Effets d’un privilège exclusif en matière de commerce, sur les droits de la propriété, etc.

Effets d’un privilège exclusif en matière de commerce, sur les droits de la propriété, etc.

par Louis-Paul Abeille (1765)

 

Les pays de vignobles ne sont pas les seuls où l’on fasse des eaux-de-vie. On en extrait en Normandie et en Bretagne, mais surtout en Normandie, du cidre et du poiré. Une déclaration du roi du 24 janvier 1713 « défend, à peine de trois mille livres d’amende et de confiscation, la fabrication des eaux-de-vie de cidre et de poiré dans toute l’étendue du royaume, à l’exception de la province de Normandie, et des différents diocèses qui composent celle de Bretagne, à la réserve du diocèse de Nantes ; de transporter desdites eaux-de-vie de l’une desdites provinces à l’autre, et dans tous les autres lieux et provinces du royaume, à peine de 2000 livres d’amende et de confiscation des eaux-de-vie et des voitures, de transporter ces eaux-de-vie dans les pays étrangers, et à cet effet d’en enlever et embarquer sur les vaisseaux étrangers, sous peine des mêmes amendes, et de confiscation. »

Les abus seraient éternels, si des lois nuisibles bornaient la puissance protectrice et bienfaisante des souverains, comme elles enchaînent le respect et l’obéissance de leurs sujets ; mais en rendant avec fidélité et persévérance l’hommage de l’obéissance et du respect qu’ils doivent aux lois de leurs princes, les sujets conservent toujours l’espérance, ou plutôt ils jouissent de la certitude de voir abroger celles qui mettraient obstacle à la prospérité de l’État. 

La déclaration de 1713 n’a aucun caractère qui ne fût imprimé, et plus fortement encore, aux édits, aux déclarations et aux innombrables arrêts du Conseil, qui défendraient l’exportation des grains : ces lois prohibitives ont cédé au bien public. Le même motif ne permet pas de douter que la déclaration qui défend le commerce intérieur et extérieur des eaux-de-vie de cidre et de poiré, ne cède à l’intérêt commun, si l’on parvient à faire voir que cette déclaration est contraire aux intérêts du roi et au bonheur de ses peuples. Il n’a jamais existé de constitution politique assez parfaite dans son ensemble, assez flexible dans ses parties, pour se plier d’elle-même aux variations successives des choses, et assurer la perpétuité de l’administration établie. Il est donc inévitable de changer successivement les lois de détail dont l’expérience a fait reconnaître les inconvénients.

On peut réduire à un très petit nombre les principes qu’on doit regarder comme immuables entre des hommes réunis par le désir et l’espérance d’augmenter leur bonheur et leur sûreté. Peut-être se convaincrait-on par l’observation et la méditation, que les maximes les plus avantageuses aux grandes sociétés se réduisent aux trois principes suivants : 1° Les droits de la propriété doivent être inviolables, excepté dans le cas unique où l’intérêt de tous exige le sacrifice des intérêts particuliers. 2° Les privilèges exclusifs, surtout en fait de culture et de commerce, ne peuvent appartenir à aucun particulier, à aucun corps, parce qu’ils attaquent les droits constitutifs de la société et de la propriété.  3° Les richesses nationales dépendent du commerce intérieur et extérieur de ce qui est dans l’État, l’intérêt général demande que le commerce acquière toute l’étendue dont il est susceptible, par les facilités accordées à la circulation et à l’exportation.

Qu’on regarde ces principes comme universels, ou simplement comme généraux, ils n’en seront ni moins vrais en eux-mêmes, ni moins applicables à la contestation qui s’est élevée sur la circulation et l’exportation libre des eaux-de-vie de cidre.

Les personnes qui invoquent aujourd’hui la loi prohibitive de 1713, seraient, sans doute, les premières à s’en plaindre, si l’on pouvait les convaincre qu’elle attaque les droits de la propriété, qu’elle établit un privilège exclusif, qu’elle borne le commerce intérieur et extérieur du royaume. C’est donc sous ces trois points de vue qu’on va envisager cette question.

Les droits de la propriété doivent être inviolables

L’État est composé de propriétaires qui, relativement à la propriété, ne se doivent rien les uns les autres. Les devoirs même de l’humanité, quelque sacrés qu’ils soient par leur nature et par leur objet, puisqu’ils consistent principalement dans l’assistance mutuelle, n’ont rien dans leur principe et dans leur exercice qui altère le plus légèrement la puissance du propriétaire sur ses biens. Dans le droit étroit, et par conséquent dégagé des adoucissements qu’inspire l’humanité, ma terre ne doit ni des subsistances, ni des vêtements à ceux qui en manquent. Si quelqu’un y avait quelque droit comme homme, tous les hommes y auraient droit au même titre ; et alors le nom de propriétaire serait une dénomination absurde qui ne répondrait à aucune idée. 

Le désir de jouir pleinement et exclusivement de ce qu’ils possèdent, a réuni les hommes en corps de nations. Ce désir est le motif unique de cette confédération tacite, mais universelle, entre les membres d’un État, qui les rend tous les garants de toute propriété. Ce n’est point un individu qui s’est rendu le garant des possessions d’un autre individu ; ce garant, faible en lui-même, aurait pu devenir impunément usurpateur. C’est la réunion de tous qui, asservissant chacun en particulier à la garantie générale, ne laisse aucune espérance d’impunité à ceux qui voudraient s’en affranchir. Le souverain est à la fois le centre de tous ces confédérés, l’arbitre des moyens d’assurer la garantie universelle et individuelle, le dépositaire et le dispensateur de la contribution destinée à rendre ces moyens puissants et durables. C’est ainsi que les sociétés policées, fortes par l’union de leurs membres, par la sagesse et la puissance de leurs souverains, ont élevé une barrière politique et légale, qui défend la propriété contre toute invasion.

Un particulier qui demanderait qu’on me défendît de vendre mes bois, dans l’espérance qu’il vendrait mieux les siens, se rendrait coupable d’un de ces actes d’hostilité contre lesquels la confédération s’est formée. Mes bois, par la seule raison qu’ils sont mes bois, ne doivent rien à ceux de qui que ce soit. Ce n’est que pour les défendre de toute invasion que je contribue aux frais de la défense commune ; ainsi ma contribution me donne un droit absolu à cette défense, elle m’est due contre quiconque voudrait m’ôter la libre disposition de mes bois, car ce serait les envahir.

Si plusieurs propriétaires, si les habitants d’une ou de plusieurs provinces se réunissaient pour commettre cette hostilité plus impunément, elle n’en serait que plus révoltante et plus digne d’être repoussée. La confédération générale ne s’est pas formée pour favoriser l’usurpation de plusieurs hommes, ou de plusieurs provinces contre un particulier, ou contre une province ; mais pour défendre individuellement ou collectivement tous ceux dont la propriété est attaquée. La réunion est totale contre la plus petite usurpation ; c’est pourquoi la plénitude de la puissance protectrice et conservatrice du prince n’est pas moins sensible dans le plus petit jugement rendu en son nom, pour me conserver la propriété d’un fossé, que dans les actes solennels de la guerre au dehors, ou du maintien de la sûreté générale au dedans.

D’après ces principes tutélaires, comment pourrait-on se persuader que les propriétés de la Normandie pussent, dans aucun cas, être sacrifiées aux propriétés de la Guyenne ou de l’Anjou ? Si l’étranger venait à main armée dicter en sa faveur une loi destructive du droit de propriété sur les biens de la Normandie, la Guyenne, l’Anjou, etc., en vertu de la confédération générale, seraient obligés de venir au secours de cette province contre l’usurpateur. Par quel prestige des provinces soumises à la même domination, unies et fortifiées par l’intérêt d’une garantie générale et réciproque, croiraient-elles pouvoir exécuter les unes sur les autres une usurpation qui détruirait dans son principe et dans ses effets leur lien social ? Dira-t-on que ce n’est pas usurper sur le propriétaire des eaux-de-vie de cidre, que de vouloir lui faire interdire le commerce intérieur et extérieur de sa denrée ? Qu’on en juge en établissant la prétention inverse. Si la Normandie jouissait de la liberté naturelle d’exporter ou faire consommer dans le royaume ses eaux-de-vie de cidre, et qu’elle demandât qu’il fût défendu aux provinces de vignobles de faire circuler dans l’intérieur, et d’exporter leurs eaux-de-vie de vin, cette demande serait regardée non seulement comme odieuse, mais encore comme extravagante. Plus il serait évident que ce projet tendrait à assurer de grands profits aux propriétaires de Normandie, moins on comprendrait comment ils auraient pu se flatter d’obtenir de l’État le sacrifice du droit de propriété des possesseurs de vignes, et le retranchement d’une portion de son commerce d’exportation. Comment pourrait-on regarder comme juste et digne de protection, en faveur des pays de vignobles, un projet évidemment odieux et extravagant, s’il était proposé par la Normandie ?

L’intérêt particulier est un sophiste si adroit, qu’après avoir séduit ceux même qu’il anime, il s’enveloppe presque toujours de motifs apparents de bien public pour masquer ses usurpations. La supériorité des eaux-de-vie de vin, en quantité et en qualité, a été envisagée comme une raison déterminante de leur assurer un commerce exclusif. Tout ce qui tendrait à affaiblir une branche de commerce si considérable et si précieuse, nuirait à l’État, a-t-on dit ; ainsi c’est l’intérêt de l’État devant lequel tous les autres intérêts doivent dis-paraître, qui exige que les eaux-de-vie de cidre soient bannies du commerce de France. On va voir que par ce raisonnement on est parvenu à tourner contre l’État même, les armes qu’il emploie pour conserver ses richesses.

Dans un royaume vaste et fécond, où l’on a un commerce ouvert avec toutes les nations, il n’existe aucune production de la terre ou de l’industrie qui ne soit précieuse, parce qu’il n’y en a aucune qui n’entre comme complément dans la masse des richesses nationales. On consomme de tout dans l’intérieur, et on vend de tout aux étrangers, parce qu’il y a partout des distances très marquées entre les de-grés d’aisance des différentes classes de consommateurs. La classe la plus nombreuse est partout celle dont l’aisance est la plus bornée ; il est donc juste, et d’un intérêt bien entendu, de ménager les productions proportionnées par leur prix aux facultés de cette classe. Ce qu’elle consomme n’opère aucune diminution sur la vente de ce qui est au-dessus de ses facultés. Elle n’achète que ce qu’elle peut payer, ainsi elle n’achète jamais les choses chères. Les bas de laine ne nuisent point au commerce des bas de soie, parce que la multitude ne porterait pas des bas de soie, quand même on aurait la dureté de prohiber les bas de laine. La prohibition qui ruine le propriétaire de la chose prohibée, n’enrichit pas celui qui aurait pu la consommer. Ainsi il ne se retourne pas vers une consommation chère, quand on le prive de celle qui aurait été à sa portée. Il n’en résulte qu’une privation. La différence de prix entre les eaux-de-vie de vin et les eaux-de-vie de cidre est si grande, qu’il est incompréhensible qu’on se soit flatté d’augmenter la vente des unes, par l’interdiction du commerce des autres. Ces réflexions sont plus que suffisantes pour détruire le prétexte insidieux dont on se sert pour attaquer le droit des propriétaires de Normandie.

Mais indépendamment de cette considération, fondée sur le fait le plus universellement connu, qui est qu’il faut des denrées à tout prix, parce qu’il y a des consommateurs dans tous les degrés de facultés, ce serait renverser les fondements de la société, que d’établir en maxime que le plus faible doit être sacrifié au plus fort ; que les intérêts de celui qui est le moins riche, doivent être immolés aux intérêts de celui qui tient de la nature ou de son industrie un plus haut degré d’opulence. Jamais il n’a existé de confédération sur un pacte si révoltant. Ce n’est point pour assurer l’accroissement des richesses de qui que ce soit, que les sociétés se sont réunies. C’est la sûreté de la propriété en général qu’on a voulu garantir ; et d’après ce principe fondamental, dont le renversement entraînerait l’extinction de tous les autres, les plus petites possessions comme les plus grandes, les fruits de la terre ou de l’industrie les plus médiocres, comme les plus précieux, tout est enveloppé dans cette garantie générale, sans laquelle il est impossible d’imaginer l’existence d’une société policée.

Le principe qui porterait à sacrifier le commerce des eaux-de-vie de cidre, à celui des eaux-de-vie de vin, entraînerait les conséquences les plus effrayantes. Suivant ce principe, la province qui produit les meilleurs vins, les meilleures eaux-de-vie, prétendrait servir les intérêts de l’État, en demandant la prohibition des vins et des eaux-de-vie des autres provinces. La culture du lin autoriserait à demander la suppression de celle du chanvre, par la seule raison que les toiles de chanvre ne sont ni si abondantes, ni si précieuses que celles de lin. Enfin, les provinces où l’on fait de la soie, pourraient se plaindre de celles qui font le commerce des laines, en s’appuyant sur les mêmes raisons dont on se sert contre le commerce des eaux-de-vie de cidre.

On ne peut donc se dissimuler que les propriétaires des vignobles travailleraient contre le bien de l’État, en éteignant une de ses productions ; production précieuse par le côté même qui sert à la décrier, c’est-à-dire par la modicité de son prix, puisque c’est par là qu’elle devient à la portée d’un plus grand nombre de consommateurs, régnicoles ou étrangers, et que la vente n’en est que plus sûre. D’un autre côté, ces propriétaires travailleraient contre leurs propres intérêts, puisque les consommateurs aisés de la Normandie ne peuvent acheter des vins et des eaux-de-vie de vin, qu’autant qu’ils vendent leurs propres denrées. Ainsi, faire interdire à ces consommateurs la vente des eaux-de-vie de cidre au-dedans et au-dehors, c’est leur enlever un des moyens d’acheter des vins et des eaux-de-vie de Guyenne, d’Aunis, etc. Au reste, ces petits intérêts, bien ou mal entendus, disparaissent devant ce principe sacré, que les droits de la propriété doivent être inviolables. La pleine propriété renferme l’idée d’une entière indépendance de tout autre propriétaire ; car sans cette condition il n’y aurait qu’une copropriété. Les terres acquises en Normandie ne l’ont pas été aux dépens des propriétaires de vignobles ; elles ne sont pas cultivées à leurs frais ; ils n’ont donc aucun droit d’en diminuer la valeur et les revenus. Ce serait les diminuer, que de retrancher du commerce intérieur et extérieur les eaux-de-vie de cidre ; ce serait donc attenter aux droits de la propriété ; et le plus petit attentat dans ce genre conduirait de conséquence en conséquence, à la subversion totale de l’État. 

Les privilèges exclusifs, en fait de culture et de commerce, attaquent les droits constitutifs de la société, par l’anéantissement de la propriété.

Les sociétés humaines se sont formées pour que le travail et l’industrie de chaque particulier fussent secourus et augmentés par le travail et l’industrie générale. L’art le plus simple, l’agriculture, ne pourrait exister sans le secours d’une multitude d’autres arts : aussi voyons-nous que les sauvages, nés sur le sol le plus heureux, sont réduits à subsister comme les animaux, par la chasse, par la pêche, et par les végétaux que la terre produit spontanément. Les instruments nécessaires à la culture ne sont point l’ouvrage du cultivateur ; et il n’y a aucun art pour l’établissement et l’exercice duquel un seul homme pût suffire. C’est donc de la communication des forces, des lumières et du travail que dépend l’existence de la société. Quiconque fait partie de cette société, a un droit acquis à cette communication ; parce qu’il contribue à la rendre générale par son travail particulier. On en doit conclure que les droits constitutifs de la société excluent toute idée de privilège exclusif.

Celui qui aspire à jouir d’un privilège de cette espèce, porte un coup direct et le plus dangereux de tous à la société, non seulement parce qu’il cherche à jouir seul de ce qui appartient à tous par le droit de communication ; non seulement encore parce qu’il dérobe la portion de sa contribution à l’existence commune, tandis qu’il conserve à son profit l’accroissement de forces, résultant de cette même assistance ; mais parce qu’il rompt autant qu’il est en lui tous les liens constitutifs de la société. Chacun aurait le même droit de se séparer de lui, qu’il prétend avoir de se séparer des autres. Ainsi le juste effet que son attentat devrait produire, serait de l’abandonner à son impuissance individuelle, par le refus d’une communication à laquelle il se refuse lui-même. Une privation universelle deviendrait bientôt le juste châtiment de son avidité. Mais comme dans une société nombreuse les punitions de cette espèce sont impossibles, l’impunité, ou pour mieux dire le succès, rendent l’exemple contagieux. Plus la contagion s’étend, plus la société doit être alarmée ; et si la contagion devenait générale, il est aisé de prévoir de combien de malheurs seraient menacés les États les plus policés.

Parmi les sauvages, s’il en existe à qui tout point de réunion soit inconnu, l’exclusif a lieu dans toute son étendue, puisque chaque individu ne doit rien à un autre individu. Il ne faut donc pas s’étonner s’ils sont dans un état de privation égal à celui des brutes. Le caractère propre de l’exclusif est de dévaster ou d’anéantir. Destructif par sa nature, rien ne lui résiste. Il entre donc dans l’essence d’une société stable et florissante, de le chasser de tous les postes qu’il veut occuper. La dispersion et la privation universelle seraient le fruit de l’exclusif porté à son plus haut degré, comme la réunion intime en corps de nation et la prospérité en tout genre seraient le fruit de la communication générale, et par conséquent de l’extinction absolue de toute prétention à des droits exclusifs.

Lorsque l’exclusif s’applique au travail ou à l’industrie, c’est le travail et l’industrie qu’il fait disparaître, parce qu’il détruit tout ce qui n’est pas renfermé dans le cercle du privilège. Mais lorsqu’il s’applique au commerce d’une production, l’effet de ses ravages devient inappréciable ; il détruit tout. C’est la propriété, le travail et l’industrie qu’il anéantit.

La propriété n’est plus qu’un vain nom ; les droits qui en sont inséparables lorsqu’elle est réelle, deviennent purement illusoires, dès que le commerce des fruits du territoire et de l’industrie du propriétaire sont asservis à l’avidité destructive et jalouse d’un privilège exclusif. Mon champ n’est plus mon bien, si la production qui me serait la plus utile, peut être supprimée par celui qui tire de son champ une production semblable. Celui qui obtiendrait un pareil privilège, ferait, sans le savoir, et peut-être même sans y songer, plus de tort au public qu’un usurpateur ; car du moins l’usurpateur jouit de la chose usurpée. Elle est arrachée à celui qui la possède, mais elle n’est pas perdue pour l’humanité entière. Les hommes retrouvent la même quantité de jouissance dans la main d’un possesseur injuste et qui n’a de titre que la violence, que dans la main du juste et légitime possesseur. Mais celui qui par un privilège exclusif frappe mes possessions de stérilité, ne se borne pas à faire sa chose de la mienne, à substituer sa propriété à la mienne ; il anéantit pour moi, pour lui, pour l’univers, les fruits que la loi fondamentale de toute société m’avait mis en droit de faire naître pour mon profit, et pour l’usage de mes semblables. L’usurpateur attaque la propriété, en ce que l’exercice des droits qu’elle donne se trouve interverti ; le privilège exclusif anéanti radicalement la propriété même. Il ne s’agit plus d’en exercer les droits à titre de possession juste ou injuste : la somme des êtres se trouve diminuée par l’anéantissement de la chose qui les faisait naître et qui les perpétuait.

Ces caractères si odieux en eux-mêmes, si effrayants en eux-mêmes, si effrayants pour l’humanité, se réunissent dans la prohibition du commerce des eaux-de-vie de cidre. Cette prohibition donne évidemment un privilège exclusif aux pays de vignobles, relativement à cette denrée, et par là elle met la Normandie hors d’état de se fortifier par une communication réciproque de travail et de fruits, avec les pays qui produisent ce dont la Normandie a besoin et qu’elle ne produit pas. Ainsi ce n’est pas la Normandie seule qui est attaquée, mais toutes les provinces, tous les pays à la fois, et ceux mêmes qui ont des vignobles. Le seul moyen d’être en état d’acheter les productions qu’on n’a pas, c’est de vendre celles qu’on a. Il serait impossible de trouver des consommateurs de vin en Normandie, si les habitants de cette province ne trouvaient pas dans la vente de leurs denrées de quoi payer le vin qu’ils consomment. La Normandie deviendrait même nécessairement un désert, si, de prohibition en prohibition, la vente de tout ce qu’elle produit lui était interdite. L’extinction de son territoire serait totale. Elle n’est que partielle, parce que ses eaux-de-vie ne forment qu’une portion de son produit territorial ; mais l’extinction de cette portion n’en est pas moins une suppression de richesses dans l’État. Il est moins riche de toutes les eaux-de-vie qui seraient vendues, et de tout ce qui eût été acheté en vin, ou en autres denrées avec le produit de la vente de ces mêmes eaux-de-vie : la prohibition opère donc un anéantissement très réel dans le territoire de France.

Si la Guyenne, qu’on prendra ici pour exemple, sollicitait le privilège de pouvoir enlever sans paiement toutes les eaux-de-vie de cidre qui se font en Normandie, cette demande paraîtrait le comble de l’injustice. Cependant cette demande, on ne peut trop le répéter, serait infiniment moins odieuse, par ses conséquences, que celle de la prohibition de la vente ; il y aurait usurpation d’une portion de propriété, et par conséquent un violement formel de la loi primitive qui assure la garantie des possessions. Mais du moins la Guyenne, en usurpant une copropriété sur les biens de Normandie, n’anéantirait pas ces biens, au lieu que la prohibition de vente est un anéantissement absolu du territoire. La somme des biens renaissants est diminuée, non seulement pour le propriétaire, mais pour l’univers ; la Guyenne n’en devient pas plus riche ; elle devient même plus pauvre en appauvrissant une partie de ses consommateurs ; aucun pays ne profite de son privilège ; tous les pays du monde se trouvent privés de productions dont la jouissance leur eût été conservée, si les biens n’avaient été qu’envahis ou usurpés. Tout est anéanti par la prohibition, et anéanti pour tous ; il n’est donc pas possible de concevoir dans l’ordre des sociétés particulières, et dans l’ordre de communication des grandes sociétés les unes avec les autres, un désordre plus nuisible.

Il ne faut point s’imaginer que ces conséquences soient exagérées ; c’est par l’importance des principes qu’on doit juger de l’importance des conséquences, et non par la modicité des objets auxquels ces principes sont appliqués. Les eaux-de-vie de cidre ne sont pas toutes pour la France, et encore moins pour l’humanité entière ; mais n’est-il pas à craindre que l’effet des privilèges exclusifs ne s’étende par voie de conséquence à tous les autres objets, si l’on parvient à persuader que les droits de la propriété, et les principes constitutifs de la société, ne sont pas attaqués par la défense de vendre les eaux-de-vie d’une province, pour favoriser la vente des eaux-de-vie d’une autre ? Quelle règle resterait-il pour refuser tout autre privilège lorsqu’il serait demandé ? Pourquoi une province n’obtiendrait-elle pas le privilège exclusif de vendre des blés ; une autre de vendre du bétail, du cuir et des laines ; une autre de vendre de la toile ; une autre des étoffes simples, ou composées de différentes matières, etc. ? Il est impossible de rien dire en faveur de la Guyenne que nous avons choisie pour exemple, qui ne pût être dit avec la même force et la même apparence de solidité, par chacune des provinces qui déterminait pour elle, d’après la fécondité de son sol et l’industrie de ses habitants, un objet de commerce exclusif. 

Interrogeons sur cette opération les partisans les plus zélés de la prohibition du commerce des eaux-de-vie de cidre ; voudraient-ils que ces autres privilèges exclusifs fussent accordés ? Non sans doute. Le bandeau de l’intérêt particulier ne dérobe la lumière que sur un seul point, et sert peut-être à la rendre plus vive sur tous les autres. Ils sentiraient que cette multitude de privilèges attaquerait de toutes parts la population, les richesses, les forces publiques ; que la société ébranlée dans ses fondements, par le défaut de communications abondantes de productions, de travail et d’industrie, marcherait successivement, mais rapidement vers sa subversion totale ; et l’évidence d’un si grand désordre, effet nécessaire de ces grands privilèges exclusifs, les mettrait en état d’apprécier celui qu’ils demandent pour eux-mêmes. En effet, interdire à la Normandie le commerce intérieur et extérieur des eaux-de-vie de cidre, c’est attaquer la population, les richesses, les forces de cette province, puisque c’est éteindre un de ses principaux moyens de communication, en productions, en travail et en industrie, avec les autres provinces du royaume, et avec les peuples étrangers. Quoique cette extinction ait des bornes, il n’en est pas moins vrai que les forces humaines, considérées en général, se trouvent réduites en proportion des richesses éteintes en Normandie ; puisque la communication générale qu’elle aurait par ses eaux-de-vie de cidre, soutiendrait et en France, et ailleurs, une quantité de productions, de travail et d’industrie, équivalente, et peut-être très supérieure à toute la valeur de ces eaux-de-vie. Ne faudrait-il pas renoncer à tout principe de politique et d’humanité, pour supposer qu’un privilège si exorbitant pût exister avec justice de province à province, d’hommes à hommes ?

C’est une vérité universellement reconnue, que le monopole marche nécessairement à la suite de tout privilège exclusif. En effet, rien n’est plus inévitable que l’existence du monopole partout où la concurrence est détruite, et la concurrence est détruite partout où il existe un privilège exclusif. Or, si le monopole est odieux par son caractère dévorant, c’est principalement dans le cas où le privilège tombe sur des denrées. Il s’établit alors un double monopole, monopole de culture et monopole de commerce ; ainsi l’État a deux incendies à éteindre. Devrait-on s’attendre à trouver dans le sein d’une société policée des personnes qui prétendissent obtenir d’elles-mêmes le privilège de l’incendier par les deux côtés à la fois ?

C’est l’union intime, inséparable des privilèges exclusifs et des monopoles, qui les rend si odieux aux hommes en général. Ces privilèges alarment non seulement les administrateurs des nations, mais ils inquiètent ceux mêmes que leur avidité détermine à solliciter de pareilles grâces. Les illusions que cause l’intérêt particulier, quelques vives, quelques séduisantes qu’elles soient, ne suffisent pas pour faire disparaître l’injustice de ces sollicitations aux yeux de ceux qui se les permettent. Il n’y a que le succès qui puisse les rassurer sur la crainte de voir découvrir le piège qu’ils préparent à leurs compatriotes : aussi remarque-t-on que ces privilèges dont on use toujours avec la hauteur et l’inflexibilité que donne le droit de conquête, sont mendiés avec une timidité qu’inspire le projet d’une usurpation furtive. On déguise ses véritables vues sous les apparences de l’équité, et ces apparences sont ménagées avec l’adresse qui accompagne partout l’esprit d’intérêt. Ce n’est pas pour soi, c’est pour le bien public qu’on travaille ; car le bien public est le masque le plus ordinaire et le plus sûr des batteries dressées contre le public. Les uns allèguent des inventions, des découvertes utiles ; tous, ou presque tous exagèrent le temps et les frais employés en recherches, en essais infructueux. D’autres font envisager les grandes dépenses, les grandes pertes comme inséparables des premiers établissements à faire ; ils intéressent la commisération, ce sentiment bienfaisant par sa nature, mais dont les méprises causent tant de maux ; ils l’intéressent, dis-je, à les garantir du péril et du déplaisir de voir passer tous les succès, tous les bénéfices à des imitateurs, qui n’ont besoin que de profiter des découvertes, des soins, des pertes, des fautes de ceux qui les premiers ont inventé et exécuté.  C’est toujours sous ces dehors séduisants qu’on essaie de se faire armer d’un privilège exclusif. En effet, comment pourrait-on se rendre raison d’un privilège demandé et obtenu, sans être coloré de ces apparences trompeuses ?

Tous ces apprêts paraissent indispensables à ceux qui désirent des privilèges exclusifs en fait d’arts et d’industrie. S’il est nécessaire d’employer tant d’adresse et de ménagements pour de si petits objets en eux-mêmes, pourra-t-on croire qu’on ait pu penser à obtenir, sans titre, sans motifs, sans prétextes apparents, un privilège exclusif sur des objets d’une toute autre importance pour l’État, c’est-à-dire, sur la culture et sur le commerce ? C’est cependant ce qui a été entrepris avec succès en 1713, et ce qu’on paraît vouloir faire confirmer en 1765. L’art de faire de l’eau-de-vie n’est ni une découverte nouvelle, ni une découverte faite en France, et les moyens de la perfectionner n’ont précipité qui que ce soit parmi nous dans des dépenses ruineuses ? La Normandie, en convertissant ses cidres en eaux-de-vie, n’enlève rien à des hommes qui aient eu assez de génie pour faire cette découverte, et assez de courage et de persévérance pour vaincre les obstacles qui auraient pu s’opposer à la perfection d’un art utile, mais nouveau. Que demande-t-on donc en faveur des eaux-de-vie de vin ? C’est purement et simplement, sans motifs et sans prétextes, réels ou apparents, à exercer un monopole sur des Français et sur les étrangers, en diminuant la somme des biens de deux grandes provinces, et la somme des jouissances des étrangers.

Ceux qui sollicitèrent et qui obtinrent en 1713 la proscription des eaux-de-vie de cidre, pourraient être excusés par l’opinion dominante alors, qu’on faisait le bien général de l’État en livrant à des particuliers un privilège qui assurait leur fortune aux dépens des membres de l’État. On pourrait excuser ceux qui sont encore dans la même opinion, en s’appuyant sur la déclaration de 1713 ; elle leur fournit un titre, et en fait d’intérêt les hommes examinent bien moins si leur titre est ruineux pour autrui, que s’ils peuvent le faire valoir ; mais l’administration, qui n’envisage dans les lois que ce qui s’accorde avec la bienfaisance générale, ne peut être liée par les surprises qui lui ont été faites : ainsi ceux qui possèdent des vignobles ne peuvent joindre à l’espérance de faire excuser leurs demandes celles de les faire autoriser, qu’autant qu’elles ne contrediront point le bien général. C’est donc relativement au bien général qu’il faut examiner si la prohibition du commerce des eaux-de-vie de cidre doit être confirmée ou proscrite.

Rentrons pour un instant dans l’ordre naturel des choses, et supposons les pays de vignobles, la Normandie et la Bretagne, dans la pleine liberté de vendre leurs eaux-de-vie. Qu’arrivera-t-il ? Les consommateurs régnicoles ou étrangers mesureront leurs achats sur leurs besoins et leurs facultés. Ceux qui seront difficiles et riches, achèteront des eaux-de-vie de vin, quoique plus chères, parce qu’elles sont meilleures. Ceux dont les facultés seront bornées, préfèreront les eaux-de-vie de cidre, quoique inférieures en qualités. Les besoins réels ou d’habitude ne permettent pas une privation absolue ; dès qu’on ne peut se passer eaux-de-vie, et qu’on ne peut se payer que celle qui est à bas prix, on l’achète, parce qu’au moins le besoin se trouve satisfait.

Supposons que dans cette concurrence de vendeurs dont les uns vendent cher et les autres à bon marché, et dans cette concurrence d’acheteurs dont les uns sont riches et les autres malaisés, il se trouve entre le prix de vente des eaux-de-vie de vin, et ce qu’elles ont coûté, une disproportion qui ne permette pas aux propriétaires de continuer leur commerce. Dira-t-on que cet inconvénient, qui est dans la chose même, ou du moins dans ses rapports avec le commerce, doive retomber sur les eaux-de-vie de cidre, et en faire proscrire la vente ? Que si la cherté des vêtements de soie, ou l’impuissance des acheteurs en empêche la vente, il faille interdire les vêtements de laine ? Non, sans doute ; et par la même raison, si la vente des eaux-de-vie de cidre, malgré la modicité de leur prix, devenait difficile ou impossible à cause de leur défaut de qualité, personne ne s’aviserait de dire que les eaux-de-vie de vin doivent être retranchées du commerce. C’est l’affaire du propriétaire que de juger par le prix que la chose doit être vendre pour l’être avec profit, et par les facultés et le nombre des consommateurs, si le commerce de l’une ou de l’autre qualité d’eau-de-vie doit être étendu, resserré, ou entièrement abandonné. Aucun homme impartial ne dira qu’il faut interdire l’une de ces deux branches de commerce pour favoriser l’autre. Pourquoi ? Parce que les lumières naturelles suffisent pour apercevoir que les propriétaires, soit du cidre, soit du vin, ne se devant rien les uns aux autres, quant à leur propriété, c’est à ceux qui perdent à se retirer. Rien ne conduit à imaginer que celui à qui le concours libre et naturel des choses fait faire des profits, doive un dédommagement à celui que le même concours réduit à des pertes.

Supposons encore que dans cet état de liberté naturelle et réciproque, les propriétaires des eaux-de-vie de vin, animés par leurs pertes mêmes, s’occupent du projet de continuer leur commerce, et des moyens de se le rendre profitable en le faisant seuls. Quel est le plan de conduite que leur tracera leur intérêt ? C’est évidemment de négocier à l’amiable avec les propriétaires des eaux-de-vie de cidre, afin d’en obtenir l’abandon volontaire de leur commerce. Un abandon volontaire, en matière d’intérêt, ne peut être sollicité avec succès, qu’en offrant un dédommagement proportionné au sacrifice qu’on demande. Les propriétaires des eaux-de-vie de vin sentiraient donc la justice et la nécessité d’offrir un dédommagement. S’il était accepté, il est certain que ces propriétaires auraient acquis de leurs concurrents le droit de faire, à leur exclusion, le commerce des eaux-de-vie ; ils auraient, relativement à ces concurrents, un titre prohibitif, résultant de leurs conventions réciproques.

Mais le traité fait entre les propriétaires des différentes eaux-de-vie serait en lui-même un acte de monopole, et par conséquent un acte illicite relativement à l’État, et même relativement à l’humanité considérée en général. L’État perdrait, par l’exécution de ces conventions particulières, une portion de sa propriété, puisqu’elles supprimeraient une de ses productions ; et l’humanité serait lésée par la suppression d’un des moyens de remplir ses besoins. L’État serait donc intéressé à détruire un traité qui violerait des droits si sacrés, et il trouverait dans sa puissance de justes moyens de faire prévaloir ses droits. L’usage qu’il ferait alors de sa puissance, pour défendre ses droits et ses intérêts contre des conventions prohibitives faites entre des particuliers, est bien propre à montrer les privilèges exclusifs sous le vrai point de vue qui les rend si redoutables aux nations. Ces privilèges ne sont ni le résultat de conventions particulières, ni le prix d’un dédommagement accordé à ceux qui en souffrent ; ils nuisent à l’État : cependant c’est à l’État même qu’on demande des privilèges contre lui, contre les membres de la société qui le composent ; ils ne peuvent donc être obtenus que par des surprises, et le droit de réclamation est perpétuel à l’égard des titres surpris contre le public. 

La réunion d’intérêts qui constitue le bien public, ne fait naître que des idées de paix et de bonheur entre les membres d’une société ; mais lorsqu’au lieu de suivre cette route régulière, on s’engage dans la sphère de l’invasion et du monopole qui se trouveraient perpétués en faveur des eaux-de-vie de vin, si on laissait subsister la déclaration de 1713, toute idée d’ordre et de relation fraternelle entre les hommes se trouve renversée. On voit des terres achetées et cultivées à grands frais dans la Normandie, devenir l’objet, non de l’usurpation, mais de la dévastation de propriétaires qui ont acheté et qui cultivent des terres dans la Guyenne ou dans l’Aunis, etc. C’est à l’État même, de qui on anéantit le territoire en le frappant de stérilité, qu’on demande un titre public pour autoriser cette dévastation. Ce serait dans le sein d’une société policée qu’on se résoudrait à diminuer les secours nécessaires à d’autres nations amies, qui fournissent en échange des secours qu’exigent nos besoins. Comment concilier les idées de justice et d’intérêt social avec un projet si discordant ?

Dira-t-on que c’est l’intérêt même de l’État qui a dicté ce projet ; que sa richesse dépend de la haute valeur de ses denrées ; que c’est sur l’abondance du commerce des choses de haute valeur, que sont fondés les profits qu’elle fait dans ses relations avec les autres nations ; que les eaux-de-vie de cidre, étant d’une moindre valeur que celles de vin, diminueraient le commerce de ces dernières, et par conséquent substitueraient, au détriment de l’État, des ventes faibles à des ventes lucratives ? C’est ce qu’on va examiner.

L’intérêt de l’État demande qu’on donne au commerce d’exportation toute l’étendue dont il est susceptible.

Un particulier pourrait trouver dans les productions de son domaine de quoi remplir tous ses besoins, et il ne serait pas impossible que la nature lui eût donné un caractère assez singulier, ou, ce qui est presque synonyme, assez sage pour ne rien désirer au-delà. Incapable de suffire à tous les travaux qu’exigent les vêtements les plus simples et la subsistance la plus frugale, il ne vivrait pas dans une solitude absolue ; mais ses relations sociales franchiraient à peine les limites de ses possessions. Tout en lui serait borné, les besoins, les désirs, les consommations, la société ; mais la modération et la frugalité portées si loin, seront toujours des qualités individuelles, et par conséquent fort rares. C’est aux qualités opposées qu’on reconnaît le caractère de tous les peuples réunis en corps de nation. En effet, une nation nombreuse et policée, dont les désirs sont perpétuellement irrités par la diversité des jouissances ; pliée par l’habitude à reconnaître un besoin dans tout ce qui peut exciter un désir ; impatiente d’entrer en société avec tous les peuples de l’univers, pour qu’aucun moyen de consommation ne lui échappe, croirait manquer de tout, quelque fécond que pût être le territoire sur lequel elle serait placée, si elle se trouvait bornée à ses productions. 

Le commerce intérieur, quoique plus important en lui-même que le commerce extérieur, ne peut donc suffire à un peuple policé ; ses besoins ou ses fantaisies dirigent ses regards sur tous les pays qui peuvent lui fournir ou des subsistances, ou des commodités, ou des frivolités. En multipliant ses relations extérieures, il peut jouir de tout ; et comme il cherche, en effet, à jouir de tout, le commerce extérieur lui devient étroitement nécessaire.

Mais tout commerce renferme une réciprocité de vente et d’achats ; ainsi l’on ne peut avoir de commerce extérieur qu’en proportion de ce qu’on peut vendre aux nations de qui on achète : ce qui se vend de part et d’autre, sert de paiement à ce qui s’achète de part et d’autre.  Les vins de France se vendent aux habitants du nord pour acheter et payer leurs lins et leurs chanvres : les lins et les chanvres du nord sont vendus aux Français pour acheter et payer leurs vins. Cet état de dépendance réciproque entre les peuples doit conduire à deux réflexions très importantes : l’une, que ce serait un projet chimérique que celui d’acheter beaucoup et de vendre peu, ou d’acheter peu et de vendre beaucoup : la concurrence entre les nations commerçantes établit une relation de valeurs entre ce que chacune d’elles possède, qui ne permet que fort rarement des avantages marqués de l’une sur l’autre ; elles ont toutes le même intérêt à beaucoup acheter, parce que c’est l’unique moyen de beaucoup vendre. L’autre réflexion, c’est que tout s’achète et rien ne se donne de nation à nation ; d’où l’on doit conclure qu’aucun peuple ne possède et ne peut posséder que ce qui est immédiatement ou médiatement le produit de son territoire, ou du territoire des peuples dont il s’est rendu l’agent à titre de rétributions et de salaires. Tout ce que possèdent les Français, est le produit du territoire de France ; tout ce que possèdent les Hollandais, abstraction faite des territoires dont ils jouissent hors de l’Europe, est le produit du territoire des autres nations auxquelles ils ont vendu leurs services mercantiles. C’est donc la nation qui possède le territoire le plus étendu et le plus fécond, qui est le plus en état d’acheter tout ce qui lui manque en productions, en services, etc.

L’habitude de faire entrer l’argent dans les achats et les ventes, détourne l’esprit de cette vérité simple et primitive, que toute richesse est le fruit du territoire, et que l’argent doit être regardé comme un fruit territorial, même pour les nations qui ne possèdent pas de mines, puisque c’est avec le produit du territoire que l’argent est acheté par ceux à qui leur sol n’en fournit pas. Par la raison que la France ne renferme pas de mines d’or ou d’argent, il est évident que ce qu’elle possède en métaux de cette espèce, est une acquisition. Avec quoi cette acquisition eût-elle été payée, si ce n’est avec les denrées de France, brutes ou fabriquées ? Cet or, cet argent ne lui ont pas été donnés, ils ont donc été achetés ; et lorsque la France voudra en augmenter la masse, elle ne pourra le faire qu’en achetant encore de ces métaux avec l’excédent de ses denrées et de ses marchandises territoriales. Ainsi l’argent que la France a primitivement acheté en donnant en échange les fruits de son territoire, ce même argent mis en vaisselle ou en bijoux, et uni aux denrées ou aux marchandises, pour acheter annuellement ou d’autre argent, ou d’autres choses qui manquent aux Français, tout est tiré du territoire de France ; il a acheté et payé tout ce que nous possédons d’étranger à notre sol.

Ces achats, ces paiements ne se sont pas faits avec les productions nécessaires à la consommation des habitants ; c’est ce qui s’est trouvé d’excédent après la consommation nationale, qui a été échangé, contre des biens qui nous manquaient, et qui formaient un excédent dans d’autres pays. Nous avons besoin de renouveler annuellement les mêmes échanges ; l’intérêt de l’État est donc de favoriser la plus grande surabondance possible dans les espèces de nos productions territoriales qui peuvent nous servir à payer la plus grande quantité possible de choses utiles, commodes ou agréables, qui surabondent dans d’autres nations, mais qui manquent à la nôtre.

Toutes les productions intéressent l’État ; cependant il n’a pas le même intérêt à les rendre toutes surabondantes. Il y en a beaucoup dont la quantité doit être proportionnée à un emploi qui est à peu près déterminé : par exemple, les choses de peu de valeur, celles qui sont d’un trop grand volume, ou qui, par quelque raison que ce puisse être, ne sont pas susceptibles d’exportation, sont nécessairement ou consommées sur les lieux, ou perdues pour le propriétaire, et conséquemment pour l’État. Il est donc très intéressant que leur quantité se proportionne à la population ; elles doivent augmenter lorsque la population augmente, et cet effet arrive infailliblement : si la population diminue, ou qu’elle ne reçoive point d’accroissement, une grande surabondance en productions de cette espèce, pourrait devenir une grande perte pour le royaume, parce que toute production entraîne des frais, et que celles dont il s’agit, après avoir causé des frais au propriétaire, périraient faute de consommateurs. L’État n’a donc point de profit à attendre de ces productions hors de son territoire, et c’est par cette raison qu’elles doivent se proportionner en quantité à la consommation intérieure ; mais toutes les productions, sans exception, qui n’ont point d’emploi déterminé, et qui, par leur volume, par une valeur suffisante, ou par toute autre cause sont susceptibles d’exportation, ne peuvent jamais être surabondantes, qu’à l’avantage de l’État. Premièrement, il peut s’en faire une plus grande consommation dans l’intérieur, et par là le bonheur des hommes est augmenté par l’accroissement de jouissance. Secondement, les moyens d’acquérir de l’étranger ce qui nous manque sont plus abondants ; ainsi ayant beaucoup à vendre, nous sommes à portée de beaucoup acheter de ce qui est excédent pour l’étranger, soit en argent, soit en denrées, soit en marchandises ; nouvel accroissement de richesses pour la nation : car jouir c’est être riche ; le plus pauvre de tous les hommes serait celui qui ne jouirait de rien.

Le gouvernement ne peut donc donner trop d’attention aux productions qui peuvent être exportées ; il ne peut veiller avec des yeux trop sévères sur les entreprises qui tendraient à borner nos exportations. C’est une vérité dont tout le monde est implicitement frappé. Le bon sens le plus ordinaire suffit pour se demander à soi-même ce qu’on ferait de vins sans qualité, et de cidres, qui surpasseraient en quantité les besoins du royaume. Mais personne ne s’aviserait de demander ce qu’on ferait des eaux-de-vie de ces cidres et de ces vins, quand même elles excéderaient notre consommation par leur surabondance. Tout le monde comprend qu’elles seraient exportées ; que par conséquent le royaume serait plus riche de tout ce qu’il aurait acheté et payé avec ses eaux-de-vie surabondantes ; et que plus il aurait de surabondance dans ce genre, plus il y aurait de choses qu’il pourrait acheter et payer.

L’intérêt national est donc d’avoir beaucoup de denrées qui puissent être exportées, et de leur ouvrir tous les débouchés qui peuvent en faciliter et en augmenter l’exportation. C’est enrichir l’État de tout ce que l’étranger, devenu notre consommateur, nous fournit en échange.

S’il était possible que quelqu’un eût le pouvoir de dénaturer les têtes des vins de France, au point qu’ils n’eussent plus assez de qualité pour pouvoir être exportés, et que ce funeste pouvoir fût mis en usage, on en regarderait les tristes effets comme une calamité dans l’État. Ne regarderait-on pas en même temps comme un bienfaiteur public, celui qui ramènerait nos vins dégradés à leur premier état de supériorité ? L’interdiction du commerce d’eaux-de-vie de cidre cause une calamité semblable. Le cidre, liqueur faible en elle-même, d’une qualité et d’une valeur trop inférieure pour devenir une branche d’exportation, peut recevoir de l’art ce que nos vins supérieurs tiennent de la nature ; converti en eau-de-vie, il acquiert une qualité et une valeur qui l’élèvent au rang des productions qui entrent dans le commerce étranger ; le chasser du commerce intérieur et extérieur, lorsqu’il est en eau-de-vie, c’est le précipiter dans la classe des productions dégradées ; c’est causer dans l’État une calamité, et quiconque la ferait cesser, deviendrait à juste titre le bienfaiteur de la nation. Il augmenterait la classe des choses qui nous mettent en relation avec les autres peuples, en nous rendant une de ces denrées dont la surabondance est toujours à désirer ; au lieu que la surabondance du cidre en nature, ainsi que celle des productions qui se consomment nécessairement sur les lieux, est quelquefois, ou pour mieux dire, est presque toujours à craindre, parce que la production est annuelle, et qu’une population suffisante pour que la consommation soit proportionnée à cette surabondance, ne peut se former que lentement.

Ceux qui sont bien pénétrés de la vérité de ce principe (et comment tout le monde ne l’est-il pas !) doivent être bien étonnés qu’on puisse mettre en question, si l’exportation des eaux-de-vie de cidre doit être permise. Il ne serait pas plus étonnant qu’on mît en question, si l’on doit permettre l’exportation des vins d’Anjou, sous prétexte qu’ils sont inférieurs en qualité aux vins de Bourgogne, de Champagne et de Guyenne. L’intérêt de l’exportation n’est point une affaire de particulier à particulier, ni de province à province ; c’est l’affaire de l’État, et l’une des plus importantes affaires de l’État, parce qu’il souffre lorsque ses productions perdent de leur valeur, et qu’elles perdent de leur valeur lorsque les propriétaires n’ont pas la liberté de les envoyer chercher au dehors à un prix qu’elles ne peuvent trouver dans l’intérieur du royaume. Comme il n’y a aucune maxime d’administration plus sûre et plus universelle que celle de donner à l’exportation des productions territoriales, toute l’étendue dont elle est susceptible, il n’y a point de droit qui dût être moins contredit que celui de convertir les cidres en eau-de-vie pour les exporter, puisque, sans cette conversion, le cidre est une production territoriale dont l’exportation serait impossible. Les productions qui ont la propriété d’être exportées, sont, comme on l’a prouvé, le germe de toutes les richesses passées et actuelles que nous tenons de l’étranger, de tous les biens acquis et à acquérir ; c’est dessécher ce germe, et par conséquent l’État, que d’en arrêter le développement.

Les prétextes qu’on emploie pour faire perpétuer la prohibition surprise en 1713, ne paraissent pas fort imposants : on va les examiner et les apprécier.

On ne contestera point aux propriétaires des eaux-de-vie de vin, qu’en général il n’y ait de l’avantage pour l’État à exporter des denrées de haute valeur. Mais ce serait tirer de ce principe une conséquence bien fausse et bien dangereuse, que d’en conclure qu’il ne faut exporter que des choses d’un grand prix ; et qu’il faut interdire l’exportation de celles d’un prix médiocre, quoiqu’on pût les exporter avec profit. Le haut prix d’une denrée, d’une marchandise, annonce assez qu’on doit compter sur un petit nombre de consommateurs. On ne connaît aucun pays où le gros de la nation soit composé de gens riches. On doit donc s’attendre à un petit nombre d’acheteurs, lorsqu’on ne met en vente que des choses chères. On doit au contraire compter sur des ventes abondantes et multipliées, lorsqu’on offre aux besoins des hommes des choses dont le prix est proportionné à des facultés bornées ; parce que, dans tout pays, les fortunes médiocres sont sans aucune proportion les plus communes. D’ailleurs, personne n’ignore que relativement à l’État, et même relativement aux particuliers, il y a infiniment plus à gagner en multipliant de petits profits, qu’en faisant des profits plus marqués, mais beaucoup plus rares. 

Si le principe, qu’il est plus intéressant de vendre des choses de haute valeur, que des choses d’une valeur médiocre, conduisait à défendre le commerce de celles-ci, ce principe, quoiqu’utile à certains égards, ruinerait bientôt l’État le mieux constitué. La nature a mis entre les choses une relation, une concordance, qu’il est au-dessus du pouvoir des hommes de troubler impunément. Les talents, les passions, ce que nous nommons le hasard, établiront toujours, et partout, des différences entre la fortune des hommes ; et comme les grands talents, les passions fortes et heureuses, les coups de hasard avantageux, sont rares chez toutes les nations, les grandes fortunes ont été et seront toujours rares. Ainsi, en envisageant cet effet du concours des circonstances, du côté des opérations du commerce, on sentira que toujours, et partout, les choses précieuses et chères n’entreront que pour une légère portion dans ce que les hommes peuvent se vendre les uns aux autres. D’un autre côté, le défaut presque universel de génie et d’activité, de la part des hommes ; la grande supériorité en quantité de terrains, qui ne peuvent donner que de médiocres productions ; la multitude de facultés bornées, qui met les hommes hors d’état de tirer tout le parti possible de leurs biens, concourent partout à rendre les productions médiocres et de peu de valeur, infiniment plus abondantes que les autres. Il y a donc un rapport général et nécessaire, et ce rapport est tout établi, entre le nombre de consommateurs de chaque classe, et la quantité de productions de chaque espèce.

D’après cette vérité si universelle et si frappante, que deviendrait une nation assez aveugle pour s’occuper uniquement de n’avoir que des denrées et des marchandises de la plus haute valeur ? Comment fournirait-elle aux besoins de toute espèce de ses habitants, dont la multitude est hors d’état de payer des choses chères ? Où trouverait-elle parmi les autres nations un nombre suffisant d’hommes opulents, pour pouvoir consommer et payer une si grande quantité de denrées ou de marchandises du plus haut prix ? La position et la relation immuable des choses, avertit donc tous les hommes qu’il faut avoir de tout, vendre de tout, puisque la terre et l’industrie ne peuvent fournir universellement des choses précieuses ; et que les différentes classes de fortunes, d’aisance, de salaires, de travail, exigent des différences extrêmes dans le prix des choses dont les hommes ne peuvent se passer. Il serait de la dernière imprudence de ne fabriquer en France que des draps d’Abbeville, que des castors, que des batistes, etc. Tout manquerait dans l’intérieur, et une consommation totale de la part des étrangers serait plus que douteuse. Il faut, et pour nos propres besoins, et pour l’intérêt de notre commerce avec l’étranger, des draps de Vire, des Pinchinas, des droguets, des chapeaux de laine et de poil de lapin, des toiles de chanvre et de lin dans tous les degrés de force et de valeur.

Le vrai moyen de suivre avec avantage le principe d’exporter les choses d’un grand prix, c’est d’avoir abondamment dans l’intérieur des choses médiocres, et même au-dessous de la médiocrité ; parce que la consommation intérieure se portant du côté des choses médiocres, et s’augmentant par la proportion du prix de ces choses avec les facultés du plus grand nombre, il reste beaucoup plus de choses précieuses à exporter. On peut prendre ici les eaux-de-vie de cidre pour exemple. Si la circulation dans l’intérieur du royaume en était permise, tel homme que ses facultés obligent à ne consommer que dix pots d’eau-de-vie de vin, parce qu’il ne peut en payer que dix pots, quoiqu’il pût en consommer vingt, consommerait en effet vingt pots d’eau-de-vie de cidre ; d’où il résulterait que la somme du commerce d’exportation des eaux-de-vie de vin serait augmentée de dix pots. Le commerce intérieur et extérieur y gagnerait, et la nation serait plus riche en elle-même, puisqu’elle aurait une jouissance plus entière de ce dont elle a besoin. Il est donc évidemment contraire aux intérêts du commerce d’interdire la vente des eaux-de-vie de cidre dans l’intérieur du royaume. 

À l’égard du commerce extérieur, l’État doit chercher à l’étendre par deux raisons : l’une, afin de ne pas perdre toutes les productions qui excèdent sa consommation ; l’autre, afin de se procurer une plus grande abondance de l’excédent des autres nations dont il ne peut se passer. N’est-il pas de la dernière évidence qu’on diminue ce commerce toutes les fois qu’on retranche une de ses branches ? Les propriétaires des pays de vignobles prétendent que le retranchement des eaux-de-vie de cidre, loin de nuire à notre commerce extérieur, lui est favorable, parce que l’État gagne fort au-delà sur ses eaux-de-vie de vin, de ce qu’il gagnerait sur ses eaux-de-vie de cidre. Voyons si les faits s’accordent avec cette prétention.

Si tous les consommateurs étrangers faisaient usage d’eau-de-vie de vin ; s’ils dédaignaient toute autre espèce d’eau-de-vie, l’impossibilité où seraient nos pays de vignobles de fournir à une consommation si générale et si abondante, renchérirait certainement les eaux-de-vie de vin. Elles deviendraient par là une production non seulement précieuse, mais exclusive. Mais quand on sait que les eaux-de-vie de vin de France ne sont qu’une assez petite partie de la consommation étrangère ; que malgré leur supériorité du côté du goût et de la qualité, leur prix est si fort au-dessus des facultés du plus grand nombre des consommateurs ; qu’elles ne peuvent balancer, à beaucoup près, le débit des eaux-de-vie de grain et de sucre ; il est impossible de concevoir sur quelle combinaison on a pu se figurer que la concurrence des eaux-de-vie de cidre pourrait leur nuire, ou, ce qui revient au même, que le royaume gagnerait sur les eaux-de-vie de vin au-delà de ce qu’il perdrait en proscrivant le commerce de celles de cidre.

Tous ceux qui peuvent acheter de l’eau-de-vie de vin, soit en France, soit ailleurs, la préfèrent parce qu’elle est meilleure ; mais fût-elle d’une supériorité plus grande encore sur toutes les autres espèces d’eau-de-vie, cette supériorité n’ajouterait pas un écu aux facultés de ceux qui la préférant pour le goût, seraient hors d’état de se livrer à cette préférence. C’est uniquement le bas prix des eaux-de-vie de grain et de sucre qui leur assure la multitude des consommateurs. Ainsi les eaux-de-vie de cidre n’ayant que le même avantage du bas prix, n’entreraient en concurrence qu’avec les eaux-de-vie de grain et de sucre ; elles n’enlèveraient pas un seul consommateur à l’eau-de-vie de vin ; l’eau-de-vie supérieure a ses consommateurs propres, auprès desquels il serait inutile de vouloir tenter la préférence en faveur des eaux-de-vie inférieures par leur qualité et par leur goût ; de même qu’il serait inutile de tenter d’obtenir la préférence en faveur des eaux-de-vie de vin, auprès des consommateurs qui sont hors d’état de les payer. Les fabricants de draps de Vire et ceux d’Abbeville ne s’enlèvent réciproquement aucun consommateur, et ce serait un projet chimérique que de chercher à augmenter l’une des fabriques par le renversement de l’autre. Les gens riches ne voudraient pas porter du drap de Vire ; et les gens pauvres, ou du moins d’une fortune bornée, ne pourraient pas payer du drap d’Abbeville. Il est si certain que la marchandise inférieure, malgré son bas prix, ne nuit jamais à celle qui est supérieure en qualité, quoique plus chère, qu’en Normandie même où la vente des eaux-de-vie de cidre est permise, on consomme une très grande quantité d’eau-de-vie de vin. Pourquoi ? Parce qu’il y a en Normandie des consommateurs plus riches les uns que les autres. Ceux qui sont plus à leur aise, achètent la meilleure eau-de-vie, quoiqu’elle leur coûte le double. Ceux dont les moyens sont plus bornés, achètent de l’eau-de-vie de cidre, quoiqu’ils la trouvent moins bonne. La même chose arrive partout, et pour toutes sortes de denrées ou de marchandises ; la vente dépend toujours des facultés de l’acheteur.

Mais pourquoi s’appesantir sur les preuves que les pays de vignobles ne perdraient rien au rétablissement du commerce intérieur et extérieur des eaux-de-vie de cidre, et que l’État, au lieu de gagner à leur prohibition, perd toute la valeur de ce qu’il empêche de vendre ? Le privilège exclusif de la vente des eaux-de-vie est-il un droit inhérent aux territoires plantés en vignes, et la prohibition des eaux-de-vie de cidre est-elle une charge inhérente à la propriété des terrains plantés en pommiers ? Les provinces où l’on fait du vin forment-elles le fief dominant ; la Bretagne et la Normandie sont-elles des fiefs servants, assujettis à cette servitude par un acte primitif d’inféodation ? Dans les questions de privilège et de prohibition, c’est au bien de l’État qu’on doit tout rapporter ; et le bien de l’État dépend essentiellement de la plus grande production et de la plus grande exportation des richesses territoriales.

Quand il serait démontré que la Guyenne, ou toute autre province, regagne par la vente de ses eaux-de-vie ce que la Normandie perd par le défaut de débit des siennes, l’espèce de compensation résultante de l’égalité entre les profits et les pertes ne dédommagerait point l’État des maux résultants de la prohibition. Celle des eaux-de-vie de cidre, en contribuant à l’augmentation du prix des eaux-de-vie de vin, n’augmenterait pas cette denrée en quantité. Or, c’est du concours de l’augmentation des productions et de leur prix, que résulte l’opulence d’une nation. L’intérêt primitif, le plus grand intérêt d’une société consiste à entretenir dans le territoire une grande abondance des productions qui sont à l’usage des hommes, parce que les hommes se multiplient dans un royaume en raison de l’augmentation des richesses en productions, et que les hommes sont l’objet direct et final de l’administration des États. S’il était possible de porter les vins d’une seule province à un prix si exorbitant, qu’il égalât le prix de tous les vins du royaume réunis ; qu’en conséquence on fit arracher toutes les vignes des autres provinces ; il est évident que relativement à la quantité d’argent, les choses demeureraient les mêmes ; rien ne changerait dans le système de ceux qui pensent que le haut prix des eaux-de-vie de vin dédommage l’État de la perte de ses eaux-de-vie de cidre. Mais l’argent n’est pas un aliment pour les hommes ; la récolte de vin qui se ferait dans cette province privilégiée, serait dans une disproportion immense avec le besoin et le nombre de consommateurs. Il y aurait infiniment moins de consommation de vin, et l’on payerait infiniment plus cher le peu qui en serait consommé. Ce monopole établi sur les consommateurs, diminuerait non seulement le nombre d’hommes appliqués à la culture, aux apprêts de la production, aux tonneaux, aux voitures, au commerce, mais encore le nombre des consommateurs même. La diminution des consommateurs ferait baisser dans la suite le prix de la production ; d’où résulterait enfin une déprédation sur le prix et sur la quantité de la production, sur la consommation et sur la population. Il y aurait donc un dépérissement marqué dans la nation, suite inévitable du monopole d’agriculture, comme du monopole de commerce.

Les principes de liberté et de bienfaisance qui s’élèvent contre les bénéfices destructifs du monopole, produisent aussi des bénéfices ; mais avec la différence que ceux-ci étant plus grands, et en eux-mêmes, et par leur expansion, la continuité en est assurée par la bienfaisance même. On ne saurait trop dire, trop répéter, que la nation n’est point dédommagée de l’anéantissement d’une de ses productions par l’augmentation de prix d’une autre ; le haut prix ne suffit pas, il faut qu’il soit réuni à l’abondance de productions.

L’abondance, dira-t-on, fait baisser le prix : oui, si les hommes ne sont pas en assez grande quantité pour consommer les choses produites, parce qu’en effet le bon prix ne peut se soutenir que par la multiplicité des achats ; mais il ne faut pas perdre de vue que la population ne peut s’accroître qu’en raison de l’augmentation des productions qui sont à l’usage des hommes, et que c’est par l’accroissement de la population que le bon prix se soutient avec l’abondance. Les avantages qu’on attend du commerce étranger n’ont point de base ; nous n’exportons que des productions surabondantes ; mais par la raison que nous allons leur chercher des consommateurs, faute d’en trouver un nombre suffisant parmi nous, la surabondance n’en fait pas diminuer le prix. Il faut donc regarder comme un principe sacré, que ce qui constitue l’état de prospérité d’un empire, c’est le concours de la grande population, de l’abondance de productions, et du bon prix de ces mêmes productions. La population s’éteindrait si les productions étaient insuffisantes ; les productions périraient si elles ne trouvaient pas une quantité suffisante de consommateurs au dedans ou au dehors ; et l’on verrait disparaître la population et les productions, si le bon prix de celles-ci ne suffisait pas pour payer les frais de culture, pour assurer des bénéfices aux propriétaires et aux cultivateurs, et pour dispenser des salaires à toutes les classes non-propriétaires, qui par leur travail et leurs consommations, entretiennent les productions, le bon prix, et par conséquent la population.

Quand on compare à ce vaste cercle de bienfaisance et de prospérité les petites maximes d’intérêt particulier qui font demander l’extinction d’une production, pour être à portée d’en vendre une autre plus cher, l’eau-de-vie de cidre qu’on veut proscrire, devient un grand objet, quoique borné en quantité et en valeur ; et l’eau-de-vie de vin devient un objet mince, quoique plus étendu et d’une valeur plus grande. Cet effet résulte, 1°. de ce qu’alors les intérêts des propriétaires du cidre deviennent les intérêts de l’État, et que ces intérêts toujours grands en eux-mêmes, communiquent leur caractère de grandeur à tout ce qui en fait partie. 2°. De ce que sous ce point de vue les intérêts des propriétaires du vin deviennent séparés de ceux de l’État, et qu’alors les intérêts de ces propriétaires se trouvent bien petits. 

Aussi n’est-ce pas la défense des eaux-de-vie de cidre, ou les intérêts de quelques provinces, qu’on a cru devoir envisager dans ce mémoire, c’est l’intérêt de l’État entier, qui tient sa force et sa consistance de l’inviolabilité des droits de la propriété ; de l’extinction des privilèges exclusifs et du monopole qui en est la suite ; de l’étendue du commerce, soit intérieur, soit extérieur, de laquelle dépend, dans l’état actuel, l’accroissement de la population, l’augmentation des productions, la continuité et l’universalité du bon prix de ces mêmes productions.

Ces grands intérêts sont blessés, à tous égards, par la prétention des pays de vignobles contre la Normandie et la Bretagne : on croit l’avoir démontré ; mais pour ne rien laisser à désirer, on va faire voir que la déclaration même de 1713 est un témoin qui dépose de la manière la plus claire contre la surprise qui fut faite alors à l’administration.

Exposition des moyens employés en 1713, pour faire proscrire toutes les eaux-de-vie qui ne seraient pas extraites du vin.

Le vœu et les principes d’une bonne législation résident toujours dans le cœur et dans l’esprit des souverains, et de leurs ministres. S’il leur était possible de tout voir et de tout régler immédiatement, les hommes seraient gouvernés par les meilleures lois, et ils jouiraient de tout le bonheur dont ils sont susceptibles : bien gouverner, c’est rendre les hommes aussi heureux qu’ils peuvent l’être ; mais les faits dont la connaissance doit précéder la rédaction d’une loi, sont souvent si éloignés et toujours si multipliés ; les talents, les intérêts et les passions de ceux qu’il est indispensable de consulter, sont si diversifiés, si compliqués, et souvent si contraires, qu’il est impossible aux souverains et aux ministres les plus vigilants de se garantir toujours ou des erreurs, ou des artifices de ceux qu’ils chargent d’examiner les faits. Une loi portée d’après les éclaircissements dictés par l’erreur ou par l’artifice, est nécessairement nuisible, et ce n’est que par ses effets que l’administration peut juger si ceux qu’elle a consultés, l’ont servie avec l’intelligence et la fidélité qu’elle était en droit d’en attendre.

La déclaration du 24 janvier 1713 est un exemple d’autant plus frappant de la vérité de ces réflexions, qu’on y voit de la manière la plus marquée, 1° : le zèle et la vigilance de Louis XIV pour tout ce qui pouvait contribuer à la prospérité de ses États, et par conséquent au bonheur de ses peuples ; 2°, ce zèle et cette vigilance trompés par les préjugés, et peut-être par les passions de ceux qu’il avait fait consulter.  Si l’on examine ensuite cette opération dans ses effets, on voit les Français exécuter avec respect pendant soixante ans, une loi qui leur est nuisible. Ils ne recourent à la protection du roi, qu’après qu’une expérience longue et fâcheuse est devenue la preuve que des préjugés et des erreurs de fait ont servi de base à la prohibition du commerce intérieur et extérieur des eaux-de-vie de cidre : c’est ce qu’on croit pouvoir établir avec la plus grande évidence.

Le préambule de cette déclaration en contient les motifs ; ainsi c’est dans ce préambule qu’on peut découvrir sans méprise ce qui a déterminé le législateur. Les commissaires départis dans les différentes provinces eurent ordre d’entendre les lieutenants généraux de police, les maires, échevins, jurats, capitouls et autres officiers municipaux, les juges-consuls et les principaux négociants, sur cette question : « Convient-il de permettre dans le royaume la fabrique, l’usage, le commerce des eaux-de-vie de sirop, mélasse, grains, bière, lie, baissière, marc de raisin, hydromel, cidre, poiré et autres matières ? » Il serait difficile de porter plus loin l’attention et même le scrupule, dans la recherche d’une vérité de fait. Sur les avis résultants de ces informations, ces différentes espèces d’eau-de-vie furent partagées en deux classes. Les unes furent totalement proscrites, et pour la fabrication, et pour le commerce. La fabrication des autres fut conservée, mais dans deux provinces seulement, et le commerce tant intérieur qu’extérieur en fut interdit.

Voici ce que porte le préambule de la déclaration sur les eaux-de-vie qui ont été totalement proscrites. « Il a été reconnu qu’il était d’une nécessité indispensable de défendre la fabrique des eaux-de-vie de sirop, mélasse, grains, lie, bière, baissière, marc de raisin et hydromel ». Cette proscription universelle fut appuyée sur deux raisons ; l’une, que leur fabrique causerait un tort considérable au commerce des eaux-de-vie de vin ; l’autre, que ces différentes eaux-de-vie sont d’un usage préjudiciable au corps humain, par la qualité des matières qu’on fait entrer dans leur composition. 

Ceux qui assurèrent au souverain que ces eaux-de-vie causeraient un tort considérable au commerce de celles de vin, supposèrent évidemment que la France pouvait faire un très grand commerce des eaux-de-vie de sirop, grains, bière, etc., car, sans un très grand commerce, comment auraient-elles pu causer un tort considérable aux eaux-de-vie de vin ? Ils supposèrent aussi, sans doute, que les étrangers, quoiqu’abondamment pourvus des matières dont ces eaux-de-vie sont extraites, eussent cessé d’en faire ; car le tort causé au commerce de nos eaux-de-vie de vin n’eût pas été moindre venant de la part des étrangers, que de la part des Français. Et s’il était inévitable, l’intérêt de la France était manifestement de regagner autant qu’il serait possible par nos eaux-de-vie de grains, etc., qu’on supposait être l’objet d’un grand commerce, ce que nos eaux-de-vie de vin eussent perdu par la concurrence des étrangers.

Mais il n’est guère possible d’imaginer qu’on ait supposé que l’interdiction d’une espèce de fabrication en France détruirait les fabriques des étrangers. Il était tout simple, au contraire, de prévoir que les étrangers trouveraient dans notre inaction un véhicule qui hâterait l’accroissement de leurs fabriques. Si cet accroissement, qu’il était si aisé de prévoir, et qui fut en effet assez prompt, a été prévu, c’était un devoir que de l’annoncer au souverain. Il cherchait à procurer à ses sujets tous les avantages possibles dans leur commerce ; ses intentions pouvaient-elles être remplies en fortifiant une branche de commerce chez l’étranger, par le retranchement d’une branche de notre commerce national ?

Ces observations suffiraient pour faire présumer que l’allégation du tort considérable que pouvait causer aux eaux-de-vie de vin, la concurrence de celles des grains, de bière, etc., n’a été dictée que par l’intérêt particulier : intérêt dont les vues sont toujours courtes et inquiètes. Le propriétaire d’une vigne qui ne voit que ce qui l’entoure, a peur de ne pas assez gagner, si, comme lui, le propriétaire d’un champ qui produit des grains peut en extraire de l’eau-de-vie. Mais un souverain, à qui l’on eût fait connaître que si les eaux-de-vie de grains, etc., pouvaient, par la facilité et l’abondance de leur vente, faire un tort considérable aux eaux-de-vie de vin, il devenait d’autant plus important de conserver cette source de richesse, sans quoi elle eût passé chez d’autres nations, ce souverain se fût-il porté à supprimer pour ses sujets cette branche de commerce, et à la transporter en entier aux étrangers ?

La liberté de l’exportation des grains était alors interdite ; c’était un puissant motif de plus pour conserver à cette importante production un des emplois qu’on en pouvait faire. C’eût été soutenir la culture découragée, tantôt par le bas prix, tantôt par le dépérissement des fruits de ses récoltes, que d’exciter la fabrication des eaux-de-vie de grains au lieu de la proscrire. Que de matières premières éteintes dans le royaume en grains, en bière, en marc de raisin ! On n’y reconnaît point à de telles proscriptions la main du souverain. On n’y reconnaît que l’avidité, l’inquiétude, ou, si l’on veut, les préjugés que fait naître et que fortifie l’intérêt particulier.

Le monopole est timide lorsqu’il se voit exposé à la discussion ; ainsi il n’est pas étonnant qu’il ait craint de ne pas réussir, sous la seule enveloppe du tort considérable que souffrirait le commerce des eaux-de-vie de vin, si ce commerce n’était pas exclusif en France. On chercha donc, comme on l’a dit, à fortifier cette première raison par une seconde. On assura au roi, à ses ministres, que les eaux-de-vie de sirop, grains, lie, bière, etc., sont d’un usage préjudiciable au corps humain, par la qualité des matières qu’on fait entrer dans leur composition. Il y a dans cette allégation presque autant d’erreurs que de mots. Pour peu qu’on soit instruit de ce qui fait la matière des eaux-de-vie dont on voulait proscrire et la fabrication, et le commerce, on sait qu’il est faux qu’on fasse entrer dans leur composition des matières nuisibles par leur qualité. L’eau-de-vie n’est autre chose qu’un esprit ardent, tiré par la voie de la distillation, de l’acide et de l’huile que contiennent les liqueurs fermentées, soit que ces liqueurs proviennent du raisin, du grain, ou des fruits et des plantes sucrées.

Mais quand la manière d’extraire des eaux-de-vie des sirops, des grains, etc., serait un secret inconnu et suspect à tous ceux qui n’en fabriquent pas, un fait de la plus grande notoriété démontrerait que le gouvernement a été induit en erreur. Des nations entières de l’Europe, des peuples innombrables des trois autres parties du monde, ne font usage que des eaux-de-vie de grains, et de celle qu’on tire des sirops, mélasse, hydromel, etc. Plusieurs de ces nations ne se bornent pas à l’usage de ces eaux-de-vie qu’on prétend être si préjudiciables au corps humain, elles en font des excès. Il est généralement reconnu parmi nous, que les hommes qui boivent beaucoup de nos eaux-de-vie de vin, éprouvent à cette occasion des maladies dangereuses. Qu’arriverait-il donc aux nations, aux peuples qui font des excès connus d’eaux-de-vie préjudiciables au corps humain, et qui sont préjudiciables, non seulement par le trop grand usage, mais encore par la qualité des matières qu’on fait entrer dans leur composition ? Il y a longtemps que ces peuples et ces nations eussent disparu de dessus la terre ; et cette catastrophe terrible, plus imposante que toutes les lois, eût supprimé pour jamais les fabriques de liqueurs si funestes.

Ici la marche insidieuse de l’intérêt particulier se montre si à découvert, qu’il n’est pas possible de se dissimuler qu’on surprit en 1713 la religion du souverain et de ses ministres. Quelle vivacité et quelle adresse ne mit-on pas dans les moyens qui furent employés contre ces différentes espèces d’eau-de-vie, puisque la conséquence qu’en tira le législateur, fut qu’il était INDISPENSABLE de les défendre ?

Après avoir risqué des moyens si extraordinaires contre les eaux-de-vie, dont on désirait de faire proscrire entièrement et la fabrication et le commerce, on ne manqua pas de ressources contre celles de cidre et de poiré, quoiqu’on les rangeât dans une classe moins odieuse. Il était plus difficile d’en imposer sur cet article, et c’est sans doute par cette raison que le monopole n’osa en demander l’entière proscription. On pouvait avancer, et on avança, en effet, qu’elles causeraient du tort aux eaux-de-vie de vin ; mais on ne dit qu’avec des restrictions, qu’elles étaient préjudiciables au corps humain, et on n’osa nullement dire qu’elles fussent préjudiciables par la qualité des matières qu’on fait entrer dans leur composition. Aussi le préambule de la déclaration de 1713 porte-t-il simplement « qu’il a été en même temps reconnu que les eaux-de-vie de cidre et de poiré n’ayant rien de nuisible pour ceux qui sont accoutumés à en user, quoique d’ailleurs fort inférieures à celles de vin, pouvaient être permises dans la province de Normandie et dans celle de Bretagne, à l’exception de l’évêché de Nantes ».

C’était beaucoup que d’avoir insinué que ces eaux-de vie n’avaient rien de nuisible pour ceux qui étaient accoutumés à en faire usage ; cette insinuation entraînait après soi qu’elles seraient devenues nuisibles à ceux que l’usage n’y aurait pas accoutumés : mais l’intérêt particulier ne se trouva pas assez en sûreté ; il eut recours à un piège plus propre qu’aucun autre à faire impression sur l’âme noble et honnête des hommes destinés à gouverner. Il sema des soupçons de fraude contre ceux qui feraient le commerce d’eaux-de-vie de cidre. Ainsi après avoir avoué que la fabrication pouvait en être permise dans la province de Normandie et dans presque toute celle de Bretagne, il porta le souverain à penser que « lesdites eaux-de-vie devaient être au contraire défendues dans toutes les autres provinces du royaume, par la crainte du mélange frauduleux qui pourrait en être fait avec celles de vin, et qui serait capable de donner une atteinte considérable au commerce important qui se fait de ces dernières ». Ce fut donc le soupçon d’un mélange frauduleux qui fit interdire à la fois et le commerce intérieur et le commerce extérieur des eaux-de-vie de cidre.

Ce mélange est impossible. Quelque violence qu’on puisse se faire, on n’imaginera jamais que des commerçants abandonnent des moyens faciles de faire du profit, pour s’occuper à grands frais des moyens de s’assurer des pertes.  Les eaux-de-vie de cidre et de poiré, tout le monde le sait, ont un goût âcre et désagréable qu’il est impossible de masquer, quelque moyen qu’on emploie ; le jus des fruits, le sucre même, ne peuvent ni faire disparaître, ni déguiser ce goût rebutant. Quel serait donc le but de ceux qui mêleraient des eaux-de-vie de cidre ou de poiré à celles de vin ?

Ce mélange pourrait se faire de deux façons, ou en mettant une certaine quantité d’eau-de-vie de cidre dans des pièces d’eau-de-vie de vin, dans le dessein de vendre, sur le pied de l’eau-de-vie d’une qualité supérieure, la quantité d’eau-de-vie de cidre qu’on y aurait introduite ; ou en mettant une certaine quantité d’eau-de-vie de vin dans des pièces d’eau-de-vie de cidre, dans l’espérance d’améliorer ces dernières, et de les vendre en conséquence à un prix plus avantageux ; mais dans l’un et l’autre cas, on trahirait ses intérêts. Quelque faible que fût la proportion de l’eau-de-vie de cidre sur un tonneau d’eau-de-vie de vin, elle altérerait la masse totale, et l’eau-de-vie de vin tomberait au prix de celle de cidre, qui est moindre de la moitié, et souvent de plus de la moitié. Dans le second cas, la quantité d’eau-de-vie de vin qu’on aurait introduite dans un tonneau d’eau-de-vie de cidre, n’y apporterait pas la plus légère amélioration ; ainsi le fruit qu’on retirerait de ce mélange serait d’en perdre la peine et les frais, parce qu’on ne pourrait vendre l’eau-de-vie de vin qu’on aurait introduite, qu’au prix de l’eau-de-vie de cidre. Si l’un ou l’autre de ces mélanges était praticable avec profit, quelque faible que ce profit pût être, eût-il été négligé en Normandie, où l’usage et le commerce intérieur de ces deux qualités d’eau-de-vie sont permis ? S’il en existait des exemples, eussent-ils échappé aux commis des aides ? C’est donc évidemment un piège tendu à l’administration, que l’allégation du danger d’un mélange frauduleux de ces deux espèces d’eau-de-vie.

En qualifiant de piège tout ce qui fut fait en 1713 contre les eaux-de-vie qui n’étaient pas extraites du vin, on est bien éloigné de se complaire dans le choix d’une expression qui pourrait être regardée comme injurieuse. Ceux à qui elle semble s’adresser, n’existent plus, selon toute apparence ; mais on ne veut ni calomnier des hommes vivants, ni même blesser la mémoire de ceux qui n’existent plus. L’amour que la nature nous inspire, et que l’habitude fortifie en nous, pour le pays dans lequel nous sommes nés ; l’intérêt particulier, et pour ainsi dire exclusif, qui nous anime dans nos propres affaires, sont des ressorts inestimables pour la société, parce qu’ils font mouvoir avec fruit toutes les parties dont l’ensemble forme le bien de l’État. Il est donc raisonnable de se féliciter, et il serait injuste de se plaindre de l’affection des hommes pour leur pays, et de leur attachement à leurs intérêts particuliers. Les habitants d’une province de vignobles s’intéressent, et pour le bien de l’État, doivent s’intéresser par préférence au commerce de leurs vins et de leurs eaux-de-vie ; c’est l’affaire de l’État, et non la leur, que de contenir ces sentiments dans les bornes posées par l’intérêt général de la société : mais comme il peut arriver que ces bornes soient franchies et qu’alors les conséquences des mesures prises par l’intérêt particulier soient les mêmes que celles que dicterait un monopole réfléchi et destitué de tout autre sentiment que celui du monopole, ceux qui n’envisagent que ces conséquences, peuvent ne pas chercher à démêler le principe de démarches qu’ils apprécient par leurs effets. Alors il est tout simple de regarder les fausses allégations qui furent faites en 1713 comme un piège du monopole ; et le résultat en est si effrayant, qu’on serait presque tenté de n’en pas croire ses propres yeux. En effet, qu’on s’abaisse pour un moment à l’esprit exclusif et insociable qui caractérise le monopole, on se rendra raison en détail, et de la manière la plus suivie, de toute l’opération qui fut faite en 1713.

Le vœu de ceux qui la sollicitèrent était de jouir seuls du commerce d’eaux-de-vie. Comment le remplir ? Il faut dire de toutes celles dont la fabrication ne s’est pas introduite en France, et qui y sont peu connues, que par la qualité des matières qu’on fait entrer dans leur composition, elles sont si préjudiciables au corps humain, qu’il est d’une nécessité indispensable de les défendre. Voilà une branche immense de concurrence totalement retranchée. À l’égard des eaux-de-vie de cidre et de poiré, il y aurait de la maladresse à soutenir qu’il entre dans leur composition des matières nuisibles par leur qualité ; on serait trop aisément démenti : d’un autre côté, l’un des principaux revenus de deux des plus grandes provinces de France, provient des arbres fruitiers qui y croissent en abondance ; l’intérêt de conserver de si grands revenus, et pour le prince, et pour les sujets, ferait examiner scrupuleusement l’assertion, que les eaux-de-vie de cidre et de poiré sont préjudiciables au corps humain. Les bons princes ne veulent pas qu’on fabrique dans leurs États des choses funestes à l’humanité ; mais ils ne veulent, et ne doivent sacrifier leurs revenus et ceux de leurs sujets, qu’au cas qu’il soit bien constaté que les choses fabriquées sont en effet funestes. Ce serait donc trop risquer, que d’avancer que les eaux-de-vie de cidre sont dangereuses à la santé. D’un autre côté, ne les décrier à aucun égard, ce serait s’exposer à les voir partager le commerce intérieur et extérieur. Il devient donc inévitable d’insinuer du moins qu’il faut être accoutumé à en user, pour qu’elles ne soient pas nuisibles. Enfin, pour achever de les chasser de tout commerce, le moyen le plus efficace est d’alarmer l’administration sur le mélange frauduleux qu’on ferait de ces eaux-de-vie avec celles de vin, ce qui serait capable de donner une atteinte considérable au commerce important qui se fait de ces dernières. Tous ces moyens furent employés à la fois ; est-il étonnant qu’ils aient porté le législateur à ne permettre les eaux-de-vie de cidre que dans la Normandie et dans la Bretagne, et à excepter même dans cette dernière province, l’évêché de Nantes, où l’on fabrique des eaux-de-vie de vin ?

Ces motifs de prohibition furent présentés avec tant de confiance, qu’il ne s’éleva aucun doute sur les faits imaginés pour s’assurer un commerce exclusif. Ces faits parurent si constants, que dans le préambule de la déclaration ils sont toujours précédés de ces mots : il a été reconnu… il a été en même temps reconnu... ; aussi jamais surprise n’a été couronnée d’un succès plus complet. Mais aujourd’hui se trouverait-il quelqu’un qui osât dire au gouvernement, contre l’expérience de peuples innombrables dans l’Europe, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique, que les eaux-de-vie de sirop, mélasse, grains, etc., sont d’un usage préjudiciable au corps humain, par la qualité des matières qu’on fait entrer dans leur composition ? Oserait-on avancer que les eaux-de-vie de cidre et de poiré ne perdent leur qualité nuisible que pour ceux qui sont accoutumé à en user ; qu’il est à craindre qu’on ne fasse un mélange frauduleux de ces eaux-de-vie avec celles de vin ? Se flatterait-on de faire reconnaître l’ordre et l’état naturel des choses, dans des mémoires où l’on dirait que, les eaux-de-vie de cidre sont nuisibles partout, excepté en Normandie et en Bretagne ; qu’elles reprennent leur caractère nuisible dans une partie de la Bretagne même, c’est-à-dire, dans l’évêché de Nantes ? Pourquoi ? Parce qu’on fait dans cet évêché des eaux-de-vie de vin. Quelle antipathie occulte pourrait dénaturer les eaux-de-vie de cidre, en les rendant nuisibles partout où l’on cultive des vignes, tandis qu’elles seraient salubres partout ou il croît des pommiers ? Non, sans doute, personne aujourd’hui n’oserait avancer des propositions si étranges en chimie, en physique et en politique. Mais si personne n’ose les avancer, que restera-t-il de tous les motifs qu’on a fait valoir en 1713 pour proscrire toutes les eaux-de-vie qui ne sont pas extraites du vin ? Il restera uniquement qu’elles causeraient un tort considérable au commerce des eaux-de-vie de vin, c’est-à-dire, l’énonciation simple et nue d’un projet de monopole.

Après avoir médité le système qui fut présenté au roi et à ses ministres en 1713, tel qu’il est écrit dans le préambule de la déclaration, on ne doit pas être étonné que le souverain ait proscrit tout ce qu’on lui a fait envisager comme dangereux, ou pour les sujets, ou pour les hommes en général. Mais à présent que le dessous de ce système est à découvert, on ne doit plus voir que le monopole d’agriculture et de commerce, qui fait le sujet des plaintes de deux des plus grandes provinces du royaume, dont les principaux revenus proviennent des arbres fruitiers qui y croissent. Ce sont les termes de la déclaration de 1713, et ce n’est certainement pas le monopole qui les a dictés. Ces revenus pourraient être conservés et augmentés au profit du prince et des sujets, sans que le commerce d’eaux-de-vie de vin fût le plus légèrement altéré, sans que le mélange de ces deux espèces d’eau-de-vie fût possible. Le sacrifice qu’on ferait en perpétuant la prohibition, tournerait donc uniquement au profit des étrangers. Ils font un commerce immense d’eau-de-vie de grains et de mélasse ; les Français pourraient le partager, en vendant des eaux-de-vie de cidre que bien des consommateurs préféreraient. La question réduite à cet état simple, il n’est pas difficile de voir de quel côté se trouve l’intérêt du roi et de la nation.

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