Division du travail : Moi, l’épingle. Par Horace Say

Introduction par David M. Hart*

Traduit par Marc Lassort, Institut Coppet

Horace Say (le fils de Jean-Baptiste) reprend et approfondit l’histoire de la manufacture d’épingles d’Adam Smith, dans son article sur la « division du travail » écrit pour le Dictionnaire d’économie politique (1852). Smith utilisait cette histoire dans La richesse des nations (1776) pour illustrer l’idée du pouvoir de la division du travail dont l’objet était d’augmenter la productivité dans l’usine. En divisant le processus manufacturier en plusieurs parties, et en ayant des travailleurs qui se spécialisent sur une seule tâche au lieu de plusieurs, la productivité globale d’une association de travailleurs augmentait considérablement. Horace Say a correctement montré en 1852 que cette idée pouvait être étendue en incluant les nombreux aspects de l’échange mondial qui ont rendu possible le travail dans les usines : les mineurs dans les pays étrangers qui creusaient le minerai, les travailleurs qui construisaient les bateaux transportant le minerai en Europe, les inventeurs qui ont créé le compas que le capitaine utilisait pour orienter le bateau, et ainsi de suite, dans des cercles toujours plus étendus. Cela était la preuve que chaque usine en Angleterre était dépendante des actions et des décisions de milliers, voire de millions d’autres personnes, qui constituaient les autres parties du système économique mondial. Say concluait en disant :

« L’imagination s’effraye de l’étendue des recherches qu’il faudrait faire pour montrer ainsi tous les travaux qui ont été nécessaires pour amener à sa perfection le moindre des produits quelconques, dans l’une des branches de l’industrie manufacturière de nos sociétés modernes. »

L’histoire de Say est très similaire de celle de Leonard Read, « Moi, le crayon » qu’il écrivit en 1958. Peut-être que nous pourrions renommer l’essai d’Horace Say « Moi, l’épingle » afin de marquer les similarités entre ces deux grands penseurs de l’économie.

Division du travail : Moi, l’épingle. Par Horace Say*

Le partage des occupations est une conséquence naturelle de la vie des hommes en société. C’est, en outre, un élément de force productive et de développement intellectuel. Dans l’enfance des sociétés, chaque individu, chaque famille, fabrique avec difficulté et d’une manière imparfaite les objets à son usage ; le plus sage, le vieillard de la tribu, conserve dans sa tête le trésor, encore bien faible, des connaissances acquises, et tâche de le transmettre par la parole à ceux qui doivent lui survivre. Mais, que les peuplades grandissent et se perfectionnent, et bientôt elles arrivent à sanctionner et fortifier le droit de propriété de chacun sur le fruit de ses œuvres, elles comprennent l’utilité des échanges librement consentis, et dès lors chacun peut se vouer aux occupations pour lesquelles il se sent le plus propre. Il produit, dans la branche de travaux à laquelle il se consacre ainsi, plus de résultats, plus de choses que ce qui lui en est personnellement nécessaire ; il lui manque, d’un autre coté, tout ce qu’il ne peut faire par lui-même, et l’échange vient lui fournir le moyen de rétablir l’équilibre ; il donne ce qu’il a en excédant contre ce qui lui manque et troque ainsi les services qu’il peut rendre contre ceux dont il a besoin.

Lorsque les peuples deviennent encore plus nombreux et plus éclairés, la division des travaux se prononce de plus en plus. Certains individus se vouent alors à la chasse, à la pêche, à la culture du sol, d’autres aux travaux manufacturiers ; il en est encore qui s’adonnent exclusivement à la culture de l’intelligence ; ceux-là découvrent les lois de la nature, que Dieu a mises à la disposition des hommes, à charge par eux de les chercher et de trouver ensuite les moyens d’en faire une application utile ; par là ils concourent, pour leur part, d’une manière efficace, à la production des richesses, sur l’ensemble desquelles vit la société.

Dans chacune des branches de la production, le partage des attributions s’étend et se ramifie ; les cultures s’adaptent à la nature du sol et aux circonstances atmosphériques dans lesquelles les terres sont placées ; là se cultivent les céréales, ailleurs la vigne ; ici on se livre à l’élève des bestiaux, et ces différents produits s’échangent ensuite entre eux, aussi bien que contre les articles fabriqués.

Dans les industries qui transforment les matières premières en produits manufacturés, la division des occupations est bientôt poussée plus loin encore ; l’un travaille le fer, l’autre le bois ; d’autres transforment le lin, le chanvre, le coton, en fils et en tissus.

Pour faciliter les échanges, une grande industrie se développe encore, c’est celle qui se charge de mettre tous les produits à la portée des consommateurs, soit par le transport d’un lieu dans un autre, soit par la simple division sur place des marchandises en quantités proportionnées aux besoins individuels ; c’est le commerce. Là encore la division des occupations ne tarde pas à s’introduire ; ce ne sont pas les mêmes commerçants qui s’occupent des transports maritimes et des transports par voie de terre ou sur les fleuves ; ce ne sont pas les mêmes marchande qui vendent l’épicerie, la quincaillerie ou les tissus. Pour faciliter les opérations commerciales, il se crée, en outre, des agents intermédiaires : des banquiers, des agents de change, des courtiers.

On le voit, la division du travail est à la fois une conséquence et une cause du développement des peuples et des progrès qu’ils font dans toutes les branches des connaissances humaines. Elle tend constamment à s’étendre et n’est arrêtée que par le défaut d’étendue même du marché, c’est-à-dire par la limite que les besoins de la population posent à l’écoulement possible de chaque nature de produits.

Dans les campagnes éloignées, où l’on se livre à de grandes cultures, ceux qui travaillent aux champs soignent ensuite, auprès de leurs chaumières, quelques légumes pour leur usage ; tandis qu’aux environs des grandes villes, des maraîchers font leur unique profession de cultiver les plantes potagères et les fruits ; souvent même ils se livrent à une seule branche du jardinage ; il en est qui soignent exclusivement les fleurs et même une seule espèce de fleurs.

Dans un village où la consommation est peu étendue, l’industrie commerciale ne peut se diviser ; on y trouve souvent une seule boutique, celle de l’épicier, qui vend en même temps le sucre, le café et la chandelle, la mercerie, des clous, des plumes, de l’encre et du papier ; tandis que dans les villes chacune de ces branches devient l’objet d’entreprises commerciales différentes, dont chacune prend même souvent une grande importance. C’est ainsi que s’ouvrent, dans une capitale, de vastes magasins où l’on vend seulement du thé, ou des bougies ou du chocolat.

Mais c’est surtout dans l’industrie manufacturière que la division des occupations a permis d’arriver à de merveilleux résultats, et que son influence est devenue incomparable quant à l’augmentation des valeurs produites. Aussi les premiers économistes qui ont examiné avec un esprit d’analyse le grand mécanisme de la production des richesses ont-ils été des l’abord frappés de ce grand phénomène.

Adam Smith en fait le point de départ de ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations.

« Les plus grandes améliorations, dans la puissance productive du travail, dit-il en commençant son livre, et la plus grande partie de l’habileté, de l’adresse et de l’intelligence avec laquelle il est dirigé ou appliqué, sont dues, a ce qu’il semble, à la division du travail. »

Et pour faire comprendre la portée de cette observation, il arrive immédiatement à présenter l’exemple d’une manufacture d’épingles, et montre quelle différence immense il y aurait, entre les résultats du travail d’un homme isolé, qui voudrait fabriquer lui-même des épingles de toute pièce, et ceux que chaque homme obtient dans une manufacture, où le travail est convenablement divisé entre des ouvriers d’aptitudes diverses. Là, ce n’est pas le même homme qui tire le fil de laiton, qui le dresse, qui le coupe, qui aiguise les pointes ; c’est un ouvrier spécial qui prépare le bout à recevoir la tête ; et cette tête d’épingle est elle-même l’objet de deux ou trois opérations différentes. Il faut ensuite blanchir les épingles ; enfin le piquage du papier et l’encartage sont encore des travaux distincts. C’est ainsi que l’important travail de faire une épingle est partagé en dix-huit opérations, lesquelles, dans certaines fabriques, sont remplies par autant de mains diverses. La manufacture qu’avait visitée Adam Smith était, dit-il, peu importante et assez mal outillée ; elle occupait seulement dix ouvriers, et l’on y produisait cependant par jour 48 milliers d’épingles, soit en moyenne 4,800 épingles par ouvrier. En présence d’une pareille production, et elle serait bien plus forte encore aujourd’hui à raison des progrès réalisés depuis le temps où Smith écrivait, que seraient les résultats auxquels arriverait l’individu qui voudrait à lui seul fabriquer des épingles ; à peine peut-être, à la suite d’un travail pénible, en ferait-il une vingtaine par jour.

J.-B. Say a pris ensuite l’exemple d’une fabrique de cartes à jouer, et il n’est aucune branche de l’industrie où l’on ne puisse ainsi constater l’immense accroissement de productions qui résulte de la mise en commun des efforts individuels par la division des occupations.

Si Smith avait fait remonter plus haut son esprit d’analyse, il aurait pu montrer que bien d’autres opérations partielles s’étaient réparties entre différents travailleurs pour amener à sa perfection ce petit produit de l’industrie humaine, dont la valeur est si minime, et qu’on appelle une épingle. Il aurait pu appeler l’attention sur le travail du mineur, qui amène à la surface du sol le minerai de cuivre, sur celui d’un mineur d’origine et de mœurs différentes, qui, dans une autre partie du monde peut-être, a dû extraire le minerai d’étain, nécessaire pour les alliages et pour le blanchiment de l’épingle. Mais, outre les travaux nécessaires pour amener ces métaux au degré de pureté qu’ils doivent avoir, il a fallu de plus les transporter par eau et par terre jusqu’à la porte de la fabrique d’épingles. Combien d’opérations diverses partagées entre un nombre infini de travailleurs, n’a pas nécessitées la construction seule du navire employé au transport de l’étain, d’un port de l’Inde en Angleterre ! Et la boussole qui a été consultée pour diriger ce navire à travers les mers, combien a-t-il fallu de temps et d’observations diverses, séparées entre un grand nombre d’individus, pour que l’humanité fût en possession de cette découverte ! L’imagination s’effraye de l’étendue des recherches qu’il faudrait faire pour montrer ainsi tous les travaux qui ont été nécessaires pour amener à sa perfection le moindre des produits quelconques, dans l’une des branches de l’industrie manufacturière de nos sociétés modernes.

Pour en revenir à l’accroissement de force productive qui résulte dans une manufacture de la division du travail, Adam Smith l’attribue à trois causes : d’abord la plus grande habileté acquise par chaque ouvrier dans un travail simple et souvent répété ; ensuite l’économie du temps qui serait perdu en passant d’un travail à un autre ; enfin, la facilité donnée à l’esprit, constamment tendu vers un seul but, pour inventer des procédés plus rapides, ou même des machines qui viennent suppléer au travail humain.

Il est hors de doute que les deux premières de ces causes ont un grand effet ; l’économie du temps est précieuse en industrie, elle porte à la fois sur le travail individuel de l’ouvrier et sur les capitaux employés dans l’entreprise, les intérêts en sont moins lourds lorsque la rentrée en devient plus prompte.

Quant à l’invention des moyens expéditifs et des machines qui peuvent suppléer au travail humain, la séparation des occupations y conduit sans doute, et l’on cite plus d’un perfectionnement en mécanique dû aux ouvriers mêmes, dont l’invention nouvelle a permis d’économiser et de remplacer le travail. On se plaît à raconter qu’un jeune garçon chargé dans l’origine de tourner, au moment voulu, un robinet de l’une des premières machines à vapeur mise en mouvement, n’avait pas tardé à s’apercevoir qu’une ficelle, attachée à un certain bras du mécanisme, le remplaçait sans inconvénient ; il en avait profité pour aller jouer aux billes, et l’invention avait été immédiatement régularisée et appliquée par le mécanicien. Il faut toutefois reconnaître que ce n’est pas seulement à la division des occupations dans l’intérieur des manufactures que sont dues les grandes et nombreuses découvertes faites successivement dans les arts et les sciences. L’honneur en revient plutôt au partage des occupations entre tous les hommes ; c’est à cela, c’est à la puissance que peuvent acquérir les esprits, lorsqu’ils s’appliquent à un seul genre d’études, que sont dus les plus grands progrès, c’est-à-dire la découverte de toutes les lois de la nature, et la combinaison des moyens à employer pour en faire l’application au service de l’homme.

Les avantages de la division du travail pour la production des richesses sont donc incontestables ; mais pour faire ombre au tableau on n’a pas manqué de signaler les inconvénients qui peuvent en être la suite. Le plus saillant, celui qui était particulièrement de nature à frapper les esprits généreux, est l’effet que peut avoir sur le développement moral de l’ouvrier cette attribution d’un travail simple, toujours le même et incessamment répété. C’est une triste chose, a-t-on dit, pour celui qui touche à la fin de sa carrière de reconnaître que sa vie entière a été consacrée à faire des têtes d’épingles. Ceux qui présentent l’inconvénient de la division sous cette forme dramatique sont, en partie du moins, injustes envers l’humanité. L’homme ne doit pas ainsi être personnifié dans le seul travail, objet de sa profession ; en même temps qu’ouvrier il est membre d’une famille, il est citoyen ; en dehors du labeur qu’il donne en échange des services qu’il a besoin lui-même qu’on lui rende, il participe à tous les avantages de la grande société au milieu de laquelle il vit ; il profite pour sa part de tous les progrès qui se font autour de lui. Dans toutes les professions le travailleur a des instants de repos, et c’est surtout par l’emploi qu’il sait donner à ses moindres moments de loisir que l’homme se perfectionne et arrive à jouir des avantages généraux qui lui sont offerts. Un travail régulier et constamment le même n’éteint pas nécessairement l’intelligence, et le graveur qui pâlit pendant un an ou deux sur la même planche de cuivre ou d’acier pour produire un chef-d’œuvre, ne vit pas uniquement dans les hachures régulières que son burin place à côté les unes des autres.

Ce serait, du reste, rétrécir la question de la division du travail que de la voir et de l’étudier dans l’enceinte seulement d’une manufacture ; elle n’est pas moins curieuse à observer dans les petites fabriques d’une grande ville comme Paris. Là, les occupations et les travaux ne sont pas seulement divisés entre les ouvriers, mais encore entre un grand nombre de petits entrepreneurs d’industries travaillant chacun avec un petit capital, dirigeant à leur compte une entreprise et occupant un ou deux ouvriers avec un apprenti. Un seul petit objet de la fabrique parisienne est souvent ainsi le produit de la coopération successive de plusieurs entrepreneurs. Ainsi, la boite d’un nécessaire à ouvrage pour femme est faite par un ébéniste ; chacune des pièces qui doivent la garnir est faite par un entrepreneur distinct, un tourneur, un coutelier, un graveur-ciseleur, etc. ; et enfin un autre fabricant, sous le titre de garnisseur, réunit tout et dispose l’intérieur du nécessaire. Dans la fabrication des fleurs artificielles, la séparation d’attributions des ouvriers et des entrepreneurs est poussée tout aussi loin. La fabrication de ce qu’on nomme les préparations pour fleurs est très étendue et donne lieu à des entreprises importantes ; des fabricants spéciaux font les couleurs, les matrices, gaufrent les étoffes, font les étamines, les graines et les autres accessoires, et tons ces entrepreneurs livrent leurs produits, comme matières préparées, aux monteurs de fleurs ; parmi ceux-ci encore, les uns ne font que les boutons, d’autres montent seulement les rosés, d’autres encore des fleurs pour deuil, et ainsi de suite à l’infini. Cette grande division des travaux amène un remarquable bon marché dans les prix, en même temps qu’une grande perfection dans l’exécution. On peut remarquer aussi que dans cette population ouvrière si nombreuse, où chacun a une attribution de travail si peu étendue, la vivacité d’esprit et d’intelligence se développe beaucoup plus que dans les professions où les travaux sont moins partagés.

C’est ainsi que la division du travail facilite et étend considérablement la production ; mais elle est en même temps un puissant moyen d’investigation et de développement pour les connaissances humaines, et son influence mérite d’être étudiée par les philosophes, en même temps que par les économistes.


* Cet article a été originellement publié sur le site du Liberty fund. L’introduction a été rédigée par David M. Hart.

Source : Horace Say, “Division du travail,” Dictionnaire de l’économie politique, vol. 1, pp. 567-69.

Dictionnaire de l’Économie Politique, contenant l’exposition des principes de la science, l’opinion des écrivains qui ont le plus contribué à sa fondation et à ses progrès, la Bibliographie générale de l’économie politique par noms d’auteurs et par ordre de matières, avec des notices biographiques et une appréciation raisonnée des principaux ouvrages, publié sur la direction de MM. Charles Coquelin et Guillaumin (Paris, Librairie de Guillaumin et Cie, 1852-1853), 2 vols. Volume 1 : A-I ; Volume 2 : J-Z.

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