Discussion du 18 juillet 1849 sur la vérification des pouvoirs

Discussion du 18 juillet 1849 sur la vérification des pouvoirs

[Moniteur, 19 juillet 1849.]

 

SUITE DE LA VÉRIFICATION DES POUVOIRS. 

LE CITOYEN PRÉSIDENT. M. Gustave de Beaumont a la parole pour le dépôt d’un rapport. 

LE CITOYEN GUSTAVE DE BEAUMONT, rapporteur du 15e bureau. Votre 15e bureau, auquel vous avez renvoyé l’examen des élections de la Martinique, m’a chargé de vous rendre compte d’un incident qui s’est élevé dans son sein. Je ne vous entretiens point du fond de l’élection : deux mots seulement sur ce point. Le procès verbal d’élection constate, à la date du 9 juin, que sur 29 811 votants, M. Bissette a obtenu 16 726 voix, M. Pecoul 15 000, M. Schœlcher, 3 500, M. Pory-Papy, 3 200.

En conséquence du dépouillement du scrutin, MM. Bissette et Pecoul ont été proclamés représentants. Il ne nous a point paru, au premier abord, car je dois dire que je ne viens point rendre compte à l’Assemblée du fond de l’élection, il ne nous a point paru qu’il s’élevât contre les candidats aucune objection qu’on puisse appeler personnelle. L’année dernière, l’élection de M. Bissette fut annulée pour une cause qui paraît avoir cessé ; je dis paraît, car c’est un point sur lequel, précisément, parce que le bureau n’a pas eu encore à examiner le fond de la question, nous n’avons pas eu de résolution à prendre. Une protestation a été envoyée contre l’élection du 9 juin ; elle est de M. Mazulime. Je dois dire, quant à cette protestation, que l’unanimité à peu près du bureau a reconnu qu’elle ne présentait rien de très sérieux, pour mieux dire, rien de sérieux, et que, s’il n’y avait que cette protestation, le bureau n’aurait pas hésité à passer outre et à vous proposer d’en faire autant. Maintenant, dans ces circonstances, il semblait que rien ne dût arrêter le bureau ; cependant il résulte de renseignements dignes de foi et d’une communication, j’ose le dire, qui mérite toute la confiance de ceux qui savent le caractère de celui dont elle émane, que des protestations sont annoncées et doivent arriver prochainement. L’Assemblée va comprendre tout de suite pourquoi nous avons attaché de l’importance à l’annonce de ces protestations, qui, dans d’autres circonstances, auraient pu n’en mériter aucune. On comprend bien que l’Assemblée ne peut pas attendre des protestations, et, en quelque sorte, par un ajournement, les provoquer ; cela ne se pourrait pas. Mais il y a ici, dans les circonstances où nous sommes, cette singularité de situation, que l’élection a eu lieu le 9 juin, et que c’est le 10 juin que le paquebot qui a apporté les pièces est parti. Or il nous a paru, et nous avons été en grande majorité dans le bureau à penser que, sans provoquer les protestations, il fallait au moins donner le temps moralement nécessaire pour qu’elles se produisissent. Or il est certain, il est très possible que des protestations très sérieuses, et on les annonce, avaient été… (Bruit et interruptions au bas de la tribune.) 

Je ne puis pas répondre à des bruits qui partent du pied de la tribune. 

LE CITOYEN PRÉSIDENT. J’invite les membres qui interrompent à regagner leurs places. 

LE CITOYEN GUSTAVE DE BEAUMONT, rapporteur. Il a paru à la majorité de votre bureau qu’il était possible que ces protestations, qu’on nous annonce comme très sérieuses, nous arrivent, et qu’il n’était pas convenable, lorsque ces protestations n’avaient pas eu le temps moralement nécessaire pour nous parvenir, de passer outre. En conséquence, le bureau n’a pas cru devoir prendre de résolution immédiate, et nous étions même tombés d’accord qu’il ne fallait pas saisir l’Assemblée de cet incident et d’attendre neuf ou dix jours pour que le nouveau paquebot puisse parvenir, lorsque l’un des honorables membres de cette Assemblée, ou qui le sera probablement, l’honorable M Pécoul a réclamé et a demandé qu’on saisît l’Assemblée de cet incident, et qu’on lui fît connaître ce qui s’était passé dans le sein du 15e bureau. Je défère, au nom du 15e bureau, à ce désir de M. Pécoul. 

Le bureau persiste dans la demande d’ajournement de l’élection, ajournement qui sera très court ; et c’est dans ces circonstances que je viens vous en faire la proposition, au nom du 15e bureau. 

LE CITOYEN CHARLES DUPIN. Les procès-verbaux font-ils mention de ces protestations ? 

LE CITOYEN GUSTAVE DE BEAUMONT, rapporteur. Non. 

LE CITOYEN PRÉSIDENT. L’Assemblée a entendu M. le rapporteur. Aucune protestation n’a été mentionnée dans les procès-verbaux. M. Gustave de Beaumont demande l’ajournement de l’élection, en se fondant sur l’annonce de protestations qui doivent arriver. 

LE CITOYEN COMBAREL DE LEYVAL. Messieurs, l’Assemblée se trouve placée dans cette situation, ou d’ajourner des droits que le bureau ne semble pas méconnaître, ou de ne pas laisser le temps, peut-être nécessaire, à des protestations de parvenir. C’est donc ici une question d’appréciation, et j’avoue que je m’étonne que le bureau n’ait pu motiver ses conclusions que sur cette seule indication, que, dans huit ou dix jours, un paquebot viendra, qui pourra apporter des protestations. 

Je demande ce que penserait l’Assemblée si on venait lui dire : Dans tel ou tel département… 

À gauche. Ce n’est pas la même chose ! 

LE CITOYEN COMBAREL DE LEYVAL. C’est la même chose.. Si on venait vous dire : Le courrier n’est pas arrivé, mais, quand il arrivera, il pourra apporter des protestations. 

LE CITOYEN GUSTAVE DE BEAUMONT. Le paquebot est parti le 10, le lendemain des élections. 

LE CITOYEN COMBAREL DE LEYVAL. On me dit que le paquebot est parti le lendemain des élections, le 10 ; je demande au bureau si la proclamation a eu lieu officiellement le 9 ; je lui demande si, quand cette proclamation officielle a eu lieu, il y a eu des protestations. S’il y a eu des protestations lors de la proclamation officielle, je comprends qu’on attende que les protestations arrivent, que les preuves à l’appui soient administrées, et que le paquebot vienne les apporter ; mais, quand une proclamation est faite officiellement, et qu’à ce moment aucune protestation ne s’élève, je ne comprends pas qu’on vienne, sur une demande individuelle, dire : La proclamation est faite sans réclamation ; il n’y a pas eu de protestation, mais il peut en intervenir. 

On méconnaît ainsi le droit des électeurs. Quand la proclamation officielle est faite sans protestation, on ne peut, sur une réclamation individuelle, basée probablement sur un mécompte électoral, empêcher une colonie d’être immédiatement représentée ici. 

Je demande donc à l’Assemblée de passer outre et d’admettre les représentants élus. 

LE CITOYEN WALLON. Messieurs, je viens appuyer la proposition que vous a faite le 15e bureau. 

Les arguments qui vous sont présentées par M. Combarel de Leyval ne me paraissent pas décisifs, et l’assimilation qu’il a faite des colonies aux départements n’a rien de péremptoire. 

Les élections ont commencé le 3 dans les colonies ; le résultat n’a été connu officiellement que le 9, et c’est le 10 que le paquebot est parti. Il est évident que le besoin de protester contre les opérations électorales n’a pu naître parmi les intéressés que du moment où la proclamation officielle a été faite…… (Interruptions et interpellations diverses.) 

Je ne puis répondre aux interruptions qui me viennent du bureau même ; je répète que les candidats élus n’auraient point intérêt à faire des protestations contre tel ou tel fait relatif à des adversaires qui auraient échoué. 

Ainsi il est certain que ce n’est que du moment que la proclamation officielle est faite, qu’il y a un intérêt véritable à protester (Rumeurs à droite.) 

Une voix. L’intérêt, c’est la vérité ! 

LE CITOYEN WALLON. Sans doute ; mais pour protester, il faut être en face d’un fait qu’on veut détruire ; quand il n’y en a point à détruire, il n’y a point à protester. (Bruit ) 

Eh bien, aucune protestation n’a pu venir que du lieu où le résultat de l’élection a été proclamé ; et nous avons eu, en effet, une réclamation de M. Mazulime, qui se trouvait sur le lieu de l’élection ; mais nous avons la certitude que sur d’autres points de la colonie des réclamations ont été faites. Voici le texte de la lettre dont on a parle, et dont l’auteur, comme l’a dit M le rapporteur, mérite toute la confiance de l’Assemblée, alors même qu’il n’est pas nommé. 

À droite. Qui ? qui ? 

LE CITOYEN WALLON. Je ne puis pas le nommer ; voulez-vous que je ne la lise pas ? 

LE CITOYEN PRÉSIDENT. L’orateur est maître de ne pas citer la signature. 

Un membre. C’est une lettre anonyme ! 

Autre membre. Elle n’a plus d’autorité, alors ! 

LE CITOYEN WALLON. Elle n’est pas anonyme ; vous l’apprécierez comme vous le voudrez. Voici la lettre : 

« J’aurais trop à vous dire, si je voulais vous raconter toutes les infamies dont l’élection est entachée… » 

Une voix à droite. Nous allons donc juger le fond de l’élection ! 

LE CITOYEN WALLON. « … Vous les connaîtrez par les nombreuses protestations… » 

LE CITOYEN HEECKEREN. M. Bissette n’est pas ici pour se défendre. 

LE CITOYEN WALLON. Il ne s’agit ni de M. Bissette ni de M. Pécoul ; il s’agit de protestations qui se signent. Voici la phrase : 

« … Vous les connaîtrez par les nombreuses protestations qui seront adressées à l’Assemblée nationale. Le recensement général se fera demain ; les pièces partiront probablement, par le packet, du 10. Fort de-France seulement aura le temps d’envoyer sa protestation ; je pense que la vérification ne sera faite qu’à l’arrivée des pièces, car il faut nécessairement… » 

LE CITOYEN MOLÉ. Qui est-ce qui dit cela ? 

LE CITOYEN HEECKEREN. C’est juste ! Qui dit cela ? Il faut que nous le sachions. 

LE CITOYEN VICTOR LEFRANC. Laissez donc parler, au moins ! 

Voix à gauche. On n’entend rien ! 

LE CITOYEN WALLON. « … Il faut nécessairement que les électeurs aient un délai pour exposer leurs griefs. Toutes les protestations partiront par le packet du 27. » 

Messieurs, vous attacherez à cette lettre, dont je ne dis pas l’auteur, l’autorité que vous voudrez ; mais je m’adresse à l’intéressé, et je demande si, en présence de ce fait qu’il est déclaré par quelqu’un que des protestations se signent, il n’est pas disposé, lui et ses amis, à retirer la demande tendant à faire procéder immédiatement à la vérification des élections. Il y a, je pense, pour lui, tout à la fois, dans ceci, une question d’honneur et de délicatesse : d’honneur, parce que, quand un doute s’élève contre une élection, il importe que les protestations qui peuvent arriver, quelles qu’elles soient, ne soient pas couvertes par le vote souverain de l’Assemblée ; de délicatesse, parce que, l’an dernier, un fait analogue s’est présenté pour la Martinique. Dans cette élection, M. Schœlcher avait 18 000 ou 19 000 voix, M. Bissette, M. Pory-Papy le même nombre. C’étaient les élus. Puis venaient ceux qui ne l’avaient pas été, et parmi eux M. Pécoul, avec 125 voix. 

LE CITOYEN PÉCOUL. Je vous demande pardon, je n’étais pas candidat. 

LE CITOYEN WALLON. Je ne dis pas que vous fussiez candidat, mais vous êtes avec ce nombre de voix sur le recensement officiel des votes déposés aux archives. 

Eh bien, Messieurs, les operations à la Martinique, l’an dernier, se sont faites les 7, 8, 9 du mois d’août. Les pièces sont arrivées dans le milieu de septembre La différence de chiffre était énorme entre les candidats élus et ceux qui ne l’ont pas été ou même ceux qui n’avaient pas été candidats, et pourtant cela n’a pas empêché que le bureau, sans même qu’il fût besoin de saisir l’Assemblée (car les parties intéressées n’avaient pas fait de réclamation) ; cela, dis-je, n’a pas empêché que le bureau n’ajournât son rapport de plus d’un mois, afin de recevoir les protestations qui étaient annoncées. 

LE CITOYEN PÉCOUL. Elles étaient toutes arrivées. 

LE CITOYEN WALLON. II y a entre autres une protestation datée du 26 septembre, la date m’est présente ; le départ du packet avait eu certainement lieu antérieurement ; car le résultat du dépouillement général avait été proclamé dès le 16. Je dis donc qu’il me semble que dans cette circonstance il vous paraîtra bon pour l’honneur même des élus, et pour la moralité de l’élection, que tous les doutes puissent être entièrement dissipés au jour où le rapport sera déposé à cette tribune, et j’espère, je le répète, que M. Pécoul se croira engagé à ne pas insister par une question d’honneur et de délicatesse. (Réclamations.) 

Une voix. Vous n’êtes pas juge de cela. 

LE CITOYEN WALLON. Dans tous les cas, j’espère que l’Assemblée, en maintenant la décision de son 15e bureau, voudra maintenir en même temps les garanties nécessaires aux droits des électeurs et à la moralité des élections.

LE CITOYEN PÉCOUL. C’est à ceux qui protestent à faire leurs diligences. 

LE CITOYEN DE KERDREL. On veut faire entrer l’Assemblée dans une voie que je ne crains pas d’appeler dangereuse et mauvaise. 

Une voix. Déplorable ! 

LE CITOYEN GUSTAVE DE BEAUMONT. Je demande la parole. 

LE CITOYEN DE KERDREL. Les colonies sont déjà placées dans une situation défavorable : elles n’ont de représentation dans cette Assemblée que longtemps après les départements de la France. Il y a deux mois que vous siégez, que vous délibérez, que vous faites le bien pour votre pays… (Rires ironiques à gauche.) 

LE CITOYEN PRÉSIDENT. À votre tour, Messieurs, n’interrompez pas. (Rires et bruit.) 

LE CITOYEN DE KERDREL. Quand je dis que nous faisons le bien de notre pays, je ne fais pas de personnalité. 

À droite. Très bien ! (Réclamations a gauche.) 

LE CITOYEN DE KERDREL. Je disais que les colonies sont encore impuissantes à le faire, parce qu’elles ne sont pas représentées dans cette enceinte. Eh bien, on veut encore aggraver cette situation défavorable en ajournant la vérification des pouvoirs des élus de la Martinique. 

Maintenant on attend des protestations ; un citoyen très honorable, je veux le croire, annonce qu’il y aura des protestations. Je demande comment ce citoyen, qui a eu le temps d’écrire une longue lettre, n’a pas eu le temps de faire une protestation sur des faits constatés dans des procès-verbaux partiels. 

LE CITOYEN BÉRARD. Et de faire connaître des faits. (Bruit et interpellations du côté gauche.) 

LE CITOYEN DE KERDREL, aux interrupteurs. Je ne vous réponds pas, je réponds au précèdent orateur ; je crois que cette méthode vaut mieux. 

On me dit qu’avant de connaître le résultat de l’élection, on n’a aucun intérêt à protester. Eh bien, moi, je viens dire que je me défie beaucoup de ces protestations après coup, qui sont précisément des protestations pour le besoin de la cause et des intéressés. 

J’aime mieux les protestations qui ont le véritable caractère, celui de la spontanéité. Ou l’operation électorale est régulière, ou elle est irrégulière. Si elle est irrégulière, protestez, qu’elle doive vous donner le succès ou un résultat contraire ; mais, si elle est régulière, respectez-la, et ne venez pas ensuite, soit que vous ayez réussi, soit que vous ayez échoué, protester après coup. 

Je crois que ce sont les véritables principes. (Marques d’assentiment.) 

J’ajoute un seul fait, c’est que M. Pécoul, le dernier élu, a obtenu 15 000 voix et que son concurrent, M. Schœlcher, n’en a eu que 3 000 ; je crois que, pour ces raisons de principe et pour d’autres que vous me permettrez d’appeler des raisons de fait, vous voudrez que les colonies soient admises, comme nous, dans cette enceinte, dans la personne de leurs représentants, et que vous déciderez que l’ajournement n’ait pas lieu. (Appuyé ! appuyé !) 

LE CITOYEN GUSTAVE DE BEAUMONT, rapporteur. L’honorable orateur qui descend de la tribune vient de prononcer une parole qui m’a fait demander la permission de lui répondre. 

Il prétend que nous engageons l’Assemblée et que nous l’engageons dans une voie mauvaise et dangereuse. Je croyais que nous avions ici, et probablement je me suis bien mal expliqué, je croyais que nous avions fait connaître à l’Assemblée les motifs de réserve qui nous avaient portés à la saisir d’un incident que nous avions présenté dans des termes assez mesurés, je pense, pour ne pas encourir le reproche que nous avons encouru. Je me suis borné à dire, au nom du 15e bureau, qu’un scrupule était né dans notre esprit ; nous ne nous sommes pas dissimulé un seul des faits graves qui, dans ma pensée, et je dois le dire, dans la pensée de la presque unanimité du bureau, me portent et portent le bureau tout entier à croire très sincèrement qu’en effet nous serons appelés à valider les élections de la Martinique. 

Quelques voix. Eh bien ? 

LE CITOYEN RAPPORTEUR. Attendez ; j’ai fait connaître les chiffres de l’élection, les chiffres de ceux qui avaient obtenu la majorité, comme les chiffres très inférieurs de ceux qui sont venus ensuite en minorité ; j’ai fait connaître également déjà que, sans avoir examiné la question au fond, nous croyions qu’aucune objection considérable ne s’élèverait, quoiqu’il s’en élevât quelques-unes contre la situation personnelle de l’un des candidats au moins qui ont été élus. Mais ici je discute le fond et je ne voulais pas l’aborder. 

Maintenant, ce scrupule que nous avons apporté à l’Assemblée, quel est-il ? Le voici ; à côté du droit des électeurs de choisir les représentants qu’il leur conviendra, se trouve placé le droit de l’Assemblée de contrôler les opérations électorales. L’élection émane du peuple, et c’est l’Assemblée qui valide l’élection. Il n’y a pas élection tant que l’Assemblée n’a pas validé. Qu’en résulte-t-il ? C’est qu’à côté des électeurs qui prononcent, il y a le droit des citoyens qui réclament, et que, par conséquent, il n’y a pas d’élection contre laquelle ne puisse s’élever une protestation ; s’ensuit-il que, dans tous les cas, il y aura protestation ? Non ; mais ce que je veux dire, c’est qu’il faut qu’il y ait toujours possibilité d’exercer ce droit de protestation, sans quoi les citoyens n’ont pas joui de la plénitude de leurs droits. Eh bien, c’est ici que la question s’est présentée. L’élection a eu lieu le 9 juin, et c’est le 10 que le paquebot vous en a apporté le résultat.

On dit : Mais pourquoi donc les protestations n’ont-elles pas eu lieu le 9 juin, le jour même, à l’instant même où les faits se passaient ? (Rumeurs.) Permettez ! quelquefois les protestations ont lieu le jour même, cela vaut mieux ; c’est l’indice même que la protestation est plus sérieuse. J’ai plus de confiance, moi, pour mon compte, dans une protestation qui se produit à l’instant même où les faits s’accomplissent, que quand elle vient quelques jours après. 

J’incline à croire que, puisque les protestations sont tardives à ce point que nous ne les avons pas encore reçues, il est probable qu’elles ne viendront pas. Cependant une expérience parlementaire de dix années m’a appris qu’il est arrivé quelquefois, après le jour où le résultat de l’élection a été proclamé, des protestations auxquelles on a donné de l’importance et qui ont amené l’annulation de l’élection. 

Que s’ensuit-il ? C’est que des protestations peuvent avoir quelque valeur, même lorsqu’elles arrivent quelques jours après l’élection. 

Or je demande si ceux auxquels appartient ce droit dont j’ai parlé ont eu la possibilité de l’exercer, et s’il ne se peut pas que des protestations qui n’ont pas été faites le 9 juin aient été signées le 10, le 11, le 12, et qu’elles aient été dans l’impossibilité de nous parvenir. Je ne le demande pas d’office ; ce n’est pas une pensée qui m’est née par hasard. On m’annonce qu’il arrive des protestations, on le dit, on cite une lettre, et des voix se sont élevées pour demander de qui. Eh bien, moi, je sais de qui, et je ne le dirai pas ; je ne le dirai pas, parce que je ne veux pas le dire ; et, si je le disais, la lettre alors aurait plus d’autorité que vous ne pensez, car c’est une lettre d’un homme considérable dans la colonie, et je ne veux pas le compromettre en faisant la publication de son nom, ce qui pourrait avoir des inconvénients. Mais c’est précisément parce qu’il a ce caractère que, pour notre compte et pour mon compte en particulier, nous avons attaché à la lettre l’importance que j’ai dite. (Bruits divers.) 

En vérité, Messieurs, j’éprouve quelque étonnement de l’incrédulité qui se manifeste dans l’Assemblée quand on annonce des protestations relatives à des manœuvres électorales très graves, à des faits de violence, d’intimidation qui auraient été pratiqués, où ? dans nos colonies ; là où l’on vient de porter le suffrage universel, là où des hommes qui, il y a un an, n’étaient pas libres, qui, au contraire, étaient courbés sous le joug de la servitude, sont appelés tout à coup à exercer la plus grande puissance politique qui puisse être donnée à des hommes libres, à des hommes de vieille liberté ! Et on s’étonne qu’il y ait eu peut-être des saturnales de liberté dans un pareil pays ! Mais ce qui m’étonnerait, ce que je ne comprendrais pas, c’est que de pareils excès n’aient pas existé. (Rumeurs à droite.) 

LE CITOYEN PÉCOUL. Je demande la parole. 

LE CITOYEN RAPPORTEUR. J’ai mis dans mes paroles une grande réserve, et j’en demande acte à l’Assemblée. Je n’ai voulu rien dire à l’avance qui pût invalider cette élection, que nous serons sans doute appelés à confirmer ; je n’ai jamais appelé les annulations d’élections ; je n’aime pas à rien dire qui puisse diminuer le caractère moral de ceux qui peuvent être nos collègues ; mais je discute le droit, je demande le maintien d’un droit ; et quand je vois cet étonnement si extraordinaire se manifester à l’annonce de manœuvres électorales qui auraient été pratiquées dans une colonie où l’esclavage existait il y a quinze mois, en vérité, je m’étonne moi-même que vous ne trouviez pas vraisemblable ce que je vous annonce comme possible. 

C’est parce que cette possibilité s’est révélée à votre 15e bureau, c’est parce qu’on lui a annoncé comme certain ce qu’il ne regarde que comme possible, qu’il a cru qu’il était de l’intérêt de ceux qui se plaignent et plus encore de ceux dont l’élection n’est pas attaquée, mais dont on demande l’ajournement pour quelques jours, d’insister, et je le fais encore en ce moment, pour que vous prononciez cet ajournement de quelques jours. 

LE CITOYEN PRÉSIDENT. M. Pécoul a la parole. 

LE CITOYEN PÉCOUL. Messieurs, il me semble que l’honorable M. Gustave de Beaumont a commencé par émettre l’opinion, opinion qu’il a dit être partagée par la majorité du bureau, que, selon toute apparence, les élections de la Martinique seraient validées, devaient l’être. 

LE CITOYEN GUSTAVE DE BEAUMONT, rapporteur. C’est la présomption. 

LE CITOYEN PÉCOUL. Ensuite il est venu s’étayer d’une lettre dont il n’a pas indiqué l’auteur, mais qu’il a dit émanée d’une personne très haut placée à la Martinique et qui devait inspirer toute confiance. Je conçois, cependant, que l’Assemblée ne puisse partager cette confiance qu’autant qu’elle connaîtra de quelle personne émane cette lettre ; si le gouverneur de la colonie, homme qui inspire toute confiance au gouvernement et qui a souvent reçu les éloges des journaux de l’extrême gauche, avait annoncé qu’il s’était passé des faits violents à la Martinique, de nature à vicier l’élection, je concevrais qu’on vînt vous dire : Suspendez parce qu’il y a présomption de faits extrêmement graves. Mais, quand c’est sur une lettre qu’on a qualifiée d’anonyme, parce que, en effet, le nom de son auteur n’est pas indiqué… (Interruption.) 

LE CITOYEN JULES DE LASTEYRIE. Je demande la parole. 

LE CITOYEN PÉCOUL. … Comment l’Assemblée pourrait-elle se refuser à prononcer immédiatement sur une élection dont toutes les pièces lui sont parvenues, et ne soit accompagnées d’aucune protestation ? car celle de M. Mazulime, qui est venue par voie extraordinaire, ne repose sur aucun fait précis, et, de l’aveu même du bureau, ne peut provoquer aucune décision de nature à invalider l’élection. 

On vous a dit que le recensement général des élections ayant été fait le 9 juin, il n’y avait pas eu, pour beaucoup d’électeurs ayant le désir de protester, possibilité de le faire. 

L’élection s’étant faite les 3 et 4, il est évident que dans toutes les sections électorales chacun a été mis en mesure de protester, s’il le voulait, et a eu tout le temps de le faire. On n’avait pas besoin pour cela de connaître le résultat général de l’élection. Ce résultat, d’ailleurs, était facile à prévoir, et il y a eu, après tout, une majorité si considérable en faveur des deux élus, qu’en vérité, je ne conçois pas comment l’Assemblée pourrait s’arrêter un moment au scrupule qu’a éprouvé le bureau. 

LE CITOYEN PRÉSIDENT. La parole est à M. Jules de Lasteyrie. (Aux voix ! aux voix !) 

LE CITOYEN JULES DE LASTEYRIE. Messieurs, la question est bien simple, et véritablement je ne comprends pas comment la proposition du 15e bureau soulève tant d’opposition. Le paquebot qui a apporté le résultat de l’élection de la Martinique est parti le 10 juin, c’est le 9 que le résultat de l’élection a été proclamé. Eh bien, tout le monde sait dans les colonies comme dans la métropole, partout où il y a des élections, que ceux qui croient devoir protester ne le font que lorsque le résultat est connu. (Bruits divers.) C’est incontestable ; chacun sait cela. 

Ainsi il est incontestable que les personnes qui, à la Martinique, ont cru devoir protester, n’ont pas eu pour le faire le temps qu’elles auraient dans les mêmes conditions en France ; elles ont eu une matinée. 

Plusieurs membres. Quatre ou cinq jours ! 

LE CITOYEN EMMANUEL ARAGO. Et s’il s’agit de faits qui se soient passés le 9 ?  

LE CITOYEN PRÉSIDENT. N’interrompez pas d’un côté ni de l’autre. Laissez parler l’orateur ; vous aurez la parole pour lui répondre. 

LE CITOYEN JULES DE LASTEYRIE. Messieurs, vraiment je ne comprends pas, je ne comprends à aucun degré comment on peut passionner ce débat, car je ne comprends pas non plus comment la question préjudicielle posée par votre bureau, et qui, suivant moi, n’aurait pas dû même être portée devant l’Assemblée, peut passionner qui que ce soit. Il n’y a ici qu’une seule question, celle de savoir si on a eu le temps de protester. 

Eh bien, votre bureau a reconnu presque à l’unanimité que le temps matériel pour protester n’avait pas existé ; il a reconnu, en voyant les antécédents, que, dans des circonstances analogues, l’assemblée constituante avait ajourné. Or, le point de fait et le point de précédents existant, il n’y a en vérité aucune raison pour ne pas ajourner. 

Quelle raison pourrait-on donner ? Est-ce longtemps que le paquebot doit faire attendre ? Non, messieurs, c’est quelques jours seulement. 

Est-ce quelque chose d’illusoire que ces protestations qu’on prétend devoir venir ? Je ne veux pas en préciser du tout, je ne veux pas en induire la valeur ni pour ni contre, car il n’est pas convenable, dans le moment actuel, quand vous ne pouvez être instruits, quand ce que nous soutenons c’est que vous ne pouvez être instruits, il n’est pas convenable de venir infirmer par avance des élections que vous pourrez valider, ou de venir chercher à valider des élections que vous pourrez infirmer ; vous ne pouvez pas juger en ce moment-ci en connaissance de cause. 

Je répondrai seulement à un seul fait. 

On a lu une lettre, un fragment d’une lettre qu’on a dit être d’une personne considérable de la colonie, et à l’instant un certain nombre de personnes ont demandé la signature et ont dit : Puisque vous ne pouvez pas, puisque vous ne voulez pas dire la signature, c’est une lettre anonyme que vous lisez à cette tribune. 

Messieurs, il faut protester contre cela, car, bien des fois, depuis huit ans que je suis dans la carrière parlementaire, j’ai entendu que nous protestions toujours contre cette exigence de vouloir connaître les signatures. 

Il y a quelque chose de certain, c’est que, quand un membre de cette Assemblée lit un document quelconque à l’Assemblée, il le lit sous sa responsabilité. (Mouvements en sens divers.) 

C’est tellement certain que je déclare qu’il n’y a peut être pas un membre siégeant dans cette Assemblée et ayant pris part à des débats dans l’ancienne chambre des députés, qui n’ait été obligé d’agir comme je viens de le dire ; il n’y en a pas un ; on garantit seulement la valeur de la personne qui écrit. 

Voici donc quelle est la question : Vous savez qu’il va y avoir des protestations, vous savez qu’on n’a pas eu le temps de les rédiger. Et, dans ces circonstances, on vous propose de valider ! (Aux voix !)

LE CITOYEN DE L’ESPINASSE. Il est un fait dont il est important d’instruire l’Assemblée. 

On vous a dit qu’il n’y avait pas eu une seule protestation faite, parce qu’on n’avait pas eu le temps d’en faire. Je fais partie du 15e bureau, et j’ai eu connaissance, en cette qualité, d’une protestation partie de la Martinique. On a donc eu le temps de faire des protestions. 

Eh bien, je demande à l’Assemblée s’il est de sa dignité, après avoir reçu une protestation, d’attendre qu’elle en ait reçu une multitude d’autres. Dès qu’on a eu le temps de faire et d’envoyer ici une protestation, on pouvait en faire dix et vingt autres. (Réclamations diverses.) 

Je ne conteste pas à un membre de cette Assemblée de pouvoir prendre sous sa responsabilité une lettre qu’il vient vous lire à cette tribune, évidemment il en a le droit ; mais je demanderai à ce membre s’il peut avoir une connaissance assez parfaite de ce qui s’est passé à la Martinique, pour pouvoir assumer sur sa tête… (Oh ! oh!) la responsabilité de ce qui est mentionné dans cette lettre. Évidemment non. Eh bien, cette responsabilité devient alors une chose illusoire. 

Je persiste donc à dire qu’il ne peut pas y avoir d’ajournement dans cette élection. 

On disait tout à l’heure que cette question ne devait pas être soumise à l’Assemblée, que le bureau seul devait ajourner sous sa responsabilité. 

Non, Messieurs, le bureau n’avait pas ce droit-là. Il l’avait d’abord fait, mais il s’est élevé une majorité considérable dans le bureau pour repousser cette prétention de quelques-uns de ses membres qui avaient cru pouvoir ajourner… 

LE CITOYEN RAPPORTEUR. La majorité du bureau demande l’ajournement. 

LE CITOYEN DE L’ESPINASSE. La majorité du bureau, l’immense majorité a décidé hier qu’il n’y aurait pas ajournement. 

LE CITOYEN RAPPORTEUR. Au contraire ; vous êtes dans l’erreur. 

LE CITOYEN DE L’ESPINASSE. L’immense majorité a décidé qu’il serait fait un rapport devant l’Assemblée… 

LE CITOYEN RAPPORTEUR. Concluant à l’ajournement. 

LE CITOYEN DE L’ESPINASSE. … Afin que l’Assemblée décidât s’il y aurait ou s’il n’y aurait pas ajournement, parce que la majorité du bureau n’a pas cru qu’il lui fût possible à elle seule de décider si l’ajournement aurait lieu. Donc la question est venue régulièrement devant vous. C’est à vous à décider maintenant s’il y aura ou non ajournement, et je ne crois pas qu’il soit de votre dignité d’ajourner plus longtemps. (Aux voix ! aux voix !)

LE CITOYEN WALLON. Un seul mot, Messieurs… (Non ! non ! — Aux voix !) 

LE CITOYEN PRÉSIDENT. M. Wallon demande la parole ; il déclare n’avoir qu’un mot à dire et ne pas vouloir parler sur le fond de la question. 

Voix nombreuses. Aux voix ! — La clôture ! 

LE CITOYEN PRÉSIDENT. On demande la clôture, je vais la mettre aux voix. 

(L’Assemblée, consultée, prononce la clôture de la discussion.) 

LE CITOYEN PRÉSIDENT. Le 15e bureau consulte l’Assemblée sur la question suivante : Doit-il ajourner la vérification des pouvoirs des députés élus par les colonies, en se fondant sur l’annonce de protestations qui seraient faites et qui n’auraient pu partir le 10 du mois dernier des colonies. 

LE CITOYEN HENRI DIDIER. Je demande à ajouter un mot : « Jusqu’à l’arrivée du premier paquebot. » 

LE CITOYEN PRÉSIDENT. Je vais consulter l’Assemblée sur l’ajournement. 

(Une première épreuve a lieu et est déclarée douteuse.) 

LE CITOYEN PRÉSIDENT. Ce qui fait l’hésitation du bureau, c’est qu’il y a un certain nombre de membres qui ne votent ni dans un sens ni dans un autre. 

J’engage tous les membres à prendre part au vote. 

(Une seconde épreuve a lieu.) 

LE CITOYEN PRÉSIDENT, après avoir consulté le bureau. L’Assemblée n’adopte pas l’ajournement. (Exclamations à gauche.)

(Plusieurs membres de la gauche, parmi lesquels nous remarquons le citoyen Bourzat, protestent contre la décision du bureau.)

LE CITOYEN PRÉSIDENT, se tournant vers eux. Faites silence, Messieurs, vous n’avez pas le droit de réclamer contre la décision du bureau.

LE CITOYEN HEECKEREN, secrétaire. Que M. Bourzat vienne à la tribune exposer les raisons qu’il a de suspecter la bonne foi du bureau. 

LE CITOYEN PRÉSIDENT. Le 15e bureau fera à l’Assemblée un rapport sur la vérification des pouvoirs des représentants des colonies.

A propos de l'auteur

Gustave de Beaumont est resté célèbre par sa proximité avec Alexis de Tocqueville, avec qui il voyagea aux États-Unis. Son œuvre, sur l'Irlande, les Noirs-Américains, ainsi que ses nombreux travaux académiques et politiques, le placent comme un auteur libéral sincère et généreux.

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