Eloge funèbre de François Quesnay, par le marquis de Mirabeau (1774)

Plusieurs années après avoir abandonné l’étude des questions économiques et avoir trouvé un repos relatif dans des études mathématiques qui, aux dires de Turgot, ne sont pas pour servir sa gloire, François Quesnay décède enfin en décembre 1774. Il laisse ses disciples dans une situation paradoxale : affaiblis par les critiques et jugés d’avance par leurs concitoyens, les Physiocrates peuvent toutefois s’enorgueillir de l’arrivée au ministère d’un quasi-élève en la personne de Turgot. Mais la mort de Quesnay les rappelle à leurs difficultés : désormais, ils sont seuls. Ils ont perdu, déclare Mirabeau dans son éloge funèbre, leur « père », leur « maître », leur « instituteur ». Les flatteries sont de rigueur dans un tel exercice, mais leur excès nous renseigne sur la trajectoire de l’école physiocratique : en ce jour où ils élèvent très haut Quesnay, ils se rabaissent par la même occasion ; en le signalant comme l’homme qui mérite le plus de l’humanité, ils se condamnent à n’être plus que des ombres sans influence. Toutefois, si la légende de l’unité de la secte physiocratique autour de son gourou François Quesnay doit beaucoup à cette pièce assez curieuse, son sentimentalisme ne doit cependant pas nous tromper. Le style toujours pompeux de Mirabeau, et qu’on retrouve même dans ses discussions des sujets les plus arides, est la principale cause de cette effusion lyrique. B.M.

Source : Œuvres économiques et philosophiques de F. Quesnay, accompagnées des éloges et d’autres travaux biographiques sur Quesnay par différents auteurs, publiées avec une introduction et des notes par Auguste Oncken, Francfort, 1888


ÉLOGE FUNÈBRE DE M. FRANÇOIS QUESNAY [1]

prononcé le 20 du même mois, dans l’assemblée de ses disciples, par M. le marquis de Mirabeau. [2]

Messieurs,

Nous venons de perdre notre maître : le véritable bienfaiteur des hommes n’appartient plus à la terre que par le souvenir et l’effet à jamais durable de ses bienfaits. C’est pour le commun des hommes qu’on a dit que leur dernier jour était le jour de la louange : une famille nombreuse et sensible, pénétrée, abattue, consternée plutôt qu’éplorée, à l’instant où elle vient de perdre un aïeul vénérable à qui elle dut tout et espérait toujours tout rapporter, ne songe point encore à honorer sa mémoire, et ne lui offre, dans cet instant de terreur, de délaissement et de solitude générale, d’autre hommage que celui de sa propre consternation. L’amour, la reconnaissance et la piété ne peuvent que soupirer dans ces moments redoutables où la résignation nous soutient péniblement, en attendant l’instant de nous relever et de nous rendre une sorte de confiance, et de nous montrer que le grand principe et l’Auteur suprême de tout bien, de tout génie, de tout don, de tout avantage, nous demeure et ne nous manquera jamais. L’estime même la plus froide et la plus désintéressée, la renommée enfin se taisent par respect ; et d’ordinaire les premiers mots qui rompent ce silence religieux sont ceux-ci : Quel dommage ? Et tels et tels vivent encore pour peser à la terre : Ô profondeur !

Il m’appartiendrait moins qu’à tout autre de pouvoir élever la voix en ce moment, Messieurs, à moi, dis-je, dont l’ambition première sera toujours de me dire le fils aîné de sa doctrine[3] ; moi qu’il dota de ses découvertes, qu’il enrichit des fruits de son travail opiniâtre, qu’il anima du souffle de son rare génie, qu’il guida par les soins répétés et si nécessaires de son jugement, qu’il suivit de l’œil, soutint de la main, à qui il daigna enfin remettre le soin d’annoncer aux humains la méthode infaillible et calculée d’être heureux et justes, et la loi suprême de l’ordre naturel. Nous avons perdu notre père ; c’est tout ce qu’à présent je puis dire, c’est ce que je vous invite à répéter. En effet, nous lui devons tout, et nos principes, et la règle physique de nos devoirs, et le zèle qui donna commencement à ces assemblées[4] qui m’honorent, qui nous instruisent, qui font le foyer de la doctrine ; et cette lumière inextinguible à jamais jetée sur la solidarité physique des intérêts humains, fraternité recommandable, base solide et presque nécessaire de celle des sentiments et des âmes que la religion nous recommande sous le nom de charité.

Qu’êtes-vous devenus, dons uniques et si précieux pleinement accordés à un homme seul sur la terre ; âme ardente, douce et forte à la fois, cœur sensible et toujours paternel pour l’humanité souffrante et pour la vertu laborieuse, esprit également prompt et patient à la réflexion, qu’autrefois et dans des temps où je vous croyais invulnérable, j’appelais instinct cherche vérités, opiniâtreté invincible au travail de se détromper, ou de nourrir, d’assurer, de fortifier une idée et d’en généraliser les conséquences et les résultats, sagacité dans les aperçus, justesse dans la décomposition, et surtout lumière et divinité de génie, qu’êtes-vous devenus ? Seriez-vous à jamais disparus d’entre nous ? Non, l’auteur de l’évidence a montré qu’il savait se servir de son urne pour la connaître, la saisir, la suivre, la posséder dans l’immortalité. Indépendante des accidents et des ruines de son écorce, cette âme supérieure se montrait toute dominante au milieu des débris de son image habituelle ; de manière qu’assis auprès de notre maître, perclus, aveugle, souffrant et presque accablé, nous le sentions tout entier, nous l’écoutions tout oracle, nous le révérions immortel.

Il le sera, Messieurs, il le doit être d’abord parmi nous ; cette âme vénérable reçoit en cet instant notre hommage, surveille et sourit à nos travaux. Ils lui furent chers jusqu’à son dernier moment, et plus que son souffle et sa vie. Au bruit qui se répandit ici mardi dernier de sa maladie, notre confrère le plus zélé y courut et fut reçu près de son lit, en un temps où depuis plusieurs jours il ne voyait plus personne. Il le trouva dans cet état de tranquillité morale et de résignation physique dans lequel il attendait d’ordinaire patiemment l’événement du combat entre le mal et la nature ; depuis longtemps il ne parlait pas, mais il se ranima au son de la voix du premier auteur et du restaurateur des Éphémérides ; il lui en demanda avec empressement des nouvelles, et de ses amis et compagnons de zèle ; sa parole et la netteté de ses idées furent telles qu’il rendit toute espérance à son disciple. Sitôt après que ce dernier fut sorti, il tomba dans l’affaissement jusqu’au moment du repos pour lui et du deuil pour nous. [5] … Laissons cela, les larmes étaient défendues dans la sage Égypte, sitôt que les juges avaient déclaré un homme juste et reçu dans le sein des Dieux. La voix publique nous défend aujourd’hui d’en répandre ; une sorte de joie terminait la cérémonie de l’apothéose : l’antiquité eût placé notre maître au-dessus, bien au-dessus de Minos et de Rhadamanthe ; et le 4 juin, jour de sa naissance, sera un jour de fête pour la postérité.

Si mihi quœ quondam fuerat … si nunc foret illa juventa… Que n’ai-je le même feu, la même ardeur qu’autrefois, il ne dédaigna pas d’inspirer et de conduire ! Que ne suis-je ce que je fus pour rendre un digne et juste hommage à celui qui voulut, par des soins assidus et paternels, me dévouer à quelque utilité ! Qu’il me serait doux de vous le montrer à la tête, non seulement de tous les philosophes, mais encore de tous les bienfaiteurs de l’humanité, plus studieux, plus laborieux sans doute que Socrate, plus généreux encore, car Socrate ne donnait à ses disciples que ses discours, et notre maître nous enrichissait de ses propres écrits ; plus sage enfin, car Socrate se fit des ennemis : partout le mérite et la vérité en trouvent la semence, mais le parfait mérite leur cède en apparence et ne les opiniâtre pas ; il sent que toute contention est division et par conséquent maladie sociale.

Telles furent les idées et les mœurs de notre maître. On nous dira peut-être que ses disciples ne lui ressemblent guère ; c’est au futur à montrer quelle société nous aurons troublée, ou plutôt laquelle ne devra pas à notre maître l’hommage de son propre bonheur. Socrate, dit-on, fit descendre du ciel la morale, notre maître la fit germer sur la terre. La morale du ciel ne rassasie que les âmes privilégiées, celle du produit net procure la subsistance d’abord aux enfants des hommes, empêche qu’on ne la leur ravisse par violence et par fraude, énonce sa distribution, assure sa reproduction et, nous mettant à l’abri des gênes de la nature impérieuse, nous oblige au culte d’obéissance par le travail, amène au culte d’amour et de reconnaissance par ses succès. Aussi zélé que Confucius pour la vérité qu’il chercha partout, qu’il déterra partout en parcelles, mais plus heureux en ce qu’il découvrit enfin sa racine, rien que le grand, l’utile et le vrai ne lui parut digne de ses veilles : partout il rassembla les flammèches du flambeau de Prométhée ; il en réunit les parcelles éparses dans les mains de l’homme, lui apprit à s’en éclairer sur la terre, et à tout rapporter au ciel de qui seul il peut tout tenir. Il découvrit dans la médecine l’économie animale, dans la métaphysique l’économie morale, dans l’agriculture l’économie politique : et formant un ensemble de tout ce que l’homme imagine, conçoit, désire, laboure, façonne, navigue, il ramena le tout au simple sous la double étreinte de nos droits et de nos devoirs établis, dictés, protégés par Dieu même dès l’instant de sa volonté créatrice, et visiblement renfermés dans la grande loi de l’ordre naturel.

« Toute la doctrine de Confucius tendait à redonner à la nature humaine ce premier lustre et cette première beauté qu’elle avait reçue du ciel, et qui avait été obscurcie par les ténèbres de l’ignorance et par la contagion des vices. Il conseillait, pour pouvoir y parvenir, d’obéir au Seigneur du ciel, de l’honorer et de le craindre, d’aimer son prochain comme soi-même, de vaincre ses penchants, de ne prendre jamais ses passions pour règle de sa conduite, de les soumettre à la raison, de l’écouter en toutes choses, de ne rien faire, de ne rien dire, de ne rien penser même qui lui fût contraire. » [6] On ne pouvait rien ajouter sans doute à cet arc-en-ciel radieux de morale religieuse ; mais le point essentiel était de le fixer sur la terre : c’est ce qu’a fait notre maître, en faisant sortir du sein de la mère commune la base de ce brillant édifice, désormais fondé sur le produit net. La liberté active, l’équité distributive, la charité fraternelle, l’unité de tous les intérêts enfin, sont les quatre vertus qui, s’élevant sur ce bloc nourricier, offrent à l’Éternel le tribut d’action de sa créature privilégiée, et qui fixeront désormais sur la terre ses inépuisables bienfaits.

Après les premiers philosophes, quels autres hommes la reconnaissance publique pourrait-elle un jour lui comparer en matière de bienfaits ? Les législateurs et les administrateurs quelconques, instruits, comprimés et forcés par les circonstances, ne purent imaginer tout le bien qu’il y avait à faire, ni faire tout celui qu’ils purent imaginer. Dût-on aujourd’hui nous tenir pour atteints et convaincus de manie enthousiaste, je prouverais, si j’étais digne encore de cette tâche, que jamais homme présent ni passé ne mérita autant de l’humanité.

Si je m’abstiens aujourd’hui par décence, et au futur par le sentiment de ma propre faiblesse, de payer le juste tribut de piété filiale que je lui dois, je ne renonce pas néanmoins à faire l’analyse de ses ouvrages. Je commençai dans le temps mes Éloges des hommes à célébrer, pour rendre justice au respectable Boisguilbert, trop oublié de ses concitoyens volages ; cette tâche est remplie, quoique non publiée. Si j’ai continué depuis, ce fut dans l’idée que si Dieu, selon la nature, me destinait à survivre mon maître, ce dernier devoir serait aussi le dernier emploi de ma plume, je m’en acquitterai. [7]

J’aurai peu à dire sans doute sur ses ouvrages, les miens ne sont que l’analyse des siens ; mais je rendrai justice à sa mémoire : je peindrai sa modération, sa sagesse, sa résignation, ses vertus. Je ferai voir d’où il est parti, où il est arrivé, quel emploi il fit de ses talents, de son génie, de sa faveur ; je dissiperai les ombres que l’envie voulut répandre sur sa carrière en lui faisant un crime d’avoir rassuré une tête faible, effrayée, et émoussé ainsi l’arme meurtrière que l’intrigue, hideuse et toujours active, avant-courrière des crimes réfléchis et préparés, présente sous toutes les formes à toute illégitime autorité. Je dirai ce qu’il fut, ce qu’il put, ce qu’il fit pour lui, pour les siens, pour les malheureux, pour le mérite ou réel ou en espérance ; ce que surtout il s’abstint de faire, et dans quel siècle, avec tant d’esprit, de perspicacité et de moyens ; avec quelle fermeté probe et concentrée il souffrit le vent subit d’une disgrâce aussi audacieusement ameutée que profondément méditée. La même région qui, le siècle passé, porta contre Catinat l’arrêt sensé des Abdéritains contre Démocrite, renouvela de nos jours ce décret odieux et stupide contre Quesnay. Je dirai enfin, avec quelle sagesse il choisit, il mesura, il rendit honorable sa retraite et donna sans ostentation comme sans faiblesse, le rare exemple de la seule bonne conduite en ce genre, qui consiste à éluder et à amortir la persécution sans lui faire tête ni la fuir. [8] Comment enfin son âme toujours supérieure, non seulement aux disgrâces humaines, mais à celles mêmes de la nature, fut toujours paisible, douée, forte, égale, gaie, active et surtout sagement et profondément résignée au sein des souffrances et de la caducité.

Mais le sentiment et la vérité m’entraînent et m’engagent ; et mon maître, presque vivant encore, me voit et m’entend. C’est à moi pareillement à l’entendre ; il me dit : J’ai vécu, mais il vous reste encore à vivre, c’est par vos œuvres qu’il faut honorer ma mémoire et justifier mes leçons. Il me répète : Posside sapientiam, acquire prudentiam ; arripe illam et exaltabit te. Possédez la sagesse, acquérez la prudence, saisissez-la avec effort et elle fera votre gloire. Ô mon maître, vos principes furent à la portée de tout le monde, mais il n’en saurait être de même de vos leçons et de vos exemples : vos disciples ne tiendront de vous que la sagesse du désintéressement et la prudence des calculs. Mais ils tâcheront d’hériter de votre volonté ferme et sainte pour le bonheur de l’humanité.

C’est elle, c’est ce zèle constant et impossible à rebuter qu’ils désirent d’atteindre, qu’ils espèrent de conserver, arripe illam. Que le vulgaire des clabaudeurs les dénonce comme de fougueux et fanatiques sectaires ; qu’il grossisse d’un nom de guerre que l’usage leur attribue, la liste des prétendus partis que l’envie, l’opposition, l’inquiétude et l’oisiveté réalisent et perpétuent, comme elles les firent naître dans la capitale des dédains et des prestiges, des prétentions et des ridicules, des plaisirs et des déplaisirs ; que le séjour des faux calculs, des faux jugements, des faux rapports, des faux échos et des fausses certitudes les déclare enthousiastes et dangereux ; qu’importe après tout à la terre, tant et si longtemps patiente à prêter le champ à tous les délires de notre petite espèce et à rétablir la nuit ce que nos vertiges ont détruit le jour. Qu’importe au grand ordre qui nous ouvre son sein paternel prêt à nous remettre dans la voie de l’instant où le suicide habituel, désormais dépouillé des haillons et des lambeaux de notre création, se laissera voir dans sa difformité ; que lui importe, dis-je, que dans le temps même où l’Europe entière se réveille à la voix de la vérité, écoute, croit ou doute du moins, et cherche à connaître et à s’instruire, quelques enfants perdus de la frivolité et de l’envie, et peut-être quelques émissaires du monopole et de la corruption, tentent de les ridiculiser ou les calomnient.

Tout roule, tout obéit tôt ou tard à l’impulsion primitive qu’il reçut de la nature. Les premiers rayons de la lumière subite, excitent les cris et les sifflements des sinistres oiseaux des ténèbres, surtout quand son éclat se montre et s’élève au milieu de leurs repaires habituels. Mais en vain ces hideux ennemis font voler des nuées d’ordures et de poussière, en vain quelques-uns d’entre eux, plus hardis, semblent chercher le flambeau et le défier à l’attaque. Où le grand jour luit une fois, il faut que les ombres se dissipent, que les fantômes de toute espèce décroissent et disparaissent, et que leurs fauteurs téméraires périssent et sèchent dans leurs trous. Le calcul et la distinction des avances et du produit net ne sont plus un secret pour la pauvre espèce humaine fascinée, tout tenait à cela. Bientôt tous les hommes l’entendront, ce calcul ; tous connaîtront leurs droits et leurs devoirs, la nécessité des rapports, la liberté qui en est la base, la propriété qui en est le résultat, l’identité de tous les intérêts humains, l’unité du point central où tous ils se réunissent, l’équité calculée à sols, livres et deniers, et la fraternité portée en recette, en attendant que la grâce la vivifie et en fasse la charité, et que le bonheur et l’abondance, élément de l’homme fidèle à la nature, l’élève jusqu’à l’excellente piété.

Alors, mais alors seulement, on ne parlera plus d’économistes ; et quand l’homme, instruit par l’homme, contenu par l’homme, aidé par l’homme, respecté, choyé par l’homme, qui verra dans lui l’agent utile et nécessaire de son intérêt, marchera dans la voie du Seigneur Dieu son créateur et sera fidèle à la loi de l’ordre naturel, comme le soleil et le reptile, alors, mais seulement alors, le plus grand nombre des dissidents possible rentreront dans la foule active des hommes qui n’ont de souci que de leurs propres affaires, au sein de la concorde et de la paix, et ces dangereux sectaires aussi, qui se disent les disciples du bienfaiteur universel de la terre entière, ils passeront, mais la mémoire de leur respectable maître à jamais demeurera. L’homme, malgré lui-même, toujours empreint de quelque reste du sceau de son origine, l’homme, dis-je, n’est point ingrat, il ne charge que trop les registres de son souvenir ; et dans les vastes recueils de ses annales frivoles ou dépravées, la feuille serait bien légère qui n’admettrait que les noms de ses bienfaiteurs ; mais ce discernement-là même doit naître de la connaissance de ses vrais intérêts, et c’est un don de plus dont il devra l’hommage à notre instituteur.

Puisse cet heureux temps être accéléré par nos travaux et par nos veilles ! Mais aujourd’hui, et dans le moment même où notre maître nous quitte, il appartient aux races futures, il s’empare de la postérité… ; mais il nous quitte. Quelle fonction, Messieurs, quel devoir pour mon cœur de vous répéter qu’il nous quitte et que son âme même nous défend d’en être découragés. Ô mon ami sévère et sûr, témoin de ma docilité, garant de mon honnêteté, ô mon conseil, ô mon guide, qui désormais, dans les occasions majeures, rangera mes idées, m’enseignera, par son exemple, la patience et la résignation ? Ô mon maître, combien je vous ai dérobé, et combien pauvre et dénué je me trouve ; et vous me laissez le chef en quelque sorte, ou du moins l’ancien de vos enfants désolés : viennent donc les vents et les orages pour nous rendre, par la nécessité, l’action et le courage qu’il est impossible de n’avoir pas perdus… Mais où m’emporte une douleur indigne de son sujet ; ce n’est point par des pleurs qu’on honore la mémoire des grands hommes : toute faiblesse est bannie de leur culte ; leur âme héroïque (et celle-là surtout) dédaigna toujours tout autre hommage que les efforts qu’on fait pour les imiter. Ne nous occupons plus, Messieurs, que de cette tâche plus méritoire encore que pénible, et renouvelons, dans ce moment d’angoisse et de tendresse, le serment intérieur que nous fîmes de consacrer nos travaux à l’instruction de nos semblables et au développement de la science, qui doit un jour rendre les sociétés paisibles et prospères et les hommes raisonnables et vertueux.

Buste vénérable qui nous représente les traits de notre commun maître, l’image du père vigilant et tendre que nous avons tous perdu, c’est devant toi, c’est sur l’autel élevé à la charité domestique que nous jurons d’être à jamais fidèles au vœu de la fraternité universelle que notre conscience, éclairée par les leçons de l’homme excellent que tu nous retraces, nous fit prononcer. Ô mon maître qui nous entends, ne fallut-il qu’étendre et perpétuer à jamais ta mémoire, notre zèle tendre ne trouverait rien de difficile, rien de rebutant ; mais tu te ranimerais pour repousser la louange si elle devait être stérile. Vouloir le bien, connaître le bien, faire le bien, éclairer, instruire et ramener l’ordre, voilà le seul hommage digne de t’être offert ; ce sera le culte de notre vie entière : daigne en recevoir le serment solennel et l’offrir à l’auteur de tout bien et de toute vertu auquel tu rapportes maintenant tout le profit qu’ont fait et que feront les talents qu’il te donna à faire valoir dans ta carrière. Daigne, daigne, du haut des cieux, sourire encore à nos travaux et à nos larmes, tandis que ma main tremblante t’offre sur la terre les prémices du laurier qui s’élèvera sur ta tombe et qui ne périra jamais !

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[1] Mort le 16 décembre 1774, à sept heures du soir. (Note de l’original.)

[2] L’éloge a été, peu de temps après, publié dans le premier numéro des Nouvelles Éphémérides économiques, qui ont paru depuis le mois de janvier 1775. Cette revue mensuelle formait la suite de l’organe physiocratique Éphémérides du citoyen, qui avait cessé de paraître en 1772, et elle devait soutenir le régime de Turgot. La rédaction en avait été reprise par le fondateur des anciennes Éphémérides, l’abbé Baudeau, et sa publication a discontinué dès la chute de Turgot (juillet 1776). On trouve dans l’ouvrage Les Mirabeau. Nouvelles études sur la société française au XVIIIe siècle, par Louis de Loménie, Paris 1879, t. I, p. 335, une notice détaillée sur l’assemblée dans laquelle l’éloge a été lu ; voici cette notice :

« Le 20 décembre 1774, au milieu des espérances enthousiastes que faisait naître un nouveau règne, cinq mois après l’entrée de Turgot au ministère, un assez grand nombre de personnes, en habit de deuil, étaient réunies dans le principal salon d’un hôtel de la rue Vaugirard. À l’extrémité du salon, on avait placé un grand socle surmonté d’un buste en marbre, et toute l’assemblée étant tournée vers ce buste avec l’attitude de la douleur et du respect, le maître de la maison prononça un discours assez singulier, surtout pour l’époque, etc. » A. O.

[3] L’ouvrage déjà mentionné de Loménie (Les Mirabeau) t. II, pp.170-172, contient au sujet de la conversion du marquis de Mirabeau à la doctrine de Quesnay, conversion qui a, plus tard, été très célébrée par l’école physiocratique, une relation assez détaillée que nous reproduisons ici :

« Le vieux docteur Quesnay, médecin de madame de Pompadour, tout en soignant avec un zèle extrême la santé de sa belle et peu respectable cliente, ruminait depuis longtemps dans sa tête un système complet de bonheur public. Il avait fait imprimer en 1756, dans l’Encyclopédie, au mot Fermier, quelques aperçus nouveaux sur l’agriculture, qu’il avait développés dans un second article publié en 1757, au mot Grains. Les deux articles, dont la publication était contemporaine de celle de l’Ami des hommes, n’avaient pu servir en rien à l’auteur de ce dernier ouvrage, et quoiqu’ils eussent été remarqués, le docteur n’avait point encore atteint son but, qui était de se procurer des disciples et de fonder une école. En lisant l’Ami des hommes, il fut frappé du rapport que plusieurs idées répandues dans ce livre avaient avec les siennes, mais comme l’ensemble de l’ouvrage lui paraissait souvent en désaccord avec ses doctrines, il écrivit en marge de son exemplaire, ces mots auxquels on reconnaît tout à la fois le médecin et le futur chef de secte : « L’enfant a tété du mauvais lait, la force de son tempérament le redresse souvent dans les résultats, mais il n’entend rien aux principes. » Et il exprime le désir d’une entrevue avec le célèbre écrivain, afin de l’éclairer et de le convertir. Il me fit prier, écrit le marquis de Mirabeau à Longo, de vouloir bien lui faire dire quand je viendrais à Versailles, car il ne quittait son poste ni jour ni nuit ; et quand plus tard il venait chez moi, madame de Pompadour le descendait à ma porte pour deux heures, dans les voyages qu’elle faisait à Paris, c’était tout. — Cette première entrevue, qui eut lieu le matin dans l’entresol que le docteur occupait à Versailles au-dessus de l’appartement de madame de Pompadour, fut orageuse. Quesnay déclara à l’auteur de l’Ami des hommes qu’en partant du principe que la population est la source des richesses, il avait mis la charrue avant les bœufs, et que les écrivains dont il s’était inspiré, notamment Cantillon, l’auteur d’un Essai sur le Commerce, étaient des sots. Le marquis en conclut d’abord que son contradicteur était un fou. Mais il se contint, dit-il, par politesse, rompit la conversation et se retira. Cependant, préoccupé des objections du tenace docteur, il revint le trouver le soir du même jour et, « la lampe entre deux », il reprit la controverse. Ce fut alors, ajoute-t-il, « qu’on fendit le crâne à Goliath » (on devine facilement qui est Goliath et qui est David). Dès cette seconde conversation, le docteur avait conquis le premier et le plus fanatique de ses disciples. Ce patricien si orgueilleux et si ironique ne jurait plus que par le maître ; il lui vouait une sorte de culte qui dura sans altération jusqu’à sa mort, et il allait dès ce moment consacrer toute son activité à développer, à propager les doctrines et à fonder l’école de Quesnay. » — Ibid. p.196 : « La fameuse entrevue dont on a lu le récit eut lieu en juillet 1757 car c’est à la date du 29 juillet de cette année que, dans sa correspondance inédite, le marquis parle pour la première fois à son frère de ses rapports avec le docteur, qu’il qualifie une conquête de la faculté. Il avait en effet conquis le docteur avant d’avoir été conquis par lui, puisqu’on se rappelle que c’était Quesnay qui, séduit par la lecture de l’Ami des hommes, où il reconnaissait cependant des erreurs, avait désiré conférer avec l’auteur pour le redresser et le convertir. » A. O.

[4] Dans l’ouvrage de Loménie, on trouve aussi une relation sur ces assemblées régulières, organisées par le marquis de Mirabeau pour propager la doctrine de Quesnay, et au nombre desquelles il faut placer l’assemblée funèbre elle-même. Le maître, plus libre après la mort de madame de Pompadour (avril 1764), paraît y être venu souvent de Versailles. L’ouvrage cité s’exprime comme suit, t. II, p.262 et suivantes :

« Tout en prodiguant sa prose au recueil qu’il appelle ses chères Éphémérides, l’auteur de l’Ami des hommes avait fondé, dès 1767, ces fameux mardis, parfois tournés en ridicule par Bachaumont ou Grimm, et dont le but était d’entretenir le feu sacré parmi les adeptes de la science, d’en augmenter le nombre et d’attirer à la doctrine les étrangers de distinction qui voyageaient à Paris. Nous donnons, écrit-il le 16 juillet 1767, à son frère qui se trouvait en Provence, deux diners par semaine. Le mardi, ce sont les économistes, sorte de secte (sic) fort renommée, dont je suis un des chefs. Là vient un concours de gens de mérite et de jeunes magnats, qui sont plus aisés à instruire que ceux qu’il faut convertir ; tu y verras pourtant des gens en ce genre de notre âge, comme le maréchal de Broglie, par exemple, puis des étrangers. En un mot, cela tourne au profit de l’humanité et me fait plus d’honneur que de dépenses, car, comme nous nourrissons nos gens, il y a toujours un gros fonds de dîner. Le vendredi, ce sont nos amis, c’est-à-dire madame de Rochefort, MM. de Nivernois, de Brancas, de Flamarens et autres. Celui-là est une plaisanterie habituelle : ils y portent du vin. — Dans la même année, il écrit à un de ses gendres : Nos mardis deviennent fort brillants et sont, par conséquent, très utiles. Vous y auriez vu ce dernier, le maréchal de Broglie, le duc de la Rochefoucauld, et force jeunes notables. — Le marquis maintint ces assemblées du mardi pendant bien des années ; il n’y renonça que sous l’influence du discrédit et de la ruine qui pesèrent à la fois sur sa vieillesse… Après le diner, on lisait des morceaux destinés aux Éphémérides et on agitait toutes les questions économiques ou politiques à l’ordre du jour.

À ces assemblées, madame de Pailli, vaudoise, amie du marquis, parait avoir fait les honneurs. Cela résulte du moins d’une lettre de Le Trosne, adressée d’Orléans à la société économique de Berne, et qui est conservée dans les archives de cette société. On y lit, sous date du 22 août 1767 : « Pendant mon séjour à Paris, j’ai beaucoup cultivé nos maîtres en science économique : M. Quesnay, inventeur de cette science et auquel tout l’honneur en doit être rapporté, M. Mirabeau, M. Turgot, M. Dupont et l’abbé Baudeau, auteur des Éphémérides. M. le marquis de Mirabeau a établi un diner tous les mardis, auquel sont invités de droit tous les amateurs de la science. J’ai eu l’honneur d’y être admis pendant mon séjour et l’on me mande que les plus grands seigneurs du royaume s’empressent aujourd’hui d’y venir puiser des lumières. Madame de Pailli, femme d’un colonel de votre pays, s’y trouve régulièrement. Peut-être la connaissez-vous ; c’est une femme vraiment philosophe et qui joint tous les agréments de son sexe à la profondeur et à la solidité de l’esprit. » (Voir A. Oncken, Der ältere Mirabeau und die Oekonomische Gesellschaft in Bern, Anhang, p.75). A. O.

[5] On ne sait pas d’une manière certaine si Quesnay est mort à Versailles ou à Paris ; ni les Éloges, ni d’autres publications contemporaines ne fournissent de données positives à ce sujet. C’est pourquoi Joseph Garnier, dans son article Quesnay du Dictionnaire de l’Économie politique (Coquelin et Guillaumin, Paris 1873), a fait suivre la phrase « mort à Versailles » d’un (?). La question ne peut donc pas être ainsi tranchée en faveur de Versailles, attendu que Quesnay, comme cela résulte de diverses indications, avait à Paris un logement permanent et avait reçu sa retraite quelque temps avant sa mort (voir page 11, note 1). Toutefois, le fait qu’aucun de ses disciples demeurant à Paris n’a assisté à ses derniers moments, et qu’on loue ici particulièrement l’éditeur des Éphémérides (l’abbé Baudeau) de s’être rendu auprès de Quesnay dès qu’il eut appris que son état s’était aggravé, semble faire pencher définitivement la balance pour Versailles. À Paris, toute la société physiocratique aurait sans doute entouré le lit de mort de son maître. Il faut d’ailleurs remarquer que l’éloge funèbre a été tenu non pas dans la maison mortuaire, devant le cercueil, mais dans le logement, à Paris, du marquis de Mirabeau, devant le buste couronné du défunt et quatre jours après sa mort ; c’était peut-être le jour de l’enterrement à Versailles ; on possède, du reste, aussi peu de renseignements sur l’enterrement que sur le lieu où repose la dépouille de Quesnay. — A. O.

[6] Histoire de la Chine, du P. Duhalde, t. 2, p.322. (Note de l’original.)

[7] Le marquis n’a pas néanmoins tenu sa promesse. Il est vrai qu’un an après sa mort, un ouvrage a été publié sous ce titre : Hommes à célébrer pour avoir bien mérité de l’humanité par leurs écrits sur l’économie politique. Ouvrage publié par P. Boscovich, ami de l’auteur ; Bassano, 1789, 2 vol. in-8°. Cet ouvrage ne contient rien sur Quesnay. A. O.

[8] On ne sait généralement pas que le revirement qui, par la nomination de Turgot au ministère, a rendu dominant en France, pour quelque temps, le système économique de Quesnay, a été fatal au maître pour sa position personnelle à la cour. Seul l’Éloge de Mirabeau fait une communication à ce sujet, et il en ressort que le premier médecin ordinaire a été contraint par un décret formel à prendre sa retraite et était ainsi tombé en pleine disgrâce. La cause en est-elle due à un fait qui se serait passé au lit de mort de Louis XV, ainsi que cela parait être le cas, ou à une autre circonstance ? C’est ce que l’on ne saurait dire avec certitude. Toutefois, l’aversion profonde de Louis XVI pour toutes les personnes qui ont eu une part dans les menées des maîtresses de son grand-père, est trop connue pour que l’on puisse admettre, avec Mirabeau, qu’il a fallu une puissante intrigue pour amener la chute de Quesnay. Il faut supposer qu’il y a beaucoup de vrai dans l’expression du bailli de Mirabeau à son frère ainé, que Quesnay, « existant par le plus grand de tous les abus, crie contre les abus ». Bien que l’on doive rendre hommage à l’intégrité personnelle du médecin ordinaire de Versailles, et que l’on doive même considérer comme exemplaire dans son genre la fidélité inaltérable avec laquelle il est resté attaché à sa bienfaitrice, la marquise de Pompadour (voir ci-après des renseignements à ce sujet tirés des mémoires de Madame du Hausset et de Marmontel), il est néanmoins incontestable que la postérité ne lui fait pas grand honneur de sa liaison avec la maîtresse mal famée de Louis XV. On conçoit que les disciples de Quesnay aient cherché à cacher tant sa position vis-à-vis de la marquise de Pompadour que sa disgrâce finale. Si nous ne possédions pas les mémoires de Madame du Hausset, nous ne saurions à peu près rien à l’égard de cette position. Et quant à la mise à la retraite de Quesnay, nous ne trouvons rien à ce sujet dans toute la littérature physiocratique, outre l’indication ci-dessus. Cependant, le fait lui-même a été confirmé par une notice du 26 juillet 1774, publiée dans les Göttinger Gelehrten Anzeigen, et conçue dans les termes suivants :

‘‘Versailles, Nachdem seit verschiedenen Jahren die wichtige Bedienung eines ersten Leibarztes erledigt geblieben war, hat der neue König am 7. Mai ( ? la mort de Louis XV n’est survenue que le 10 mai) dieselbe mit dem rülimten Herrn Lieutaud wieder besetzt, dessen wichtige Werke wir verschiedentlich angezeigt haben. Herr Quesnay, welcher Leibarzt en survivance war, ist als veraltet in seiner Ruhe gelassen, und an seine Stelle Herr de la Sone, der Königin Leibarzt befördert worden.’’

(Comparer, au sujet de la position officielle de Quesnay à la cour, la note page 15.) Il est fort possible que cette mise à la retraite qui, suivant les paroles de Mirabeau, a profondément blessé celui qui en était l’objet, a aussi contribué à hâter sa mort, qui a eu lieu peu de mois après. Quoiqu’il en soit, il résulte de ce qui précède que le soir de la vie du créateur de la physiocratie n’a nullement été aussi serein qu’on pourrait être disposé à le croire en raison de la nomination de Turgot (19 juillet) à un fauteuil ministériel. A. O.

 

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