Discours du 11 juin 1840 sur les chemins de fer

11 juin 1840 — Sur les chemins de fer 

[Moniteur, 12 juin 1840.]

 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT, rapporteur. Messieurs, je n’ai pas besoin d’assurer la chambre que je ne lui présenterai que de très courtes observations. Je ne viens pas ici discuter de nouveau le système présenté par la commission dont j’ai l’honneur d’être en ce moment l’organe. Je viens plutôt dire à la chambre que je n’en veux point parler en ce moment. Je crois que le moment de discuter l’ensemble du projet de loi sera plus opportun lorsque nous en viendrons à examiner chaque partie de ce projet. Alors les objections qui ont été présentées se reproduiront, et la réponse à ces objections trouvera plus naturellement sa place. J’ai cru avec la commission qu’il pouvait être utile, au moment où la chambre va clore la discussion générale, de rappeler en quelques mots la pensée de la commission, l’esprit qui l’a animée, qui a servi de guide à ses délibérations, et qui l’a amenée à présenter les modifications qu’elle a introduites dans le projet de loi. 

Je serai court, et la chambre comprendra que, montant pour la première fois à la tribune, je n’ai pas envie d’y rester longtemps. (On rit.) 

Si je ne remplissais un devoir, si je n’avais été chargé d’un mandat par la commission, je vous demanderais votre indulgence, bien persuadé que vous ne la refuseriez pas à celui qui paraît pour la première fois devant vous. (Parlez ! parlez !) 

Je ne reproduirai pas ici les motifs qui vous ont été présentés en faveur des chemins de fer. Sur ce point, il n’y a pas une seule contradiction, tout le monde est d’accord sur leur utilité ; je dirai plus, sur leur nécessité. Qu’il me soit permis de présenter à cet égard une observation qui me paraît avoir échappé à l’ensemble de la discussion. C’est que non seulement les chemins da fer sont utiles pour le transport des voyageurs et des marchandises en général, comme moyen d’accélérer incomparablement la vitesse, mais encore les chemins de fer doivent lutter avec avantage contre les canaux. On a longtemps soutenu le contraire ; on le soutient encore. Mais j’ai besoin de dire ici que c’est une erreur, et une erreur qui est démontrée par une foule de preuves irréfragables. 

Je n’en veux citer que deux ou trois exemples. Il y a trois chemins qui courent parallèlement avec des canaux, et qui luttent contre ceux-ci avec une grande prospérité : c’est le chemin de fer qui va d’Albany à Buffalo, et soutient la concurrence du canal Érié ; celui de Manchester à Liverpool, qui court parallèlement au canal de Bridgewater ; et enfin celui de Birmingham à Liverpool, à côté duquel est placé un canal. Eh bien ! malgré la concurrence de ces canaux, les trois chemins font de très grands profits sur le transport des marchandises. Nous possédons à cet égard des documents authentiques. 

Maintenant, je dois le dire, la commission n’a pas seulement considéré les chemins de fer comme utiles, elle les a considérés comme nécessaires, et, permettez-moi de le dire, la situation de la France est grave aujourd’hui en Europe. 

Savez-vous ce qui se passe actuellement autour de nous ? Je ne veux pas parler de l’Amérique du nord ; ce pays, dit-on, est bien obligé d’avoir des chemins de fer, puisqu’il n’a ni route ni canaux. Langage étrange, soit dit en passant, quand on l’applique à un pays qui a plus de 1 500 lieues de canaux, et qui est couvert de rentes magnifiques. Je ne veux pas parler de l’Angleterre. On dit que les Anglais ne savent que faire de leurs capitaux, qu’ils les jettent à profusion sur les chemins de fer. 

Je ne parle pas de la Belgique, car on dit aussi que ce peuple a trop de capitaux, et se soucie peu de les placer d’une manière improductive.

Mais savez-fous ce qui se passe autour de nous et sur la rive droite du Rhin ? Savez-vous que déjà il existe plus de deux cents lieues de chemins de fer en Allemagne ; qu’une ligne considérable est sur le point d’être exécutée de Berlin au Rhin ? Que déjà elle existe de Berlin à Hall ; que de Hall à Dusseldorf elle sera exécutée sous peu, et que de là elle arrivera à Cologne ; que de Cologne à Liège elle est en cours d’exécution, et qu’elle existe déjà de Liège à Bruxelles, ainsi que de Bruxelles à la frontière de France ; qu’ainsi une ligne de chemins de fer de Berlin à Lille sera bientôt exécutée. Je dis que c’est là un fait grave. Mais, sans nous occuper de la question politique, ne voyons que la question industrielle. Ne sait-on pas qu’aujourd’hui une immense ligne de chemins de fer s’établit, qui, partant de Trieste et traversant l’Allemagne jusqu’à Hambourg, mettra la mer Adriatique en contact avec la mer du Nord ? Je ne parle pas de ces lignes immenses pour lesquelles le roi de Prusse souscrit pour 40 millions, pour lesquelles l’empereur de Russie garantit un intérêt de 40%, ayant pour résultat de mettre d’immenses centres commerciaux et industriels en contact avec le Danube. 

Voilà, Messieurs, de grands travaux qui se préparent ; et nous, que faisons-nous ? 

Une voix. Nous attendons ! (Mouvement.) 

M. LE RAPPORTEUR. Je dis qu’il y a là une situation grave, considérable, et, je dois le dire, cette situation a dominé votre commission ; cette situation, votre commission en a été profondément pénétrée, et j’avais besoin de le dire pour répondre à ceux qui seraient tentés de penser que la commission a été portée à une sorte de laisser-aller et à une trop grande facilité pour des conditions que l’on dit onéreuses à l’État, et qui, du reste, soumises à l’examen, le sont beaucoup moins qu’elles ne paraissent.

Maintenant, Messieurs, les chemins de fer sont utiles, ils sont nécessaires. Qui les fera ? Est-ce l’État, est-ce l’industrie privée ? Le premier moyen, l’exécution par l’État, est-il possible ? S’il s’agissait de 25 on 30 millions de chemins de fer, je dirais oui. Je comprends parfaitement que l’État grève le Trésor public de 25 ou 30 millions ; on pourra emprunter, et assurément les prêteurs ne manqueront pas. Mais quand vous comparez ce que nous avons à faire à ce que font les autres (et ce doit être un peu notre guide et notre base), ce ne sont pas 25 ou 30 millions qu’il faut y consacrer, il faut compter par 100, 200, 300 millions… 

M. Gauguier. Un milliard ! (On rit.) 

M. LE RAPPORTEUR. Je crois que c’est assez de compter par centaines de millions, pour reconnaître qu’il est impossible d’admettre un système d’exécution générale par l’État, système qui, en définitive, aboutit à l’impôt. Il s’agit de savoir si vous frapperez la France de contributions considérables et si vous demanderez de l’argent aux contribuables. 

La question d’exécution par l’État se réduit à une question d’impôt. Vous avez reconnu précédemment que cette entreprise ne devait pas être tentée par de pareils moyens. 

L’État étant écarté, reste l’exécution par l’industrie privée. 

C’est le moyen le meilleur, vous l’avez jugé tel, non pas à l’exclusion absolue de l’État, mais vous avez reconnu que lorsqu’il était possible de confier à l’industrie privée l’exécution des grandes entreprises, ce système était le meilleur ; vous avez reconnu que c’était celui qui réunissait au plus haut degré la publicité avec la promptitude et l’économie. 

Eh bien ! ce système est non seulement le meilleur aux yeux de la commission, mais il est aussi le meilleur aux yeux du gouvernement, qui a déclaré, dans l’exposé des motifs, adhérer à ce système dans les termes que je dois rappeler : « C’est à l’opinion de la commission de 1838 que le gouvernement se rattache aujourd’hui. Nous ne voulons point exclure, nous n’excluons point l’exécution directe par l’État. Nous ne l’admettons qu’en cas d’urgence, ou lorsque l’impuissance au moins momentanée de l’industrie privée nous est complètement démontrée. » (Exposé des motifs.)

Voilà les principes auxquels la commission s’est attachée d’accord avec le gouvernement. Et nous devons savoir d’autant plus de gré à M. le ministre des travaux publics de les avoir professés, que peut-être leur adoption a coûté quelque peu à M. le comte Jaubert. 

Ainsi l’industrie particulière doit exécuter ; elle seule peut entreprendre les immenses travaux à faire. Cependant elle est en ce moment dans un état réel d’inertie, d’impuissance ; elle déclare elle-même qu’elle ne peut faire ce qu’elle a entrepris. Sommes-nous donc placés entre deux impossibilités ? Ici, Messieurs, se présente réellement la question de savoir si cette impuissance de l’industrie particulière est accidentelle, ou si elle tient à une cause permanente ? 

Remarquez que si l’impuissance où se trouve l’industrie privée était naturelle, si elle était permanente, je ne comprendrais pas trop les efforts qu’on ferait pour la relever ; je ne vois quelle utilité ce serait de remettre sur pied un paralytique qui ne pourrait marcher. 

Si, au contraire, l’industrie privée se trouve accidentellement dans une situation d’impuissance, alors on comprend qu’on ne doive pas l’abandonner, et qu’il faut chercher les moyens de lui rendre les forces dont elle est dépourvue. 

Eh bien ! votre commission a étudié la question sous ce point de vue, et elle a l’intime persuasion que cet état d’impuissance est accidentel ; que l’industrie privée pourra un jour réaliser les grands travaux dont il s’agit, et qu’il ne faut que lui rendre la vigueur momentanément perdue. 

Ici qu’il me soit permis de jeter un coup d’œil rapide sur les causes qui, en effet, ont amené cette impuissance de l’industrie, de démontrer qu’il faut l’attribuer à une cause accidentelle, et que dans son état naturel l’industrie privée pourra exécuter ce qu’aujourd’hui elle ne fait pas. Quelles sont les causes qui ont amené ce qui se passe aujourd’hui devant nous ? 

Messieurs, de grandes fautes ont été commises, il y a eu de grandes erreurs. Et, permettez-moi de le dire, en examinant le fond des choses, il était bien difficile que ces fautes, ces erreurs, ne fussent pas commises. L’industrie privée, l’association, qui chez nous n’est pas aussi développée qu’elle l’est chez les autres peuples, était en quelque sorte, pour son début dans la carrière, appelée à faire le plus difficile, le plus immense des travaux, pour lesquels il faut des sommes énormes, et des connaissances d’une variété infinie. 

On a parlé d’agiotage ; mais comprendrait-on que lorsqu’il a été question d’entreprises où les millions ont été remués par centaines, il n’y ait pas eu d’agiotage ; il y a eu de l’agiotage en tous pays, toutes les fois qu’on lui a présenté des aliments ; et il était impossible, à l’occasion des chemins de fer, qu’il n’y en eût pas. 

On a parlé de fautes ; mais serait-il possible qu’il n’y eût pas eu beaucoup de tâtonnements, beaucoup d’illusions et beaucoup de désappointements, au milieu de questions si difficiles ? En examinant attentivement la nature des choses, on voit que ce qui est arrivé devait arriver nécessairement, et qu’il était presque impossible d’éviter ce que nous déplorons tous dans ce moment. 

Et d’abord ce qui a jeté le découragement dans l’esprit d’association appliqué aux chemins de fer, c’est le triste résultat des premières entreprises de ce genre. Quelles ont été les premières entreprises ? D’abord le chemin de Saint-Étienne à Lyon et celui d’Andrezieux à Roanne. Eh bien ! pourquoi ce mauvais succès ? Ce mauvais succès a tenu, il faut le dire, à un certain nombre d’erreurs. 

On a commencé par croire en France que les seules lignes productives étaient celles qui «levaient servir à transporter des marchandises ; on s’est donc empressé «te faire le chemin de fer de Saint-Etienne à Lyon pour transporter les houilles; on rie s’est nullement occupé des voyageurs ; la même pré occupation a inspiré ceux qui ont entrepris le chemin d’Andrezieux à Roanne. Voilà la première erreur. 

Une autre erreur a succède à celle-là : les chemins servant à transporter les marchandises n’ayant rien produit, on s’imagina qu’il n’y avait de bon que les chemins servant à transporter les voyageurs, et on se mit à faire les chemins qui sont aux environs de Paris ; on exécuta donc le chemin de Saint-Germain et les deux chemins, rive droite et rive gauche, de Paris à Versailles. On était encore dans le faux ; les chemins de fer ne sont pas seulement faits pour les voyageurs, ou seulement pour les marchandises ; les chemins qui peuvent produire véritablement sont ceux qui sont destinés tout à la fois au transport des marchandises et des voyageurs. Voilà la vérité. 

Maintenant, dit-on, si l’industrie privée a commis des fautes, est-ce une raison pour que l’État les paie ? 

Ici ce serait une grande question de savoir si l’État n’est pas singulièrement intéressé à ce que l’industrie privée se relève, et à ce que ce grand instrument de travail se remette à l’œuvre ; à ce que de grandes entreprises qui ne peuvent se faire que par le concours de tout le monde soient livrées à tous ; s’il n’est pas dans le point de vue politique, s’il n’est pas d’un grand intérêt pour le gouvernement central que l’industrie privée exécute les chemins de fer, qui sont assurément le plus puisant, le plus merveilleux moyen de centralisation. 

Je dis que sous ce point de vue ce pourrait être une grande question de savoir si l’État lui-même n’aurait pas un avantage à venir payer en quelque sorte les fautes commises par l’industrie privée, puisqu’il trouverait son profit à les racheter. 

Mais ici se présente une autre question. Si des fautes ont été commises, l’ont-elles été seulement par l’industrie privée ? Mais elle seule en a-t-elle commis ? Est-ce la faute des associations particulières si leur organisation primitive, si leur constitution, de laquelle dépendait, il faut le dire, le succès de l’avenir, a été mal réglée ? Est-ce la faute des associations si elles ont rencontré dans notre loi d’expropriation forcée d’immenses difficultés et des obstacles ruineux ? Est-ce la faute de l’association si, dans l’exécution des travaux, on lui a imposé (de la meilleure foi du monde, je le reconnais) une foule d’exigences, des exigences ruineuses, qui nulle part ailleurs n’ont été imposées ? Est-ce sa faute si on a exigé, par exemple, pour les pentes, des conditions d’art qui ne sont prescrites nulle part, même dans les pays où il y a d’immenses capitaux, où il y a tant de richesses, où l’on regarde si peu aux millions qu’on dépense pour l’établissement des chemins de fer ? 

Je demande si toutes ces dépenses, qui ont été imposées avec les meilleures intentions, avec la présomption qu’on exigeait ce qui était le plus utile et même le plus économique, pensant qu’il valait mieux faire une dépense première afin d’avoir moins de frais d’entretien ; je demande si toutes ces conditions ruineuses, dispendieuses, nulle part exigées, n’ont pas été un grand obstacle au succès, et si en doit en faire un reproche à l’industrie privée ? 

Je demande encore si l’on peut reprocher à l’association particulière d’être tombée dans des erreurs de calculs sur l’estimation des travaux des chemins de fer ; si, par exemple, c’est l’industrie particulière qui a estimé à 20 millions le chemin d’Orléans, qui en coûtera au moins 45. Et lorsque nous lisions dans l’exposé des motifs de 1837 qu’au maximum, la dépense ne s’élèvera pas à plus de 20 millions, y a-t-il justice à accuser l’industrie privée de cette erreur, erreur involontaire, je le reconnais ; de cette erreur, naturelle dans de semblables questions, erreur qui a été commise, il faut le dire, dans presque tous les pays, mais que l’on ne peut ici, du moins, reprocher à l’industrie particulière. 

Je demande encore si on peut reprocher à l’association privée d’avoir fixé des tarifs aujourd’hui reconnus impossibles, des tarifs ruineux qui ne donnent même pas de quoi couvrir les premiers frais d’établissement et d’entretien, qui, souvent, ne donnent pas même de quoi payer l’intérêt du capital premier ? Si des tarifs ruineux, dont le maximum était 7 cent., ont été imposés dans l’origine, je demande encore, au nom de la commission dont je suis l’organe, si c’est à l’industrie privée qu’il en faut faire le reproche. 

Maintenant si des fautes ont été commises, non seulement par l’industrie privée, mais par le gouvernement lui-même, n’est-il pas juste, et ici je ne fais qu’exprimer les sentiments dont la commission était animée ; n’est-il pas juste, si des fautes ont été commises un peu par tout le monde, que tout le monde contribue un peu à leur réparation ? Et si, dans de semblables questions, la plus grande responsabilité pèse sur le gouvernement qui a eu aussi sa part des torts, n’est-il pas juste que le gouvernement soit le premier à apporter sa part de réparations ? 

Maintenant, quel est le moyen de réparer le mal ? 

Voilà, Messieurs, la grande question, la question qui surtout a préoccupé votre commission. 

Il faut que l’industrie privée, qui ne peut rien faire aujourd’hui, mais qui pourra faire pour l’avenir, nous en avons la conviction, il faut que l’industrie languissante soit ranimée. Elle manque de force, il faut lui prêter assistance. 

Mais quels seront les moyens de la secourir ? Sera-ce de rendre les conditions meilleures quant à l’exécution des travaux, d’élever un peu les tarifs, en un mot de faire un cahier des charges moins onéreux et qui permette de plus grands bénéfices ? 

Votre commission a senti qu’une semblable assistance serait absolument inefficace. Elle a pensé que dans l’état actuel des choses, et au point où est arrivé le mal, le mal est trop grand pour qu’un pareil remède ait la moindre efficacité. 

La confiance publique a abandonné l’industrie particulière, il faut rappeler la confiance publique. Les capitaux se sont éloignés de l’industrie particulière, il faut les rappeler vers elle. 

Dans cette situation, la commission a pensé qu’un secours financier était indispensable, et en cela elle a été parfaitement d’accord avec le gouvernement. 

Nous avons pensé qu’il fallait accorder à chacune des entreprises le secours qui lui était particulièrement nécessaire, celui que réclamait sa situation spéciale. 

Et examinant ces situations diverses, nous avons voulu appliquer à chaque mal reconnu le remède qui nous paraît le meilleur. Nous avons pensé qu’un prêt pur et simple pourrait être suffisant pour le chemin d’Andrezieux à Roanne ; qu’un prêt avec un prélèvement en faveur des actionnaires serait utile pour le chemin de Bâle à Strasbourg ; et que la garantie d’un minimum d’intérêt pourrait porter à la compagnie d’Orléans un secours efficace.

Ici se présente, et je vais l’aborder tout de suite, la principale objection contre le système du gouvernement et de la commission. 

On a dit : Pourquoi cette variété de moyens ? En pareille matière, ne serait-il pas désirable d’établir une certaine uniformité, d’adopter un principe, de procéder suivant une règle, seul moyen de ne pas tomber dans l’espèce d’arbitraire qu’on reproche au projet du gouvernement et au projet de la commission ? 

S’il se présente, dit-on, des compagnies qui, comme celle d’Andrezieux à Roanne, se contentent d’un prêt pur et simple et en sont satisfaites, pourquoi les autres compagnies ne pourraient-elles pas se contenter de cette simple assistance ? Pourquoi favoriser les uns plutôt que les autres ? 

Sur ce point, il importe de ne point tomber dans une confusion qui serait fâcheuse. Il y a quelque danger dans cette unité qui plaît au premier abord, et vers laquelle incline naturellement notre caractère français. La symétrie de lignes plaît à nos yeux, connue celle des idées à notre intelligence. 

Ce qui paraît logique et rationnel au premier coup d’œil, l’est quelquefois fort peu après un court examen. 

D’abord il importe de distinguer entre les entreprises qui existent et celles qui sont à naître. À l’égard de celles qui n’existent pas encore, il est possible qu’il y ait des principes à poser, quant au mode d’assistance qu’elles réclament. 

Pour celles qui n’ont rien fait, elles se trouvent dans une situation à peu près analogue. Et encore il serait facile de signaler des différences entre elles. On comprend très bien que telle ligne est située de telle façon qu’en certaines circonstances elle se soutient presque d’elle-même ; tandis qu’une autre, placée dans des conditions moins avantageuses, réclame une assistance plus considérable. 

Mais en supposant que l’on admette un principe uniforme pour les entreprises à venir, pourrait-on l’adopter pour les entreprises existantes qui ont rempli une partie de leur tâche et accompli déjà de grands travaux ? 

Pour soutenir un pareil système, il faudrait se placer en dehors des faits. Quand vous en serez à l’examen des articles, vous reconnaîtrez s’il y a possibilité d’établir quelque comparaison entre la situation du chemin d’Andrezieux à Roanne et celle du chemin de Bâle à Strasbourg ou du chemin de Paris à Orléans. Les faits sont divers, il faut donc une appréciation différente ; il y a des maux divers, pour chacun desquels il faut un remède spécial. 

Voilà une considération importante que la commission soumet à la chambre. 

Remarquez qu’ici nous sommes placés dans une situation exceptionnelle. Il s’agit de savoir ce qu’il convient de faire quand on sort du principe. Ainsi, quel est le principe ordinaire ? C’est que quand l’industrie particulière exécute des travaux, elle doit les exécuter avec ses propres moyens. 

Eh bien ! ici l’industrie particulière n’a pas les moyens d’accomplir sa tâche ; il y a donc lieu de sortir de la rigueur du principe. Quelle sera la règle de cette exception ? Ce sera l’appréciation de chaque fait particulier, et pour chacune de ces circonstances particulières, il y aura lieu d’appliquer un remède spécial comme le fait qui le rend nécessaire. (Très bien !) 

Ainsi, vous le voyez, en vous présentant des systèmes divers pour les diverses entreprises qui ont appelé le secours du gouvernement, votre commission n’a pas dit que toutes se trouvaient dans une situation pareille ; elle n’a pas dit que ces entreprises souffrissent d’un mal égal. Si elle l’avait dit, elle aurait dit une chose qui n’est pas ; au contraire, elle a trouvé des faits différents, et elle a dû nécessairement se livrer à des appréciations diverses. 

Elle n’a pas dit théoriquement : Voilà les maux dont souffrent les industries particulières ; c’eût été un non-sens, une absurdité, permettez-moi de vous le dire ; elle a dit qu’elle avait examiné la situation de chaque entreprise, et elle a reconnu la nécessité d’un secours spécial pour chacune d’elles. 

Il est évident pour votre commission qu’un prêt pur et simple aurait été absolument inutile, absolument inefficace, soit pour la compagnie de Paris à Orléans, soit pour celle de Bâle à Strasbourg. 

Sur ce point, quand nous serons arrivés à l’examen spécial des articles, la commission est convaincue que vous acquerrez la certitude qu’un prêt pur et simple ne serait d’aucune efficacité. Eh bien ! pour citer un exemple, elle a pensé que, quant au chemin de Bâle à Strasbourg, si elle ajoutait au prêt la disposition particulière d’un prélèvement au profit des actionnaires, il y aurait une assistance efficace ; et comme elle voulait un concours efficace, elle a adopté cette disposition. 

Maintenant, dira-t-on que, parce que la commission a adopté cette disposition du prélèvement en faveur des actionnaires pour le chemin de Bâle à Strasbourg, elle aurait dû l’adopter également pour le chemin d’Andrezieux à Roanne ? Nullement. Elle n’a pas cru que cela fût nécessaire. En effet, l’appréciation des faits relatifs à l’entreprise du chemin d’Andrezieux à Roanne lui ayant démontré qu’un prêt pur et simple était suffisant, elle a dû s’arrêter au mode de concours qui, quoique moindre, était pourtant efficace. 

Vous le voyez, Messieurs, la conséquence d’un système uniforme conduirait à ne pas faire assez pour les uns et à faire trop pour les autres. 

Messieurs, c’est ici une question de faits et non une question de principes. Or, ce que nous voulons, c’est de venir en aide à l’intérêt privé ; mais nous ne devons engager les fonds des contribuables que sous le coup d’une nécessité impérieuse. 

Il ne s’agit pas de faire un avantage à telle ou telle entreprise ; il s’agit de prêter à une entreprise particulière le secours nécessaire pour l’accomplissement d’un grand travail qui importe à l’État et au pays entier. 

Voilà toute la question. Dans cette disposition et cette préoccupation d’esprit, si nous pouvons faire moins par une compagnie, nous nous en félicitons. 

Noire but est également atteint si, en aidant moins, nous faisons accomplir les grands travaux d’utilité publique qui sont l’objet de nos délibérations. 

Telles sont les raisons qui nous ont portés à repousser ce système uniforme dont on a parlé. Ce système est non seulement illogique, mais nous le croyons de plus très dangereux. Ainsi tout système qui serait uniforme a pour inconvénient de créer un précédent. Si au contraire on apprécie chaque cas particulier suivant les circonstances, il n’y a pas de système, pas de précédent. Permettez-moi de saisir cette occasion pour dire que ce principe de l’uniformité serait aussi dangereux pour tel mode d’assistance que pour tel autre. Ainsi, en supposant qu’on admît comme système général le prêt pur et simple, celui en faveur duquel on a paru plus généralement se prononcer, ainsi que l’a fait la commission elle-même, en théorie ; si, dis-je, on admettait uniformément le prêt pur et simple comme moyen d’assistance pour les compagnies, je dis qu’il serait lui-même fort dangereux. Il aurait jusqu’à un certain point les mêmes inconvénients que tout système d’assistance plus considérable appliqué uniformément. Ainsi il n’en serait pas moins, pour les entreprises, auxquelles il serait accordé un privilège, à moins que l’État ne le donnât à tous indistinctement. L’État serait obligé de prêter à toutes les compagnies. 

Dès que le gouvernement aurait prêté à une compagnie, les autres lui diraient : Il faut que vous me prêtiez ; car si vous ne me prêtez pas, vous reconnaissez que mon entreprise est mauvaise, et vous me frappez de déconsidération. Je dis que cette observation s’applique à tout système quelconque quand on l’établit uniformément. On échappe à ce danger lorsque chaque assistance donnée n’est que l’appréciation d’un fait, lorsque chaque secours est approprié à une situation dont on a sondé la profondeur. 

Ainsi, vous le voyez, ce n’est pas une théorie, c’est une loi de principe que la commission a entendu faire. Elle vous apporte ici une loi de transaction avec des faits malheureux, une loi de transaction avec des circonstances qu’elle déplore et auxquelles elle croit possible d’appliquer un remède. J’ai besoin de le répéter, c’est une loi de transaction, et non de principe, voilà le dernier mot de la commission. 

Maintenant lorsque viendra la discussion des articles, la commission croit pouvoir assurer qu’elle donnera des explications propres à justifier les motifs qui l’ont portée à adopter tel ou tel mode de secours pour telle ou telle entreprise. 

Vous remarquerez de plus qu’en même temps qu’elle n’a pas adopté de théorie uniforme pour les secours à donner, elle ne s’est pas montrée absolue dans ses principes sur l’exécution des chemins de fer. Elle a admis le concours de l’État dans le cas où il serait rendu nécessaire par des circonstances impérieuses. 

Lorsque l’examen des diverses parties du projet de loi viendra, elle espère vous prouver que, pour chacun des systèmes adoptés par elle, elle a donné les secours qui pouvaient le moins grever l’État ; que ceux qui paraissent le plus onéreux le sont peut-être le moins. Enfin, lorsque chaque objection se présentera, elle y fera une réponse particulière. 

Quant à présent, elle a voulu seulement faire connaître le sentiment general qui lui a servi de guide dans ses délibérations. (Vives marques d’approbations.)

A propos de l'auteur

Gustave de Beaumont est resté célèbre par sa proximité avec Alexis de Tocqueville, avec qui il voyagea aux États-Unis. Son œuvre, sur l'Irlande, les Noirs-Américains, ainsi que ses nombreux travaux académiques et politiques, le placent comme un auteur libéral sincère et généreux.

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