Deux lettres de Quesnay à Mirabeau sur le Tableau économique (1759)

Deux pièces tirées de la correspondance de François Quesnay sont relatives au Tableau économique et en éclairent la signification et la portée. Nous avons cru intéressant de les republier ici.


XII. Lettre de Quesnay à Mirabeau

1759

J’ai taché de faire un Tableau fondamental de l’ordre économique pour y représenter les dépenses et les produits sous un aspect facile à saisir, et pour juger clairement des arrangements et des dérangements que le gouvernement peut y causer, vous verrez si je suis parvenu à mon but. Vous avez vu d’autres tableaux ces jours ci ; il y a de quoi méditer sur le présent et sur l’avenir. Je suis de la dernière surprise de ce que le parlement ne présente de ressources pour la réparation de l’État que dans l’économie, il n’en sait pas si long que l’intendant d’un seigneur qui dépensait plus qu’il n’avait de revenu, et que le pressait de lui trouver des ressources, celui-là ne lui dit pas épargnez. Mais il lui représenta qu’il ne devait pas mettre les chevaux de labour au carrosse et de ne pas retenir les chevaux de carrosse à l’écurie, et que tout étant à sa place il pourrait dépenser encore davantage sans se ruiner. Il paraît donc que nos remontrants ne sont que des citadins bien peu instruits sur les matières dont ils parlent et sont par là d’un faible secours pour le public. Votre dernière lettre remarque bien que les efforts des particuliers sont fort stériles mais il ne faut pas se décourager car la crise effrayante viendra et il faudra avoir recours aux lumières de la médecine.

Vale

XIII. Lettre de Quesnay à Mirabeau

1759

A Monsieur le Marquis de Mirabeau

Madame la Marquis de Pailli me dit que vous êtes encore empêtré dans le zig-zag. Il est vrai qu’il a rapport à tant de choses qu’il est difficile d’en saisir l’accord, ou plutôt de le pénétrer avec évidence. On peut voir par ce zig-zag ce qui se fait sans voir le comment, mais ce n’est assez pour vous.

On y voit premièrement que l’emploi de 400 livres d’avances annuelles pour les frais de l’agriculture produisent 400 livres de revenus, et que 200 livres d’avances employées à l’industrie ne produisent rien au-delà du salaire qui revient aux ouvriers, encore ce salaire est-il fourni par le revenu que produit l’agriculture.

Ce revenu se partage par la dépense du propriétaire à peu près également, la moitié retourne à l’agriculture pour les achats de pain, vin, viande, bois, etc., et les hommes qui reçoivent cette moitié de revenu et qui en vivent sont employés aux travaux de la terre qui font renaître la valeur de cette même somme en productions de l’agriculture ; ainsi le même revenu se perpétue. Vous direz peut-être que vous ne voyez encore renaître que la moitié. Attendez les autres distributions, le reste y reviendra. Ces colons vivent en même temps de cette même somme ; mais leur travail par les dons de la terre produit plus que leur dépense et ce produit net est ce que l’on appelle revenu.

L’autre moitié du revenu du propriétaire est employée par celui-ci aux achats des ouvrages de main-d’œuvre pour ses entretiens de vêtements, ameublement, ustensiles et de toutes autres choses qui s’usent ou qui s’éteignent sans reproduction renaissante de ces mêmes choses. Ainsi le produit du travail des ouvriers qui les fabriquent ne s’étend pas au-delà du salaire qui les fait subsister, et qui leur restitue leurs avances. Il n’y a donc rien ici que dispendieux en nourriture d’hommes, qui ne produisent que pour leur propre dépense, qui leur est payée par le revenu que produit l’agriculture. C’est par cette raison que je la nomme dépense stérile.

Souvenez-vous toujours de l’axiome qui dit que quand la marchandise ne vaut pas les frais, il faut quitter le métier, cela est vrai sans exception mais si au moins la marchandise vaut les frais il y a une distinction à faire, savoir quand les frais nourrissent des hommes ; car il y a des dépenses qui ne les nourrissent point et qui ne les intéressent que quand il y a un produit net à leur profit. Je veux faire transporter de loin des bois à Paris, et j’examine si les frais de charois n’enlèveront pas tout le profit, et ces frais qui nourrissent les chevaux et presque point d’hommes, sont d’un autre genre que ceux qui nourrissent des hommes et n’entrent pas dans mon zig-zag sous le même point de vue ; car on y envisage les richesses par rapport aux hommes et les hommes relativement aux richesses, ce rapport est un des objets principaux du Tableau.

Un second objet est la marche de la distribution des revenus qui en assure le retour avec la subsistance des hommes. On y voit d’abord comment la dépense du propriétaire se distribue à l’agriculture et à l’industrie, et on y voit ensuite comment chaque somme arrivée à l’une et à l’autre se distribue encore réciproquement de part et d’autre jusqu’au dernier sol. Les ouvriers de la classe de l’industrie dépensent dans leur classe même la moitié de la somme de leur salaire pour les marchandises de main-d’oeuvre dont ils ont besoin pour leur entretien, et l’autre moitié retourne à l’agriculture pour l’achat de leur subsistance. On voit la même chose du côté de l’agriculture, les colons y emploient pour leur subsistance la moitié de la somme qu’ils reçoivent et portent l’autre moitié à l’industrie pour les marchandises de main-d’oeuvre nécessaires pour leur entretien. Ainsi à chaque classe il y a pour la dépense des sommes qui leur sont distribuées le même partage que pour la dépense du revenu du propriétaire, à la réserve que chacune de ces classes reçoive réciproquement l’une de l’autre et s’entre-rende également et que le tout se reproduit dans la classe de l’agriculture et on voit que par la distribution d’un revenu de 400 livres cette somme tient lieu de 800 livres réparties tant chez le propriétaire que dans les classes de l’agriculture, et de l’industrie, où elle est partout employée aux achats des choses qui servent à la nourriture et à l’usage des hommes.

Mais un autre objet à considérer dans notre zig-zag sont les avances nécessaires pour le mouvement de la machine qui est tenue en action par les hommes, et le rapport de ces avances avec le revenu positis ponendis. On y voit encore, du côté de l’agriculture, que les avances employées en frais y renaissent ainsi que le revenu, et qu’une partie de ces avances y est employée en salaire d’hommes qui travaillent à la culture et qui y subsistent par ce salaire ; par-là, on voit, d’un coup d’œil, l’usage et le compte des richesses et des sommes, leur rapport et leur influence réciproque, et toute l’âme du gouvernement économique des états aratoires. Ainsi, le zig-zag bien conçu, abrège bien du détail et peint aux yeux des idées fort entrelacées que la simple intelligence aurait bien de la peine à saisir, à démêler, et à accorder, par la voie du discours ; encore ces idées seraient-elles fort fugitives, au lieu qu’assurées dans l’imagination par le Tableau, ni elles ; ni leurs combinaisons ne peuvent, plus échapper, ou seront, du moins, très facile à se représenter toutes ensemble dans leur ordre et dans leur correspondance en un seul aspect, où l’on peut méditer à l’aise sans y rien perdre de vue, et sans que l’esprit se charge de l’arrangement.

Je vous enverrai une seconde édition augmentée et corrigée, comme c’est la coutume, mais ne craignez pas, ce livret de ménage ne deviendra trop volumineux. J’en fais imprimer trois exemplaires pour voir cela plus au clair, mais je crois que sa place serait bien à la fin de votre dissertation pour le prix de la Société de Berne, si vous l’en trouvez digne avec un préliminaire de votre façon ; la dissertation elle-même est déjà un bon préliminaire. Mais comme vous y avez trouvé de l’embarras, vous serez, par cette raison, plus en état que moi à prévoir ce qui peut arrêter, parce que vous avez été arrêté vous-même. Dans ma seconde édition, je pars d’un revenu de 600 livres, pour, faire la part un peu plus grosse à tout le monde ; car elle était trop maigre en partant d’un revenu de 400 livres, ce qui revenait trop au malheureux sort de nos pauvres habitants du royaume d’Atrophie ou de Marasme qui, pour comble de malheur, est tombé sous la conduite d’un médecin qui n’épargne pas les saignées et la diète, sans imaginer aucun restaurant. Je ne vous en dirai pas davantage, trop digne citoyen, de crainte de réveiller en vous des sentiments trop affligeants. Respirez du moins dans le silence de votre campagne.

Vale.

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