Discours devant la Personal Rights Association à Londres

Discours devant la Personal Rights Association à Londres

(vers mai 1902)

[Texte dactylographié. — Archives de Paris, Fonds Guyot, D21J 102.]

 

Mesdames, Messieurs,

Je suis fort heureux que les circonstances m’aient permis cette année comme l’année dernière d’assister à la réunion annuelle de la Personal Rights association. J’y entends trop de choses aimables à mon égard pour ne pas en être profondément touché. Soyez persuadés de toute ma reconnaissance.

Nous avons en France à lutter contre des institutions et des mœurs qui rendraient encore plus nécessaire en France qu’en Angleterre, une association telle que la vôtre. Il a fallu un fait dramatique qui a passionné le monde pour provoquer la Ligue des Droits de l’Homme qui, malgré les dissentiments de doctrines qui peuvent exister entre certains de ses membres, exerce la plus active vigilance pour la défense des droits individuels.

Mais elle se heurte à des difficultés légales. Dernièrement deux jeunes filles, Mlle Forissier et Mlle Maugars, sont arrêtées par des agents des mœurs ; le Préfet de police a révoqué les agents qui n’avaient fait que ce que tant d’autres, ce qu’eux-mêmes avaient peut-être fait à l’égard de jeunes filles qui n’avaient pas osé se plaindre. Ces demoiselles veulent demander une réparation civile au préfet qu’il est impossible de poursuivre au criminel. Elles ne trouvent pas un avoué qui ose lui envoyer une assignation. Elles demandent au Président du tribunal de leur désigner un avoué ; il refuse sous prétexte qu’en leur procurant l’officier ministériel indispensable, il semblerait préjuger la question ; et elles sont réduisent à assigner le préfet de police devant le juge de paix.

C’est une démonstration à ajouter à tant d’autres de l’irresponsabilité complète des fonctionnaires en France.

La police des mœurs dont je viens de rappeler l’existence en est une preuve effrayante ; en dehors de toute légalité, le préfet de police se vante d’arrêter, de faire visiter corporellement, d’emprisonner pour un temps qui n’a d’autre limite que son caprice, de 40 000 à 50 000 femmes par an ; et cela ne soulève pas l’indignation unanime. Même à la Ligue des Droits de l’Homme, ce système a rencontré des défenseurs. Les intérêts de la police, de certains médecins, se lient à des préjugés. L’institution existe, fonctionne depuis un siècle ; et comme l’a dit Buckle, « les grandes réformes consistent moins à faire quelque chose de neuf, qu’à démolir quelque chose de vieux. »

En France, comme dans tous les pays où se trouve une majorité catholique, la question cléricale prend ce caractère que, toujours, le parti libéral est anticlérical. Devant lui se pose ce redoutable problème : comment faire coexister des institutions libérales avec une organisation dont l’attitude a été traduite par un de ses chefs, M. Louis Feuillot, dans les termes suivants : — Je vous demande la liberté au nom de vos principes et je vous la refuse au nom des nôtres.

On fait d’étranges confusions quand on veut lier la question des congrégations à la question de la liberté individuelle : car le but qu’elles se proposent, la manière dont elles se constituent en entraînent la négation.

En Angleterre, toutes ces questions ne se posent pas ; et il y en avait une qui ne paraissait pas devoir se poser davantage, c’est la liberté pour chacun d’acheter ce qui lui convient, là où il le trouve au meilleur marché. Mais comme toutes les libertés, on ne peut conserver la liberté économique qu’à la condition de la défendre. Il arrive un moment où quand elle est acquise, tout le monde en jouit sans se douter de sa valeur ; on ne la comprend que quand elle est menacée. Mais vous avez la situation acquise par une expérience qui dure depuis un demi-siècle ; et nous, nous avons, au contraire, en face de nous le protectionnisme, qui a l’avantage du beati possidentes d’autant plus fort que les intérêts particuliers sont en général plus actifs que les dévouements à l’intérêt général. 

Ce n’est que par exception qu’on trouve des hommes qui y sont constamment dévoués, comme le président de cette séance, le vénérable M. Holyaake, votre président permanent, M. Thomasson, votre secrétaire général, mon vieil ami, M. Lévy, et ceux qui ont formé et forment le comité de la Personal Rights association.

Certes, elle a une grande tâche à remplir, car on voit à tout instant surgir de tous côtés des menaces contre l’individualisme. Mais qu’importe ? Je suis plein de confiance dans son développement et dans son succès définitif. Tout progrès de l’instruction, toute nouvelle découverte scientifique travaillent pour l’individualisme. Quiconque, au lieu d’accepter une opinion sans examen, la discute et décide par lui-même est un individualiste, même quand il combat l’individualisme ; et comme ceux qui sont imbus de cet esprit de discussion, deviennent tous les jours de plus en plus nombreux, nous pouvons dire que l’individualisme rencontre de jour en jour de nouveaux adhérents, parmi ceux-là mêmes qui croient le combattre.

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