Discours sur l’état politique de l’Europe

DISCOURS SUR L’ETAT POLITIQUE DE L’EUROPE

Tous les peuples de la terre unis par les liens de l’humanité, forment entre eux une véritable société, gouvernée par le droit des gens pris dans sa source et dans la généralité de ses principes. Mais les hommes accoutumés à ne considérer les autres que par les rapports prochains qu’ils ont avec eux, ne portent guère leur vue au-delà de ce qui peut les intéresser immédiatement et d’une manière sensible. Tout le reste est presque pour eux comme s’il n’était pas. D’ailleurs l’étendue immense de la société générale, doit nécessairement en affaiblir les liens, et la justice elle-même admet un ordre dans les devoirs qu’elle prescrit : elle sait mesurer l’étendue des obligations sur les degrés de liaison plus ou moins intimes. 

Nous venons d’établir les fondements de la société générale du genre humain ; il est à propos de sortir de ce vaste champ pour nous renfermer dans des bornes plus étroites, et considérer les rapports particuliers qui unifient entre eux les différents peuples de l’Europe. L’effet de ces rapports doit être de rendre la société plus intime, de multiplier les relations et les devoirs, d’établir une correspondance plus sensible, et de donner lieu à une application plus fréquente et plus étendue des principes du droit des gens. 

Nous reconnaîtrons que les motifs les plus forts, et les circonstances les plus favorables, semblent se réunir pour former entre toutes les puissances de l’Europe une union inaltérable ; que la justice d’un côté, de l’autre l’intérêt le plus sensible, invitent les souverains à la paix. Nous verrons que le système présent de l’Europe s’oppose invinciblement à la réussite des grands projets de conquête ; que la guerre est contraire à la constitution de tous les gouvernements actuels, et que quelque heureuse qu’elle puisse être, elle ne dédommage jamais de l’épuisement où elle réduit, et des malheurs qu’elle entraîne. 

Que ne pouvons-nous terminer par ces considérations le tableau de l’état actuel de l’Europe. Mais il ne serait qu’ébauché, si nous nous contentions de rechercher dans la première partie tous les rapports qui unifient ensemble les peuples de l’Europe, et les raisons qui devraient établir entre eux une paix éternelle, sans montrer dans la seconde les causes, qui sans détruire ces rapports, les rendent inutiles, et changent malheureusement en semences de guerre tant de motifs d’union. 

En un mot, nous verrons d’abord quel devrait être l’état confiant de l’Europe ; en second lieu, quel il est en effet. 

PREMIÈRE PARTIE.

Dans les autres parties de l’univers, les différents peuples trop éloignés pour se correspondre ; trop barbares la plupart, pour avoir une police et des mœurs ; trop différents dans leurs lois et leurs usages pour se rapprocher ; ayant chacun une religion qu’ils se sont faits à eux-mêmes, n’ont entre eux aucun point de réunion. Concentrés dans leur territoire, quelques-uns en interdisent avec soin l’entrée aux étrangers ; d’autres ne connaissent leurs plus proches voisins, que pour les repousser ou les attaquer ; ils ignoreraient que la terre nourrit d’autres peuples, si les relations de commerce qu’ils ont avec les Européens, ne le leur avaient appris. 

Il n’en est pas ainsi de l’Europe : les nations qui l’habitent forment véritablement entre elles une société, non seulement fondée sur les lois primitives de l’humanité, mais établies sur des raisons particulières, et cimentée par des rapports sensibles et continuels. 

La première cause de cette union est sans doute la religion. Elle sait subjuguer les esprits par la conviction de ce qu’elle enseigne ; elle sait assujettir la conscience, et prendre le cœur par l’endroit le plus sensible. La religion, en s’attachant les hommes d’une manière si intime, les attache aussi entre eux ; et si elle est le motif le plus fort qui puisse les faire agir, elle est aussi le plus puissant lien social qui puisse les unir ensemble. La différence du culte les rend plus étrangers les uns aux autres, que la distance la plus éloignée. C’est la religion qui, dans la décadence de l’empire romain, l’a longtemps soutenu sur le penchant de sa ruine ; c’est elle qui, quoiqu’il fut déchiré de tous côtés et démembré par des essaims de barbares, lui a conservé une ombre de majesté. Ces barbares devenus chrétiens ont eu quelque respect pour l’empire, dont ils embrassaient la religion, et il n’a pu être détruit en Orient que par un peuple, qui bien loin de recevoir la lumière de la foi, ne laisse aux vaincus que le choix ou de la servitude la plus dure, ou de la soumission au culte insensé qu’il professe. La différence de religion a élevé entre nous et les musulmans un mur de séparation, et nous rend encore étrangère aujourd’hui la partie de l’Europe qu’ils occupent. 

Les différentes sectes qui partagent l’Europe, et le schisme fatal qui en est la suite, ont sans doute relâché les nœuds que formait la religion parmi les peuples chrétiens ; mais ils ne les ont pas rompus, parce qu’ils ont laissé subsister parmi eux l’uniformité de créance sur beaucoup d’articles. Le nom chrétien sera toujours pour ceux qui se glorifient de le porter, un nom commun qui les rapproche ; et la croix, ce gage précieux de la réconciliation du ciel avec la terre, est comme un signe d’union élevé au milieu d’eux. 

Si la religion est le premier anneau de cette chaîne politique, qui lie ensemble les nations de l’Europe, le commerce est le second. Son effet est d’autant plus certain, qu’il est fondé sur l’intérêt mutuel ; il est d’autant plus sensible, que toutes les idées politiques, et toutes les vues semblent s’être tournées vers lui. Il tient toutes les nations dans une correspondance continuelle ; il les rend respectivement débitrices et créancières : il lie ensemble, et confond les affaires, les biens, les intérêts. Au milieu de tous les peuples, il se forme un empire particulier, qu’il gouverne par des lois simples et invariables. Il déplace ses sujets et les porte partout où il leur montre des richesses. Non seulement il les conduit les uns chez les autres ; il les disperse dans les quatre parties du monde. Les peuples de l’Europe, transportés aux extrémités de la terre, se retrouvent au milieu des mers, et dans les contrées les plus éloignées. Heureux si le commerce, qui par lui-même est si propre à entretenir l’union, ne devient jamais un objet de jalousie et de discorde !

Les sciences et les arts établissent aussi entre ceux qui les cultivent, une société formée par la communication des études et des connaissances. Cette espèce de république indépendante, subsiste au milieu des autres sociétés, sans être bornée par les frontières qui partagent les nations, sans être interrompue par les haines, les préjugés et les intérêts qui les divisent. Elle s’étend partout où l’empire des sciences à pu pénétrer ; et si elle a ses guerres internes, elles ne tournent d’ordinaire qu’à son avantage, en aiguisant les esprits par la dispute, et en excitant une émulation qui ne peut que répandre la lumière. Cette société intellectuelle forme encore un de ces nœuds qui lie entre elles les nations policées de l’Europe ; et la révolution qu’a produite dans cette république l’invention de l’imprimerie, en étendant son empire, n’a pu qu’être avantageuse à la société générale. 

Les mariages des souverains entre eux, ont ajouté à tous ces motifs qui les unissent, les liens du sang, et n’ont fait de tous les princes qu’une même famille. 

Les ambassadeurs qu’ils entretiennent les uns chez les autres, sont un signe et une marque de cette union. 

Enfin les alliances et les traités ont resserré ces liens, et ont établi entre tous les princes une garantie respective, et un droit public que chaque souverain est chargé solidairement de maintenir. 

Tous ces rapports multipliés, cette correspondance nécessaire, ces relations continuelles de tous les peuples de l’Europe, devraient sans doute être pour eux autant de gages d’une paix éternelle. À tant de raisons puissantes, se joint encore le peu de fruit des grandes entreprises militaires, qui dans l’état actuel ne sont plus que des tentatives, aussi inutiles que ruineuses. 

En effet, le système de l’Europe a pris depuis un siècle une consistance qui semble devoir en maintenir la durée, et conserver à peu près chaque puissance dans l’état où elle se trouve. Il sert également de rempart aux faibles, et de barrière à ceux à qui leur force pourrait inspirer le désir de s’accroître. Le goût barbare des conquêtes doit être passé. L’impossibilité d’obtenir des avantages considérables, le danger de perdre plus que l’on ne peut espérer, les hasards et les malheurs inséparables de la guerre, l’épuisement où elle réduit bientôt la nation la plus puissante : tout conspire à en dégoûter pour toujours les souverains. Eh n’est-il donc pas temps que les principes de la véritable gloire et de la saine politique passent enfin du cabinet des philosophes dans le conseil des rois. 

Nos ennemis ont longtemps accusé un grand prince d’aspirer à la monarchie universelle ; ils se sont servi de cette chimère pour colorer leur jalousie, pour armer une partie de l’Europe contre lui. Les efforts qu’ils lui ont opposés, et leurs succès, apprennent à tous les souverains, que l’Europe n’aura jamais rien à craindre d’un pareil projet, qu’aucun prince n’est assez puissant pour opprimer toutes les autres nations ; que s’il en était un capable de le tenter, il trouverait une résistance supérieure à ses efforts, et ne ferait que précipiter sa ruine. 

Tant que le système actuel, qu’il est peut-être impossible d’ébranler, subsistera, il n’arrivera pas de ces grandes révolutions qui changent la face de la terre et la destinée des empires. Le temps de ces événements est passé : que l’on considère les circonstances qui en ont autrefois facilité le succès, et l’on verra que tout s’y oppose aujourd’hui.

Les conquérants qui ont causé de ces révolutions aussi subites qu’imprévues, se sont présentés comme des torrents, à des peuples faibles et sans discipline ; ils n’ont eu qu’à se montrer pour soumettre. 

Aujourd’hui la communication d’un bout de l’Europe à l’autre est si prompte, toutes les démarches d’un souverain sont tellement observées par les autres, que le moindre mouvement les trouble, les agite, répand l’alarme parmi eux, et les avertit de se mettre en défense ; d’ailleurs toutes les nations ont à peu près la même discipline, la même manière de faire la guerre. L’art militaire est devenu une science fondée sur des principes connus et pratiqués par toute l’Europe. Les frontières sont défendues par la nature ou par des places fortes, dont les sièges longs et difficiles arrêtent à chaque pas, et donnent à la puissance attaquée le temps de rassembler ses forces. 

Ce n’est pas un effort subit et momentané qui a conduit les Romains à la conquête de l’univers. Leur grandeur est l’effet d’un système suivi constamment pendant plusieurs siècles. Ils ont dès le commencement regardé l’empire de l’univers comme attaché au destin de Rome, et ont dirigé vers ce but leurs guerres, leurs traités et toutes leurs démarches. 

Or, il n’y a qu’une république, qui puisse ainsi marcher sur une même ligne, ne se départir jamais des mêmes maximes, se proposer un objet, et y tendre sans le perdre de vue. 

Dans les monarchies au contraire, tout dépend du prince qui gouverne ; il ne peut y avoir la même unité de dessein et de principes. Chaque souverain embrasse un système différent, parce que chacun a ses vues, son caractère et ses passions. Rarement un prince suit la route que son prédécesseur lui a tracée, et cette variété de plan et de conduite est une des causes les plus efficaces de celles qui préserveront l’Europe d’une révolution considérable. 

Le gouvernement de Rome était purement militaire. La guerre était l’unique objet vers lequel étaient dirigées les récompenses, les châtiments, toutes les institutions. Les vertus guerrières étaient le chemin des distinctions, des honneurs et des dignités. Tous les citoyens naissaient soldats, et recevaient de bonne heure une éducation conforme à cette destination. La ville au milieu de la paix offrait une image de la guerre. Les délassements, les exercices étaient des jeux militaires. Le champ de Mars était une école publique où les jeunes gens faisaient leur apprentissage, et se formaient des corps robustes, où tous les citoyens s’entretenaient dans l’exercice, et l’habitude de supporter les fatigues et les travaux. Le Romain regardait ses armes comme faisant partie de lui-même, et la guerre comme son état, et il savait allier cette profession avec l’agriculture, le barreau et les autres occupations de la paix. 

Sont-ce là nos mœurs et nos usages ? Serait-il à souhaiter pour le repos des peuples, qu’ils eussent pris cette direction ? Il n’y a parmi nous qu’une très petite partie de chaque nation destinée à défendre l’autre. L’agriculture, les arts, le commerce, tous emplois sédentaires et amis du repos, occupent le reste des citoyens, et la manière de faire la guerre aujourd’hui a rendu toute autre profession incompatible avec le service militaire. La guerre devient pour nous le fléau le plus terrible. Sans enrichir le soldat, elle ruine le citoyen, elle détourne et tarit presque tous les canaux dont il tire sa subsistance ; elle interrompt la circulation, dérange toute l’économie intérieure, et achève d’accabler les peuples par les subsides considérables qu’elle exige. Nos armées composées de gens pris au hasard, souvent arrachés malgré eux à des occupations toutes différentes, sont-elles comparables à des armées de citoyens romains ? Le même courage peut encore s’y retrouver dans un jour de bataille ; mais la force est-elle la même ? Le récit des travaux, que supportait le soldat romain, nous semble incroyable : ses armes seules nous paraîtraient un fardeau énorme, et ce n’était qu’une partie de celui qu’il avait coutume de porter. Nos soldats savent affronter les dangers et la mort ; mais peuvent-ils soutenir la faim, la soif, les fatigues excessives, les marches forcées ? L’intempérie de l’air, la rigueur des saisons suffisent pour fondre et réduire à rien les armées les plus nombreuses. Il faut les renouveler à chaque campagne : les maladies leur sont mille fois plus funestes que le fer des ennemis. Ce n’est point avec des bras aussi faibles, que les Romains ont soumis l’univers. La guerre est donc un état contraire à la constitution de tous les gouvernements actuels ; elle devient encore ruineuse par l’appareil immense avec lequel elle se fait aujourd’hui ; par le train prodigieux que les armées conduisent à leur suite. Tandis que d’une part elle enlève toutes les ressources, elle entraîne de l’autre des dépenses énormes, et met bientôt les souverains, épuisés par les premiers efforts, dans l’impuissance de poursuivre leurs entreprises. 

Rien n’a plus contribué à l’agrandissement des Romains, que cette politique sourde dont ils ont trouvé le moyen de cacher le jeu à tout l’univers. C’est par elle qu’ils ont avancé insensiblement vers leur but ; qu’ils ont dérobé la marche et l’étendue de leurs desseins aux nations voisines, que des projets d’ambition trop marqués auraient forcés de se réunir efficacement contre eux ; c’est par elle qu’ils ont fait en sorte de n’avoir ordinairement à la fois qu’une guerre à soutenir, et qu’ils ont subjugué successivement les peuples d’Italie, qui ensuite comme alliés leur ont aidé à pousser plus loin leurs conquêtes. Si ces peuples ont été effrayés de leurs progrès, ils ont été en quelque sorte rassurés par ce désintéressement, que les Romains semblaient mettre dans leurs démarches ; par cette modération apparente avec laquelle ils ont ménagé la vanité des vaincus, et s’en sont faits des amis et des alliés fidèles, au lieu de leur faire sentir une supériorité trop révoltante, et d’imposer sur eux une domination directe. 

Carthage a été exceptée de ce plan de modération ; mais Carthage était la rivale de Rome, et aspirait aussi à la gloire des conquêtes ; il fallait nécessairement que l’une ou l’autre fut détruite ; il ne pouvait y avoir entre elles ni paix ni alliance : les autres peuples ont regardé tranquillement la querelle de ces deux grandes puissances, et n’ont pas senti que leur liberté pourrait devenir la proie du vainqueur. 

La chute de Carthage a été l’époque de la grandeur des Romains, leurs entreprises n’ont plus été qu’une suite de prospérités, à laquelle les plus puissants rois ont voulu en vain s’opposer. Les obstacles n’ont servi qu’à développer les forces des Romains et à répandre la terreur de leurs armes. Ils sont enfin parvenus à un degré de puissance, qui les a mis en état de montrer impunément leur ambition à découvert, et de faire sentir à l’univers toute la pesanteur du joug qu’ils lui avaient imposé. 

Or aujourd’hui, une pareille politique serait aussi infructueuse que déplacée. La vigilance des souverains, leur attention à s’observer mutuellement, la combinaison des alliances qui communique aux plus faibles les forces de l’Europe entière, s’opposeront toujours à la réussite des grands projets de conquête. Les droits respectifs fixés par les traités ont pour garants les puissances qui y ont accédé. Celle, qui au mépris de ses engagements, rompt la paix et renouvelle des prétentions, est comptable aux autres de ses démarches : si elles tendent à l’oppression, les ressorts de sa politique ne les feront point approuver, le jeu des intrigues et des négociations, les manifestes les plus spécieux ne feront point prendre le change et n’empêcheront pas les autres puissances de se hâter d’éteindre un embrasement qui peut devenir général. 

Tout paraît donc se réunir pour ne faire de l’Europe entière qu’une même république, et entretenir dans ce vaste corps une paix inaltérable. Les liens les plus sacrés et les plus forts semblent se multiplier pour former de concert cette grande union, la resserrer, la cimenter de toute part et lui communiquer une force inébranlable. La conformité de religion, de mœurs, de gouvernement (tous les gouvernements sont également modérés et éloignés de la tyrannie et du despotisme oriental) ; les traités, les alliances, la justice, cette souveraine immédiate de ceux qui n’ont point de supérieur sur la terre ; et si tout cela n’est compté pour rien, l’intérêt dont la voix est ordinairement si puissante ; tous ces grands motifs invitent les souverains à la paix, et les portent à envisager la tranquillité générale, comme le but auquel ils doivent tendre. 

Enfin les obstacles invincibles, qu’apporterait à leurs vues ambitieuses l’état actuel de l’Europe, sont de nouvelles raisons, qui doivent les engager à mettre aujourd’hui leur politique à multiplier des hommes plutôt qu’à les détruire, à cultiver plutôt qu’à ravager, à amasser des richesses plutôt qu’à les dissiper. 

Est-il aux yeux de l’humanité un spectacle plus beau que celui de l’Europe paisible, jouissant dans le calme le plus profond, des avantages, que les hommes trouveront toujours, à se croire heureux du bonheur de leurs semblables ? 

Tous les souverains qui en partagent le gouvernement, unis entre eux par les liens de la bienveillance et de l’amitié, tranquilles sur la foi des traités, ne s’occupent qu’à rendre leurs peuples heureux, et tournent toute leur activité, et leurs forces, à mettre en œuvre les avantages de la paix. Sans rien donner au hasard, sans étendre leur territoire, ils travaillent plus efficacement à augmenter leur puissance, et en trouvent l’accroissement le plus légitime et le plus assuré dans une sage police, dans une économie éclairée, dans le développement de toute espèce d’industrie, dans l’usage de toutes les ressources que fournissent la situation de leur empire, la nature du pays, le génie des habitants. Ils s’appliquent à vaincre la stérilité de la terre, en excitant le travail, en appelant le secours de l’art et de l’expérience, et à réformer par la voie persuasive de l’émulation et des récompenses, l’habitude et les préjugés qui auraient mis l’oisiveté en honneur.

Ainsi fleurit l’agriculture, qui jamais ingrate paya toujours avec usure les soins que l’on prit de la cultiver. Cet art primordial et nourricier est également le soutien des États, par les biens qu’il produit et par les hommes qu’il fait naître. Il est la source des richesses comme la pépinière des hommes. Il les multiplie par l’abondance qu’il procure, et augmente ses dons par le nombre des sujets qu’il occupe. 

L’industrie met en œuvre une partie des productions, elle leur ajoute un nouveau prix, souvent plus considérable que celui de la matière même qu’elle emploie. 

Le commerce distribue les biens. Par une heureuse compensation, il met un niveau également avantageux à tous, entre la disette d’une contrée et la trop grande abondance d’une autre ; il apporte le nécessaire, décharge d’un superflu qui devient onéreux, et procure aux productions une valeur, qui fait seule la richesse. 

Tous les souverains lui ouvrent à l’envi les entrées de leurs États ; ils s’empressent de l’attirer dans leurs ports, de lui faciliter tous les accès. Chacun met en commun ses avantages et entre en participation de ceux des autres ; il n’y a plus de frontières qui servent d’obstacles à la communication. La paix abat toutes les barrières : la confiance mutuelle fait toute la sûreté. 

Le désir de voyager, l’intérêt des affaires mêle et confond tous les peuples. Les ports, les villes capitales deviennent autant le séjour des étrangers que des citoyens, et présentent comme un tableau et un abrégé de toutes les nations. Enfin l’Europe entière ne paraît qu’une vaste république, ou une aristocratie gouvernée par un petit nombre de chefs. 

SECONDE PARTIE.

Pourquoi faut-il que le tableau de l’Europe paisible et heureuse, soit si souvent changé en un théâtre de discorde et de haine ? Pourquoi faut-il qu’une harmonie si belle, si avantageuse aux peuples, dont le bonheur sera toujours inséparable de la véritable gloire des souverains, soit si souvent rompue par des divisions intestines, et troublée par les guerres les plus fréquentes et les plus cruelles ? 

Quoi donc, les sociétés particulières, qui devraient resserrer les nœuds de la société générale, qui devraient être le lien de la paix, ne se sont-elles formées qu’au préjudice de cette grande société ? Les hommes n’ont-ils pu se réunir avec une partie de leurs semblables, sans devenir ennemis de tous les autres ? N’ont-ils pu assurer leur repos d’un côté, sans le perdre de l’autre ? N’ont-ils fait cesser leurs querelles particulières, que pour donner lieu aux guerres nationales mille fois plus terribles ? N’ont-ils réprimé la discorde au dedans par la crainte des lois, que pour la laisser au dehors se déchaîner avec plus de violence ? L’état naturel de l’homme est-il donc un état de guerre ? Hélas, on ne serait que trop porté à le croire, si on en jugeait par l’histoire de tous les siècles. 

Et c’est à nous que le créateur a donné pour première loi l’amour mutuel. C’est à nous qu’il a dit : vous êtes tous enfants d’un même père ; je vous donne la terre, habitez-la en commun, partagez-en les fruits entre vous. C’est à nous qu’il a ordonné de vivre en société : et cette société qu’il nous a rendue nécessaire, à laquelle tous nos besoins nous forcent, tous nos penchants nous invitent, c’est ainsi que nous l’entretenons, c’est ainsi que nous remplirons notre destination. 

Que des peuples plongés dans les ténèbres de l’ignorance, dépourvus de toute connaissance de leur auteur, courbés vers la terre comme les animaux, soient presque parvenus à éteindre dans leur âme ce céleste flambeau, que le créateur y alluma de son souffle ; qu’ils retrouvent à peine dans leur cœur les traces de ces lois qui y sont si fortement imprimées ; c’est une dégradation de l’humanité bien humiliante. Doit-on s’étonner que ces peuples ne suivent qu’une impétuosité aveugle ; qu’ils se livrent à tous les excès de la vengeance ; qu’ils s’arrachent leur proie avec fureur ; ils n’ont ensemble d’autres rapports que les liens communs de l’humanité, et ils en méconnaissent l’origine et les obligations. 

Mais que nous qui nous vantons d’être supérieurs à tous les peuples, par les lumières, par la culture de l’esprit, par la sagesse de nos lois, de notre police, de nos institutions : qui nous glorifions d’adorer le seul vrai Dieu, et de professer une religion qu’il nous a lui-même enseignée : qui à tant de motifs généraux d’union, joignons tant de raisons particulières, de rapport, de convention, d’intérêt : nous donnions les mêmes exemples de discorde et de haine, peut-être de plus affreux encore, c’est ce qui serait incroyable, si la profonde malice de l’homme, nos propres annales, et nos malheurs présents n’en offraient des preuves trop sensibles. 

La raison ne sert donc qu’à nous égarer, comme ces feux errants dont le voyageur ébloui suit la trace avec trop de confiance. Les arts, les talents, toutes ces connaissances dont nous faisons tant de cas nous rendent plus vains, sans nous rendre meilleurs. Plus notre esprit est cultivé, plus nous devenons insociables : plus nous avons de lumières, plus notre conduite les dément : et cette religion sainte que nous professons, n’est qu’un juge de plus qui nous condamne. Hélas ! combien de fois cette religion si douce, si bienfaisante, n’a-t-elle pas été parmi nous une occasion de guerre ? En fut-il même jamais de plus cruelles, que celles dont elle a été le prétexte ? 

Le commerce, cet agent si propre à entretenir la correspondance, à rapprocher les nations par l’intérêt, si utile à tous, si ami de la paix par lui-même, que le moindre trouble l’alarme, le désole, le met en fuite : ne devient-il pas lui-même un sujet de jalousie et de dissension ?

La politique, qui ne devrait être que l’art de conserver la paix, de prévenir les ruptures, de concilier les prétentions, n’est parmi nous que l’art pernicieux de tromper avec plus d’adresse, de susciter des querelles, de compliquer les intérêts, de bannir des négociations la franchise et la sincérité, qui établissent la confiance. 

Les traités ne sont qu’un jeu ; on les jure sans avoir intention de les observer : ils ne servent qu’à assoupir les querelles sans les éteindre. Et combien de fois leur interprétation n’a-t-elle pas été la semence de nouvelles guerres ? 

Si un prince fidèle aux lois de la justice et aux traités, en fait la règle constante de ses démarches, les autres aimeront mieux lui prêter des vues cachées d’intérêt, attribuer à des intentions secrètes une conduite pleine de droiture, que de rendre hommage à un désintéressement, dont leur politique est si éloignée. 

Chacun ne s’attache qu’à son intérêt présent : la cupidité dont les vues sont courtes et bornées, dont les conseils sont faux et rampants, ne permet pas de l’apercevoir et de le chercher, où il sera toujours, dans la bonne foi, dans la fidélité à remplir ses engagements. Elle empêche de sentir qu’il en est de la société générale, comme de toutes les sociétés civiles, dans lesquelles le bien particulier ne doit jamais être séparé du bien général. 

Cependant on n’a jamais tant parlé de justice et d’humanité ; on n’a jamais tant approfondi et cultivé la connaissance du droit naturel et du droit des gens ; et jamais on ne vit ces lois respectables si cruellement violées, si indignement outragées. 

C’en ainsi que règne la discorde, où devrait régner une paix inviolable : c’est ainsi qu’elle puise de nouvelles forces, dans ce qui devrait servir à l’éteindre. C’en ainsi que les nations de l’Europe ne se rapprochent de plus près, que pour s’entrechoquer plus rudement ; qu’elles ne sont unies par tant de liens, que pour rendre leurs divisions plus cruelles, et donner aux guerres qu’elles se font continuellement, toute l’horreur et la ressemblance des guerres civiles. 

Quelle est donc cette étrange situation, qui admet d’aussi grandes contrariétés ; qui présente l’image de la société la plus intime, et offre en même temps le tableau le plus effrayant de la discorde ; qui paraîtrait devoir faire de l’Europe le séjour immuable et nécessaire de la paix, tandis qu’elle est le théâtre d’une guerre continuelle ; et qu’elle ne jouit de la tranquillité, que comme d’une trêve passagère accordée à l’épuisement, et rompue aussitôt par de nouveaux efforts ? 

Mais quelque singulière que soit en elle-même cette situation, elle est l’effet nécessaire de l’indépendance dans laquelle se trouvent les souverains entre eux. Elle présente à la vérité l’idée d’une véritable société, fondée sur les rapports primitifs, encore plus étroitement resserrée par une infinité de conventions, d’intérêts, de circonstances ; et qui cependant ne sera jamais qu’une société imparfaite, dont les liens seront toujours prêts à se rompre, et se brideront d’autant plus cruellement, qu’ils étaient plus forts. 

Il manque à cette république européenne ce qui seul peut constituer une société : des lois coactives qui ordonnent aux souverains d’être justes ; qui maintiennent la paix ; qui procurent l’exécution du droit des gens, trop faible rempart contre l’ambition. Un tribunal dont les jugements reconnus de toutes les puissances, prononcent irrévocablement sur leurs contestations, et proscrivent à jamais le droit de se faire justice à soi-même par une voie aussi funeste que la guerre.

L’essence de la souveraineté étant l’indépendance, un pareil établissement en Europe ne pourrait se former que par un concert de tous les souverains, qui enfin rebutés des malheurs de la guerre, fatigués par des efforts toujours vains et toujours renaissants, touchés de l’état misérable des peuples destinés à être le jouet de ces grands démêlés, se réuniraient pour établir une confédération générale, qui garantit à chacun ses possessions actuelles, et pour ériger en commun un tribunal toujours subsistant, qui fut armé d’une force capable de faire exécuter ses décisions. 

Mais ce serait dépouiller les souverains de ce qui flatte davantage la plupart d’entre eux, que de prétendre leur enlever cet appareil formidable de leur puissance, pour les réduire à des vertus pacifiques. Ce serait mal connaître les hommes que de présumer même la possibilité d’un pareil établissement. Il serait sans doute l’objet de nos vœux, s’il pouvait être celui de notre espérance ; mais il ne doit être considéré que comme le fruit du zèle d’un homme célèbre par son amour pour le bien public, dont un grand prince appelait les projets les rêves d’un homme de bien. 

Cependant l’Allemagne nous présente une image de cette confédération générale, et un modèle d’une véritable république de souverains. Là des lois communes et un droit public gouvernent les peuples entre eux, avec la même autorité, qu’ailleurs les lois civiles exercent sur les simples citoyens. Là il existe une justice pour les souverains comme pour les sujets. Les prétentions, les plaintes, n’engendrent que des contestations ordinaires. La guerre, qui ne doit jamais être que la dernière ressource, est défendue, parce qu’il est un moyen plus sûr et plus raisonnable de vider les différends. Là, tous les membres indépendants comme souverains d’un État particulier sont, comme citoyens de l’empire, gouvernés par des lois communes, soumis à un même tribunal qui fait droit sur les demandes respectives, qui reçoit les plaintes, qui ordonne la réparation des torts. 

Le chef de cette grande société n’en est que le premier magistrat. Soumis lui-même aux lois, dont il n’est que l’exécuteur, il tient d’elles sa puissance, n’en a que pour les maintenir, et se verrait les mains liées, dès qu’il tenterait de les enfreindre. La place qu’il occupe, déférée par le choix des membres, renferme plutôt une supériorité de dignité que de pouvoir. 

La liberté germanique, préparée de longue main au milieu des troubles et de l’anarchie, a souffert les plus cruelles atteintes. Plus d’une fois elle fut sur le point d’être écrasée, et de céder pour toujours à l’ambition de la maison d’Autriche. La constitution de ce grand corps était cependant établie sur des lois constantes. Mais que peuvent les lois contre la force ? Que peut la justice contre la violence ? Il fallait, pour que le combat fut égal, que les lois fussent armées ; l’empire divisé par des partis, déchiré par des factions, ne pouvait trouver en lui-même les forces nécessaires pour faire respecter ses lois. 

La France et la Suède embrassèrent la défense de l’Allemagne, et la délivrèrent de la crainte d’un despotisme, d’autant plus absolu, qu’il eût été élevé sur le débris des lois. 

Les traités de Westphalie terminèrent la guerre de trente ans, fixèrent l’état de l’Allemagne, les droits et les prérogatives de son chef et de ses membres, mirent des bornes très étroites au pouvoir des empereurs, assurèrent la liberté publique, et établirent pour rempart de cette liberté la garantie de la France et de la Suède, qui par leurs efforts venaient de la raffermir. 

Ces traités fameux, chefs-d’œuvre de la politique, fruits de la crise la plus violente et du génie des plus grands hommes du siècle dernier, sont la base du droit public de l’Europe, et le fondement de tous les traités qui ont été faits depuis. Ils n’ont pas seulement pour objet la conservation de l’empire, mais celle de toute l’Europe ; dans l’état où ils l’ont fixée, l’Allemagne, placée dans le centre, présente un corps robuste et inébranlable, qui, maintenu par son propre poids, sera toujours l’écueil des conquérants et le soutien de tout le système politique de l’Europe.

Qui ne croirait que l’empire si fort par sa constitution, redoutable d’ailleurs par son étendue, par le nombre et la valeur de ses peuples, fortifié par l’alliance de deux grandes puissances, ne dût jouir d’un repos inaltérable ? Mais que toute la sagesse des hommes est bornée, faible, impuissante ; que l’effet des mesures qu’ils peuvent prendre pour s’assurer quelque repos est incertain, et sujet à l’inconstance des événements. 

L’Europe depuis un siècle n’a point essuyé de guerre qui n’ait agité l’Allemagne. Les États voisins ne peuvent s’ébranler sans qu’elle n’en ressente les secousses. Elle semblerait du moins pouvoir se promettre un repos assuré à l’ombre de ses lois et de son gouvernement, lorsqu’elle voit la paix régner autour d’elle, et sa liberté maintenue au-dedans par un chef dont les intentions pacifiques écartent tout sujet de défiance, mais sa constitution ne la met pas même à l’abri des guerres intestine. Dans le moment de la plus grande sécurité, l’orage le plus imprévu se formera dans son sein. Il s’élèvera au milieu d’elle une puissance, dont à peine au commencement de ce siècle on eut cherché à se faire un allié ; mais que des forces accrues dans le silence, que des ressources amassées de longue main avec la plus grande économie, mettront en état d’imposer silence aux lois, d’opprimer, avant qu’elles aient le temps de venir au secours, et de montrer à cette république de princes un maître impérieux dans un de leurs égaux. 

Quel danger l’empire n’aura-t-il pas à craindre pour la liberté de son gouvernement, quelle ressource trouvera-t-il dans ses lois et ses tribunaux, si celui de ses membres, que ses forces rendent si redoutable, l’est encore plus par l’ambition qui l’anime ; si c’est un prince hardi, entreprenant, infatigable, ennemi du repos et de l’inaction, se suffisant à lui-même, réunissant l’esprit de détail avec le génie le plus vaste dans les projets, et le plus actif dans l’exécution ?

Malheur à la province sur laquelle il formera des prétentions, vers laquelle il dirigera ses pas. Tel que l’éclair rapide que le tonnerre suit de près, il n’annoncera ses desseins que par sa présence. Malheur à celle même contre laquelle il protestera n’avoir aucun dessein offensif : dès qu’elle se trouvera sur son passage, dès que par sa position elle pourra être utile à la réussite de ses projets, elle deviendra le théâtre de la guerre la plus vive et la plus opiniâtre. 

Telle sera donc toujours la condition malheureuse des hommes, de ne pouvoir trouver de paix sur la terre, de ne pouvoir se souffrir ni se passer les uns des autres. Tel sera toujours le sort de cette grande société d’être continuellement troublée, agitée, bouleversée par ceux même que la providence destine à l’entretenir : et si toute la prévoyance humaine, si la politique la plus habile n’a pu mettre le corps germanique à l’abri de ces orages, les autres nations peuvent-elles espérer un état plus heureux ? 

L’Europe, au milieu de la paix, porte en elle-même des semences éternelles de division. Le calme apparent dont elle jouit par intervalle, n’est jamais pour elle un état constant de tranquillité. La discorde fermente en secret dans son sein, et prépare un embrasement toujours prêt à se déclarer. Tels ces feux destructeurs, qui par le mélange funeste de diverses causes, s’allument dans les entrailles de la terre et la dévorent. Trop resserrés sous les voûtes qui les compriment, ils cherchent à les rompre, ils s’irritent de la résistance, et redoublent leurs efforts. La terre en est ébranlée jusque dans ses fondements ; elle ouvre des abîmes, et engloutit un peuple innombrable. Par une semblable fatalité, l’Europe nourrit un germe fécond de discorde, que la première occasion fait éclore, et qui devenant un mal contagieux, fait d’une querelle particulière une guerre générale.

Les intérêts sont tellement compliqués, les prétentions si opposées, que les traités ne pouvant embrasser tous les détails, démêler tous les différents, concilier toutes les prétentions, laissent toujours une certaine ambiguïté dont profitent les ennemis de la paix. D’ailleurs ils sont d’ordinaire le fruit de la contrainte et de l’épuisement, plutôt que de la bonne foi, et n’ont de solidité et de durée que le temps dont la partie qui se croit lésée, a besoin pour les enfreindre, et revenir contre les cessions qui lui ont été arrachées. 

La tranquillité générale fait la force et la santé de ce vaste corps : les vues particulières d’agrandissement et d’ambition sont comme autant de maladies funestes qui l’altèrent et le fatiguent. Trop uni pour ne pas ressentir les accidents qui affligent quelques-uns de ses membres, il ne l’est pas assez pour les prévenir ou pour y remédier. 

Toutes les puissances de l’Europe se touchent par une infinité de points. Mille rapports les attachent ensemble par des nœuds redoublés, et les lient au sort les unes des autres. Le moindre événement cause un ébranlement qui se communique de proche en proche. Chaque souverain attentif jette un regard autour de lui, et réfléchissant sur lui-même, cherche la place qu’il doit occuper sur la scène qui se prépare. Il consulte son intérêt, ses forces et les circonstances, pour savoir s’il s’engagera dans les troubles, ou s’il en demeurera spectateur. C’est une espèce de jeu de hasard qui s’ouvre. Chacun combine les risques et les avantages ; ceux qui s’y engagent espèrent y gagner ; presque tous y perdent, et les peuples, toujours comptés pour rien dans ces grands démêlés, ne manquent jamais d’en être les victimes. 

Les grandes puissances toujours opposées se craignent, et s’observent en se menaçant. Autour d’elles les États moins considérables se rangent, et se partagent suivant la position où ils se trouvent. Attachés à leur sort, ils sont forcés d’en suivre l’impulsion. Tantôt ils ne songent qu’à éviter leur ruine, et à n’être pas brisés par le choc redoutable des grands empires : tantôt ils cherchent à en profiter, à vendre leur alliance, et à tirer avantage de ce commerce de secours et de protection. 

Ce chaos d’intérêt, cette opposition de motifs et de desseins tiennent tous les souverains dans un état continuel d’action et de réaction. Telle est l’inconstance de la mer, qui tantôt calme et tantôt agitée, voit ses flots s’apaiser et s’élever au gré des vents et des orages. 

Cet équilibre si vanté, qui semble plutôt l’effet du hasard que de la politique, a été mille fois une occasion de trouble, de défiance, d’inquiétude : mille fois le zèle pour sa conservation a servi de prétexte à des ligues, à des projets funestes au repos de l’Europe. Si jamais le soin de le maintenir a dû occuper les souverains ; si jamais leur véritable intérêt de concert avec la justice, a sollicité leurs communs efforts : ah ! c’est sans doute dans un temps, où une nation fière de ses avantages et de ses richesses, imagine que ses forces répondent à l’avidité de ses désirs, et ne met plus de bornes à ses projets. Ce n’est pas à la monarchie universelle qu’elle aspire : ce dessein ne fut jamais qu’un fantôme destiné à inspirer de vaines terreurs ; c’est le commerce universel qu’elle veut usurper.  Non contente de faire circuler ses richesses d’un bout à l’autre de l’univers, elle veut suffire seule à tous les besoins, rendre toute l’Europe tributaire de son industrie, et s’acquérir ainsi une espèce de souveraineté, d’autant plus solide qu’elle serait fondée sur les besoins. Ce n’est qu’avec jalousie qu’elle voit les autres nations partager avec elle les avantages du commerce. Tout celui qu’elle ne fait pas lui semble une perte réelle. Elle couvre déjà la mer de ses vaisseaux. Animée de cet esprit d’exclusion si fatale à la société, si digne d’une proscription générale, elle voudrait dissiper et détruire la marine de tous les peuples, et s’arroger l’empire des mers, ce territoire commun des nations. 

Ô peuples ! Ô souverains qui demeurez spectateurs d’une guerre dont les événements sont si intéressants pour vous ; ce ne sont pas des droits litigieux et incertains que nous défendons, nous réclamons les lois qui gouvernent la société générale, ces lois dont vous êtes tous solidairement les dépositaires et les garants.  Ce n’est pas pour nos seuls intérêts que nous combattons ; c’est pour le commerce, pour la navigation, pour la liberté commune. Nos succès ou nos malheurs vous regardent, et nos ennemis sont les vôtres. 

Voyez et jugez qui d’eux ou de nous a troublé le repos de l’Europe, qui a rompu la paix, violé les traités, allumé cette guerre si terrible, et dont la violence semblait devoir abréger la durée. 

Témoins de la conduite de la France, de la modération qu’elle a opposée aux excès de ses ennemis : voyez et jugez si le prince qui nous gouverne a pu faire davantage pour la tranquillité de l’Europe ; s’il a pu porter plus loin les égards, les ménagements ; s’il n’a pas épuisé toutes les voies de négociation ; et rendez hommage à la droiture de ses intentions, à la régularité de ses procédés, à son amour pour la paix. 

Voyez et jugez qui de nos adversaires ou de nous a porté la guerre dans le continent, qui a tourné la discorde, qui a excité et fomenté cet incendie général qui désole et afflige l’Allemagne, qui a suscité cette fatale division capable d’altérer à jamais sa constitution, qui a employé ses richesses à soudoyer les ennemis de la paix. 

Et quelles précautions la France n’avait-elle pas prises, pour que cette guerre à laquelle toutes les nations commerçantes sont si intéressées, ne devint point un malheur général. De qui a-t-elle sollicité les secours ? De quel allié a-t-elle réclamé sa jonction ? Quels amis a-t-elle cherché à faire entrer dans sa querelle ? Indépendamment de tous les traités, il existe une alliance naturelle entre les souverains, qui les rend tous protecteurs de la tranquillité générale, et qui les réunit contre ceux qui veulent la troubler. Et quelle force ne devrait point avoir cette obligation primitive, lorsque l’intérêt particulier de chacun s’y trouve joint ; lorsqu’il est question de réprimer un peuple qui se montre l’oppresseur universel. Cependant la France aussi généreuse dans ses démarches, que juste dans ses prétentions, n’a demandé à tous les souverains que la neutralité, et a consenti de soutenir seule le fardeau d’une guerre dont l’intérêt commun devait armer tous les peuples. Si elle a cimenté par une convention particulière avec une puissance l’union et la garantie, que les derniers traités s’établissaient, elle a eu soin de faire précéder cette alliance purement défensive, d’un acte de neutralité dans la guerre présente, et n’a eu pour but dans cette démarche que de rendre la paix nécessaire dans le continent. 

Quelle est donc cette politique qui a rendu inutile une prévoyance si louable ; qui a dérangé des mesures si sagement concertées, si favorables à la tranquillité de l’Europe ? Quelle est cette politique, qui pour opérer une utile diversion, et forcer la France toujours fidèle à ses engagements à s’épuiser pour les remplir, a trouvé moyen de mettre aux prises presque toute l’Europe, de brouiller les souverains, d’inonder l’Allemagne de troupes, de faire de ses plus belles provinces un vaste champ de bataille ?

Ô fléau de Dieu ! ô guerre, ne cesserez-vous point de désoler la terre ? Ô glaive du Seigneur, n’avez-vous pas causé assez de ravage, n’avez-vous pas assez affligé les nations, n’êtes-vous pas abreuvé de sang et rassasié de carnage ? 

Et vous souverains, dont les prétentions ont troublé le repos de l’Europe, daignez vous souvenir que le Tout-puissant ne vous communiqua son pouvoir que pour vous associer à ses soins paternels, que pour vous rendre les images de sa providence et de sa bonté. Si le soin de votre gloire, si l’intérêt particulier de vos peuples a droit de vous occuper, songez aussi que vous êtes le lien de la société des nations, et que dans le rang suprême où le Très-haut vous a fait monter, vous êtes redevables à l’univers, et chargés du soin de procurer sa tranquillité. 

Et vous en particulier, prince, qui faites par vos talents l’admiration de l’univers ; vous que nous avons trouvé si grand dans la paix, que nous avons placé au rang des rois les plus fameux ; vous dont la renommée nous a raconté tant de merveilles, que manquait-il à votre gloire ? Êtes-vous fait pour en ambitionner une qui ne soit pas pure, que l’humanité soit forcée de désavouer ? Persuadé que la société civile ne peut subsister sans le secours des lois, vous avez égalé la gloire des plus grands législateurs. Mais vos lois ne sont dignes de nos hommages, que parce qu’elles sont justes : et cette justice que vous savez si bien distribuer à vos peuples, oblige aussi les rois, et préside à la grande société des nations. Comme membre d’une république de princes, vous êtes citoyen d’une patrie ; et cette patrie a un droit écrit, et des tribunaux dont vous êtes justiciable. Comme souverain, au moins vous êtes sujet aux lois immuables de l’équité, de la modération, de la bonne foi. Vous en avez donné aux souverains des leçons admirables dans un ouvrage digne de ne pas sortir de leurs mains. Serons-nous donc forcés d’admirer les principes et les maximes du sage qui instruit l’univers, et de n’oser en rapprocher la conduite et les procédés du monarque qui l’effraie ?

Descendez enfin du ciel, divine paix, don céleste, fille du Très-haut : vous dont le nom est si doux qu’il se trouve jusque dans la bouche de vos plus cruels ennemis. Venez nous ramener des jours purs et sereins. Nous avez-vous donc quitté pour toujours ? La terre épuisée soupire après vous ; les peuples abattus, désolés, consternés vous appellent et vous réclament. Nos crimes sans doute vous ont éloignée de nous : la justice du Très-haut a provoqué sa vengeance, et vous a retenue jusqu’ici. Mais ce dieu sera-t-il toujours pour nous un dieu terrible ? Ne se souviendra-t-il plus de ses bontés ? N’a-t-il pas été donné assez longtemps au démon de la discorde d’agiter les souverains et les peuples, de répandre sur eux un esprit d’inimitié, de jalousie, de fureur ? Si la colère divine demandait des victimes, un million d’hommes a disparu de dessus la terre dans cette guerre malheureuse. Puisse tant de fang répandu comme un sacrifice d’expiation, arrêter le bras qui nous frappe. Puissent les cendres de tant d’innocents malheureux, de tant de braves citoyens, apaiser enfin le courroux du Tout-puissant. 

Sommes-nous exaucés ?  Cette assemblée auguste des ministres de toutes les puissances doit-elle être pour nous le gage d’une paix prochaine ? Que ces délibérations si longues d’ordinaire, et qui malheureusement en cette occasion ont été aussitôt rompues qu’annoncées, seraient faciles et abrégées, si la voix de l’humanité affligée pouvait se faire entendre et pénétrer ce chaos d’intrigues, de prétentions, d’intérêt : si toutes les puissances belligérantes déposant toutes préventions venaient de sang froid se replacer au point d’où elles sont parties, faire du moins à présent ce qu’elles eussent dû faire alors, prendre la justice et les traités pour règle, appliquer et confronter toutes leurs prétentions sur cette règle inflexible, au lieu de vouloir la courber à leur gré. 

Que la paix serait prompte si cette nation qui l’a rompue préférait enfin la gloire de céder à la justice, au faux honneur de s’épuiser elle-même pour la combattre ; si contente des avantages que lui procurent une agriculture portée à sa perfection, une industrie infatigable, un commerce immense, elle croyait plus honorable pour elle de servir de modèle et d’émulation aux autres peuples, que d’envahir et d’usurper ; si faisant taire enfin toute animosité nationale aussi contraire à la raison qu’à l’humanité, elle cessait de haïr un peuple qui sait l’estimer, et qui n’est fait ni pour sentir ni pour exciter la haine. 

Mais c’est Dieu qui tient en sa main le cœur des rois et qui les tourne où il lui plaît. Il sait les abandonner à l’esprit de discorde quand il veut châtier les peuples ; il sait les incliner à la paix quand il veut pardonner. 

C’en lui qui a inspiré au prince qui nous gouverne une modération dont l’Europe a dû être étonnée, et sur laquelle elle avait lieu de fonder les espérances les plus certaines de la paix. Aurions-nous pu croire nous-mêmes les démarches qu’il a faites pour y parvenir, les sacrifices auxquels son amour pour les peuples l’a déterminé, s’il n’avait daigné nous en instruire, et nous mettre sous les yeux d’une part les proportions les plus capables de désarmer ses ennemis, de l’autre une opposition absolue à toute voie de conciliation ?  Que l’univers entier juge aujourd’hui laquelle des deux puissances se refuse au rétablissement de la tranquillité publique, et sacrifie à son ambition particulière le repos et le bonheur de la terre.

La guerre la plus juste qui fut jamais exige donc encore de nous des efforts. Et tandis qu’une partie de nos concitoyens s’empresse de prodiguer pour la défense de la patrie leur repos, leur sang, leur vie, nous plaindrons-nous de contribuer de nos biens pour faire sentir à ces fiers adversaires enivrés de quelques succès, combien la France a de ressources, soutenue des regards d’un roi qu’elle chérit ?

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