11 Novembre 1765.
N° III.
DU RETOUR DES VACANCES.
Coelum, non animos, mutant…
Hor.
L’usage de passer loin des cités la majeure partie de l’automne, est un reste de nos mœurs antiques. Semblable à tous les autres de cette espèce, il devient insensiblement une formalité inutile, et paraît de jour en jour plus prêt à s’abolir : il faudrait sans doute le regretter, si le séjour de la campagne était encore pour nous, comme il était pour nos ancêtres, un temps destiné au soin de sa santé, au goût des plaisirs les plus simples et les plus touchants, à la pratique des vertus les plus douces et les plus utiles à la société ; mais il devient indifférent depuis que la mode a transporté dans nos villages tout l’attirail du luxe, tous les poisons de la sensualité, tous les raffinements de l’indolence, tous les travers enfin, toutes les erreurs et toutes les passions des grandes villes.
Nos pères trouvaient encore dans leurs vacances des loisirs agréables, des délassements utiles, parce qu’ils étaient encore assez sages pour effacer à leur départ toutes les idées de l’intérêt et de la fausse volupté qui règnent dans les cités, et par qui toutes les vertus y sont détruites ou falsifiées, tous les plaisirs bannis ou empoisonnés.
Le faste n’avait point encore transformé les maisons des champs en vastes et superbes palais. Une élégante simplicité en faisait tout l’ornement extérieur, et les temps ne sont pas trop éloignés, où l’orgueil des nouveaux parvenus parut absurde et ridicule, quand on lui vit étaler, au milieu des guérets, les ornements pompeux de l’architecture, que le bon sens avait réservé jusque-là pour les temples de la divinité, ou pour ceux de la majesté royale. On voit encore partout des maisons de plaisance élevées par les grands de la nation et par nos monarques eux-mêmes, dont la modestie vraiment champêtre, condamne une profusion inutile, qui devient de jour en jour plus commune, plus excessive et plus digne de la censure.
Une propreté riante était la seule décoration intérieure. On eut regardé comme une folie manifeste l’idée d’étaler, dans un appartement rustique, des sculptures recherchées, des dorures brillantes, des peintures d’un prix outré, des vernis inutiles et malfaisants. Tout homme raisonnable eût rougi d’y fouler aux pieds le marbre ou les tapis de Turquie, de s’y asseoir sur les plus riches étoffes de l’Inde ou sur les chefs-d’œuvre des Gobelins, d’y coucher entouré d’or, d’argent et de broderies.
L’art ne présidait à la plantation et à la culture des jardins, que pour aider la nature, ou pour disposer ses productions dans un ordre plus agréable, plus varié, plus avantageux. On n’y voyait briller ni bronze, ni marbre ; les fontaines y coulaient sans gêne ; les ruisseaux y murmuraient au milieu des gazons et des fleurs, plus agréables et plus salutaires que ces eaux croupissantes qui jaillissent quelques instants, ou qui se précipitent une heure, avec fracas, en cascades argentées, pour former, le reste du temps, des marais pestilentiels ; on n’y connaissait pas encore cette espèce d’architecture inutile et bizarre, qui forme, à grands frais, de longs portiques de fer et de bois enluminés d’une verdure artificielle et d’ombre sans feuillage.
Dans ces retraites embellies des charmes les plus naturels, on reprenait des mœurs aussi simples et aussi pures que l’air qu’on y respirait. Jaloux de profiter des avantages de la saison, tout le monde se levait avec le jour : on oubliait le soin importun de la parure, pour ne s’occuper que du plus merveilleux de tous les spectacles, des roses dont l’aurore peint le ciel, et des perles dont elle abreuve la terre, de la vigueur que le retour du soleil paraît ranimer dans toute la nature, et des hommages que les oiseaux rendent par leurs concerts à ses premiers rayons. Un déjeuner frugal, assaisonné par l’appétit, était la suite d’une douce rêverie, et réparait la fatigue légère d’une matinée délicieuse.
Des occupations champêtres remplissaient l’intervalle jusqu’au moment où le flambeau du jour avait fourni la moitié de sa carrière : alors tout le monde se rassemblait autour d’une table où régnaient, avec la simplicité primitive, mère de la santé, la joie naïve et la liberté décente ; l’exercice achevait de procurer une digestion salutaire, déjà préparée par la pureté des aliments et des boissons ; ces jeux innocents, nés dans les bois et dans les prairies, qui tiennent le corps en mouvement et qui laissent l’âme tranquille, étaient les seuls admis. On eut regardé comme un supplice dangereux ces prétendues récréations, inventées autrefois pour amuser un prince imbécile, qui tourmentent l’esprit, agitent les passions, et demandent un vrai travail, quoique dans le repos et dans l’oisiveté la plus complète.
La fausse délicatesse n’avait point encore imaginé qu’il fallût se renfermer dans ses murailles, tant que le soleil éclairait encore l’horizon de ses feux : on bravait hardiment les ardeurs de son déclin ; on voyageait dans les campagnes ; on allait visiter le faucheur dans sa prairie, le laboureur dans ses moissons, le vendangeur dans son vignoble, enchantés d’employer d’une main mal adroite, la serpette, la bêche ou le râteau. On prenait hardiment le rafraîchissement d’une collation légère, des fruits ou du laitage en faisaient tout l’apprêt.
Le doux éclat d’une belle soirée faisait prolonger la course ; la fraîcheur du serein n’inspirait point de terreurs, et le prix du jour bien employé était le plaisir d’un soupé charmant, suivi de nouveaux jeux, de chants, de danses, et d’un sommeil doux et tranquille : c’est à cette vie champêtre qu’est attachée la vraie salubrité de nos campagnes.
Nos habitants des grandes capitales s’imaginent qu’il suffit d’exister au village, pour y réparer un tempérament ruiné par les folies de la ville, et pour y goûter à longs traits le vrai plaisir, exilé de l’enceinte des cités ; mais l’air le plus pur demande pour assaisonnement les mœurs champêtres, dont il ne reste plus aujourd’hui la moindre trace.
Dans un appartement superbe et voluptueux, au centre d’un édifice immense et magnifique, la mollesse repose laborieusement depuis le commencement du jour jusqu’au milieu de son cours, inaccessible aux rayons du soleil et aux influences de l’air, mais noyée dans une atmosphère de parfums dangereux. Les liqueurs brûlantes de l’Amérique et de l’Asie attendent son réveil : elle tire de ces breuvages la force nécessaire pour se traîner et se soutenir à la toilette, où la vanité mal entendue prodigue les parures recherchées, le rouge et les odeurs. Si quelquefois on dérobe quelques instants à ce travail, pour se faire traîner cinquante pas, à l’abri des coiffes multipliées, des mantelets et des parasols, dans un parterre ou dans une allée aussi malsaine que richement ornée, c’est un grand et rare effort de courage.
Un long festin apprêté avec toute la délicatesse de l’art le plus raffiné, occupe la soirée presque entière. La coutume veut aujourd’hui qu’à la campagne aussi bien qu’à la ville, plusieurs se contentent d’un unique repas ; et cet usage absurde introduit par la gourmandise et par l’avarice plutôt que par la vraie nécessité des affaires, accable des estomacs débiles sous le poids des aliments déjà malfaisants par leur apprêt, des vins composés, et des liqueurs spiritueuses dont on les arrose.
De nouvelles tables reçoivent bientôt les convives. Les parties s’arrangent, les places se distribuent, les cartes se mêlent, on s’applique, on se passionne, on s’afflige, on se dispute jusqu’au déclin du jour : quel passe-temps !
L’heure arrive enfin où la promenade est permise (car on se promène encore, et c’est le seul reste des antiques usages) ; mais quelle promenade ? deux ou trois tours de jardin à pas comptés, quelques moments de conversation dans un bosquet ou dans un belvédère, un coup d’œil sur la campagne voisine, ou sur l’eau dormante des bassins et des réservoirs. S’agit-il de varier ce spectacle, de voir d’autres paysages, de rendre quelques visites aux environs, de s’éloigner enfin de plus de cent pas, pour quelque nécessité, ou pour quelque fantaisie que ce soit, les voitures sont attelées, les glaces se lèvent, les rideaux se tirent, et si l’on respire l’air quand on est arrivé au lieu de la scène, c’est par poids et par mesure.
Un souper moins long, mais aussi peu sain que l’autre repas, succède à cette insipide corvée ; le reste de la nuit se passe au jeu, que la jeunesse tâche d’égayer par cette musique brillante et difficile, ou par ces danses compassées qui font à la ville et aux champs l’admiration de tout le beau monde, mais le vrai plaisir de personne. Le soleil est déjà levé, et la campagne pleine de ses vrais habitants, quand on se retire pour se livrer au sommeil.
Des vacances ainsi passées, sont aussi peu salubres que le séjour de la ville ; elles sont beaucoup plus fastidieuses : c’est une vérité qu’on ne peut contester. La variété seule rend supportables les plaisirs du grand monde ; on a du moins les visites à rendre et à recevoir, les spectacles, les nouvelles, les changements de scènes, de passions et d’intérêts ; ce sont ces seules distractions qui vous empêchent de sentir le néant de vos passe-temps, et de succomber entièrement aux langueurs de la mollesse voluptueuse.
Privés à la campagne de cette ressource, et concentrés dans un cercle souvent mal assorti, vous êtes livrés de toutes parts sans défenses aux attaques de l’ennui qui vous assiège sans relâche.
Nos pères, qui tiraient de leur séjour au village tant d’avantages réels et précieux, étaient assez reconnaissants pour se faire une loi d’être utiles à leur tour aux campagnes qui leur procuraient ce bonheur ; et ce serait encore un véritable objet de regrets, si l’idée même de cette bienfaisance n’était pas effacée depuis longtemps ; en sorte que l’abolition totale des vacances n’a plus de préjudice à causer à l’agriculture ni aux agricoles.
Le plus riche possesseur ne s’occupe aujourd’hui qu’à transférer dans son château, pendant tout le temps qu’il l’habite, les commodités et les délicatesses parisiennes. Il ne songe point à l’amélioration des fonds, à la perfection des arts rustiques, aux tentatives et aux expériences, aux encouragements et aux récompenses. Étranger pour le peuple qui l’environne, il ne se regarde plus comme le père commun du hameau, le juge pacifique des procès, le refuge des indigents, le protecteur des affligés, et la ressource des malades. Le premier soin est souvent d’abattre toutes les cabanes des environs, de substituer des bois et des allées, aux plus riches moissons, et des millions d’animaux pour une chasse insipide, à cent familles de cultivateurs ; ceux qui peuvent échapper à la dévastation, livrés à la discrétion d’un fermier ou d’un intendant, sont souvent vexés sous le nom du maître, mais jamais honorés de ses regards.
Que notre ancienne noblesse de robe et d’épée était respectable dans ses vieux donjons, quand la fureur des guerres et des partis ne la rendait pas tyrannique pour quelques moments ! Toute la paroisse était comme la famille du seigneur ; lui-même présidait à la culture de ses domaines, et connaissait tous ses vassaux. Il caressait les bons et réprimait les méchants ; il tendait, dans les calamités publiques ou particulières, une main secourable, donnait sans faste, sans profusion, mais avec une intelligence qui faisait fructifier ses dons au centuple, aiguillonnant l’émulation et punissant la négligence. Nos dames, elles-mêmes, se faisaient une gloire de visiter toutes les chaumières ; la vieillesse infirme, le tendre orphelin, le malheureux accablé d’une maladie passagère, recevaient de leurs propres mains des aliments, des secours, des vêtements et des remèdes. Ce n’était point à l’éclat de leurs équipages, à l’élégance de leurs parures, au faste de leur cortège qu’on les aurait pu reconnaître ; mais à la foule, qui s’empressait de se présenter sur leur passage pour les voir et pour les bénir, aux sentiments qui se peignaient sur tous les visages, la joie vive sur celui des enfants, un amour respectueux sur celui des mères, et la reconnaissance attendrie jusqu’aux larmes sur celui des vieillards.
Le dédaigneux habitant des villes n’est plus capable de concevoir quels charmes la nature attache à ces soins paternels : il ne connaît plus de rapports que ceux du commandement et de l’obéissance, du droit d’exiger et du devoir de payer ; ceux de la protection et de la bienfaisance seraient trop onéreux pour son orgueil, pour son avarice, ou du moins pour sa paresse et pour sa sensualité.
Nous n’oserions presque plus dire à nos riches concitoyens, le plaisir et la santé habitent encore dans les hameaux : il ne tiendrait qu’à vous de les y trouver, avec la vertu même la plus douce et la plus pure, en prenant au moins, pendant les vacances, les mœurs simples, qui conviennent au village, ces mœurs précieuses, qui firent pendant tant de siècles le bonheur de nos pères, la force et la gloire de l’État. Cette vérité n’est réservée qu’au petit nombre d’âmes vertueuses, qui ne sont pas encore noyées dans le torrent général : c’est pour eux que nous développerons, dans la suite, le rapport intime qui règne entre le véritable esprit agricole et la félicité publique et privée ; les autres ne le croiraient jamais. Il nous suffit de leur avoir fait entrevoir ici que, si le séjour des champs n’est plus pour eux ni amusant ni salubre, c’est au-dedans d’eux-mêmes qu’ils en doivent chercher la première cause.
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