, on en élève comme ailleurs dans les métairies et chez les particuliers, mais non tant que du passé, parce qu’il n’y a plus ni glands, ni faînes, ni châtaignes dans le pays, où il y en avait anciennement beaucoup.

Il y aurait assez de gibier et de venaison, si les loups et les renards, dont le pays est plein, ne les diminuaient considérablement, aussi bien que les paysans, qui sont presque tous chasseurs, directement ou indirectement.

Les mêmes loups font encore un tort considérable aux bestiaux, dont ils blessent, tuent et mangent une grande quantité tous les ans, sans qu’il soit guère possible d’y remédier, à cause de la grande étendue des bois dont le pays est presque à demi couvert.

Nous distinguerons ces bois en trois espèces, savoir : en bois taillis, bois de futaie et bois d’usage. Il y a soixante à soixante-dix ans que la moitié ou les deux tiers des bois étaient en futaie ; présentement il n’y a plus que des bois taillis, où les ordonnances sont fort mal observées. Les marchands qui achètent les coupes sur pied, abattent indifféremment les baliveaux anciens et modernes, et n’en laissent que de l’âge du taillis et sans choix, parce qu’ils se soucient peu de ce que cela deviendra après que les ventes seront vidées et leurs marchés consommés. Il n’y a plus de futaie présentement, et c’est une chose assez étrange que, dans l’étendue de cinquante-quatre paroisses où il y a plus de trente-sept mille arpents de bois, il ne s’y en soit trouvé que huit. Les bois d’usage, dont il y a quantité en ce pays-là, sont absolument gâtés, parce que les paysans y coupent en tout temps à discrétion, sans aucun égard, et, qui plus est, y laissent aller les bestiaux, qui achèvent de les ruiner. Il arrive donc, par les inobservations des ordonnances, que, dans un pays naturellement couvert de bois, on n’y en trouve plus de propre à bâtir, ce qui est en partie cause qu’on ne rétablit pas les maisons qui tombent, ou qu’on le fait mal ; car il est vrai de dire que les bois à bâtir n’y sont guère moins rares qu’à Paris.

On ne sait ce que c’est que gruerie, grairie, tiers-et-danger dans cette élection. Le pays en général est mauvais, bien qu’il y ait de toutes choses un peu. L’air y est bon et sain, les eaux partout bonnes à boire, mais meilleures et plus abondantes en Morvan qu’au bon pays. Les hommes y viennent grands et assez bien faits, et assez bons hommes de guerre, quand ils sont une fois dépaysés ; mais les terres y sont très-mal cultivées, les habitants lâches et paresseux jusqu’à ne se pas donner la peine d’ôter une pierre de leurs héritages, dans lesquels la plupart laissent gagner les ronces et méchants arbustes. Ils sont d’ailleurs sans industrie, arts, ni manufacture aucune, qui puissent remplir les vides de leur vie, et gagner quelque chose pour les aider à subsister : ce qui provient apparemment de la mauvaise nourriture qu’ils prennent, car tout ce qui s’appelle bas peuple ne vit que de pain d’orge et d’avoine mêlées, dont ils n’ôtent pas même le son, ce qui fait qu’il y a tel pain qu’on peut lever par les pailles d’avoine dont il est mêlé. Ils se nourrissent encore de mauvais fruit, la plupart sauvages, et de quelque peu d’herbes potagères de leurs jardins, cuites à l’eau, avec un peu d’huile de noix ou de navette, le plus souvent sans ou avec très peu de sel. Il n’y a que les plus aisés qui mangent du pain de seigle mêlé d’orge et de froment.

Les vins y sont médiocres et ont presque tous un goût de terroir qui les rend désagréables. Le commun du peuple en boit rarement, ne mange pas trois fois de la viande en un an, et use peu de sel : ce qui se prouve par le débit qui s’en fait, car, si douze personnes du commun peuvent ou doivent consommer un minot de sel par an pour le pot et la salière seulement, vingt-deux mille cinq cents personnes qu’il y a dans cette élection en devraient consommer à proportion dix-huit cent soixante et quinze, au lieu de quoi ils n’en consomment pas quinze cents, ce qui se prouve par les extraits du grenier à sel. Il ne faut donc pas s’étonner si des peuples si mal nourris ont si peu de force. A quoi il faut ajouter que ce qu’ils souffrent de la nudité y contribue beaucoup, les trois quarts n’étant vêtus, hiver et été, que de toile à demi pourrie et déchirée, et chaussés de sabots, dans lesquels ils ont le pied nu toute l’année. Que si quelqu’un d’eux a des souliers, il ne les met que les jours de fêtes et dimanches. L’extrême pauvreté où ils sont réduits (car ils ne possèdent pas un pouce de terre) retombe par contre-coup sur les bourgeois des villes et de la campagne qui sont un peu aisés, et sur la noblesse et le clergé, parce que, prenant leurs terres à bail de métairie, il faut que le maître qui veut avoir un nouveau métayer commence par le dégager et payer ses dettes, garnir sa métairie de bestiaux, et le nourrir, lui et sa famille, une année d’avance à ses dépens ; et, comme ce métayer n’a pour l’ordinaire pas de bien qui puisse répondre de sa conduite, il fait ce qu’il lui plaît et se met souvent peu en peine qui payera ses dettes : ce qui est très-incommode pour tous ceux qui ont des fonds de terre, qui ne reçoivent jamais la juste valeur de leur revenu, et essuient souvent de grandes pertes par les fréquentes banqueroutes de ces gens-là.

Le pauvre peuple y est encore accablé d’une autre façon par les prêts de blés et d’argent que les aisés leur font dans leurs besoins, au moyen desquels ils exercent une grosse usure sur eux, sous le nom de présents qu’ils se font donner après les termes de leur créance échus, pour éviter la contrainte, lequel terme n’étant allongé que de trois ou quatre mois, il faut un autre présent au bout de ce temps-là, ou essuyer le sergent, qui ne manque pas de faire maison nette. Beaucoup d’autres vexations de ces pauvres gens demeurent au bout de ma plume, pour n’offenser personne.

Comme on ne peut guère pousser la misère plus loin, elle ne manque pas aussi de produire les effets qui lui sont ordinaires, qui sont : premièrement, de rendre les peuples faibles et mal sains, spécialement les enfants, dont il en meurt beaucoup par défaut de bonne nourriture ; secondement, les hommes fainéants et découragés, comme gens persuadés que, du fruit de leur travail, il n’y aura que la moindre et plus mauvaise partie qui tourne à leur profit ; troisièmement, menteurs, larrons, gens de mauvaise foi, toujours prêts à jurer faux, pourvu qu’on les paye, et à s’enivrer sitôt qu’ils peuvent avoir de quoi. Voilà le caractère du bas peuple, qui, cependant, des huit parties fait la septième (remarques qui méritent considération).

L’autre partie, qui est la moyenne, vit comme elle peut de son industrie ou de ses rentes, toujours accablée de procès entre eux, ou contre la basse, qui est le menu peuple, ou contre la haute, qui sont les ecclésiastiques et les nobles, soit en demandant ou en défendant, n’y ayant pas de pays dans le royaume où on ait plus d’inclination à plaider que dans celui-là, jusque-là qu’il s’y en trouve assez qui, manquant d’affaires pour eux, se chargent volontairement, mais non gratuitement, de celles des autres, pour exercer leur savoir-faire.

Au surplus, il y a dans cette élection deux cent cinq personnes ecclésiastiques, savoir : soixante-dix-neuf curés, vicaires ou prêtres séculiers, cinquante-sept religieux de différents ordres, et soixante-neuf religieuses, savoir :

L’abbaye et chapitre de Vézelay, consistant à l’abbé et quatorze chanoines, y compris le doyen, l’archidiacre et le chantre. Cette abbaye valait autrefois 15 à 18 000 livres de rente à l’abbé, et aujourd’hui 6 à 7 000 livres, y compris les bois.

L’abbaye de Cure, consistante à l’abbé et un prêtre gagé pour y dire la messe, peut valoir 1 200 à 1 300 livres.

L’abbaye de Corbigny-lès-Saint-Léonard, consistante à l’abbé et sept religieux bénédictins réformés, peut valoir 8 à 9 000 livres de rente à l’abbé, tout compris.

Il y a un petit chapitre à l’Isle-sous-Montréal, composé de trois chanoines réguliers, qui peuvent avoir 8 à 900 livres de rente.

Il y en a un à Cervon, composé de l’abbé du lieu, du curé et de six chanoines ou semi-prébendés, qui ont environ 3 000 à 4 000 livres de rente, dont 600 à 700 pour l’abbé.

Il y a encore trois ou quatre petits prieurés dans l’élection, de 100 à 150 livres de rente chacun, qui sont de la nomination des abbés de Corbigny et Vézelay, et de quelques seigneurs particuliers.

Il y a de plus un convent de Cordeliers à Vézelay, composé de six religieux, qui sont pauvres et ne vivent que d’aumônes et de la desserte de quelques paroisses de la campagne ; un convent de Capucins à Corbigny, composé de huit religieux ; les Chartreux du Val-Saint-Georges, qui sont au nombre de huit religieux, et ont quelque 9 000 à 10 000 livres de revenu ; l’abbaye du Réconfort, composée de l’abbesse et de vingt-deux religieuses, qui ont pour tout revenu 4 000 à 5 000 livres de rente ; les Ursulines de Corbigny, au nombre de vingt religieuses, très médiocrement accommodées, ayant de revenu quelque 3 000 livres de rente ; les Ursulines de Lormes, au nombre de huit religieuses et deux servantes, qui ont pour tout revenu 800 livres de rente.

Les Ursulines de Vézelay, consistant en quatorze religieuses et deux servantes, ont quelque 2 500 à 3 000 livres de rente.

Voilà en quoi consistent tous les ecclésiastiques de l’élection.

Il y a quarante-huit familles de nobles dans ladite élection, parmi lesquelles il y en a trois ou quatre qui se soutiennent ; tout le reste est pauvre et très-malaisé, ayant la plupart de leur bien en décret.

Il y en a fort peu de titrées ; vingt-deux d’exemptes par acquisition de charges, tant vieilles que nouvelles ; deux cents cinquante-sept de gens aisés, c’est-à-dire de ceux qui sont entre l’artisan et le plus accommodé bourgeois ; quarante-deux de nouveaux convertis, qui peuvent faire quelque cent quatre-vingts personnes de tous âges et de tous sexes ; quatre-vingt-douze de judicatures, exerçant les justices subalternes du pays, qui sont tous baillis, lieutenants, procureurs, greffiers, notaires et sergents ; cinquante-cinq de négociants, qui font commerce de bois, de bestiaux et de quelques merceries. Le reste est peu de choses.

Quatre cent quarante et une familles de mendiants, qui font près de deux mille personnes, c’est-à-dire la onzième partie du tout. Le surplus du bas peuple est si pauvre que, s’ils ne sont pas encore réduits à la mendicité, ils en sont fort près.

Cinq cent onze maisons en ruine et inhabitables, et deux cent quarante-huit vides, dans lesquelles il ne loge personne : le tout faisant sept cent cinquante-neuf, qui est environ la septième partie du tout (marque évidente de la diminution du peuple).

Il y a de plus quarante-quatre mille soixante-quatorze arpents de terre labourable dans cette élection, dont cinq mille sept cent soixante-quinze en friche ou désertes, ce qui en fait à peu près la septième partie, et quatre mille cent vingt-et-un arpents de vignes, dont sept cents cinquante-quatre en friche, qui font la cinquième partie et un peu plus. Cela, joint à l’abandon et ruine des maisons et à ce que les terres en nature sont très mal cultivées, marque évidemment le dépérissement du peuple.

Sur vingt-deux mille cinq cents personnes de tous âges et de tous sexes qui se trouvent dans cette élection, il y a trois cent sept femmes plus que d’hommes, cent trente-trois filles à marier plus que de garçons ; mais, en récompense, quatre cent dix-huit petits garçons plus que de petites filles, et cent quatre-vingt-huit valets plus que de servantes : ce qui prouve d’un côté la dissipation des hommes, et de l’autre que le pays produit naturellement plus de garçons que de filles. Cela se trouve peu dans les autres provinces du royaume, où il naît ordinairement plus de filles que de garçons ; la froideur du pays pourrait bien en être cause.

Voilà une véritable et sincère description de ce petit et mauvais pays, faite après une très-exacte recherche, fondée non sur des simples estimations, presque toujours fautives, mais sur un bon dénombrement en forme et bien rectifié. Au surplus, ce pays serait très-capable d’une grande amélioration, si, au lieu de toutes les différentes levées de deniers qui se font pour le compte du roi par des voies arbitraires, qui ont donné lieu à toutes les vexations et voleries qui s’y font depuis si longtemps, on faisait :

I.

Une recherche exacte du revenu des fonds de terre et de bestiaux en nature, et de l’industrie, des arts et métiers qui s’y professent ; qu’on réglât ensuite les impositions sur le vingtième des revenus, sans autre égard que celui d’imposer légalement sur tous les biens apparents d’un chacun, exempts de frais et de violence.

II.

Si on trouvait moyen d’abréger les procès pour imposer quelque rude châtiment, tant à ceux qui jugent mal, par corruption ou négligence, qu’à ceux qui plaident de mauvaise foi et par obstination.

III.

Si le roi, bien persuadé que la grandeur de ses pareils se mesure par le nombre des sujets, commettait d’habiles intendants, gens de bien, pour avoir soin d’économiser les pays et les mettre en valeur, tant par l’amélioration de la culture des terres et augmentation des bestiaux, que pour y introduire des arts et manufactures propres au pays.

IV.

Si on tenait de plus près la main à l’observation des ordonnances touchant la coupe des bois.

V.

Si on rendait les rivières d’Yonne et de Cure navigables aussi loin qu’elles pourraient être nécessaires au pays.

VI.

Si on y faisait faire quantité d’arrosements qui pourraient augmenter la fertilité des terres et l’abondance des fourrages presque de moitié, et à même temps le nombre des bestiaux à proportion, ce qui produirait trois profits considérables : 1° par de plus grandes ventes de bestiaux ; 2° par le laitage, qui contribue beaucoup à la nourriture des peuples, spécialement des enfants ; 3° par les fumiers, qui augmenteraient de beaucoup la fertilité des terres.

VII.

Et, pour ne pas demeurer en si beau chemin, ne pourrait-on pas ajouter : si on réduisait toutes les mesures de l’élection, et même celles de tout le royaume, à une seule de chaque différente espèce, avec les subdivisions nécessaires, sans égard aux mauvaises objections qu’on pourrait faire en faveur du commerce, qui sont toutes fausses et ne favorisent que les fripons.

VIII.

Si on réduisait toutes les différentes coutumes en une, qui fût universelle et la seule dont il fût permis de se servir.

IX.

Si, Dieu donnant la paix à ce royaume, Sa Majesté faisait sa principale application d’acquitter les dettes de l’État et de l’affranchir de toutes les charges extraordinaires dont il est accablé à l’occasion de la guerre présente et passée, sans autre distraction que du payement des gens de guerre entretenus et des charges et dépenses absolument nécessaires.

X.

Si le roi établissait une chambre de commerce et de manufacture, composée de quatre ou cinq vieux conseillers d’État et d’autant de maîtres des requêtes, qui eussent leurs correspondances bien établies par toutes les villes commerçables de ce royaume, et dont la seule application fût de diriger ledit commerce, l’accroître, le protéger et maintenir, recevant sur cela les avis des plus forts négociants, et entretenant de bonnes correspondances avec ceux des pays étrangers.

XI.

Si Sa Majesté, achetant toutes les salines du royaume, gardait seulement les nécessaires, les faisant environner de remparts et de fossés pour la sûreté, et y établissant des garnisons et magasins, pour de là distribuer le sel aux étrangers et à tout le royaume, à un prix bien au-dessous de celui d’à présent, supprimant toutes les exemptions des pays de francsalés, sous des prétextes raisonnables, et le rendant commun à toute la France, qui, sans être écrasée de son poids, le porterait aisément, et ferait l’une des meilleures parties du revenu du roi.

XII.

Si le roi, ennuyé des abus qui se commettent dans la levée des tailles, des aides et des gabelles, et dans toutes les autres sortes d’impôts qui composent ses revenus, de tant d’affaires extraordinaires qui abîment l’État, de tant de traitants qui, non contents de le piller par mille voies indirectes, exercent encore sur lui-même une usure insupportable et se remplissent de biens à regorger, par de mauvaises voies, tandis que le pauvre peuple périt sous l’accablement du faix.

XIII.

Si Sa Majesté, pénétrée enfin de la souffrance de ses sujets, prenait une bonne fois résolution d’y mettre fin et d’améliorer leur condition, en rendant l’imposition de ses revenus légale et proportionnée aux forces de chacun, c’est-à-dire en imposant sur tous les fonds de terre par rapport à leur revenu, sur les arts et métiers par rapport à leur gain, sur les villes par rapport au louage des maisons, sur le bétail par rapport à son revenu, sur le vin des cabarets, les tabacs, les eaux-de-vie, le thé, le café, le chocolat, le papier timbré, et sur le sel, qu’il faudrait mettre à un plus bas prix et le rendre marchand ; plus, sur les douanes, qu’il faudrait aussi ôter de dedans du royaume, les reléguer sur la frontière et les beaucoup modérer ; sur les bois, les eaux, les vieux domaines ; sur les gages et pensions d’un chacun ; et enfin sur tout ce qui porte revenu et fait profit, sans exception de bien ni de personne ; le tout précédé d’une très-exacte et fidèle recherche et de toutes les connaissances nécessaires, fixant lesdites impositions sur le pied du vingtième des revenus de toutes espèces. Cela, une fois établi, produirait un revenu immense, qui serait peu à charge à l’État par rapport à ce qu’il en souffre à présent, ni au-dessus des forces de personne, puisque tout serait proportionnellement imposé ; il n’y aurait plus ou très-peu de frais, ni de pillerie dans les levées ; le peuple se maintiendrait plus aisément, et, quand, dans les extrêmes besoins, on serait obligé de payer deux, trois, voire quatre vingtièmes, ils seraient incomparablement moins foulés que de tout ce qu’ils souffrent à présent, notamment s’il n’était plus question de tailles ni de gabelles, ni d’aides, ni d’affaires extraordinaires, ni par conséquent de contraintes, ni de vexations, ni d’aucune autre nouveauté affligeante. Chacun pourrait jouir en paix de ce qui lui appartient, sans inquiétude.

XIV.

Et pour conclusion, si toutes ces pensées pouvaient exciter la curiosité de Sa Majesté à en faire l’expérience, ne fût-ce que pour voir comme cela réussirait, il n’y aurait qu’à les mettre en pratique dans cette élection ou dans telle autre des plus petites du royaume qu’on voudra choisir.

Après quoi, si les peuples s’en trouvent bien, tous les voisins demanderont le même traitement, et il ne faut pas douter que, fort peu de temps après, tout le royaume ne fit la même demande.

Il y aurait encore quantité d’autres choses à établir, et d’autres à corriger, pour le soulagement des peuples et l’économie du royaume, qui rendraient ce pays et tous ceux où elles seraient pratiquées abondants, fertiles et bientôt peuplés ; car les peuples pour lors, étant mieux nourris qu’ils ne le sont, deviendraient beaucoup plus faciles à marier, plus forts et plus capables de faire des enfants et de les élever, et, beaucoup moins paresseux : d’où s’ensuivrait un grand accroissement de monde et de biens ; et comme ils auraient moins de terres à cultiver, ils les cultiveraient toutes et les cultiveraient bien. Au surplus, cette recherche n’a pas été faite par aucun sentiment d’intérêt particulier, mais seulement pour donner une légère idée de ce qui se pourrait faire de mieux dans cette élection, et conséquemment dans toutes les autres de la généralité, même dans tous les pays qui composent ce grand royaume, où le bonheur et l’augmentation des peuples suivraient de près un si juste établissement ; les revenus du roi en augmenteraient considérablement, sans que jamais il s’y trouvât de non-valeur. Cinquante mille fripons, sans compter leurs croupiers, qui pillent impunément le royaume et qui profanent incessamment son nom par le mauvais usage qu’ils en font, seraient réduits à gagner leur vie et à payer comme les autres. Sa domination deviendrait douce et désirable pour tous les peuples voisins, et les siens, sortant de l’état pauvre et souffreteux où ils sont, pour entrer dans un plein de bonheur et de félicité, s’accroîtraient à vue d’œil et augmenteraient à même temps sa puissance par le nombre prodigieux d’hommes propres à la guerre, aux arts, aux sciences, à la marchandise et à la culture des terres, que la France produirait. Tous béniraient son nom, tous prieraient pour la conservation d’une si chère tête, et tous redoubleraient leurs prières pour lui et rendraient de continuelles actions de grâces à Dieu de leur avoir donné un si bon, si grand et si sage roi.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.