Essai sur la nature du commerce en général, par Richard Cantillon

ESSAI SUR LA NATURE DU COMMERCE EN GENERAL

par Richard Cantillon

 

***

 

PREMIÈRE PARTIE

I. De la richesse

La terre est la source ou la matière d’où l’on tire la richesse ; le travail de l’homme est la forme qui la produit : et la richesse en elle-même n’est autre chose que la nourriture, les commodités et les agréments de la vie. 

La terre produit de l’herbe, des racines, des grains, du lin, du coton, du chanvre, des arbrisseaux et bois de plusieurs espèces, avec des fruits, des écorces et feuillages de diverses sortes, comme celles des mûriers pour les vers à soie ; elle produit des mines et minéraux. Le travail de l’homme donne la forme de richesse à tout cela.

Les rivières et les mers fournissent des poissons pour la nourriture de l’homme, et plusieurs autres choses pour l’agrément. Mais ces mers et ces rivières appartiennent aux terres adjacentes, ou sont communes ; et le travail de l’homme en tire le poisson et autres avantages.

II. Des sociétés d’hommes

De quelque manière que se forme une société d’hommes, la propriété des terres qu’ils habitent appartiendra nécessairement à un petit nombre d’entre eux. 

Dans les sociétés errantes, comme les hardes des tartares et les camps des Indiens qui vont d’un lieu à un autre avec leurs bestiaux et familles, il faut que le capitaine ou le roi qui les conduit règle les limites de chaque chef de famille, et les quartiers d’un chacun autour du camp. Autrement il y aurait toujours des contestations pour les quartiers ou commodités, les bois, les herbes, l’eau, etc. mais lorsqu’on aura réglé les quartiers et les limites d’un chacun, cela vaudra autant qu’une propriété pour le temps qu’ils y séjournent.

Dans les sociétés plus régulières : si un prince à la tête d’une armée a  conquis un pays, il distribuera les terres à ses officiers ou favoris, suivant leur mérite ou son bon plaisir (cas où est originairement la France) ; il établira des lois pour en conserver la propriété à eux et à leurs descendants : ou bien il se réservera la propriété des terres, et emploiera ses officiers ou favoris au soin de les faire valoir ; ou les leur cédera à condition d’en payer tous les ans un certain cens, ou redevance ; ou il leur cédera en se réservant la liberté de les taxer tous les ans suivant ses besoins et leurs facultés. Dans tous ces cas, ces officiers ou favoris, soit qu’ils soient propriétaires absolus, soit dépendants, soit qu’ils soient intendants ou inspecteurs du produit des terres, ils ne feront qu’un petit nombre par rapport à tous les habitants.

Que si le prince fait la distribution des terres par portions égales à tous les habitants, elles ne laisseront pas dans la suite de tomber en partage à un petit nombre. Un habitant aura plusieurs enfants, et ne pourra laisser à chacun d’eux une portion de terre égale à la sienne : un autre mourra sans enfants, et laissera sa portion à celui qui en a déjà, plutôt qu’à celui qui n’en a pas : un troisième sera fainéant, extravagant ou maladif, et se verra obligé de vendre sa portion à un autre qui a de la frugalité et de l’industrie, qui augmentera continuellement ses terres par de nouveaux achats, auxquels il emploiera le travail de ceux qui, n’ayant aucune portion de terre à eux, seront obligés de lui offrir leur travail pour subsister.

Dans le premier établissement de Rome, on donna à chaque habitant deux journaux de terre : cela n’empêcha pas qu’il n’y eût bientôt après une inégalité aussi grande dans les patrimoines que celle que nous voyons aujourd’hui dans tous les États de l’Europe. Les terres tombèrent en partage à un petit nombre.

En supposant donc que les terres d’un nouvel État appartiennent à un petit nombre de personnes, chaque propriétaire fera valoir ses terres par ses mains, ou les donnera à un ou plusieurs fermiers : dans cette économie, il faut que les fermiers et laboureurs trouvent leur subsistance, cela est de nécessité indispensable, soit qu’on fasse valoir les terres pour le compte du propriétaire même, ou pour celui du fermier. On donne le surplus du produit de la terre aux ordres du propriétaire ; celui-ci en donne une partie aux ordres du prince ou de l’État, ou bien le fermier donnera cette partie directement au prince, en la rabattant au propriétaire.

Pour ce qui est de l’usage auquel on doit employer la terre, il est préalable d’en employer une partie à l’entretien et nourriture de ceux qui y travaillent et la font valoir : le reste dépend principalement des humeurs et de la manière de vivre du prince, des seigneurs de l’État et du propriétaire ; s’ils aiment la boisson, il faut cultiver des vignes ; s’ils aiment les soieries, il faut planter des mûriers et élever des vers à soie ; et de plus il faut employer une partie proportionnée de la terre à maintenir tous ceux qu’il faut pour ce travail ; s’ils aiment les chevaux, il faut des prairies ; et ainsi du reste.

Cependant si on suppose que les terres n’appartiennent à personne en particulier, il n’est pas facile de concevoir qu’on y puisse former une société d’hommes : nous voyons dans les terres communes, par exemple, d’un village, qu’on règle le nombre des bestiaux que chacun des habitants a la liberté d’y envoyer ; et si on laissait les terres au premier qui les occuperait dans une nouvelle conquête ou découverte d’un pays, il faudrait toujours revenir à une règle pour en fixer la propriété, pour y pouvoir établir une société d’hommes, soit que la force ou la police décidât de cette règle.

III. Des villages

Quelque emploi qu’on fasse de la terre, soit pâturage, blé, vignes, il faut que les fermiers ou laboureurs, qui en conduisent le travail, résident tout proche ; autrement le temps qu’il faudrait pour aller à leurs champs et revenir à leurs maisons, consommerait une trop grande partie de la journée. De ce point dépend la nécessité des villages répandus dans toutes les campagnes et terres cultivées, où l’on doit avoir aussi des maréchaux et charrons pour les outils, la charrue et les charrettes dont on a besoin ; surtout lorsque le village est éloigné des bourgs et villes. La grandeur d’un village est naturellement proportionnée en nombre d’habitants, à celui que les terres, qui en dépendent, demandent pour le travail journalier, et à celui des artisans qui y trouvent assez d’occupation par le service des fermiers et laboureurs : mais ces artisans ne sont pas tout à fait si nécessaires dans le voisinage des villes où les laboureurs peuvent aller sans perdre beaucoup de temps.

Si un ou plusieurs des propriétaires des terres de la dépendance du village y font leur résidence, le nombre des habitants sera plus grand, à proportion des domestiques et artisans qu’ils y attireront, et des cabarets qui s’y établiront pour la commodité des domestiques et ouvriers qui gagneront leur vie avec ces propriétaires.

Si la terre n’est propre que pour nourrir des troupeaux de moutons, comme dans les dunes et landes, les villages seront plus rares et plus petits, parce que la terre ne demande qu’un petit nombre de pasteurs.

Si la terre ne produit que des bois, dans des terres sablonneuses, où il ne croît point d’herbe pour la nourriture des bestiaux, et si elle est éloignée des villes et rivières, ce qui rend ces bois inutiles pour la consommation, comme l’on en voit plusieurs en Allemagne, il n’y aura de maisons et villages qu’autant qu’il en faut pour recueillir les glands, et nourrir des cochons dans la saison : mais si la terre est entièrement stérile, il n’y aura ni villages ni habitants. 

IV. Des bourgs

Il y a des villages où l’on a érigé des marchés, par le crédit de quelque propriétaire ou seigneur en cour. Ces marchés, qui se tiennent une ou deux fois la semaine, encouragent plusieurs petits entrepreneurs et marchands de s’établir dans ce lieu ; ou ils achètent au marché les denrées qu’on y apporte des villages d’alentour, pour les transporter et vendre dans les villes ; ils prennent en échange dans la ville, du fer, du sel, du sucre et d’autres marchandises, qu’on vend, les jours de marché, aux habitants des villages : on voit aussi plusieurs petits artisans s’établir dans ces lieux, comme des serruriers, menuisiers et autres, pour les besoins des villageois qui n’en ont pas dans leurs villages, et enfin ces villages deviennent des bourgs. Un bourg étant placé comme dans le centre des villages, dont les habitants viennent au marché, il est plus naturel et plus facile que les villageois y apportent leurs denrées les jours de marché pour les y vendre, et qu’ils y achètent les marchandises dont ils ont besoin, que de voir porter ces marchandises par les marchands et entrepreneurs dans les villages, pour y recevoir en échange les denrées des villageois. 1° Les circuits des marchands dans les villages multiplieraient la dépense des voitures, sans nécessité. 2° Ces marchands seraient peut-être obligés d’aller dans plusieurs villages avant que de trouver la qualité et la quantité des denrées qu’ils veulent acheter. 3° Les villageois seraient le plus souvent aux champs lors de l’arrivée de ces marchands, et, ne sachant quelles espèces de denrées il leur faudrait, ils n’auraient rien de prêt et en état. 4° Il serait presque impossible de fixer le prix des denrées et des marchandises dans les villages, entre ces marchands et les villageois. Le marchand refuserait dans un village le prix qu’on lui demande de la denrée, dans l’espérance de la trouver à meilleur marché dans un autre village, et le villageois refuserait le prix que le marchand lui offre de sa marchandise, dans l’espérance qu’un autre marchand qui viendra, la prendra à meilleur compte.

On évite tous ces inconvénients lorsque les villageois viennent les jours de marché au bourg, pour y vendre leurs denrées, et y acheter les marchandises dont ils ont besoin. Les prix s’y fixent par la proportion des denrées qu’on y expose en vente et de l’argent qu’on y offre pour les acheter ; cela se passe dans la même place, sous les yeux de tous les villageois de différents villages, et des marchands ou entrepreneurs du bourg.  Lorsque le prix a été déterminé avec quelques-uns, les autres suivent sans difficulté, et l’on constate ainsi le prix du marché de ce jour-là. Le paysan retourne dans son village et reprend son travail.

La grandeur du bourg est naturellement proportionnée au nombre des fermiers et laboureurs qu’il faut pour cultiver les terres qui en dépendent, et au nombre des artisans et petits marchands que les villages du ressort de ce bourg emploient, avec leurs assistants et chevaux, et enfin au nombre des personnes que les propriétaires des terres qui y résident y font vivre.

Lorsque les villages du ressort d’un bourg (c’est-à-dire dont les habitants portent ordinairement leurs denrées au marché de ce bourg) sont considérables, ils ont beaucoup de produit, le bourg deviendra considérable et gros à proportion ; mais lorsque les villages d’alentour ont peu de produit, le bourg est aussi bien pauvre et chétif.

V. Des villes

Les propriétaires qui n’ont que de petites portions de terre vivent ordinairement dans les bourgs et villages, proche de leurs terres et fermiers. Le transport des denrées qui leur en reviennent, dans les villes éloignées, les mettrait hors d’État de vivre commodément dans ces villes. Mais les propriétaires qui ont plusieurs grandes terres ont le moyen d’aller résider loin de leurs terres, pour jouir d’une agréable société, avec d’autres propriétaires et seigneurs de même espèce.

Si un prince ou seigneur, qui a reçu de grandes concessions de terres lors de la conquête ou découverte d’un pays, fixe sa demeure dans quelque lieu agréable, et si plusieurs autres seigneurs y viennent faire leur résidence pour être à portée de se voir souvent, et jouir d’une société agréable, ce lieu deviendra une ville : on y bâtira de grandes maisons pour la demeure des seigneurs en question ; on y en bâtira une infinité d’autres pour les marchands, les artisans, et gens de toutes sortes de professions, que la résidence de ces seigneurs attirera dans ce lieu. Il faudra pour le service de ces seigneurs, des boulangers, des bouchers, des brasseurs, des marchands de vin, des fabricants de toutes espèces : ces entrepreneurs bâtiront des maisons dans le lieu en question, ou loueront des maisons bâties par d’autres entrepreneurs. Il n’y a pas de grand seigneur dont la dépense pour sa maison, son train et ses domestiques, n’entretienne des marchands et artisans de toutes espèces, comme on peut le voir par les calculs particuliers que j’ai fait faire dans le supplément de cet essai.

Comme tous ces artisans et entrepreneurs se servent mutuellement, aussi bien que les seigneurs en droiture, on ne s’aperçoit pas que l’entretien des uns et des autres tombe finalement sur les seigneurs et propriétaires des terres. On ne s’aperçoit pas que toutes les petites maisons dans une ville, telle qu’on la décrit ici, dépendent et subsistent de la dépense des grandes maisons. On fera cependant voir dans la suite, que tous les ordres et habitants d’un État subsistent aux dépens de propriétaires des terres. La ville en question s’agrandira encore, si le roi ou le gouvernement y établit des cours de justice, auxquelles les habitants des bourgs et villages de la province doivent avoir recours. Il faudra une augmentation d’entrepreneurs et d’artisans de toutes sortes, pour l’entretien des gens de justice et des plaideurs.

Si l’on établit dans cette même ville des ouvrages et manufactures au-delà de la consommation intérieure, pour les transporter et vendre chez l’étranger, elle sera grande à proportion des ouvriers et artisans qui y subsistent aux dépens de l’étranger.

Mais si nous écartons ces idées pour ne point embrouiller notre sujet, on peut dire que l’assemblage de plusieurs riches propriétaires de terres, qui résident ensemble dans un même lieu, suffit pour former ce qu’on appelle une ville, et que plusieurs villes en Europe, dans l’intérieur des terres, doivent le nombre de leurs habitants à cet assemblage : auquel cas, la grandeur d’une ville est naturellement proportionnée au nombre des propriétaires des terres, qui y résident, ou plutôt au produit des terres qui leur appartiennent, en rabattant les frais du transport à ceux dont les terres en sont les plus éloignées, et la part qu’ils sont obligés de fournir au roi ou à l’État, qui doit ordinairement être consommée dans la capitale. 

VI. Des villes capitales 

Une capitale se forme de la même manière qu’une ville de province ; avec cette différence, que les plus gros propriétaires des terres de tout l’État résident dans la capitale ; que le roi ou le gouvernement suprême y fait sa demeure, et y dépense les revenus de l’État ; que les cours de justice en dernier ressort y résident ; que c’est ici le centre des modes que toutes les provinces prennent pour modèle ; que les propriétaires des terres, qui résident dans les provinces, ne laissent pas de venir quelquefois passer quelque temps dans la capitale, et d’y envoyer leurs enfants pour les façonner. Ainsi toutes les terres de l’État contribuent plus ou moins à la subsistance des habitants de la capitale.

Si un souverain quitte une ville pour faire sa résidence dans une autre, la noblesse ne manquera pas de le suivre, et de faire sa résidence avec lui dans la nouvelle ville, qui deviendra grande et considérable aux dépens de la première. Nous en avons un exemple tout récent dans la ville de Pétersbourg, au désavantage de Moscou ; et l’on voit beaucoup de villes anciennes, qui étaient considérables, tomber en ruine, et d’autres renaître de leurs débris. On construit ordinairement les grandes villes sur le bord de la mer ou des grandes rivières, pour la commodité des transports ; parce que le transport par eau, des denrées et marchandises nécessaires pour la subsistance et commodité des habitants, est à bien meilleur marché, que les voitures et transport par terre.

VII. Le travail d’un laboureur vaut moins que celui d’un artisan

Le fils d’un laboureur, à l’âge de sept ou douze ans, commence à aider son père, soit à garder les troupeaux, soit à remuer la terre, soit à d’autres ouvrages de la campagne, qui ne demandent point d’art ni d’habileté.

Si son père lui faisait apprendre un métier, il perdrait à son absence pendant tout le temps de son apprentissage, et serait encore obligé de payer son entretien et les frais de son apprentissage pendant plusieurs années : voilà donc un fils à charge à son père, et dont le travail ne rapporte aucun avantage qu’au bout d’un certain nombre d’années. La vie d’un homme n’est calculée qu’à dix ou douze années ; et comme on en perd plusieurs à apprendre un métier, dont la plupart demandent en Angleterre sept années d’apprentissage, un laboureur ne voudrait jamais en faire apprendre aucun à son fils, si les gens de métier ne gagnaient bien plus que les laboureurs.

Ceux donc, qui emploient des artisans ou gens de métier, doivent nécessairement payer leur travail plus haut que celui d’un laboureur ou manœuvre ; et ce travail sera nécessairement cher, à proportion du temps qu’on perd à l’apprendre, et de la dépense et du risque qu’il faut pour s’y perfectionner.

Les gens de métier eux-mêmes ne font pas apprendre le leur à tous leurs enfants ; il y en aurait trop pour le besoin qu’on en a dans une ville, ou un État, il s’en trouverait beaucoup qui n’auraient point assez d’ouvrage ; cependant ce travail est toujours naturellement plus cher que celui des laboureurs.

VIII. Les artisans gagnent, les uns plus les autres moins, selon les cas et les circonstances différentes

Si deux tailleurs font tous les habits d’un village, l’un pourra avoir plus de chalands que l’autre, soit par sa manière d’attirer les pratiques, soit parce qu’il travaille plus proprement ou plus durablement que l’autre, soit qu’il suive mieux les modes dans la coupe des habits.

Si l’un meurt, l’autre se trouvant plus pressé d’ouvrage, pourra hausser le prix de son travail, en expédiant les uns préférablement aux autres, jusqu’au point que les villageois trouveront mieux leur compte de porter leurs habits à faire dans quelque autre village, bourg ou ville, en perdant le temps d’y aller et revenir, ou jusqu’à ce qu’il revienne un autre tailleur pour demeurer dans leur village, et pour y partager le travail.

Les métiers qui demandent le plus de temps pour s’y perfectionner, ou plus d’habileté et d’industrie, doivent naturellement être les mieux payés. Un habile faiseur de cabinets doit recevoir un meilleur prix de son travail qu’un menuisier ordinaire, et un bon horloger plus qu’un maréchal.

Les arts et métiers qui sont accompagnés de risques et dangers, comme fondeurs, mariniers, mineurs d’argent, etc. doivent être payés à proportion des risques. Lorsque outre les dangers, il faut de l’habileté, ils doivent encore être payés d’avantage ; tels sont les pilotes, plongeurs, ingénieurs, etc. Lorsqu’il faut de la capacité et de la confiance, on paie encore le travail plus cher, comme aux joailliers, teneurs de compte, caissiers, et autres.

Par ces inductions, et cent autres qu’on pourrait tirer de l’expérience ordinaire, on peut voir facilement que la différence de prix qu’on paie pour le travail journalier est fondée sur des raisons naturelles et sensibles.

IX. Le nombre de laboureurs, artisans et autres, qui travaillent dans un État, se proportionne naturellement au besoin qu’on en a

Si tous les laboureurs dans un village élèvent plusieurs fils au même travail, il y aura trop de laboureurs pour cultiver les terres de la dépendance de ce village, et il faut que les surnuméraires adultes aillent quelque autre part chercher à gagner leur vie, comme ils font ordinairement dans les villes : s’il en reste quelques-uns auprès de leurs pères, comme ils ne trouveront pas tous suffisamment de l’emploi, ils vivront dans une grande pauvreté, et ne se marieront pas, faute de moyens pour élever des enfants, ou s’ils se marient, peu après les enfants survenus périssent par la misère avec le père et la mère, comme nous le voyons journellement en France.

Ainsi si le village continue dans la même situation de travail, et tire sa subsistance en travaillant dans la même portion de terre, il n’augmentera pas dans mille ans en nombre d’habitants.

Il est vrai que les femmes et filles de ce village peuvent, aux heures qu’elles ne travaillent pas aux champs, s’occuper à filer, à tricoter, ou à faire d’autres ouvrages qu’on pourra vendre dans les villes ; mais cela suffit rarement pour élever les enfants surnuméraires, qui quittent le village pour chercher fortune ailleurs.

On peut faire le même raisonnement des artisans d’un village. Si un seul tailleur y fait tous les habits, et qu’il élève trois fils au même métier, comme il n’y a de l’ouvrage que pour un seul qui lui succédera, il faut que les deux autres aillent chercher à gagner leur vie ailleurs : s’ils ne trouvent pas de l’emploi dans la ville prochaine, il faut qu’ils aillent plus loin, ou qu’ils changent de profession pour gagner leur vie, qu’ils deviennent laquais, soldats, mariniers, etc.

Il est aisé de juger par la même façon de raisonner, que les laboureurs, artisans et autres, qui gagnent leur vie par le travail, doivent se proportionner en nombre à l’emploi et au besoin qu’on en a dans les bourgs et dans les villes.

Mais si quatre tailleurs suffisent pour faire tous les habits d’un bourg, s’il y survient un cinquième tailleur, il y pourra attraper de l’emploi aux dépens des autres quatre ; de manière que si l’ouvrage vient à être partagé entre les cinq tailleurs, aucun d’eux n’aura suffisamment de l’ouvrage, et chacun en vivra plus pauvrement.

Il arrive souvent que les laboureurs et artisans n’ont pas suffisamment de l’emploi lorsqu’il en survient un trop grand nombre pour partager le travail. Il arrive aussi qu’ils sont privés de l’emploi qu’ils avaient par des accidents et par une variation dans la consommation ; il arrivera aussi qu’il leur surviendra trop d’ouvrage, suivant les cas et les variations : quoi qu’il en soit, lorsqu’ils manquent d’emploi, ils quittent les villages, bourgs, ou villes où ils demeurent, en tel nombre, que celui qui reste est toujours proportionné à l’emploi qui suffit pour les faire subsister ; et lorsqu’il survient une augmentation constante de travail, il y a à gagner, et il en survient assez d’autres pour partager le travail.

Par ces inductions il est aisé de comprendre que les Écoles de charité en Angleterre et les projets en France, pour augmenter le nombre des artisans sont fort inutiles.  Si le roi de France envoyait cent mille sujets à ses frais en Hollande, pour y apprendre la marine, ils seraient inutiles à leur retour si on n’envoyait pas plus de vaisseaux en mer qu’auparavant. Il est vrai qu’il serait d’un grand avantage dans un État de faire apprendre aux sujets, à faire les manufactures qu’on a coutume de tirer de l’étranger, et tous les autres ouvrages qu’on y achète ; mais je ne considère à présent qu’un État par rapport à lui-même.

Comme les artisans gagnent plus que les laboureurs, ils sont plus en État que les derniers, d’élever leurs enfants à des métiers ; et on ne peut jamais manquer d’artisans dans un État, lorsqu’il y a suffisamment de l’ouvrage pour les employer constamment.

X. Le prix et la valeur intrinsèque d’une chose en général est la mesure de la terre et du travail qui entrent dans sa production

Un arpent de terre produit plus de blé, ou nourrit plus de moutons, qu’un autre arpent : le travail d’un homme est plus cher que celui d’un autre homme, suivant l’art et les occurrences, comme on l’a déjà expliqué. Si deux arpents de terre sont de même bonté, l’un entretiendra autant de moutons et produira la même quantité de laine que l’autre arpent, supposant le travail le même ; et la laine produite par l’un se vendra au même prix que celle qui est produite par l’autre.

Si l’on travaille la laine d’un côté en un habit de gros drap, et la laine de l’autre en un habit de drap fin ; comme ce dernier habit demandera un plus grand travail, et un travail plus cher que celui de gros drap, il sera quelquefois dix fois plus cher, quoique l’un et l’autre habits contiennent la même quantité de laine et d’une même bonté. La quantité du produit de la terre, et la quantité aussi bien que la qualité du travail, entreront nécessairement dans le prix.

Une livre de lin travaillé en dentelles fines de Bruxelles, demande le travail de quatorze personnes pendant une année ou le travail d’une personne pendant quatorze années, comme on peut le voir par un calcul des différentes parties du travail, dans le supplément. On y voit aussi que le prix qu’on donne de ces dentelles suffit pour payer l’entretien d’une personne pendant quatorze ans, et pour payer encore les profits de tous les entrepreneurs et marchands qui s’en mêlent.

Le ressort d’acier fin, qui règle une montre d’Angleterre, se vend ordinairement à un prix qui rend la proportion de la matière au travail, ou de l’acier au ressort, comme un à un, de manière que le travail fait ici la valeur presque entière de ce ressort, voyez-en le calcul au supplément. 

D’un autre côté, le prix du foin d’une prairie, rendu sur les lieux, ou d’un bois qu’on veut couper, est réglé sur la matière, ou sur le produit de la terre, suivant sa bonté.

Le prix d’une cruche d’eau de la rivière de Seine n’est rien, parce que c’est une matière immense qui ne tarit point ; mais on en donne un sol dans les rues de Paris, ce qui est le prix ou la mesure du travail du porteur d’eau.

Par ces inductions et exemples, je crois qu’on comprendra que le prix ou la valeur intrinsèque d’une chose, est la mesure de la quantité de terre et du travail qui entre dans sa production, eu égard à la bonté ou produit de la terre, et à la qualité du travail. 

Mais il arrive souvent que plusieurs choses qui ont actuellement cette valeur intrinsèque, ne se vendent pas au marché suivant cette valeur : cela dépendra des humeurs et des fantaisies des hommes, et de la consommation qu’ils feront. 

Si un seigneur coupe des canaux et élève des terrasses dans son jardin, la valeur intrinsèque en sera proportionnée à la terre et au travail ; mais le prix à la vérité ne suivra pas toujours cette proportion : s’il offre de vendre ce jardin, il se peut faire que personne ne voudra lui en donner la moitié de la dépense qu’il y a faite ; et il se peut aussi faire, si plusieurs personnes en ont envie, qu’on lui en donnera le double de la valeur intrinsèque, c’est-à-dire, de la valeur du fond et de la dépense qu’il y a faite.

Si les fermiers dans un État sèment plus de blé qu’à l’ordinaire, c’est-à-dire, beaucoup plus de blé qu’il n’en faut pour la consommation de l’année, la valeur intrinsèque et réelle du blé correspondra à la terre et au travail qui entrent dans sa production : mais comme il y en a une trop grande abondance, et plus de vendeurs que d’acheteurs ; le prix du blé au marché tombera nécessairement au-dessous du prix ou valeur intrinsèque. Si au contraire les fermiers sèment moins de blé qu’il ne faut pour la consommation, il y aura plus d’acheteurs que de vendeurs, et le prix du blé au marché haussera au-dessus de sa valeur intrinsèque.

Il n’y a jamais de variation dans la valeur intrinsèque des choses ; mais l’impossibilité de proportionner la production des marchandises et  denrées à leur consommation dans un État, cause une variation journalière, et un flux et reflux perpétuel dans les prix du marché. Cependant dans les sociétés bien réglées, les prix du marché des denrées et marchandises dont la consommation est assez constante et  uniforme, ne s’écartent pas beaucoup cela valeur intrinsèque ; et lorsqu’il ne survient pas des années trop stériles ou trop abondantes, les magistrats des villes sont toujours en état de fixer le prix du marché de beaucoup de choses, comme du pain et de la viande, sans que personne ait de quoi s’en plaindre.

La terre est la matière, et le travail la forme, de toutes les denrées et marchandises ; et comme ceux qui travaillent doivent nécessairement subsister du produit de la terre, il semble qu’on pourrait trouver un rapport de la valeur du travail à celui du produit de la terre : ce sera le sujet du chapitre suivant.

XI. Du pair ou rapport de la valeur de la terre à la valeur du travail

Il ne paraît pas que la providence ait donné le droit de la possession des terres à un homme plutôt qu’à un autre. Les titres les plus anciens sont fondés sur la violence et les conquêtes.  Les terres du Mexique appartiennent aujourd’hui à des Espagnols, et celles de Jérusalem à des Turcs. Mais de quelque manière qu’on parvienne à la propriété et possession des terres, nous avons déjà remarqué qu’elles échéent toujours à un petit nombre de personnes par rapport à tous les habitants.

Si un propriétaire d’une grande terre entreprend de la faire valoir lui-même, il emploiera des esclaves, ou des gens libres, pour y travailler : s’il y emploie plusieurs esclaves, il faut qu’il ait des inspecteurs pour les faire travailler ; il faut qu’il ait aussi des esclaves artisans, pour se procurer toutes les commodités et agréments de la vie, et à ceux qu’il emploie ; il faut qu’il fasse apprendre des métiers à d’autres pour la continuation du travail.

Dans cette économie, il faut qu’il donne une simple subsistance à ses laboureurs esclaves et de quoi élever leurs enfants. Il faut qu’il donne à leurs inspecteurs des avantages proportionnés à la confiance et à l’autorité qu’ils ont ; il faut qu’il maintienne les esclaves, auxquels il fait apprendre des métiers, pendant le temps de leur apprentissage sans fruit, et qu’il accorde aux esclaves artisans qui travaillent, et à leurs inspecteurs, qui doivent être entendus dans les métiers, une subsistance plus forte à proportion que celle des esclaves laboureurs, etc. à cause que la perte d’un artisan serait plus grande que celle d’un laboureur, et qu’on en doit avoir plus de soin, attendu qu’il en coûte toujours pour faire apprendre un métier pour les remplacer.

Dans cette supposition, le travail du plus vil esclave adulte, vaut au moins et correspond à la quantité de terre que le propriétaire est obligé d’employer pour sa nourriture et ses commodités nécessaires, et encore au double de la quantité de terre qu’il faut pour élever un enfant jusqu’à l’âge du travail, attendu que la moitié des enfants qui naissent, meurent avant l’âge de dix-sept ans, suivant les calculs et observations du célèbre docteur Halley : ainsi il faut élever deux enfants pour en conserver un dans l’âge de travail, et il semblerait que ce compte ne suppléerait pas assez pour la continuation du travail, parce que les hommes adultes meurent à tout âge.

Il est vrai que la moitié des enfants qui naissent et qui meurent avant l’âge de dix-sept ans, décèdent bien plus vite dans les premières années de leur vie que dans les suivantes, puisqu’il meurt un bon tiers de ceux qui naissent, dès la première année. Cette circonstance semble diminuer la dépense qu’il faut pour élever un enfant jusqu’à l’âge du travail : mais comme les mères perdent beaucoup de temps à soigner leurs enfants dans leurs infirmités et enfance, et que les filles mêmes adultes n’égalent pas le travail des Mâles, et gagnent à peine de quoi subsister ; il semble que pour conserver un de deux enfants qu’on élève jusqu’à l’âge de virilité ou du travail, il faut employer autant de produit de terre que pour la subsistance d’un esclave adulte, soit que le propriétaire élève lui-même dans sa maison ou y fasse élever ces enfants, soit que le père esclave les élève dans une maison ou hameau à part. Ainsi je conclus que le travail journalier du plus vil esclave, correspond en valeur au double du produit de terre dont il subsiste, soit que le propriétaire le lui donne pour sa propre subsistance et celle de sa famille ; soit qu’il le fasse subsister avec sa famille dans sa maison. C’est une matière qui n’admet pas un calcul exact, et dans laquelle la précision n’est pas même fort nécessaire, il suffit qu’on ne s’y éloigne pas beaucoup de la réalité.

Si le propriétaire emploie à son travail des vassaux ou paysans libres, il les entretiendra probablement un peu mieux qu’il ne ferait des esclaves, et ce, suivant la coutume du lieu ; mais encore dans cette supposition, le travail du laboureur libre doit correspondre en valeur au double du produit de terre qu’il faut pour son entretien ; mais il serait toujours plus avantageux au propriétaire d’entretenir des esclaves, que des paysans libres, attendu que lorsqu’il en aura élevé un trop grand nombre pour son travail, il pourra vendre les surnuméraires comme ses bestiaux, et qu’il en pourra tirer un prix proportionné à la dépense qu’il aura faite pour les élever jusqu’à l’âge de virilité ou de travail ; hors des cas de la vieillesse et de l’infirmité.

On peut de même estimer le travail des artisans esclaves au double du produit de terre qu’ils consument ; celui des inspecteurs de travail, de même, suivant les douceurs et avantages qu’on leur donne au-dessus de ceux qui travaillent sous leur conduite.

Les laboureurs ou artisans, lorsqu’ils ont leur double portion dans leur propre disposition, s’ils sont mariés emploient une portion pour leur propre entretien, et l’autre pour celui de leurs enfants.

S’ils sont garçons, ils mettront à part une petite partie de leur double portion, pour se mettre en État de se marier, et faire un petit fond pour le ménage ; mais le plus grand nombre consumera la double portion pour leur propre entretien.

Par exemple, le paysan marié se contentera de vivre de pain, de fromage, de légumes, etc. mangera rarement de la viande, boira peu de vin ou de bière, n’aura guère que des habits vieux et mauvais, qu’il portera le plus longtemps qu’il pourra : il emploiera le surplus de sa double portion à élever et entretenir ses enfants ; au lieu que le paysan garçon mangera le plus souvent qu’il pourra de la viande, et se donnera des habits neufs, etc. et par conséquent emploiera sa double portion pour son entretien ; ainsi il consumera deux fois plus de produit de terre sur sa personne que ne fera le paysan marie.

Je ne considère pas ici la dépense de la femme, je suppose que son travail suffit à peine pour son propre entretien, et lorsqu’on voit un grand nombre de petits enfants dans un de ces pauvres ménages, je suppose que quelques personnes charitables contribuent quelque chose à leur subsistance, sans quoi il faut que le mari et la femme se privent d’une partie de leur nécessaire pour faire vivre leurs enfants.

Pour mieux comprendre ceci, il faut savoir qu’un pauvre paysan peut s’entretenir, au plus bas calcul, du produit d’un arpent et demi de terre, en se nourrissant de pain et de légumes, en portant des habits de chanvre et des sabots, etc. au lieu que s’il se peut donner du vin et de la viande, des habits de drap, etc. il pourra dépenser, sans ivrognerie ni gourmandise, et sans aucun excès, le produit de quatre jusqu’à dix arpents de terre de moyenne bonté, comme sont la plupart des terres en Europe, l’une portant l’autre ; j’ai fait faire des calculs qu’on trouvera au supplément, pour constater la quantité de terre dont un homme peut consommer le produit de chaque espèce de nourriture, habillement, et autres choses nécessaires à la vie, dans une année, suivant les façons de vivre de notre Europe, où les paysans des différents pays sont souvent nourris et entretenus assez différemment.

C’est pourquoi je n’ai pas déterminé à combien de terre le travail du plus vil paysan ou laboureur correspond en valeur, lorsque j’ai dit qu’il vaut le double du produit de la terre qui sert à l’entretenir ; car cela varie suivant la façon de vivre dans les différents pays. Dans quelques provinces méridionales de France, le paysan s’entretient du produit d’un arpent et demi de terre, et on y peut estimer son travail, égal au produit de trois arpents. Mais dans le comté de Middlesex, le paysan dépense ordinairement le produit de 5 à 8 arpents de terre, et ainsi on peut estimer son travail au double.

Dans le pays des Iroquois, où les habitants ne labourent pas la terre, et où on vit uniquement de la chasse, le plus vil chasseur peut consommer le produit de 50 arpents de terre, puisqu’il faut vraisemblablement ce nombre d’arpents pour nourrir les bêtes qu’il mange dans l’année, d’autant plus que ces sauvages n’ont pas l’industrie de faire venir de l’herbe en abattant quelque bois, et qu’ils laissent tout au gré de la nature.

On peut donc estimer le travail de ce chasseur, comme égal en valeur au produit de cent arpents de terre. Dans les provinces méridionales de la Chine, la terre produit du riz jusqu’à trois fois l’année, et rapporte jusqu’à cent fois la semence, à chaque fois, par le grand soin qu’ils ont de l’agriculture, et par la bonté de la terre qui ne se repose jamais.  Les paysans, qui y travaillent presque tout nus, ne vivent que de riz, et ne boivent que de l’eau de riz ; et il y a apparence qu’un arpent y entretient plus de dix paysans : ainsi il n’est pas étonnant que les habitants y soient dans un nombre prodigieux. Quoi qu’il en soit, il paraît par ces exemples, qu’il est très indifférent à la nature, que les terres produisent de l’herbe, des bois ou des grains, et qu’elle entretienne un grand ou un petit nombre de végétaux, d’animaux, ou d’hommes.

Les fermiers en Europe semblent correspondre aux inspecteurs des esclaves laboureurs dans les autres pays, et les maîtres artisans qui font travailler plusieurs compagnons, aux inspecteurs des esclaves artisans.

Ces maîtres artisans savent à peu près combien d’ouvrage un compagnon artisan peut faire par jour dans chaque métier, et les paient souvent à proportion de l’ouvrage qu’ils font ; ainsi ces compagnons travaillent autant qu’ils peuvent, pour leur propre intérêt, sans autre inspection.

Comme les fermiers et maîtres artisans en Europe sont tous entrepreneurs et travaillent au hasard, les uns s’enrichissent et gagnent plus qu’une double subsistance, d’autres se ruinent et font banqueroute, comme on l’expliquera plus particulièrement en traitant des entrepreneurs ; mais le plus grand nombre s’entretiennent au jour la journée avec leurs familles, et on pourrait estimer le travail ou inspection de ceux-ci, à peu près au triple du produit de terre qui sert pour leur entretien.

Il est certain que ces fermiers et maîtres artisans, s’ils conduisent le travail de dix laboureurs ou compagnons, seraient également capables de conduire le travail de vingt, suivant la grandeur de leurs fermes ou le nombre de leurs chalands : ce qui rend incertain la valeur de leur travail ou inspection.

Par ces inductions, et autres qu’on pourrait faire dans le même goût, l’on voit que la valeur du travail journalier a un rapport au produit de la terre, et que la valeur intrinsèque d’une chose peut être mesurée par la quantité de terre qui est employée pour sa production, et par la quantité du travail qui y entre, c’est-à-dire encore par la quantité de terre dont on attribue le produit à ceux qui y ont travaillé ; et comme toutes ces terres appartiennent au prince et aux propriétaires, toutes les choses qui ont cette valeur intrinsèque, ne l’ont qu’à leurs dépens.

L’argent ou la monnaie, qui trouve dans le troc les proportions des valeurs, est la mesure la plus certaine pour juger du pair de la terre et du travail, et du rapport que l’un a à l’autre dans les différents pays ou ce Pair varie suivant le plus ou moins de produit de terre qu’on attribue à ceux qui travaillent.

Par exemple, si un homme gagne une once d’argent tous les jours par son travail, et si un autre n’en gagne qu’une demi-once dans le même lieu ; on peut déterminer que le premier a une fois plus de produit de terre à dépenser que le second.

Monsieur le chevalier Petty, dans un petit manuscrit de l’année 1685, regarde ce pair, en équation de le terre et du travail, comme la considération la plus importante dans l’arithmétique politique ; mais la  recherche qu’il en a faite en passant, n’est bizarre et éloignée des règles de la nature, que parce qu’il ne s’est pas attaché aux causes et aux principes, mais seulement aux effets ; comme messieurs Locke et Davenant, et tous les autres auteurs anglais qui ont écrit quelque chose de cette matière, ont fait après lui.

XII. Tous les ordres et tous les hommes d’un État subsistent ou s’enrichissent aux dépens des propriétaires des terres

Il n’y a que le prince et les propriétaires des terres, qui vivent dans l’indépendance ; tous les autres ordres et tous les habitants sont à gages ou sont entrepreneurs. On en verra plus particulièrement l’induction et le détail, dans le chapitre suivant.

Si le prince et les propriétaires des terres renfermaient leurs terres, et s’ils n’y voulaient laisser travailler personne, il est visible qu’il n’y aurait ni nourriture ni habillement pour aucun des habitants de l’État : par conséquent, non seulement tous les habitants de l’État subsistent du produit de la terre qui est cultivée pour le compte des propriétaires, mais aussi aux dépens des mêmes propriétaires du fond desquels ils tirent tout ce qu’ils ont.

Les fermiers ont ordinairement les deux tiers du produit de la terre, l’un pour les frais et le maintien de leurs assistants, l’autre pour le profit de leur entreprise : de ces deux tiers le fermier fait subsister généralement tous ceux qui vivent à la campagne directement ou indirectement, et même plusieurs artisans ou entrepreneurs dans la ville, à cause des marchandises de la ville qui sont consommées à la campagne.

Le propriétaire a ordinairement le tiers du produit de sa terre, et de ce tiers, il fait non seulement subsister tous les artisans et autres qu’il emploie dans la ville, mais bien souvent aussi les voituriers qui apportent les denrées de la campagne à la ville.

On suppose généralement que la moitié des habitants d’un État subsiste et fait sa demeure dans les villes, et l’autre moitié à la campagne : cela étant, le fermier qui a les deux tiers ou quatre sixièmes du produit de la terre, en donne directement ou indirectement un sixième aux habitants de la ville en échange des marchandises qu’il en tire ; ce qui avec le tiers ou deux sixièmes que le propriétaire dépense dans la ville, fait trois sixièmes ou une moitié du produit de la terre. Ce calcul n’est que pour donner une idée générale de la proportion ; car au fond, si la moitié des habitants demeure dans la ville, elle dépense plus de la moitié du produit de la terre, attendu que ceux de la ville vivent mieux que ceux de la campagne, et dépensent plus de produit de terre, étant tous artisans ou dépendants des propriétaires, et par conséquent mieux entretenus que les assistants et dépendants des fermiers.

Quoi qu’il en soit, qu’on examine les moyens dont un habitant subsiste, on trouvera toujours en remontant à leur source, qu’ils sortent du fond du propriétaire, soit dans les deux tiers du produit qui est attribué au fermier, soit dans le tiers qui reste au propriétaire.

Si un propriétaire n’avait que la quantité de terre qu’il donne à un seul fermier, ce fermier en tirerait une meilleure subsistance que lui ; mais les seigneurs et propriétaires de grandes terres dans les villes, ont quelquefois plusieurs centaines de fermiers, et ne font dans un État qu’un très petit nombre par rapport à tous les habitants.

Il est vrai qu’il y a souvent dans les grandes villes plusieurs entrepreneurs et artisans qui subsistent par un commerce étranger, et par conséquent aux dépens des propriétaires des terres en pays étranger : mais je ne considère jusqu’à présent un État, que par rapport à son produit et à son industrie, afin de ne pas embarrasser mon sujet par des choses accidentelles.

Le fond des terres appartient aux propriétaires, mais ce fond leur deviendrait inutile si on ne le cultivait pas, et plus on y travaille, toutes autres choses étant égales, plus il rend de denrées ; et plus on travaille ces denrées, toutes autres choses étant égales, lorsqu’on en fait des marchandises, plus elles ont de valeur. Tout cela fait que les propriétaires ont besoin des autres habitants, comme ceux-ci ont besoin des propriétaires ; mais dans cette économie, c’est aux propriétaires, qui ont la disposition et la direction des fonds, à donner le tour et le mouvement le plus avantageux au tout. Aussi tout dépend dans un État, des humeurs, modes et façons de vivre des propriétaires de terres principalement, comme je tâcherai de le faire voir clairement dans la suite de cet essai.

C’est le besoin et la nécessité qui font subsister dans l’État, les fermiers et les artisans de toute espèce, les marchands, les officiers, les soldats et les matelots, les domestiques, et tous les autres ordres qui travaillent ou sont employés dans l’État. Tous ces gens de travail servent non seulement le prince et les propriétaires, mais se servent mutuellement les uns les autres ; de manière qu’il y en a plusieurs qui ne travaillent pas directement pour les propriétaires de terres, ce qui fait qu’on ne s’aperçoit pas qu’ils subsistent de leurs fonds, et qu’ils vivent à leurs dépens. Quant à ceux qui exercent des professions qui ne sont pas nécessaires, comme les danseurs, les comédiens, les peintres, les musiciens, etc. ils ne sont entretenus dans l’État que pour le plaisir ou l’ornement ; et leur nombre est toujours très petit par rapport aux autres habitants. 

XIII. La circulation et le troc des denrées et des marchandises, de même que leur production, se conduisent en Europe par des entrepreneurs, et au hasard

Le fermier est un entrepreneur qui promet de payer au propriétaire, pour sa ferme ou terre, une somme fixe d’argent (qu’on suppose ordinairement égale en valeur au tiers du produit de la terre), sans avoir de certitude de l’avantage qu’il tirera de cette entreprise. Il emploie une partie de cette terre à nourrir des troupeaux, à produire du grain, du vin, des foins, etc. suivant ses idées, sans pouvoir prévoir laquelle des espèces de ces denrées rapportera le meilleur prix. Ce prix des denrées dépendra en partie des saisons et en partie de la consommation ; s’il y a abondance de blé par rapport à la consommation, il sera à vil prix, s’il y a rareté, il sera cher. Qui est celui qui peut prévoir le nombre des naissances et morts des habitants de l’État, dans le courant de l’année ? Qui peut prévoir l’augmentation ou la diminution de dépense qui peut survenir dans les familles ? Cependant le prix des denrées du fermier dépend naturellement de ces événements qu’il ne saurait prévoir, et par conséquent il conduit l’entreprise de sa ferme avec incertitude.

La ville consume plus de la moitié des denrées du fermier. Il les y porte au marché, ou il les vend au marché du plus prochain bourg, ou bien quelques-uns s’érigent en entrepreneurs pour faire ce transport. Ceux-ci s’obligent de payer au fermier un prix certain de ses denrées, qui est celui du marché du jour, pour en tirer dans la ville un prix incertain, qui doit néanmoins les défrayer des frais de la voiture, et leur laisser un profit pour leur entreprise ; cependant la variation journalière du prix des denrées dans la ville, quoiqu’elle ne soit pas considérable, rend leur profit incertain.

L’entrepreneur ou marchand qui voiture les denrées de la campagne à la ville, n’y peut pas demeurer pour les vendre en détail lors de leur consommation : pas une des familles de la ville ne se chargera d’acheter tout à la fois les denrées dont elle pourrait faire la consommation ; chaque famille pouvant augmenter ou diminuer en nombre aussi bien qu’en consommation, ou au moins varier dans les espèces de denrées quelle consommera : on ne fait guère de provisions dans les familles que de vin. Quoi qu’il en soit, le plus grand nombre des habitants de la ville, qui ne subsiste qu’au jour la journée, et qui cependant fait la plus forte consommation, ne pourra faire aucune provision des denrées de la campagne.

Cela fait que plusieurs personnes dans la ville s’érigent en marchands ou entrepreneurs, pour acheter les denrées de la campagne de ceux qui les apportent, ou pour les faire apporter pour leur compte : ils en donnent un prix certain suivant celui du lieu où ils les achètent, pour les revendre en gros ou en détail à un prix incertain.

Ces entrepreneurs sont les marchands, en gros, de laine, de grains, les boulangers, bouchers, manufacturiers, et tous les marchands de toute espèce qui achètent les denrées et matériaux de la campagne, pour les travailler et revendre à mesure que les habitants ont besoin de les consommer.

Ces entrepreneurs ne peuvent jamais savoir la quantité de la consommation dans leur ville, ni même combien de temps leurs chalands achèteront d’eux, vu que leurs rivaux tacheront par toutes sortes de voies de s’en attirer les pratiques : tout cela cause tant d’incertitude parmi tous ces entrepreneurs, qu’on en voit qui font journellement banqueroute.

Le manufacturier qui a acheté la laine du marchand ou du fermier en droiture, ne peut pas savoir le profit qu’il tirera de son entreprise, en vendant ses draps et étoffes au marchand drapier. Si celui-ci n’a pas un débit raisonnable, il ne se chargera pas des draps et étoffes du manufacturier, encore moins si ces étoffes cessent d’être à la mode.

Le drapier est un entrepreneur qui achète des draps et des étoffes du manufacturier à un prix certain, pour les revendre à un prix incertain, parce qu’il ne peut pas prévoir la quantité de la consommation ; il est vrai qu’il peut fixer un prix et s’obstiner à ne pas vendre à moins qu’il ne l’obtienne, mais si ses pratiques le quittent pour acheter à meilleur marché de quelque autre, il se consumera en frais en attendant de vendre au prix qu’il se propose, et cela le ruinera autant ou plus que s’il vendait sans profit. 

Les marchands en boutique, et les détailleurs de toutes espèces, sont des entrepreneurs qui achètent à un prix certain, et qui revendent dans leurs boutiques ou dans les places publiques, à un prix incertain. Ce qui encourage et maintient ces sortes d’entrepreneurs dans un État, c’est que les consommateurs qui sont leurs chalands, aiment mieux donner quelque chose de plus dans le prix, pour trouver à portée ce dont ils ont besoin dans le détail, que d’en faire provision, et que la plus grande partie n’ont pas le moyen de faire une telle provision, en achetant de la première main.

Tous ces entrepreneurs deviennent consommateurs et chalands réciproquement les uns des autres ; le drapier, du marchand de vin ; celui-ci, du drapier : ils se proportionnent dans l’État à leurs chalands ou à leur consommation. S’il y a trop de chapeliers dans une ville ou dans une rue pour le nombre de personnes qui y achètent des chapeaux, il faut que quelques-uns qui seront les plus mal achalandés fassent banqueroute ; s’il y en a trop peu, ce sera une entreprise avantageuse, qui encouragera quelques nouveaux chapeliers d’y ouvrir boutique, et c’est ainsi que les entrepreneurs de toutes espèces se proportionnent au hasard dans un État.

Tous les autres entrepreneurs, comme ceux qui se chargent des mines, des spectacles, des bâtiments, etc., les négociants sur mer et sur terre, etc., les rôtisseurs, les pâtissiers, les cabaretiers, etc. de même que les entrepreneurs dans leur propre travail et qui n’ont pas besoin de fonds pour s’établir, comme compagnons artisans, chaudronniers, ravaudeuses, ramoneurs, porteurs d’eau, subsistent avec incertitude, et se proportionnent à leurs chalands. Les maîtres artisans, comme cordonniers, tailleurs, menuisiers, perruquiers, etc. qui emploient des compagnons à proportion de l’ouvrage qu’ils ont, vivent dans la même incertitude, puisque leurs chalands les peuvent quitter du jour au lendemain : les entrepreneurs de leur propre travail dans les arts et sciences, comme peintres, médecins, avocats, etc. subsistent dans la même incertitude. Si un procureur ou avocat gagne 5000 livres sterling par an, en servant ses clients ou pratiques, et qu’un autre n’en gagne que 500, on peut les considérer comme ayant autant de gages incertains de ceux qui les emploient.

On pourrait peut-être avancer que tous les entrepreneurs cherchent à attraper tout ce qu’ils peuvent dans leur État, et à duper leurs chalands, mais cela n’est pas de mon sujet.

Par toutes ces inductions et par une infinité d’autres qu’on pourrait faire dans une matière qui a pour objet tous les habitants d’un État, on peut établir que, excepté le prince et les propriétaires de terres, tous les habitants d’un État sont dépendants ; qu’ils peuvent se diviser en deux classes, savoir en entrepreneurs, et en gens à gages ; et que les entrepreneurs sont comme à gages incertains, et tous les autres à gages certains pour le temps qu’ils en jouissent, bien que leurs fonctions et leur rang soient très disproportionnés.  Le général qui a une paie, le courtisan qui a une pension, et le domestique qui a des gages, tombent sous cette dernière espèce. Tous les autres sont entrepreneurs, soit qu’ils s’établissent avec un fond pour conduire leur entreprise, soit qu’ils soient entrepreneurs de leur propre travail sans aucuns fonds, et ils peuvent être considérés comme vivant à l’incertain ; les gueux même et les voleurs sont des entrepreneurs de cette classe. Enfin tous les habitants d’un État tirent leur subsistance et leurs avantages du fond des propriétaires de terres, et sont dépendants.

Il est cependant vrai que si quelque habitant à gros gages ou quelque entrepreneur considérable a épargné du bien ou des richesses, c’est-à-dire, s’il a des magasins de blé, de laines, de cuivre, d’or ou d’argent, ou de quelque denrée ou marchandise qui soit d’un usage ou débit constant dans un État et qui ait une valeur intrinsèque ou réelle, on pourra à juste titre le regarder comme indépendant jusqu’à la concurrence de ce fond. Il peut en disposer pour s’acquérir une hypothèque, et une rente sur des terres, et sur les fonds de l’État, lorsqu’il fait des emprunts assurés sur les terres : il peut même vivre bien mieux que les propriétaires de petites terres, et même acheter la propriété de quelques-unes.

Mais les denrées et les marchandises, même l’or et l’argent, sont bien plus sujets aux accidents et aux pertes, que la propriété des terres ; et de quelque façon qu’on les ait gagnées ou épargnées, on les a toujours tirées du fond des propriétaires actuels, soit par gain, soit par épargne des gages destinés à sa subsistance.

Le nombre des propriétaires d’argent, dans un grand État, est souvent assez considérable ; et quoique la valeur de tout l’argent qui circule dans l’État n’excède guère la neuvième ou la dixième partie de la valeur des denrées qu’on tire actuellement de la terre, néanmoins comme les propriétaires d’argent prêtent des sommes considérables dont ils tirent intérêt, soit par l’hypothèque des terres, soit par les denrées mêmes et marchandises de l’État, les sommes qu’on leur doit excèdent le plus souvent tout l’argent réel de l’État, et ils deviennent souvent un corps si considérable, qu’ils le disputeraient dans certains cas aux propriétaires de terres, si ceux-ci n’étaient pas souvent également des propriétaires d’argent, et si les propriétaires de grandes sommes en argent ne cherchaient toujours aussi à devenir propriétaires de terres.

Il est cependant toujours vrai que toutes les sommes qu’ils ont gagnées ou épargnées, ont été tirées du fond des propriétaires actuels ; mais comme plusieurs de ceux-ci se ruinent journellement dans un État, et que les autres qui acquièrent la propriété de leurs terres prennent leur place, l’indépendance que donne la propriété des terres ne regarde que ceux qui s’en conservent la possession ; et comme toutes les terres ont toujours un maître ou propriétaire actuel, je suppose toujours que c’est du fond de ceux-ci que tous les habitants de l’État, tirent leur subsistance et toutes leurs richesses. Si ces propriétaires se bornaient tous à vivre de leurs rentes, cela ne serait pas douteux, et en ce cas il serait bien plus difficile aux autres habitants de s’enrichir à leurs dépens.

J’établirai donc pour principe que les propriétaires de terres sont seuls indépendants naturellement dans un État ; que tous les autres ordres sont dépendants, soit comme entrepreneurs, ou comme à gages, et que tout le troc et la circulation de l’État se conduit par l’entremise de ces entrepreneurs.

XIV. Les humeurs, les modes et les façons de vivre du prince, et principalement des propriétaires de terre, déterminent les usages auxquels on emploie les terres dans un État, et causent, au marché, les variations des prix de toutes choses

Si le propriétaire d’une grande terre (que je veux considérer ici comme s’il n’y en avait aucune autre au monde) la fait cultiver lui-même, il suivra sa fantaisie dans les usages auxquels il l’emploiera. 1° Il en emploiera nécessairement une partie en grains pour la subsistance de tous les laboureurs, artisans et inspecteurs qui doivent travailler pour lui ; et une autre portion pour nourrir les bœufs, les moutons et les autres animaux nécessaires pour leur habillement et leur nourriture, ou pour d’autres commodités, suivant la façon dont il veut les entretenir ; 2° il mettra une portion de sa terre en parcs, jardins et arbres fruitiers, ou en vignes, suivant son inclination, et en prairies pour l’entretien des chevaux dont il se servira pour son plaisir, etc.

Supposons maintenant que pour éviter tant de soins et d’embarras, il fasse un calcul avec les inspecteurs de ses laboureurs ; qu’il leur donne des fermes ou portions de sa terre ; qu’il leur laisse le soin d’entretenir à l’ordinaire tous ces laboureurs dont ils avaient l’inspection, de manière que ces inspecteurs, devenus ainsi fermiers ou entrepreneurs, cèdent aux laboureurs, pour le travail de la terre ou ferme, un autre tiers du produit, tant pour leur nourriture que pour leur habillement et autres commodités, telles qu’ils les avaient lorsque le propriétaire faisait conduire le travail : supposons encore que le propriétaire fasse un calcul avec les inspecteurs des artisans, pour la quantité de nourriture, et pour les autres commodités qu’on leur donnait ; qu’il les fasse devenir maîtres artisans ; qu’il règle une mesure commune, comme l’argent, pour fixer le prix auquel les fermiers leur céderont la laine, et celui auquel ils lui fourniront le drap, et que les calculs de ces prix soient réglés de manière que les maîtres artisans aient les mêmes avantages et les mêmes douceurs qu’ils avaient à peu près lorsqu’ils étaient inspecteurs, et que les compagnons artisans aient aussi le même entretien qu’auparavant : le travail des compagnons artisans sera réglé à la journée ou à la pièce ; les marchandises qu’ils auront faites, soit chapeaux, soit bas, souliers, habits, etc. seront vendues au propriétaire, aux fermiers, aux laboureurs et aux autres artisans réciproquement à un prix qui laisse à tous les mêmes avantages dont ils jouissaient ; et les fermiers vendront, à un prix proportionné, leurs denrées et matériaux.

Il arrivera d’abord que les inspecteurs devenus entrepreneurs deviendront aussi les maîtres absolus de ceux qui travaillent sous leur conduite, et qu’ils auront plus de soin et d’agrément en travaillant ainsi pour leur compte. Nous supposons donc qu’après ce changement tous les habitants de cette grande terre subsistent tout de même qu’auparavant ; et par conséquent je dis qu’on emploiera toutes les portions et fermes de cette grande terre, aux mêmes usages auxquels on les employait auparavant.

Car si quelques-uns des fermiers semaient dans leur ferme ou portion de terre plus de grains qu’à l’ordinaire, il faudra qu’ils nourrissent un plus petit nombre de moutons, et qu’ils aient moins de laine et moins de viande de mouton à vendre ; par conséquent il y aura trop de grains et trop peu de laine pour la consommation des habitants. Il y aura donc cherté de laine, ce qui forcera les habitants à porter leurs habits plus longtemps qu’à l’ordinaire ; et il y aura grand marché de grains et un surplus pour l’année suivante. Et comme nous supposons que le propriétaire a stipulé en argent le paiement du tiers du produit de la ferme, qu’on doit lui payer, les fermiers qui ont trop de blé et trop peu de laine, ne seront pas en état de lui payer sa rente. S’il leur fait quartier, ils auront soin l’année suivante d’avoir moins de blé et plus de laine ; car les fermiers ont toujours soin d’employer leurs terres au produit des denrées, qu’ils jugent devoir rapporter le plus haut prix au marché. Mais si dans l’année suivante ils avaient trop de laine et trop peu de grains pour la consommation, ils ne manqueront pas de changer d’année en année l’emploi des terres, jusqu’à ce qu’ils puissent parvenir à proportionner à peu près leurs denrées à la consommation des habitants. Ainsi un fermier qui a attrapé à peu près la proportion de la consommation, mettra une portion de sa ferme en prairie, pour avoir du foin, une autre pour les grains, pour la laine, et ainsi du reste ; et il ne changera pas de méthode, à moins qu’il ne voie quelque variation considérable dans la consommation ; mais dans l’exemple présent nous avons supposé que tous les habitants vivent à peu près de la même façon, qu’ils vivotent lorsque le propriétaire faisait lui-même valoir sa terre, et par conséquent les fermiers emploieront les terres aux mêmes usages qu’auparavant.

Le propriétaire, qui a le tiers du produit de la terre à sa disposition, est l’acteur principal dans les variations qui peuvent arriver à la consommation. Les laboureurs et artisans qui vivent au jour la journée, ne changent que par nécessité leurs façons de vivre ; s’il y a quelques fermiers, maîtres artisans, ou autres entrepreneurs accommodés, qui varient dans leur dépense et consommation, ils prennent toujours pour modèle les seigneurs et propriétaires des terres. Ils les imitent dans leur habillement, dans leur cuisine, et dans leur façon de vivre. Si les propriétaires se plaisent à porter de beau linge, des soieries, ou de la dentelle, la consommation de ces marchandises sera plus forte que celle que les propriétaires font sur eux.

Si un seigneur, ou propriétaire, qui a donné toutes ses terres à ferme, prend la fantaisie de changer notablement sa façon de vivre ; si par exemple il diminue le nombre de ses domestiques, et augmente celui de ses chevaux ; non seulement ses domestiques seront obligés de quitter la terre en question, mais aussi un nombre proportionné d’artisans et de laboureurs qui travaillaient à procurer leur entretien : la portion de terre qu’on employait à entretenir ces habitants, sera employée en prairies pour les chevaux d’augmentation, et si tous les propriétaires d’un État faisaient de même, ils multiplieraient bientôt le nombre des chevaux, et diminueraient celui des habitants.

Lorsqu’un propriétaire a congédié un grand nombre de domestiques, et augmenté le nombre de ses chevaux, il y aura trop de blé pour la consommation des habitants, et par conséquent le blé sera à bas prix, au lieu que le foin sera cher. Cela fera que les fermiers augmenteront leurs prairies, et diminueront la quantité de blé pour se proportionner à la consommation. C’est ainsi que les humeurs ou façons des propriétaires déterminent l’emploi qu’on fait des terres, et occasionnent les variations de la consommation qui causent celles du prix des marchés Si tous les propriétaires de terres, dans un État, les faisaient valoir eux-mêmes, ils les emploieraient à produire ce qui leur plairait ; et comme les variations de la consommation sont principalement causées par leurs façons de vivre, les prix qu’ils offrent aux marchés, déterminent les fermiers à toutes les variations qu’ils font dans l’emploi et l’usage des terres.

Je ne considère pas ici la variation des prix du marché qui peut survenir de l’abondance ou de la stérilité des années, ni la consommation extraordinaire qui peut arriver par des armées étrangères ou par d’autres accidents, pour ne point embarrasser ce sujet ; ne considérant un État, que dans sa situation naturelle et uniforme.

XV. La multiplication et le décroissement des peuples dans un État dépendent principalement de la volonté, des modes et des façons de vivre des propriétaires de terres

L’expérience nous fait voir qu’on peut multiplier les arbres, plantes et autres sortes de végétaux, et qu’on en peut entretenir toute la quantité que la portion de terre qu’on y destine peut nourrir.

La même expérience nous fait voir qu’on peut également multiplier toutes les espèces d’animaux, et les entretenir en telle quantité que la portion de terre qu’on y destine peut en nourrir. Si l’on élève des haras, des troupeaux de bœufs ou de moutons, on les multipliera aisément, jusqu’au nombre que la terre qu’on destine pour cela peut en entretenir. On peut même améliorer les prairies qui servent pour cet entretien, en y faisant couler plusieurs petits ruisseaux et torrents, comme dans le Milanais. On peut faire du foin, et par ce moyen entretenir ces bestiaux dans les étables, et les nourrir en plus grand nombre que si on les laissait en liberté dans les prairies. On peut nourrir quelquefois les moutons avec des navets, comme on fait en Angleterre, au moyen de quoi un arpent de terre ira plus loin pour leur nourriture, que s’il ne produisait que de l’herbe.

On peut en un mot multiplier toutes sortes d’animaux, en tel nombre qu’on en veut entretenir, même à l’infini, si on pouvait attribuer des terres propres à l’infini pour les nourrir ; et la multiplication des animaux n’a d’autres bornes que le plus ou moins de moyens qu’on leur laisse pour subsister. Il n’est pas douteux que si on employait toutes les terres à la simple nourriture de l’homme, l’espèce en multiplierait jusqu’à la concurrence du nombre que ces terres pourraient nourrir, de la façon qu’on expliquera.

Il n’y a point de pays où l’on porte la multiplication des hommes si loin qu’à la Chine. Les pauvres gens y vivent uniquement de riz et d’eau de riz ; ils y travaillent presque nus, et dans les provinces méridionales ils font trois moissons abondantes de riz, chaque année, par le grand soin qu’ils ont de l’agriculture. La terre ne s’y repose jamais et rend chaque fois plus de cent pour un ; ceux qui sont habillés, le sont pour la plupart de coton, qui demande si peu de terre pour sa production, qu’un arpent en peut vraisemblablement produire de quoi habiller cinq cents personnes adultes. Ils se marient tous par religion, et élèvent autant d’enfants qu’ils en peuvent faire subsister. Ils regardent comme un crime l’emploi des terres en parcs ou jardins de plaisance, comme si on fraudait par-là les hommes de leur nourriture. Ils portent les voyageurs en chaise à porteurs, et épargnent le travail des chevaux en tout ce qui se peut faire par les hommes. Leur nombre est incroyable, suivant les relations, et cependant ils sont forcés de faire mourir plusieurs de leurs enfants dès le berceau, lorsqu’ils ne se voient pas le moyen de les élever, n’en gardant que le nombre qu’ils peuvent nourrir. Par un travail rude et obstiné, ils tirent, des rivières, une quantité extraordinaire de poissons, et de la terre, tout ce qu’on en peut tirer.

Néanmoins lorsqu’il survient des années stériles, ils meurent de faim par milliers, malgré le soin de l’empereur, qui fait des amas de riz pour de pareils cas. Ainsi tous nombreux que sont les habitants de la Chine, ils se proportionnent nécessairement aux moyens qu’ils ont de subsister, et ne passent pas le nombre que le pays peut entretenir, suivant la façon de vivre dont ils se contentent ; et sur ce pied, un seul arpent de terre suffit pour en entretenir plusieurs.

D’un autre côté, il n’y a pas de pays, où la multiplication des hommes soit plus bornée que parmi les sauvages de l’Amérique, dans l’intérieur des terres. Ils négligent l’agriculture, ils habitent dans les bois, et vivent de la chasse des animaux qu’ils y trouvent. Comme les arbres consument le suc et la substance de la terre, il y a peu d’herbe pour la nourriture de ces animaux ; et comme un Indien en mange plusieurs dans l’année, cinquante à cent arpents de terre ne donnent souvent que la nourriture d’un seul Indien.

Un petit peuple de ces Indiens aura quarante lieues carrées d’étendue pour les limites de sa chasse. Ils se font des guerres réglées et cruelles pour ces limites, et proportionnent toujours leur nombre aux moyens qu’ils trouvent de subsister par la chasse.

Les habitants de l’Europe cultivent les terres, et en tirent des grains pour leur subsistance. La laine des moutons qu’ils nourrissent, leur sert d’habillement. Le froment est le grain dont le plus grand nombre se nourrit ; quoique plusieurs paysans fassent leur pain de seigle, et dans le Nord, d’orge et d’avoine. La subsistance des paysans et du peuple n’est par la même dans tous les pays de l’Europe, et les terres y sont souvent différentes en bonté et en fertilité.

La plupart des terres de Flandres, et une partie de celles de la Lombardie, rapportent dix-huit à vingt fois le froment qu’on y a semé, sans se reposer : la campagne de Naples en rapporte encore d’avantage. Il y a quelques terres en France, en Espagne, en Angleterre et en Allemagne qui rapportent la même quantité. Cicéron nous apprend que les terres de Sicile produisaient, de son temps, dix pour un ; et Pline l’Ancien dit que les terres léontines en Sicile, rapportaient cent fois la semence ; que celles de Babylone la rendaient jusqu’à cent cinquante fois ; et quelques terres en Afrique, encore bien plus. 

Aujourd’hui les terres en Europe peuvent rapporter, l’un portant l’autre, six fois la semence ; de manière qu’il reste cinq fois la semence pour la consommation des habitants. Les terres s’y reposent ordinairement la troisième année, ayant rapporté du froment la première année, et du petit blé, dans la seconde. 

On pourra voir dans le supplément les calculs de la terre nécessaire pour la subsistance d’un homme, dans les différentes suppositions de sa manière de vivre.

On y verra qu’un homme qui vit de pain, d’ail et de racines, qui ne porte que des habits de chanvre, du gros linge, des sabots, et qui ne boit que de l’eau, comme c’est le cas de plusieurs paysans dans les parties méridionales de France, peut subsister du produit d’un arpent et demi de terre de moyenne bonté, qui rapporte six fois la semence, et qui se repose tous les trois ans.

D’un autre côté, un homme adulte, qui porte des souliers de cuir, des bas, du drap de laine, qui vit dans des maisons, qui a du linge à changer, un lit, des chaises, une table, et autres choses nécessaires, qui boit modérément de la bière, ou du vin, qui mange de la viande tous les jours, du beurre, du fromage, du pain, des légumes, etc. le tout suffisamment, mais modérément, ne demande guère pour tout cela, que le produit de quatre à cinq arpents de terre de moyenne bonté. Il est vrai que dans ces calculs, on ne donne aucune terre pour le maintien d’autres chevaux, que de ceux qui sont nécessaires pour labourer la terre, et pour le transport des denrées, à dix milles de distance.

L’histoire rapporte que les premiers Romains entretenaient chacun leur famille, du produit de deux journaux de terre, qui ne faisaient qu’un arpent de Paris, et 330 pieds carrés, ou environ. Aussi ils étaient presque nus ; ils n’usaient ni de vin, ni d’huile, couchaient dans la paille, et n’avaient presque point de commodités ; mais comme ils travaillaient beaucoup la terre, qui est assez bonne aux environs de Rome, ils en tiraient beaucoup de grains et de légumes.

Si les propriétaires de terres avaient à cœur la multiplication des hommes, s’ils encourageaient les paysans à se marier jeunes, et à élever des enfants, par la promesse de pourvoir à leur subsistance, en destinant les terres uniquement à cela, ils multiplieraient sans doute les hommes, jusqu’au nombre que les terres pourraient entretenir ; et cela suivant les produits de terre qu’ils destineraient à la subsistance de chacun, soit celui d’un arpent et demi, soit celui de quatre à cinq arpents, par tête.

Mais si au lieu de cela le prince, où les propriétaires de terres, les font employer à d’autres usages qu’à l’entretien des habitants ; si, par le prix qu’ils donnent au marché des denrées et marchandises, ils déterminent les fermiers à mettre les terres à d’autres usages, que ceux qui servent à l’entretien des hommes (car nous avons vu que le prix que les propriétaires offrent au marché, et la consommation qu’ils font, déterminent l’emploi qu’on fait des terres, de la même manière que s’ils les faisaient valoir eux-mêmes), les habitants diminueront nécessairement en nombre. Les uns faute d’emploi seront obligés de quitter le pays, d’autres, ne se voyant pas les moyens nécessaires pour élever des enfants, ne se marieront pas, ou ne se marieront que tard, après avoir mis quelque chose à part pour le soutien du ménage.

Si les propriétaires de terres, qui vivent à la campagne, vont demeurer dans les villes éloignées de leurs terres, il faudra nourrir des chevaux, tant pour le transport de leur subsistance à la ville, que de celle de tous les domestiques, artisans, et autres, que leur résidence dans la ville y attire.

La voiture des vins de Bourgogne à Paris, coûte souvent plus que le vin même ne coûte sur les lieux ; et par conséquent la terre employée pour l’entretien des chevaux de voiture, et de ceux qui en ont soin, est plus considérable que celle qui produit le vin, et qui entretient ceux qui ont eu part à sa production. Plus on entretient de chevaux dans un État, et moins il restera de subsistance pour les habitants. L’entretien des chevaux de carrosse, de chasse ou de parade, coûte souvent trois à quatre arpents de terre.

Mais lorsque les seigneurs et les propriétaires de terres tirent des manufactures étrangères, leurs draps, leurs soieries, leurs dentelles, etc. et s’ils les paient en envoyant chez l’étranger le produit des denrées de l’État, ils diminuent par-là extraordinairement la subsistance des habitants, et augmentent celle des étrangers qui deviennent souvent les ennemis de l’État.

Si un propriétaire, ou seigneur Polonais, à qui ses fermiers paient annuellement une rente égale à peu près au produit du tiers de ses terres, se plaît à se servir de draps, de linges, etc. d’Hollande, il donnera pour ces marchandises la moitié de sa rente, et emploiera peut-être l’autre pour la subsistance de sa famille, en d’autres denrées et marchandises du crû de Pologne : or la moitié de sa rente, dans notre supposition, répond à la sixième partie du produit de sa terre, et cette sixième partie sera emportée par les Hollandais, auxquels les fermiers Polonais la donneront en blé, laines, chanvres et autres denrées : voilà donc une sixième partie de la terre de Pologne qu’on ôte aux habitants, sans comprendre la nourriture des chevaux de voiture, de carrosse et de parade, qu’on entretient en Pologne, par la façon de vivre que les seigneurs y suivent ; et de plus, si sur les deux tiers du produit des terres qu’on attribue aux fermiers, ceux-ci, à l’exemple de leurs maîtres, consument des manufactures étrangères, qu’ils paieront aussi aux étrangers en denrées du crû de la Pologne, il y aura bien un bon tiers du produit des terres en Pologne qu’on ôte à la subsistance des habitants, et, qui pis est, dont la plus grande partie est envoyée à l’étranger, et sert souvent à l’entretien des ennemis de l’État. Si les propriétaires des terres et les seigneurs en Pologne ne voulaient consommer que des manufactures de leur État, quelque mauvaises qu’elles fussent dans leurs commencements, ils les feraient devenir peu à peu meilleures, et entretiendraient un grand nombre de leurs propres habitants à y travailler, au lieu de donner cet avantage à des étrangers : et si tous les États avaient un pareil soin de n’être pas les dupes des autres États dans le commerce, chaque État serait considérable uniquement, à proportion de son produit et de l’industrie de ses habitants.

Si les dames de Paris se plaisent à porter des dentelles de Bruxelles, et si la France paie ces dentelles en vin de Champagne, il faudra payer le produit d’un seul arpent de lin, par le produit de plus de seize mille arpents en vignes, si j’ai bien calculé. On expliquera cela plus particulièrement ailleurs, et on en pourra voir les calculs au supplément. Je me contenterai de remarquer ici qu’on ôte dans ce commerce un grand produit de terre à la subsistance des Français, et que toutes les denrées qu’on envoie en pays étrangers, lorsqu’on n’en fait pas revenir en échange un produit également considérable, tendent à diminuer le nombre des habitants de l’État.

Lorsque j’ai dit que les propriétaires de terres pourraient multiplier les habitants à proportion du nombre que ces terres pourraient en entretenir, j’ai supposé que le plus grand nombre des hommes ne demande pas mieux qu’à se marier, si on les met en état d’entretenir leurs familles de la même manière qu’ils se contentent de vivre eux-mêmes ; c’est-à-dire, que si un homme se contente du produit d’un arpent et demi de terre, il se mariera, pourvu qu’il soit sûr d’avoir de quoi entretenir sa famille à peu près de la même façon ; que s’il ne se contente que du produit de cinq à dix arpents, il ne s’empressera pas de se marier, à moins qu’il ne croie pouvoir faire subsister sa famille à peu près de même.

Les enfants de la noblesse en Europe sont élevés dans l’affluence ; et comme on donne ordinairement la plus grande partie du bien aux aînés, les cadets ne s’empressent guère de se marier. Ils vivent pour la plupart garçons, soit dans les armées, soit dans les cloîtres, mais rarement en trouvera-t-on qui ne soient prêts à se marier si on leur offre des héritières et des fortunes, c’est-à-dire, le moyen d’entretenir une famille sur le pied de vivre qu’ils ont en vue, et sans lequel ils croiraient rendre leurs enfants malheureux.

Il se trouve aussi dans les classes inférieures de l’État plusieurs hommes, qui, par orgueil et par des raisons semblables à celles de la noblesse, aiment mieux vivre dans le célibat, et dépenser sur eux-mêmes le peu de bien qu’ils ont, que de se mettre en ménage. Mais la plupart s’y mettraient volontiers, s’ils pouvaient compter sur un entretien pour leur famille tel qu’ils le voudraient : ils croiraient faire tort à leurs enfants, s’ils en élevaient pour les voir tomber dans une classe inférieure à la leur. Il n’y a qu’un très petit nombre d’habitants dans un État, qui évitent le mariage par pur esprit de libertinage : tous les bas ordres des habitants ne demandent qu’à vivre, et à élever des enfants qui puissent au moins vivre comme eux. Lorsque les laboureurs et les artisans ne se marient pas, c’est qu’ils attendent à épargner quelque chose pour se mettre en État d’entrer en ménage, ou à trouver quelque fille qui apporte quelque petit fond pour cela ; parce qu’ils voient journellement plusieurs autres de leur espèce, qui, faute de prendre de pareilles précautions, entrent en ménage et tombent dans la plus affreuse pauvreté, étant obligés de se frauder de leur propre subsistance, pour nourrir leurs enfants.

Par les observations de M. Halley à Breslau en Silésie, on remarque que de toutes les femelles qui sont en État de porter des enfants, depuis l’âge de seize jusqu’à quarante-cinq ans, il n’y en a pas une, en six, qui porte effectivement un enfant tous les ans ; au lieu, dit M. Halley, qu’il devrait y en avoir au moins quatre ou six qui accouchassent tous les ans, sans y compter celles qui peuvent être stériles, ou qui peuvent avorter. Qui est ce qui empêche que quatre filles en six ne portent tous les ans des enfants, c’est qu’elles ne peuvent pas se marier à cause des découragements et empêchements qui s’y trouvent. Une fille prend soin de ne pas devenir mère, si elle n’est mariée ; elle ne se peut marier si elle ne trouve un homme qui veuille en courir les risques. La plus grande partie des habitants dans un État sont à gages ou entrepreneurs ; la plupart sont dépendants, la plupart sont dans l’incertitude, s’ils trouveront par leur travail ou par leurs entreprises, le moyen de faire subsister leur ménage sur le pied qu’ils l’envisagent ; cela fait qu’ils ne se marient pas tous, ou qu’ils se marient si tard, que de six femelles, ou du moins de quatre, qui devraient tous les ans produire un enfant, il ne s’en trouve effectivement qu’une, en six, qui devienne mère.

Que les propriétaires de terres aident à entretenir les ménages, il ne faut qu’une génération pour porter la multiplication des hommes aussi loin que les produits des terres peuvent fournir de moyens de subsister. Les enfants ne demandent pas tant de produit de terre que les personnes adultes. Les uns et les autres peuvent vivre de plus ou de moins de produit de terre, suivant ce qu’ils consument. On a vu des peuples du Nord, où les terres produisent peu, vivre de si peu de produit de terre, qu’ils ont envoyé des colonies et des essaims d’hommes envahir les terres du Sud, et en détruire les habitants, pour s’approprier leurs terres. Suivant les différentes façons de vivre, quatre cent mille habitants pourraient subsister sur le même produit de terre, qui n’en entretient régulièrement que cent mille. Et celui qui ne dépense que le produit d’un arpent et demi de terre sera peut-être plus robuste et plus brave que celui qui dépense le produit de cinq à dix arpents. Voilà, ce me semble, assez d’inductions pour faire sentir que le nombre des habitants, dans un État, dépend des moyens de subsister ; et comme les moyens de subsistance dépendent de l’application et des usages qu’on fait des terres, et que ces usages dépendent des volontés, du goût et de la façon de vivre des propriétaires de terres principalement, il est clair que la multiplication ou le décroissement des peuples dépendent d’eux.

La multiplication des hommes peut être portée au plus loin dans les pays où les habitants se contentent de vivre le plus pauvrement et de dépenser le moins de produit de la terre ; mais dans les pays où tous les paysans et laboureurs sont dans l’habitude de manger souvent de la viande, et de boire du vin, ou de la bière, etc. on ne saurait entretenir tant d’habitants.

Le chevalier Guillaume Petty, et après lui M. Davenant, inspecteurs des douanes en Angleterre, semblent s’éloigner beaucoup des voies de la nature, lorsqu’ils tâchent de calculer la propagation des hommes, par des progressions de génération depuis le premier père Adam. Leurs calculs semblent être purement imaginaires, et dressés au hasard. Sur ce qu’ils ont pu observer de la propagation réelle dans certains cantons, comment pourraient-ils rendre raison de la diminution de ces peuples innombrables qu’on voyait autrefois en Asie, en Égypte, etc. même de celle des peuples de l’Europe ? Si l’on voyait, il y a dix-sept siècles, vingt-six millions d’habitants en Italie, qui présentement est réduite à six millions pour le plus, comment pourra-t-on déterminer par les progressions de M. King, que l’Angleterre qui contient aujourd’hui cinq à six millions d’habitants, en aura probablement treize millions dans un certain nombre d’années ? Nous voyons tous les jours que les Anglais, en général, consomment plus de produit de terre que leurs pères ne faisaient ; c’est le vrai moyen qu’il y ait moins d’habitants que par le passé.

Les hommes se multiplient comme des souris dans une grange, s’ils ont le moyen de subsister sans limitation ; et les Anglais dans les colonies deviendront plus nombreux, à proportion, dans trois générations, qu’ils ne feront en Angleterre en trente ; parce que dans les colonies ils trouvent à défricher de nouveaux fonds de terre dont ils chassent les sauvages.

Dans tous les pays les hommes ont eu en tout temps des guerres pour les terres, et pour les moyens de subsister. Lorsque les guerres ont détruit ou diminué les habitants d’un pays, les sauvages, et les nations policées, le repeuplent bientôt en temps de paix ; surtout lorsque le prince et les propriétaires de terres y donnent de l’encouragement.

Un État qui a conquis plusieurs provinces, peut acquérir, par les tributs qu’il impose à ses peuples vaincus, une augmentation de subsistance pour ses habitants. Les Romains tiraient une grande partie de la leur, d’Égypte, de Sicile et d’Afrique, et c’est ce qui faisait que l’Italie contenait tant d’habitants alors.

Un État, où il se trouve des mines, qui a des manufactures où il se fait des ouvrages qui ne demandent pas beaucoup de produit de terre pour leur envoi dans les pays étrangers, et qui en retire, en échange, beaucoup de denrées et de produit de terre, acquiert une augmentation de fond pour la subsistance de ses sujets.

Les Hollandais échangent leur travail, soit dans la navigation, soit dans la pêche ou les manufactures, avec les étrangers généralement, contre le produit des terres. La Hollande sans cela ne pourrait entretenir de son fond la moitié de ses habitants. L’Angleterre tire de l’étranger des quantités considérables de bois, de chanvres, et d’autres matériaux ou produits de terre, et consomme beaucoup de vins qu’elle paie en mines, manufactures, etc. Cela épargne chez eux une grande quantité de produits de terre ; et sans ces avantages, les habitants en Angleterre, sur le pied de la dépense qu’on y fait pour l’entretien des hommes, ne pourraient être si nombreux qu’ils le sont. Les mines de charbon y épargnent plusieurs millions d’arpents de terre, qu’on serait obligé sans cela d’employer à produire des bois.

Mais tous ces avantages sont des raffinements et des cas accidentels, que je ne considère ici qu’en passant. La voie naturelle et constante, d’augmenter les habitants d’un État, c’est de leur y donner de l’emploi, et de faire servir les terres à produire de quoi les entretenir.

C’est aussi une question qui n’est pas de mon sujet de savoir s’il vaut mieux avoir une grande multitude d’habitants pauvres et mal entretenus, qu’un nombre moins considérable, mais bien plus à leur aise ; un million d’habitants qui consomment le produit de six arpents par tête, ou quatre millions qui vivent de celui d’un arpent et demi. 

XVI. Plus il y a de travail dans un État, plus l’État est censé riche naturellement

Par un long calcul fait dans le supplément, il est facile à voir que le travail de vingt-cinq personnes adultes suffit pour procurer à cent autres, aussi adultes, toutes les choses nécessaires à la vie, suivant la consommation de notre Europe. Dans ces calculs, il est vrai, la nourriture, l’habillement, le logement, etc. sont grossiers et peu travaillés ; mais l’aisance et l’abondance s’y trouvent. On peut présumer qu’il y a un bon tiers des habitants d’un État trop jeunes ou trop vieux pour le travail journalier, et encore une sixième partie composée de propriétaires de terres, de malades, et de différentes espèces d’entrepreneurs, qui ne contribuent point, par le travail de leurs mains, aux différents besoins des hommes. Tout cela fait une moitié des habitants qui sont sans travail, ou du moins sans le travail dont il s’agit. Ainsi, si vingt-cinq personnes font tout le travail nécessaire pour l’entretien de cent autres, il restera vingt-cinq personnes, en cent, qui sont en état de travailler et qui n’auront rien à faire.

Les gens de guerre, et les domestiques dans les familles aisées, feront une partie de ces vingt-cinq personnes ; et si on emploie tous les autres à raffiner, par un travail additionnel, les choses nécessaires à la vie, comme à faire du linge fin, des draps fins, etc. l’État sera censé riche à proportion de cette augmentation de travail, quoiqu’elle n’ajoute rien à la quantité des choses nécessaires à la subsistance et à l’entretien des hommes.

Le travail donne un surcroît de goût à la nourriture et à la boisson. Une fourchette, un couteau, etc. travaillés finement sont plus estimés que ceux qui sont travaillés grossièrement et à la hâte : on en peut dire autant d’une maison, d’un lit, d’une table, et généralement de tout ce qui est nécessaire aux commodités de la vie.

Il est vrai qu’il est assez indifférent dans un État, qu’on soit dans l’usage de porter de gros draps, ou des draps fins, si les uns et les autres sont également durables, et qu’on y mange délicatement, ou grossièrement, si l’on suppose qu’on en ait assez et qu’on se porte bien ; attendu que le boire, le manger, l’habillement, etc. se consument également, soit qu’on les prépare proprement ou grossièrement, et qu’il ne reste rien dans l’État de ces espèces de richesses.

Mais il est toujours vrai de dire que les États où l’on porte de beaux draps, de beau linge, etc., et où l’on mange proprement et délicatement, sont plus riches et plus estimés que ceux où tout cela est grossier ; et même que les États où l’on voit plus d’habitants vivant de la façon des premiers, sont plus estimés que ceux où l’on en voit moins, à proportion.

Mais si l’on employait les vingt-cinq personnes, en cent, dont nous avons parlé, à procurer des choses durables, comme à tirer des mines le fer, le plomb, l’étain, le cuivre, etc. et à les travailler pour en faire des outils et des instruments pour la commodité des hommes, des vases, de la vaisselle, et d’autres choses utiles, qui durent beaucoup plus que ceux qu’on peut faire de terre, l’État n’en paraîtra pas seulement plus riche, mais le sera réellement.

Il le sera surtout si l’on emploie ces habitants à tirer, du sein de la terre, de l’or et de l’argent, qui sont des métaux non seulement durables, mais pour ainsi dire, permanents, que le feu même ne saurait consumer, qui sont généralement reçus comme la mesure des valeurs, et qu’on peut éternellement échanger pour tout ce qui est nécessaire dans la vie : et si ces habitants travaillent à attirer l’or et l’argent dans l’État, en échange des manufactures et des ouvrages qu’ils y font et qui sont envoyés dans les pays étrangers, leur travail sera également utile, et améliorera réellement l’État.

Car le point qui semble déterminer la grandeur comparative des États, est le corps de réserve qu’ils ont, au-delà de la consommation annuelle, comme les magasins de draps, de linge, de blés, etc. pour servir dans les années stériles, en cas de besoin, ou de guerre. Et d’autant que l’or et l’argent peuvent toujours acheter tout cela des ennemis même de l’État, le vrai corps de réserve d’un État est l’or et l’argent, dont la plus grande ou la plus petite quantité actuelle détermine nécessairement la grandeur comparative des royaumes et des États. 

Si on est dans l’habitude d’attirer l’or et l’argent de l’étranger par l’exportation des denrées et des produits de l’État, comme des blés, des vins, des laines, etc., cela ne laissera pas d’enrichir l’État aux dépens du décroissement des peuples ; mais si on attire l’or et l’argent de l’étranger, en échange du travail des habitants, comme des manufactures et des ouvrages où il entre peu de produit de terre, cela enrichira cet État utilement et essentiellement. Il est vrai que dans un grand État on ne saurait employer les vingt-cinq personnes en cent, dont nous avons parlé, pour faire des ouvrages qui puissent être consommés chez l’étranger. Un million d’hommes feront plus de draps, par exemple, qu’il n’en sera consommé annuellement dans toute la terre commerçante ; parce que le gros des habitants de chaque pays est toujours habillé du crû du pays : et rarement trouvera-t-on en aucun État cent mille personnes employées pour l’habillement des étrangers ; comme on peut voir au supplément, par rapport à l’Angleterre, qui, de toutes les nations de l’Europe, est celle qui fournit le plus d’étoffes aux étrangers.

Afin que la consommation des manufactures d’un État devienne considérable chez l’étranger, il faut les rendre bonnes et estimables par une grande consommation dans l’intérieur de l’État ; il faut y décréditer toutes les manufactures étrangères, et y donner beaucoup d’emploi aux habitants.

Si on ne trouvait pas assez d’emploi pour occuper les vingt-cinq personnes, en cent, à des choses utiles et avantageuses à l’État, je ne trouverais pas d’inconvénient qu’on y encourageât le travail qui ne sert qu’à l’ornement ou à l’amusement. L’État n’est pas moins censé riche, par mille babioles qui regardent l’ajustement des dames, et même des hommes, et qui servent aux jeux et aux divertissements qu’on y voit, que par les ouvrages qui sont utiles et commodes. Diogène, au siège de Corinthe, se mit, dit-on, à rouler son tonneau, afin de ne pas paraître oisif, pendant que tout le monde était occupé ; et nous avons aujourd’hui des sociétés entières, tant d’hommes que de femmes, qui s’occupent de travaux et d’exercices aussi inutiles à l’État que celui de Diogène. Pour peu que le travail d’un homme apporte d’ornement ou même d’amusement dans un État, il vaut la peine d’être encouragé ; à moins que cet homme ne trouve moyen de s’employer utilement.

C’est toujours le génie des propriétaires de terres qui encourage ou décourage les différentes occupations des habitants et les différents genres de travail que ceux-ci imaginent.

L’exemple du prince, qui est suivi de sa cour, est ordinairement capable de déterminer le génie et les goûts des autres propriétaires de terres généralement ; et l’exemple de ceux-ci influe naturellement sur tous les ordres subalternes. Ainsi il n’est pas douteux qu’un prince ne puisse par le seul exemple, et sans aucune contrainte, donner telle tournure qu’il voudra au travail de ses sujets.

Si chaque propriétaire, dans un État, n’avait qu’une petite portion de terre, semblable à celle qu’on laisse ordinairement à la conduite d’un seul fermier, il n’y aurait presque point de ville ; et les habitants seraient plus nombreux et l’État serait bien riche, si chacun de ces propriétaires occupait à quelque travail utile les habitants que sa terre nourrit.

Mais lorsque les seigneurs ont de grandes possessions de terres, ils entraînent nécessairement le luxe et l’oisiveté. Qu’un abbé, à la tête de cinquante moines, vive du produit de plusieurs belles terres, ou qu’un seigneur, qui a cinquante domestiques, et des chevaux, qu’il n’entretient que pour le servir, vive de ces terres, cela serait indifférent à l’État, s’il pouvait demeurer dans une paix constante.

Mais un seigneur avec sa suite et ses chevaux est utile à l’État en temps de guerre ; il peut toujours être utile dans la magistrature et pour maintenir l’ordre dans l’État en temps de paix ; et en toute situation il y est d’un grand ornement : au lieu que les moines ne sont, comme on dit, d’aucune utilité ni d’aucun ornement en paix ni en guerre, en deçà du paradis.

Les couvents des mendiants sont bien plus pernicieux à un État, que ceux des moines rentés. Les derniers ne font d’autre tort ordinairement, que d’occuper des terres, qui serviraient à fournir à l’État des officiers et des magistrats ; au lieu que les mendiants, qui sont eux-mêmes sans aucun travail utile, interrompent souvent et empêchent le travail des autres habitants. Ils tirent des pauvres gens en charités la subsistance qui doit les fortifier dans leur travail. Ils leur font perdre beaucoup de temps en conversations inutiles ; sans parler de ceux qui s’intriguent dans les familles, et de ceux qui sont vicieux. L’expérience fait voir que les États qui ont embrassé le protestantisme, et qui n’ont ni moines ni mendiants, en sont devenus visiblement plus puissants. Ils jouissent aussi de l’avantage d’avoir supprimé un grand nombre de fêtes qu’on chôme dans les pays catholiques romains, et qui diminuent le travail des habitants, de près d’une huitième partie de l’année.

Si l’on voulait tirer parti de tout dans un État, on pourrait, ce me semble, y diminuer le nombre des mendiants en les incorporant dans la moinerie, à mesure qu’il y arriverait des vacances ou des morts ; sans interdire ces retraites à ceux qui ne pourraient pas donner des échantillons de leur habileté dans les sciences spéculatives, qui sont capables d’avancer les arts en pratique, c’est-à-dire, dans quelque partie des mathématiques. Le célibat des gens d’église n’est pas si désavantageux qu’on le croit vulgairement, suivant ce qu’on a établi dans le chapitre précédent ; mais leur fainéantise est très nuisible. 

XVII. Des métaux et des monnaies, et particulièrement de l’or et de l’argent

Comme la terre produit plus ou moins de blé, suivant sa fertilité et le travail qu’on y met ; de même les mines de fer, de plomb, d’étain, d’or, d’argent, etc., produisent plus ou moins de ces métaux, suivant la richesse de ces mines et la quantité et la qualité du travail qu’on y met, soit pour creuser la terre, soit pour faire écouler les eaux, pour fondre et affiner, etc. Le travail des mines d’argent est cher par rapport à la mortalité des hommes qu’il cause, attendu qu’on ne passe guère cinq ou six ans dans ce travail.

La valeur réelle ou intrinsèque des métaux, comme de toutes choses, est proportionnée à la terre et au travail nécessaires à leur production. La dépense de la terre pour cette production n’est considérable qu’autant que le propriétaire de la mine pourrait obtenir un profit par le travail des mineurs, lorsque les veines s’en trouvent plus riches qu’à l’ordinaire. La terre nécessaire pour l’entretien des mineurs et des travailleurs, c’est-à-dire le travail de la mine fait souvent l’article principal, et souvent la ruine, de l’entrepreneur.

La valeur des métaux au marché, de même que de toutes les marchandises ou denrées, est tantôt au-dessus, tantôt au-dessous, de la valeur intrinsèque, et varie à proportion de leur abondance ou de leur rareté, suivant la consommation qui s’en fait.

Si les propriétaires de terres, et les autres ordres subalternes d’un État qui les imitent, rejetaient l’usage de l’étain et du cuivre, dans la supposition, quoique fausse, que ces métaux sont nuisibles à la santé, et s’ils se servaient universellement de vaisselle et de batterie de terre, ces métaux seraient à vil prix, dans les marchés, et on discontinuerait le travail qu’on conduisait pour les tirer de la mine. Mais comme ces métaux sont trouvés utiles, et qu’on s’en sert dans les usages de la vie, ils auront toujours, au marché, une valeur qui correspondra à leur abondance ou rareté, et à la consommation qui s’en fera ; et on en tirera toujours de la mine, pour remplacer la quantité qui en périt dans l’usage journalier.

Le fer est non seulement utile pour les usages de la vie commune, mais on pourrait dire qu’il est en quelque façon nécessaire ; et si les Américains, qui ne s’en servaient pas avant la découverte de leur continent, en avaient découvert des mines et en eussent connu les usages, il n’est pas douteux qu’ils n’eussent travaillé à la production de ce métal, quelques frais qu’il leur en eût coûté.

L’or et l’argent peuvent non seulement servir aux mêmes usages que l’étain et le cuivre, mais encore à la plupart des usages qu’on fait du plomb et du fer. Ils ont encore cet avantage par-dessus les autres métaux, que le feu ne les consume pas, et ils sont si durables qu’on peut les regarder comme des corps permanents : il n’est donc pas étonnant que les hommes, qui ont trouvé les autres métaux utiles, aient estimé l’or et l’argent, avant même qu’on s’en servît dans le troc. Les Romains les estimaient dès la fondation de Rome, et néanmoins ils ne s’en sont servis pour monnaie que cinq cents ans après.  Peut-être que toutes les autres nations en faisaient de même, et qu’elles n’adoptèrent ces métaux pour monnaie que longtemps après qu’on s’en était servi pour les autres usages ordinaires. Cependant nous trouvons par les plus anciens historiens que de temps immémorial on se servait d’or et d’argent pour monnaie dans l’Egypte et dans l’Asie ; et nous apprenons dans la genèse qu’on fabriquait des monnaies d’argent du temps d’Abraham. 

Supposons maintenant que le premier argent fut trouvé dans une mine du mont Niphates dans la Mésopotamie. Il est naturel de croire qu’un ou plusieurs propriétaires de terres, trouvant ce métal beau et utile, en ont d’abord fait usage, et qu’ils ont encouragé volontiers le mineur ou l’entrepreneur, d’en tirer d’avantage de la mine, en lui donnant, en échange de son travail et de celui de ses assistants, autant de produit de terre qu’il en fallait pour leur entretien. Ce métal devenant de plus en plus estimé dans la Mésopotamie, si les gros propriétaires achetaient des aiguières d’argent, les ordres subalternes, selon leurs moyens ou épargnes, pouvaient acheter des gobelets d’argent ; et l’entrepreneur de la mine, voyant un débit constant de sa marchandise, lui donna sans doute une valeur proportionnée à sa qualité ou à son poids contre les autres denrées ou marchandises qu’il recevait en échange. Tandis que tous les habitants regardaient ce métal comme une chose précieuse et durable, et s’efforçaient d’en posséder quelques pièces, l’entrepreneur, qui seul en pouvait distribuer, était en quelque façon maître d’exiger en échange une quantité arbitraire des autres denrées et marchandises.

Supposons encore qu’on découvrit au-delà de la rivière du Tigre, et par conséquent hors de la Mésopotamie, une nouvelle mine d’argent, dont les veines se trouvèrent incomparablement plus riches et plus abondantes que celles du mont Niphates, et que le travail de cette nouvelle mine, d’où les eaux s’écoulaient facilement, était bien moindre que celui de la première.

Il est bien naturel de croire que l’entrepreneur de cette nouvelle mine était en état de fournir de l’argent à bien plus bas prix, que celui du mont Niphates ; et que les habitants de la Mésopotamie, qui désiraient de posséder des pièces et des ouvrages d’argent, trouvaient mieux leur compte de transporter leurs marchandises hors du pays, et de les donner à l’entrepreneur de la nouvelle mine en échange de ce métal, que d’en prendre de l’entrepreneur ancien. Celui-ci, se trouvant moins de débit, diminuait nécessairement son prix ; mais le nouvel entrepreneur baissant à proportion le sien, l’ancien entrepreneur devait nécessairement cesser son travail, et alors le prix de l’argent, contre les autres marchandises et denrées, se réglait nécessairement sur celui qu’on y mettait à la nouvelle mine. L’argent coûtait donc moins alors aux habitants au-delà du Tigre, qu’à ceux de la Mésopotamie, puisque ceux-ci étaient obligés de faire les frais d’un long transport de leurs denrées et de leurs marchandises pour acquérir de l’argent.

On peut aisément concevoir que lorsqu’on eut trouvé plusieurs mines d’argent, et que les propriétaires de terres eurent pris goût à ce métal, ils furent imités par les autres ordres ; et que les pièces et morceaux d’argent, lors même qu’ils n’étaient pas mis en œuvre, furent recherchés avec empressement, parce que rien n’était plus facile que d’en faire tels ouvrages qu’on voulait, à proportion de la quantité et du poids qu’on en avait. Comme ce métal était estimé au moins suivant la valeur qu’il coûtait pour sa production, quelques gens qui en possédaient, se trouvant dans quelques nécessités, pouvaient le mettre en gage pour emprunter les choses dont ils avaient besoin, et même le vendre ensuite tout à fait : de là est venue l’habitude d’en régler la valeur à proportion de sa quantité, c’est-à-dire de son poids, contre toutes les denrées et marchandises. Mais comme on peut allier avec l’argent, le fer, le plomb, l’étain, le cuivre, etc., qui sont des métaux moins rares, et qu’on tire des mines avec moins de frais, le troc de l’argent était sujet à beaucoup de tromperie, et cela fit que plusieurs royaumes ont établi des hôtels de monnaie pour certifier, par une fabrication publique, la véritable quantité d’argent que contient chaque pièce, et pour rendre aux particuliers qui y portent des barres ou lingots d’argent, la même quantité en pièces portant une empreinte ou certificat de la quantité véritable d’argent qu’elles contiennent.

Les frais de ces certificats ou fabrications sont payés quelquefois par le public ou par le prince, c’est la méthode qu’on suivait anciennement à Rome, et aujourd’hui en Angleterre ; quelquefois les porteurs des matières d’argent supportent les frais de la fabrication, comme c’est l’usage en France.

On ne trouve presque jamais l’argent pur dans les mines. Les Anciens ne savaient pas même l’art de l’affiner dans la dernière perfection. Ils fabriquaient toujours leurs monnaies d’argent sur le fin ; et cependant celles qui nous restent des Grecs, des Romains, des Juifs et des Asiatiques, ne se trouvent jamais de la dernière finesse. Aujourd’hui on est plus habile : on a le secret de rendre l’argent pur. Les différentes manières de l’affiner ne sont point de mon sujet : plusieurs auteurs en ont traité, et entre autres, M. Boizard.  Je remarquerai seulement qu’il y a beaucoup de frais à faire pour affiner l’argent, et que c’est la raison pour laquelle on préfère une once d’argent pur, par exemple, à deux onces d’argent qui contiennent une moitié de cuivre ou d’autre aloi. Il en coûte pour détacher cet aloi et pour tirer l’once d’argent réel qui est dans ces deux onces, au lieu que par une simple fonte on peut allier tout autre métal avec l’argent, en telle proportion qu’on veut. Si on allie quelquefois le cuivre avec l’argent pur, ce n’est que pour le rendre plus malléable, et plus propre pour les ouvrages qu’on en fait. Mais dans l’estimation de tout argent, le cuivre ou l’alliage n’est compté pour rien, et on ne considère que la quantité d’argent réel et véritable. C’est pour cela qu’on fait toujours un essai pour connaître cette quantité d’argent véritable.

Faire l’essai, n’est autre chose qu’affiner un petit morceau de la barre d’argent, par exemple, qu’on veut essayer, pour savoir combien elle contient de véritable argent, et pour juger de toute la barre par ce petit morceau. On coupe donc un petit morceau de la barre, de douze grains par exemple, et on le pèse exactement dans des balances qui sont si justes qu’il ne faut quelquefois que la millième partie d’un grain pour les faire trébucher Ensuite, on l’affine par l’eau forte, ou par le feu, c’est-à-dire, on en détache le cuivre ou l’alliage. Lorsque l’argent est pur on le repèse dans la même balance, et si le poids se trouve alors de onze grains, au lieu de douze qu’il y avait, l’essayeur dit que la barre est de onze deniers de fin, c’est-à-dire, qu’elle contient onze parties d’argent véritable, et une douzième partie de cuivre ou d’aloi. Ce qui se comprendra encore plus facilement par ceux qui auront la curiosité de voir ces affinages. Il n’y a point d’autre mystère. L’essai de l’or se fait de même, avec cette seule différence, que les degrés de finesse de l’or se divisent en vingt-quatre parties, qu’on appelle carats, à cause que l’or est plus précieux ; et ces carats sont divisés en trente-deuxièmes, au lieu qu’on ne divise les degrés de finesse de l’argent qu’en douze parties qu’on appelle deniers, et ces deniers en vingt-quatre grains chacun. 

L’usage a consacré à l’or et à l’argent le terme de valeur intrinsèque, pour désigner et pour signifier la quantité d’or ou d’argent véritable que la barre de matière contient : cependant dans cet essai je me suis toujours servi du terme de valeur intrinsèque, pour fixer la quantité de terre et du travail qui entre dans la production des choses, n’ayant pas trouvé de terme plus propre pour exprimer ma pensée. Au reste je ne donne cet avertissement, qu’afin qu’on ne s’y trompe pas ; et lorsqu’il ne sera pas question d’or et d’argent, le terme sera toujours bon, sans aucune équivoque.

Nous avons vu que les métaux, tels que l’or, l’argent, le fer, etc., servent à plusieurs usages, et qu’ils ont une valeur réelle, proportionnée à la terre et au travail qui entrent dans leur production. Nous verrons dans la seconde partie de cet essai, que les hommes ont été obligés par nécessité, de se servir d’une mesure commune, pour trouver dans le troc la proportion et la valeur des denrées et des marchandises dont ils voulaient faire échange. Il n’est question que de voir quelle doit être la denrée ou la marchandise qui est la plus propre pour cette mesure commune ; et si ce n’a pas été la nécessité, et non le goût, qui a fait donner cette préférence à l’or, à l’argent et au cuivre, dont on se sert généralement aujourd’hui pour cet usage.

Les denrées ordinaires, telles que les grains, les vins, la viande, etc., ont bien une valeur réelle, et servent aux usages de la vie ; mais elles sont toutes périssables, et même incommodes pour le transport, et par conséquent peu propres pour servir de mesure commune. 

Les marchandises, c’est-à-dire, les draps, les linges, les cuirs, etc., sont périssables aussi, et ne peuvent se subdiviser sans changer en quelque chose leur valeur pour les usages des hommes ; elles occasionnent, comme les denrées, beaucoup de frais pour le transport ; elles demandent même de la dépense pour les garder : par conséquent elles sont peu propres pour servir de mesure commune.

Les diamants, et les autres pierres précieuses, quand elles n’auraient pas une valeur intrinsèque, et qu’elles seraient estimées seulement par  goût, seraient propres pour servir de mesure commune, si elles n’étaient pas reconnaissables, et si elles pouvaient se subdiviser sans déchet. Mais avec ces défauts et celui qu’elles ont de n’être pas propres pour l’utilité, elles ne peuvent servir de mesure commune. 

Le fer, qui est toujours utile et assez durable, ne servirait pas mal, si on n’en avait pas d’autres plus propres. Il se consume par le feu ; et par sa quantité il se trouve de trop grand volume. On s’en servait depuis Lycurgue jusqu’à la guerre du Péloponnèse : mais comme sa valeur était nécessairement réglée sur l’intrinsèque ou à proportion de la terre et du travail qui entrait dans sa production, il en fallait une grande quantité pour une petite valeur. Ce qu’il y avait de bizarre, c’est qu’on en gâtait la qualité, par le vinaigre, pour le rendre incapable de servir aux usages de l’homme, et pour le conserver seulement pour le troc : ainsi il ne pouvait servir qu’au seul peuple austère de Sparte, et n’a pu même continuer chez eux, dès qu’ils ont étendu leur communication avec les autres pays. Pour ruiner les Lacédémoniens il ne fallait que trouver de riches mines de fer, en faire de la monnaie semblable à le leur, et tirer en échange leurs denrées et leurs marchandises, tandis qu’ils ne pouvaient rien échanger avec l’étranger, contre leur fer gâté. Aussi ne s’attachaient-ils alors à aucun commerce avec l’étranger, s’occupant uniquement à la guerre.

Le plomb et l’étain ont le même désavantage de volume que le fer, et ils sont périssables par le feu : mais dans un cas de nécessité, ils ne serviraient pas mal pour le troc, si le cuivre n’y était pas plus propre et plus durable.

Le cuivre seul servait de monnaie aux Romains, jusqu’à l’an 484 de la fondation de Rome ; et en Suède, on s’en sert encore aujourd’hui même, dans les gros paiements : cependant il est de trop gros volume pour les paiements considérables, et les Suédois mêmes aiment mieux être payés en or et en argent, qu’en cuivre.

Dans les colonies d’Amérique, on s’est servi de tabac, de sucre et de cacao pour monnaie ; mais ces marchandises sont de trop grand volume, périssables et inégales dans leur bonté ; par conséquent elles sont peu propres pour servir de monnaie ou de mesure commune des valeurs.

L’or et l’argent seuls sont de petit volume, d’égale bonté, faciles à transporter, à subdiviser sans déchet, commodes à garder, beaux et brillants dans les ouvrages qu’on en fait, et durables presque jusqu’à l’éternité. Tous ceux qui se sont servis d’autre chose pour monnaie, en reviennent nécessairement à celle-ci, dès qu’ils en peuvent acquérir assez pour le troc. Il n’y a que dans le plus bas troc que l’or et l’argent sont incommodes : pour la valeur d’un liard ou d’un denier, les pièces d’or et même d’argent, seraient trop petites pour être maniables. On dit que les Chinois dans les petits échanges coupaient avec des ciseaux, à de minces lames d’argent, de petites pièces qu’ils pesaient. Mais depuis leur commerce avec l’Europe, ils commencent à se servir de cuivre dans ces occasions.

Il n’est donc pas étonnant que toutes les nations soient parvenues à se servir d’or et d’argent pour monnaie ou pour la mesure commune des valeurs, et de cuivre pour les petits échanges. L’utilité et le besoin les y ont déterminées, et non le goût ni le consentement. L’argent demande un grand travail, et un travail bien cher, pour sa production. Ce qui cause la cherté des mineurs d’argent, c’est qu’ils ne vivent guère plus de cinq à six ans dans ce travail qui cause une grande mortalité ; de manière qu’une petite pièce d’argent correspond à autant de terre et de travail qu’une grosse pièce de cuivre.

Il faut que la monnaie ou la mesure commune des valeurs corresponde, réellement et intrinsèquement, en prix de terre et de travail, aux choses qu’on en donne en troc. Sans cela elle n’aurait qu’une valeur imaginaire. Par exemple, si un prince ou une république donnaient cours dans l’État à quelque chose qui n’eût point une telle valeur réelle et intrinsèque, non seulement les autres États ne la recevraient pas sur ce pied là, mais les habitants mêmes la rejetteraient, lorsqu’ils s’apercevraient du peu de valeur réelle. Lorsque les Romains vers la fin de la première guerre punique, voulurent donner à des as de cuivre du poids de deux onces la même valeur qu’avaient auparavant les as du poids d’une livre ou de douze onces, cela ne put pas se soutenir longtemps dans le troc. Et l’on voit dans l’histoire de tous les temps, que lorsque les princes ont affaibli leurs monnaies en conservant la même valeur numéraire, toutes les marchandises et les denrées ont enchéri dans la proportion de l’affaiblissement des monnaies. 

M. Locke dit que le consentement des hommes a donné une valeur à l’or et à l’argent. On n’en peut pas douter, puisque la nécessité absolue n’y a point eu de part. C’est le même consentement qui a donné, et qui donne tous les jours, une valeur à la dentelle, au linge, aux draps fins, au cuivre, et autres métaux. Les hommes, à parler absolument, pourraient subsister sans tout cela. Mais il n’en faut pas conclure que toutes ces choses n’aient qu’une valeur imaginaire. Elles en ont une, à proportion de la terre et du travail qui entrent dans leur production. L’or et l’argent, comme les autres marchandises et comme les denrées, ne peuvent être tirés qu’avec des frais proportionnés à la valeur qu’on leur donne à peu près ; et quelque chose que les hommes produisent par leur travail, il faut que ce travail fournisse leur entretien. C’est le grand principe qu’on entend tous les jours de la bouche même des petites gens qui n’entrent point dans nos spéculations, et qui vivent de leur travail ou de leurs entreprises. Il faut que tout le monde vive.


DEUXIÈME PARTIE

I. Du troc

On a essayé de prouver, dans la partie précédente, que la valeur réelle de toutes les choses à l’usage des hommes, est leur proportion à la quantité de terre employée pour leur production et pour l’entretien de ceux qui leur ont donné la forme. Dans cette seconde partie, après avoir fait une récapitulation des différents degrés de bonté de la terre dans plusieurs Contrées, et des diverses espèces de denrées qu’elle peut produire avec plus d’abondance selon sa qualité intrinsèque, et après avoir supposé l’établissement des bourgs et de leurs marchés pour la facilité de la vente de ces denrées, on démontrera, par la comparaison des échanges qui se pourraient faire, en vin contre du drap, en blé contre des souliers, des chapeaux, etc., et par la difficulté que causerait le transport de ces différentes denrées ou marchandises, l’impossibilité qu’il y avait à statuer leur valeur intrinsèque respective, et la nécessité absolue où les hommes se sont trouvés de chercher un être de facile transport, non corruptible, et qui put avoir dans son poids une proportion, ou une valeur, égale aux différentes denrées et aux marchandises, tant nécessaires que commodes. De là est venu le choix de l’or et de l’argent pour le gros commerce, et du cuivre pour le bas trafic.

Ces métaux sont non seulement durables, de facile transport, mais encore correspondent à un grand emploi de superficie de terre pour leur production ; ce qui leur donne la valeur réelle qu’on cherchait, pour avoir un équivalent.

M. Locke, qui ne s’est attaché qu’aux prix des marchés, comme tous les autres écrivains anglais qui ont travaillé sur cette matière, établit que la valeur de toutes choses est proportionnée à leur abondance ou à leur rareté, et à l’abondance ou à la rareté de l’argent contre lequel on les échange. On sait en général que le prix des denrées et des marchandises a été augmenté en Europe, depuis qu’on y a apporté des Indes occidentales, une si grande quantité d’argent.

Mais j’estime qu’il ne faut pas croire en général que le prix des choses au marché doive être proportionné à leur quantité et à celle de l’argent qui circule actuellement dans le lieu, parce que les denrées et les marchandises, qu’on transporte pour être vendues ailleurs, n’influent pas sur le prix de celles qui restent. Par exemple, si dans un bourg où il y a deux fois plus de blé qu’on n’y en consomme, on comparaît cette quantité entière à la quantité d’argent, le blé serait plus abondant à proportion, que l’argent qu’on destine à l’acheter ; cependant le prix du marché se soutiendra tout de même que s’il n’y avait que la moitié de cette quantité de blé, parce que l’autre moitié peut, et même doit, être envoyée dans la ville, et que les frais de voiture se trouveront dans le prix de la ville, qui est toujours plus haut à proportion que celui du bourg. Mais, hors le cas de l’espérance de vendre à un autre marché, j’estime que l’idée de M. Locke est juste dans le sens du chapitre suivant et non autrement.

II. Des prix des marchés

Supposons les bouchers d’un côté et les acheteurs de l’autre. Le prix de la viande se déterminera après quelques altercations ; et une livre de bœuf sera à peu près en valeur à une pièce d’argent, comme tout le bœuf qu’on expose en vente au marché est à tout l’argent qu’on y apporte pour acheter du bœuf.

Cette proportion se règle par l’altercation. Le boucher soutient son prix sur le nombre d’acheteurs qu’il voit ; les acheteurs, de leur côté, offrent moins selon qu’ils croient que le boucher aura moins de débit : le prix réglé par quelques-uns est ordinairement suivi par les autres. Les uns sont plus habiles à faire valoir leur marchandise, les autres plus adroits à la décréditer. Quoique cette méthode de fixer les prix des choses au marché n’ait aucun fondement juste ou géométrique, puisqu’elle dépend souvent de l’empressement ou de la facilité d’un petit nombre d’acheteurs, ou de vendeurs ; cependant il n’y a pas d’apparence qu’on puisse y parvenir par aucune autre voie plus convenable. Il est constant que la quantité des denrées ou des marchandises mises en vente, proportionnée à la demande ou à la quantité des acheteurs, est la base sur laquelle on fixe, ou sur laquelle on croit toujours fixer, les prix actuels des marchés ; et qu’en général, ces prix ne s’écartent pas beaucoup de la valeur intrinsèque. 

Autre supposition. Plusieurs maîtres d’hôtels ont reçu l’ordre, dans la première saison, d’acheter des pois verts. Un maître a ordonné l’achat de dix litrons pour 60 liv., un autre de dix litrons pour 50 liv., un troisième en demande dix pour 40 l., et un quatrième dix pour 30 l. Afin que ces ordres puissent être exécutés, il faudrait qu’il y eut au marché quarante litrons de pois verts. Supposons qu’il ne s’y en trouve que vingt : les vendeurs voyant beaucoup d’acheteurs soutiendront leur prix, et les acheteurs monteront jusqu’à celui qui leur est prescrit ; de sorte que ceux qui offrent 60 liv. pour dix litrons seront les premiers servis. Les vendeurs, voyant ensuite que personne ne veut monter au-dessus de 50 liv. lâcheront les dix autres litrons à ce prix, mais ceux qui avaient ordre de ne pas excéder 40 et 30 livres s’en retourneront sans rien emporter.

Si au lieu de quarante litrons, il s’en trouve quatre cents, non seulement les maîtres d’hôtels auront les pois verts beaucoup au-dessous des sommes qui leur étaient prescrites, mais les vendeurs, pour être préférés les uns aux autres par le petit nombre d’acheteurs, baisseront leurs pois verts, à peu près à leur valeur intrinsèque, et dans ce cas plusieurs maîtres d’hôtels qui n’avaient point d’ordre en achèteront. 

Il arrive souvent que les vendeurs, en voulant trop soutenir leur prix au marché, manquent l’occasion de vendre avantageusement leurs denrées, ou leurs marchandises, et qu’ils y perdent. Il arrive aussi qu’en soutenant ces prix ils pourront souvent vendre plus avantageusement un autre jour.

Les marchés éloignés peuvent toujours influer sur les prix du marché où l’on est : si le blé est extrêmement cher en France, il haussera en Angleterre et dans les autres pays voisins.

III. De la circulation de l’argent

C’est une idée commune en Angleterre qu’un fermier doit faire trois rentes. 1° La rente principale et véritable qu’il paie au propriétaire, et qu’on suppose égale en valeur au produit du tiers de sa ferme ; une seconde rente pour son entretien et celui des hommes et des chevaux dont il se sert pour cultiver sa ferme, et enfin une troisième rente qui doit lui demeurer, pour faire profiter son entreprise.

On a généralement la même idée dans les autres États de l’Europe ; quoique dans quelques États, comme dans le Milanais, le fermier donne au propriétaire la moitié du produit de sa terre au lieu du tiers ; et que plusieurs propriétaires dans tous les États, tâchent d’affermer leurs terres le plus haut qu’ils peuvent : mais lorsque cela se fait au-dessus du tiers du produit, les fermiers sont ordinairement bien pauvres. Je ne doute pas que le propriétaire chinois ne retire de son fermier plus des trois quarts du produit de sa terre. 

Cependant, lorsqu’un fermier a des fonds pour conduire l’entreprise de sa ferme, le propriétaire, qui lui donne sa ferme pour le tiers du produit, sera sûr de son paiement, et se trouvera mieux d’un tel marché, que s’il donnait sa ferme à un plus haut prix à un fermier gueux, au hasard de perdre toute sa rente. Plus la ferme sera grande et plus le fermier sera à son aise. C’est ce qui se voit en Angleterre, où les fermiers sont ordinairement plus aisés que dans les autres pays où les fermes sont petites. 

La supposition donc que je suivrai dans cette recherche de la circulation de l’argent sera que les fermiers font trois rentes, et même qu’ils dépensent la troisième rente pour vivre plus commodément, au lieu de l’épargner. C’est en effet le cas du plus grand nombre des fermiers de tous les États.

Toutes les denrées de l’État, sortent, directement ou indirectement, des mains des fermiers, aussi bien que tous les matériaux dont on fait de la marchandise. C’est la terre qui produit toutes choses excepté le poisson ; encore faut-il que les pêcheurs qui prennent le poisson soient entretenus du produit de la terre. 

Il faut donc considérer les trois rentes du fermier, comme les principales sources, ou pour ainsi dire le premier mobile de la circulation dans l’État.  La première rente doit être payée au propriétaire, en argent comptant ; pour la seconde et la troisième rente il faut de l’argent comptant pour le fer, l’étain, le cuivre, le sel, le sucre, les draps, et généralement pour toutes les marchandises de la ville qui sont consumés la campagne ; mais tout cela n’excède guère la sixième partie du total, ou des trois rentes. Pour ce qui est de la nourriture et de la boisson des habitants de la campagne, il ne faut pas nécessairement de l’argent comptant pour se la procurer.

Le fermier peut brasser sa bière, ou faire son vin sans dépenser d’argent comptant, il peut faire son pain, tuer les bœufs, les moutons, les cochons, etc., qu’on mange à la campagne ; il peut payer en blés, en viande et en boisson, la plupart de ses assistants, non seulement manœuvriers, mais encore artisans de la campagne, en évaluant ses denrées au prix du marché le plus proche, et le travail au prix ordinaire du lieu

Les choses nécessaires à la vie sont la nourriture, le vêtement et le logement. On n’a pas besoin d’argent comptant pour se procurer la nourriture à la campagne, comme on vient de l’expliquer. Si on y fait du gros linge et de gros draps, si on y bâtit des maisons, comme cela se pratique souvent, le travail de tout cela peut se payer en troc par évaluation, sans que l’argent comptant y soit nécessaire.

Le seul argent comptant qui est nécessaire à la campagne, sera donc celui qu’il faut pour payer la rente principale du propriétaire et les marchandises que la campagne tire nécessairement de la ville, telles que les couteaux, les ciseaux, les épingles, les aiguilles, les draps pour quelques fermiers ou autres gens aisés, la batterie de cuisine, la vaisselle et généralement tout ce qu’on tire de la ville.

J’ai déjà remarqué qu’on estime que la moitié des habitants d’un État demeure dans les villes, et par conséquent que ceux des villes dépensent plus que la moitié du produit des terres. Il faut par conséquent de l’argent comptant, non seulement pour la rente du propriétaire, qui correspond au tiers du produit, mais aussi pour les marchandises de ville, consommées à la campagne, qui peuvent correspondre à quelque chose de plus qu’au sixième du produit de la terre. Or un tiers et un sixième font la moitié du produit : par conséquent il faut que l’argent comptant, qui circule à la campagne, soit égal au moins à la moitié du produit de la terre, au moyen de quoi l’autre moitié quelque chose moins, peut se consommer à la campagne, sans qu’il soit besoin d’argent comptant.

La circulation de cet argent se fait en ce que les propriétaires dépensent en détail, dans la ville, les rentes que les fermiers leur ont payées en gros articles, et que les entrepreneurs des villes, comme les bouchers, les boulangers, les brasseurs, etc. ramassent peu à peu ce même argent, pour acheter des fermiers, en gros articles, les bœufs, le blé, l’orge, etc. Ainsi toutes les grosses sommes d’argent sont distribuées par petites sommes, et toutes les petites sommes sont ensuite ramassées pour faire des paiements de grosses sommes aux fermiers, directement ou indirectement, et cet argent passe toujours en gage tant en gros qu’en détail.

Lorsque j’ai dit qu’il faut nécessairement pour la circulation de la campagne, une quantité d’argent, souvent égale en valeur à la moitié du produit des terres, c’est la moindre quantité ; et pour que la circulation de la campagne se fasse avec facilité, je supposerai que l’argent comptant qui doit conduire la circulation des trois rentes, est égal en valeur à deux de ces rentes, ou égal au produit des deux tiers de la terre. On verra par plusieurs circonstances dans la suite, que cette supposition n’est pas bien loin de la vérité.

Supposons maintenant que l’argent qui conduit toute la circulation d’un petit État, est égal à dix mille onces d’argent, et que tous les paiements qu’on fait de cet argent, de la campagne à la ville, et de la ville à la campagne, se font une fois l’an ; que ces dix mille onces d’argent sont égales en valeur, à deux rentes des fermiers, ou aux deux tiers du produit des terres. Les rentes des propriétaires correspondront à cinq mille onces, et toute la circulation d’argent, qui restera entre les gens de la campagne et ceux de la ville, et qui doit se faire par paiements annuels, correspondra aussi à cinq mille onces.

Mais si les propriétaires de terres stipulent avec leurs fermiers les paiements par semestre au lieu de paiements annuels, et si les débiteurs des deux dernières rentes font aussi leur paiements tous les six mois, ce changement dans les paiements changera le train de la circulation : et au lieu qu’il fallait auparavant dix mille onces pour faire les paiements une fois l’an, il ne faudra maintenant que cinq mille onces, parce que cinq mille onces payées en deux fois auront le même effet que dix mille onces payées en une seule fois.

De plus, si les propriétaires stipulent avec leurs fermiers les paiements par quartier, ou s’ils se contentent de recevoir de leurs fermiers les rentes à mesure que les quatre saisons de l’année les mettent en état de vendre leurs denrées, et si tous les autres paiements se font par quartiers, il ne faudra que deux mille cinq cents onces pour la même circulation qui aurait conduite par dix mille onces en paiements annuels. Par conséquent, supposant que tous les paiements se fassent par quartiers dans le petit État en question, la proportion de la valeur de l’argent nécessaire pour la circulation est au produit annuel des terres, c’est-à-dire, aux trois rentes, comme 2 500 liv. est à 15 000 liv., ou comme 1 à 6, de telle sorte que l’argent correspondrait à la sixième partie du produit annuel des terres.

Mais attendu que chaque branche de la circulation dans les villes est conduite par des entrepreneurs, que la consommation de la nourriture se fait par des paiements journaliers, ou par semaines ou par mois, et que celle du vêtement, quoique faite dans les familles tous les ans, tous les six mois, ne laisse pas de se faire dans des temps différents par les uns et par les autres ; que la circulation pour la boisson se fait journellement pour le plus grand nombre ; que celle de la petite bière, des charbons et de mille autres branches de consommation est fort prompte ; il semblerait que la proportion que nous avons établie dans les paiements par quartiers serait trop forte, et qu’on pourrait conduire la circulation d’un produit de terre de quinze mille onces d’argent avec beaucoup moins que deux mille cinq cents onces d’argent comptant.

Cependant puisque les fermiers sont dans la nécessité de faire de gros paiements aux propriétaires au moins tous les quartiers, et que les droits que le prince ou l’État perçoivent sur la consommation sont accumulés par les receveurs pour faire de gros paiements aux receveurs généraux ; il faut bien une quantité suffisante d’argent comptant dans la circulation pour que ces gros paiements puissent se faire avec facilité, sans empêcher la circulation du courant pour ce qui regarde la nourriture et le vêtement des habitants.

On sentira bien par ce que je viens de dire, que la proportion de la quantité d’argent comptant nécessaire pour la circulation d’un État n’est pas une chose incompréhensible, et que cette quantité peut être plus grande ou plus petite dans les États, suivant le train qu’on y suit et la vitesse des paiements. Mais il est bien difficile de rien statuer de précis sur cette quantité en général, qui peut être différente à proportion dans différents pays, et ce n’est que par forme de conjecture que je dis en général, que « l’argent comptant, nécessaire pour conduire la circulation et le troc dans un État, est à peu près égal en valeur au tiers des rentes annuelles des propriétaires de terres. »

Que l’argent soit rare, ou abondant, dans un État, cette proportion ne variera pas beaucoup, parce que dans les États où l’argent est abondant on afferme les terres plus haut, et plus bas dans ceux où l’argent est plus rare : c’est une règle qui se trouvera toujours véritable dans tous les temps. Mais il arrive ordinairement, dans les États où l’argent est plus rare, qu’il y a plus de troc par évaluation, que dans ceux où l’argent est plus abondant, et par conséquent la circulation est censée plus prompte et moins retardée que dans les États où l’argent est moins rare. Ainsi pour juger de la quantité de l’argent qui circule, il faut toujours considérer la vitesse de sa circulation.

Dans la supposition que l’argent qui circule est égal au tiers de toutes les rentes des propriétaires des terres, et que ces rentes sont égales au tiers du produit annuel des mêmes terres, il s’ensuit que « l’argent qui circule dans un État est égal en valeur à la neuvième partie de tout le produit annuel des terres. »

Le chevalier Guillaume Petty, dans un manuscrit de l’année 1685, suppose souvent l’argent qui circule, égal en valeur au dixième du produit des terres, sans dire pourquoi. Je crois que c’est un jugement qu’il forma sur l’expérience et sur la pratique qu’il avait, tant de l’argent qui circulait alors en Irlande, dont il avait arpenté la plus grande partie des terres, que des denrées dont il faisait une estimation à vue d’œil. Je ne me suis pas beaucoup éloigné de son idée ; mais j’ai mieux aimé comparer la quantité d’argent qui circule, aux rentes des propriétaires, qui se paient ordinairement en argent, et dont on peut aisément savoir la valeur par une taxe égale sur les terres, que de comparer la quantité de l’argent aux denrées ou au produit des terres, dont le prix varie journellement aux marchés, et dont même une grande partie se consomment sans passer par ces marchés. Je donnerai, dans le chapitre suivant, plusieurs raisons confirmées par des exemples, pour fortifier ma supposition. Cependant je la crois utile quand même elle ne se trouverait pas physiquement vraie dans aucun État. Elle suffit si elle approche de la vérité, et si elle empêche les conducteurs des États de se former des idées extravagantes de la quantité d’argent qui y circule : car il n’est point de connaissance où l’on soit si sujet à s’abuser, que dans celle des calculs, lorsqu’on les laisse à la conduite de l’imagination ; au lieu qu’il n’y a point de connaissance plus démonstrative, lorsqu’on les conduit par un détail de faits.

Il y a des villes et des États qui n’ont aucune terre qui leur appartiennent, et qui subsistent, en échangeant leur travail ou manufacture contre le produit des terres d’autrui : telles sont Hambourg, Dantzig, plusieurs autres villes impériales, et même une partie de la Hollande. Dans ces États il paraît plus difficile de former un jugement de la circulation. Mais si on pouvait faire un jugement des terres étrangères qui fournissent leur subsistance, le calcul ne différerait pas probablement de celui que je fais pour les autres États qui subsistent principalement de leurs propres fonds, et qui sont l’objet de cet essai.

À l’égard de l’argent comptant nécessaire pour conduire un commerce avec l’étranger, il semble qu’il n’en faut pas d’autre que celui qui circule dans l’État, lorsque la balance du commerce avec l’étranger est égale, c’est-à-dire, lorsque les denrées et les marchandises qu’on y envoie sont égales en valeur à celles qu’on en reçoit.

Si la France envoie des draps en Hollande, et si elle en reçoit des épiceries, pour la même valeur, le propriétaire qui consomme ces épiceries en paie la valeur à l’épicier, et l’épicier paie cette même valeur au manufacturier de draps, à qui la même valeur est due en Hollande pour le drap qu’il y a envoyé. Cela se fait par lettres de change dont j’expliquerai la nature dans la suite. Ces deux paiements en argent se font en France hors la rente du propriétaire, et il ne sort pas pour cela aucun argent de France. Tous les autres ordres qui consomment les épiceries d’Hollande les paient de même à l’épicier ; savoir, ceux qui subsistent de la première rente, c’est-à-dire, de celle du propriétaire, les paient de l’argent de la première rente, et ceux qui subsistent par les deux dernières rentes, soit à la campagne, soit à la ville, paient l’épicier directement ou indirectement de l’argent qui conduit la circulation des deux dernières rentes. L’épicier paie encore cet argent au manufacturier pour ses lettres de change sur Hollande ; et il ne faut pas d’augmentation d’argent dans un État pour la circulation, par rapport au commerce avec l’étranger, lorsque la balance de ce commerce est égale. Mais si cette balance n’est pas égale, c’est-à-dire, si on vend en Hollande plus de marchandise qu’on n’en tire, ou si l’on en tire plus qu’on n’y en envoie, il faut de l’argent pour l’excédent, et que la Hollande en envoie en France, ou que la France en envoie en Hollande : ce qui augmentera, ou diminuera, la quantité d’argent sonnant qui circule en France.

Il peut même arriver que lorsque la balance est égale avec l’étranger, le commerce avec ce même étranger retarde la circulation de l’argent comptant, et par conséquent demande une plus grande quantité d’argent par rapport à ce commerce.

Par exemple, si les dames françaises, qui portent des étoffes de France, veulent porter des velours de Hollande, qui sont compensés par les draps qu’on y envoie, elles paieront ces velours aux marchands qui les ont tirés de Hollande, et ces marchands les paieront aux manufacturiers. Cela fait que l’argent passe par plus de mains, que si ces dames portaient leur argent aux manufacturiers, et se contentaient d’étoffes de France. Lorsque le même argent passe par les mains de plusieurs entrepreneurs, la vitesse de la circulation en est ralentie. Mais il est difficile de faire une estimation juste de ces sortes de retardements, qui dépendent de plusieurs circonstances : car dans l’exemple présent, si les dames ont payé aujourd’hui le velours au marchand, et si demain le marchand le paie au manufacturier pour sa lettre de change sur Hollande ; si le manufacturier le paie le lendemain au marchand de laine, et celui-ci le jour d’après au fermier peut faire que le fermier le gardera en caisse plus de deux mois pour achever le paiement du quartier de rente qu’il doit faire au propriétaire ; et par conséquent cet argent aurait pu circuler deux mois entre les mains de cent entrepreneurs, sans retarder dans le fond la circulation nécessaire de l’État.

Après tout, on doit considérer la rente principale du propriétaire, comme la branche la plus nécessaire et la plus considérable de l’argent par rapport à la circulation. Si le propriétaire demeure dans la ville, et que le fermier vende dans la même ville toutes ses denrées, et y achète toutes les marchandises nécessaires pour la consommation de la campagne, l’argent comptant peut toujours rester dans la ville. Le fermier y vendra les denrées qui excéderont la moitié du produit de sa ferme ; il paiera dans la même ville l’argent du tiers de ce produit à son propriétaire, et il paiera le surplus aux marchands ou entrepreneurs, pour les marchandises qui doivent être consommées à la campagne. Cependant, dans ce cas même, comme le fermier vend ses denrées par gros articles, et que ces grosses sommes doivent être ensuite distribuées dans le détail, et être de nouveau ramassées pour servir aux gros paiements des fermiers, la circulation rend toujours le même effet (à la vitesse près) que si le fermier emportait l’argent de ses denrées à la campagne, pour le renvoyer ensuite à la ville.

La circulation consiste toujours en ce que les grosses sommes que le fermier tire de la vente de ses denrées sont distribuées dans le détail, et ensuite ramassées pour faire de gros paiements. Soit que cet argent sorte en partie de la ville ou qu’il y reste en entier, on peut le considérer comme faisant la circulation de la ville et de la campagne. Toute la circulation se fait entre les habitants de l’État, et tous ces habitants sont nourris et entretenus de toute façon du produit des terres et du crû de la campagne.

Il est vrai que la laine, par exemple, qu’on tire de la campagne, lorsqu’on en fait du drap dans la ville, vaut quatre fois plus qu’elle ne valait. Mais cette augmentation de valeur, qui est le prix du travail des ouvriers, et des manufacturiers de la ville, se change encore contre les denrées de la campagne qui servent à entretenir ces ouvriers.

IV. Autre réflexion sur la vitesse ou la lenteur de la circulation de l’argent, dans le troc

Supposons que le fermier paie 1 300 onces d’argent par quartier au propriétaire, que celui-ci en distribue en détail toutes les semaines 100 onces au boulanger, au boucher, etc., et que ces entrepreneurs fassent retourner ces 100 onces toutes les semaines au fermier, de manière que le fermier ramasse par semaine autant d’argent que le propriétaire en dépense. Dans cette supposition il n’y aura que 100 onces d’argent en circulation perpétuelle, et les autres 1 200 onces demeureront en caisse, partie entre les mains du propriétaire, et partie entre les mains du fermier. 

Mais il arrive rarement que les propriétaires répandent leurs rentes dans une proportion constante et réglée. À Londres, sitôt qu’un propriétaire reçoit sa rente, il en met la plus grande partie entre les mains d’un orfèvre, ou d’un banquier, qui la prêtent à intérêt, par conséquent cette partie circule ; ou bien ce propriétaire en emploie une bonne partie dans l’achat de plusieurs choses nécessaires au ménage ; et avant qu’il puisse recevoir un second quartier, il empruntera peut-être de l’argent. Ainsi l’argent de ce premier quartier circulera en mille manières avant qu’il puisse être ramassé et remis entre les mains du fermier, pour servir à faire le paiement du second quartier.

Lorsque le temps du paiement de ce second quartier sera venu, le fermier vendra ses denrées par gros articles ; et ceux qui achètent les bœufs, les blés, les foins, etc., en auront auparavant ramassé le prix, dans le détail : ainsi l’argent du premier quartier aura circulé dans les canaux du détail pendant près de trois mois, avant que d’être ramassé par les entrepreneurs du détail, et ceux-ci le donneront au fermier, qui en fera le paiement du second quartier. Il semblerait par là qu’une moindre quantité d’argent comptant, que celle que nous avons supposée, pourrait suffire à la circulation d’un État.

Tous les trocs qui se font par évaluation ne demandent guère d’argent comptant. Si un brasseur fournit à un drapier la bière qu’il consomme dans sa famille ; et si le drapier fournit réciproquement au brasseur les draps dont il a besoin, le tout au prix courant du marché réglé le jour de la livraison, il ne faut d’autre argent comptant, entre ces deux commerçants, que la somme qui paiera la différence de ce que l’un a fourni de plus.

Si un marchand, dans un bourg, envoie à un correspondant dans la ville des denrées de la campagne pour vendre, et si celui-ci renvoie au premier les marchandises de la ville dont on fait la consommation à la campagne, la correspondance durant toute l’année entre ces deux entrepreneurs, et la confiance mutuelle leur faisant porter en compte leurs denrées et leurs marchandises au prix des marchés respectifs, il ne faudra d’autre argent réel pour conduire ce commerce, que la balance que l’un devra à l’autre à la fin de l’année ; encore pourra-t-on porter cette balance à compte nouveau pour l’année suivante, sans débourser aucun argent effectif. Tous les entrepreneurs d’une ville, qui ont continuellement affaire les uns aux autres peuvent pratiquer cette méthode ; et ces trocs par évaluations semblent épargner beaucoup d’argent comptant dans la circulation, ou du moins en accélérer le mouvement, en le rendant inutile dans plusieurs mains où il devrait nécessairement passer sans cette confiance et cette manière de troquer par évaluation. Aussi ce n’est pas sans raison qu’on dit communément : la confiance dans le commerce rend l’argent moins rare.

Les orfèvres et les banquiers publics, dont les billets passent couramment en paiement, comme l’argent comptant, contribuent aussi à la vitesse de la circulation, qui serait retardée s’il fallait de l’argent effectif dans tous les paiements où l’on se contente de ces billets ; et bien que ces orfèvres et banquiers gardent toujours en caisse une bonne partie de l’argent effectif qu’ils ont reçu en faisant leurs billets, ils ne laissent pas de répandre aussi dans la circulation une quantité considérable de cet argent effectif, comme je l’expliquerai ci-après, en traitant des banques publiques.

Toutes ces réflexions semblent prouver qu’on pourrait conduire la circulation d’un État, avec bien moins d’argent effectif, que celui que j’ai supposé nécessaire pour cela ; mais les inductions suivantes paraissent les contrebalancer, et contribuer au retardement de cette même circulation.

Je remarquerai d’abord que toutes les denrées sont produites à la campagne par un travail qui peut se conduire, absolument parlant, avec peu ou point d’argent effectif, comme je l’ai déjà souvent insinué : mais toutes les marchandises se font dans les villes ou dans les bourgs par un travail d’ouvriers qu’il faut payer en argent effectif. Si une maison a coûté cent mille onces d’argent à bâtir, toute cette somme, ou au moins la plus grande partie, doit avoir été payée toutes les semaines dans le menu troc au faiseur de briques, aux maçons, aux menuisiers, etc., directement ou indirectement. La dépense des petites familles, qui dans une ville sont toujours le plus grand nombre, ne se fait nécessairement qu’avec de l’argent effectif ; et dans ce bas troc le crédit, l’évaluation, et les billets ne peuvent avoir lieu. Les marchands ou entrepreneurs de détail demandent de l’argent comptant pour prix des choses qu’ils fournissent ; ou s’ils se fient à quelque famille pour quelques jours ou quelques mois, ils ont besoin d’un bon paiement en argent. Un sellier qui vend un carrosse quatre cents onces d’argent en billets, sera dans la nécessité de convertir ces billets en argent effectif, pour payer tous les matériaux et tous les ouvriers qui ont travaillé à son carrosse s’il en a eu le travail à crédit, ou, s’il en a fait les avances, pour en faire un nouveau. La vente du carrosse lui laissera le profit de son entreprise, et il dépensera ce profit à l’entretien de sa famille. Il ne pourrait se contenter de billets, qu’en cas qu’il pût mettre quelques choses de côté ou à intérêts.

La consommation des habitants d’un État n’est, dans un sens, uniquement que pour leur nourriture. Le logement, le vêtement, les meubles, etc., correspondent à la nourriture des ouvriers qui y ont travaillé ; et dans les villes tout le boire et le manger ne se paie nécessairement qu’avec de l’argent effectif. Dans les familles des propriétaires, en ville, le manger se paie tous les jours ou toutes les semaines ; le vin dans leurs familles se paie toutes les semaines ou tous les mois ; les chapeaux, les bas, les souliers, etc., se paient ordinairement avec de l’argent effectif, au moins ils correspondent à de l’argent comptant par rapport aux ouvriers qui y ont travaillé. Toutes les sommes qui servent à faire de gros paiements sont divisées, distribuées et répandues nécessairement en petits paiements, pour correspondre à la subsistance des ouvriers, des valets, etc., et toutes ces petites sommes sont aussi nécessairement ramassées et réunies par les bas entrepreneurs et par les détailleurs qui sont employés à la subsistance des habitants, pour faire de gros paiements lorsqu’ils achètent les denrées des fermiers. Un cabaretier à bière ramasse par sols et par livres, les sommes qu’il paie au brasseur, et celui-ci s’en sert pour payer tous les grains et les matériaux qu’il tire de la campagne. On ne saurait rien imaginer de ce qu’on achète à prix d’argent dans un État, comme meubles, marchandises, etc., dont la valeur ne corresponde à la subsistance de ceux qui y ont travaillé.

La circulation dans les villes est conduite par des entrepreneurs, et correspond toujours, directement ou indirectement, à la subsistance des valets, des ouvriers, etc. Il n’est pas concevable qu’elle puisse se faire dans le bas détail sans argent effectif. Les billets peuvent servir de jetons dans les gros paiements pour quelque intervalle de temps ; mais lorsqu’il faut distribuer et répandre les grosses sommes dans le troc du menu comme il en faut toujours plus tôt ou plus tard dans le courant de la circulation d’une ville, les billets n’y peuvent pas servir, et il faut de l’argent effectif.

Tout cela présupposé : tous les ordres d’un État, qui ont de l’économie, épargnent, et tiennent hors de la circulation, de petites sommes d’argent comptant, jusqu’à ce qu’ils en aient suffisamment pour les mettre à intérêts ou à profit.

Plusieurs gens avares et craintifs enterrent et resserrent toujours de l’argent effectif pendant des intervalles de temps assez considérables.

Plusieurs propriétaires, entrepreneurs, et autres, gardent toujours quelque argent comptant dans leurs poches ou dans leurs caisses, contre les cas imprévus, et pour n’être point à sec. Si un seigneur a remarqué que pendant l’espace d’un an, il ne s’est jamais vu moins de vingt louis dans sa poche, on peut dire que cette poche a tenu vingt louis hors de la circulation pendant l’année. On n’aime pas à dépenser jusqu’au dernier sou, on est bien aise de n’être pas dégarni tout à fait, et de recevoir un nouveau renfort avant que de payer, même une dette, de l’argent que l’on a.

Le bien des mineurs et des plaideurs est souvent déposé en argent comptant, et retenu hors de la circulation.

Outre les gros paiements qui passent par les mains des fermiers dans les quatre termes de l’année, il s’en fait plusieurs autres, d’entrepreneurs à entrepreneurs dans les mêmes termes, aussi bien que dans des temps différents, des emprunteurs aux prêteurs d’argent. Toutes ces sommes sont ramassées du troc du menu, y sont répandues de nouveau, et reviennent tôt ou tard au fermier ; mais elles semblent demander un argent effectif plus considérable pour la circulation, que si ces gros paiements se faisaient dans des temps différents de ceux auxquels les fermiers sont payés de leurs denrées.

Au reste, il y a une si grande variété dans les différents ordres des habitants de l’État, et dans la circulation d’argent effectif qui y correspond, qu’il semble impossible de rien statuer de précis ou d’exact dans la proportion de l’argent qui suffit pour la circulation ; et je n’ai produit tant d’exemples et d’inductions que pour faire comprendre que je ne me suis pas bien éloigné de la vérité dans ma supposition, « que l’argent effectif nécessaire à la circulation de l’État correspond à peu près à la valeur du tiers de toutes les rentes annuelles des propriétaires de terres. » Lorsque les propriétaires ont une rente qui fait la moitié du produit, ou plus que le tiers, il faut d’avantage d’argent effectif pour la circulation, tout autres choses étant d’ailleurs égales. Lorsqu’il y a une grande confiance des banques, et des trocs par évaluation, une moindre quantité d’argent pourrait suffire, de même que quand le train de la circulation peut être accéléré en quelque autre manière. Mais je ferai voir dans la suite que les banques publiques n’apportent pas tant d’avantages qu’on le croit communément.

V. De l’inégalité de la circulation de l’argent effectif, dans un État

La ville fournit toujours à la campagne plusieurs marchandises, et les propriétaires de terres qui résident dans la ville, y doivent toujours recevoir environ le tiers du produit de leurs terres : ainsi la campagne doit à la ville plus de la moitié du produit des terres. Cette dette passerait toujours la moitié, si tous les propriétaires résidaient dans la ville ; mais comme plusieurs des moins considérables demeurent à la campagne, je suppose que la balance, ou la dette, qui revient continuellement de la campagne à la ville, est égale à la moitié du produit des terres, et que cette balance se paie dans la ville par la moitié des denrées de la campagne qu’on y transporte, et dont le prix de la vente est employé à payer cette dette.

Mais toutes les campagnes d’un État ou d’un royaume doivent une balance constante à la capitale, tant pour les rentes des propriétaires les plus considérables qui y font leur résidence, que pour les taxes de l’État même, ou de la couronne, dont la plus grande partie se consomment dans la capitale. Toutes les villes provinciales doivent aussi à la capitale une balance constante, soit pour l’État, sur les maisons ou sur la consommation, soit pour les marchandises différentes qu’elles tirent de la capitale. Il arrive aussi que plusieurs particuliers et propriétaires, qui résident dans les villes provinciales, vont passer quelques temps dans la capitale, soit pour leur plaisir, ou pour le jugement de leur procès en dernier ressort, soit qu’ils y envoient leurs enfants pour leur donner une éducation à la mode. Par conséquent toutes ces dépenses, qui se font dans la capitale, se tirent des villes provinciales.

On peut donc dire que toutes les campagnes et toutes les villes d’un État doivent constamment et annuellement une balance, ou dette, à la capitale. Or comme tout cela se paie en argent, il est certain que les provinces doivent toujours des sommes considérables à la capitale ; car les denrées et marchandises que les provinces envoient à la capitale s’y vendent pour de l’argent, et de cet argent on paie la dette ou balance en question.

Supposons maintenant que la circulation de l’argent est égale dans les provinces et dans la capitale tant par rapport à la quantité de l’argent, que par rapport à la vitesse de sa circulation. La balance sera d’abord envoyée à la capitale en espèce, et cela diminuera la quantité de l’argent dans les provinces et l’augmentera dans la capitale, et par conséquent les denrées et marchandises seront plus chères dans la capitale que dans les provinces, par rapport à la plus grande abondance de l’argent dans la capitale. La différence des prix dans la capitale et dans les provinces doit payer les frais et les risques des voitures, autrement on continuera de transporter les espèces à la capitale pour le paiement de la balance, et cela durera jusqu’à ce que la différence des prix dans la capitale et dans les provinces vienne à niveau des frais et des risques des voitures. Alors les marchands ou entrepreneurs des bourgs à achèteront à bas prix les denrées des villages, et les feront voiturer à la capitale pour les y vendre à un plus haut prix ; et cette différence des prix paiera nécessairement l’entretien des chevaux et des valets, et le profit de l’entrepreneur, sans quoi il cesserait ses entreprises.

Il résultera de là que le prix des denrées d’égale bonté sera toujours plus haut dans les campagnes qui sont plus près de la capitale, que dans celles qui en sont loin, à proportion des frais et risques des voitures ; et que les campagnes adjacentes aux mers et rivières qui communiquent avec la capitale, tireront un meilleur prix de leurs denrées, à proportion, que celles qui en sont éloignées (tout autres choses restant égales), parce que les frais des voitures d’eau sont moins considérables que ceux des voitures par terre. D’un autre côté les denrées et les petites marchandises qu’on ne peut pas consommer dans la capitale, soit qu’elles n’y soient pas propres, soit qu’on ne les y puisse transporter à cause de leur volume, ou parce qu’elles se gâteraient en chemin, seront infiniment à meilleur marché dans les campagnes et les provinces éloignées, que dans la capitale, par rapport à la quantité d’argent qui circule pour cela, qui est considérablement plus petite dans les provinces éloignées.

C’est ainsi que les œufs frais, que le gibier, le beurre frais, le bois à brûler, etc., seront ordinairement beaucoup à meilleur marché dans les provinces de Poitou, qu’à Paris ; au lieu que le blé, les bœufs et les chevaux ne seront plus chers à Paris, que de la différence des frais et des risques de l’envoi et des entrées de la ville. 

Il serait aisé de faire une infinité d’inductions de même nature, pour justifier par l’expérience la nécessité d’une inégalité de la circulation d’argent dans les différentes provinces d’un grand État ou royaume, et démontrer que cette inégalité est toujours relative à la balance ou dette qui appartient à la capitale.

Si nous supposons que la balance due à la capitale aille au quart du produit des terres de toutes les provinces de l’État, la meilleure disposition qu’on puisse faire des terres, ce serait d’employer les campagnes voisines de la capitale dans les espèces de denrées qu’on ne saurait tirer des provinces éloignées sans beaucoup de frais ou de déchet. C’est en effet ce qui se pratique toujours. Le prix des marchés de la capitale servant de règle aux fermiers pour l’emploi des terres à tel ou tel usage, ils emploient les plus proches, lorsqu’elles s’y trouvent propres, en potagers, en prairies, etc.

Mais on devrait ériger dans les provinces éloignées, autant qu’il serait possible, les manufactures de drap, de linge, de dentelles, etc. ; et dans le voisinage des mines de charbon, ou des Forêts, qui sont inutiles par leur éloignement, celles des outils de fer, d’étain, de cuivre, etc. Par ce moyen, on pourrait envoyer les marchandises toutes faites à la capitale avec bien moins de frais de transport, que si l’on envoyait et les matériaux pour les faire travailler dans la capitale même, et la subsistance des ouvriers qui les y travailleraient. On épargnerait une infinité de chevaux et valets de voiture, qui seraient mieux employés pour le bien de l’État : les terres serviraient à maintenir sur les lieux des ouvriers et des artisans utiles ; et on retrancherait une multitude de chevaux qui ne servent qu’à des voitures, sans nécessité. Ainsi les terres éloignées en rapporteraient des rentes plus considérables aux propriétaires, et l’inégalité de la circulation des provinces et de la capitale serait mieux proportionnée et moins considérable.

Cependant, pour ériger ainsi des manufactures, il faut non seulement beaucoup d’encouragement et de fond, mais encore le moyen de s’assurer d’une consommation régulière et constante, soit dans la capitale même, soit dans quelques pays étrangers, dont les retours puissent servir à la capitale, pour faire les paiements des marchandises qu’elle tire de ces pays étrangers, ou pour les retours d’argent en nature.

Lorsqu’on érige ces manufactures, on n’arrive pas d’abord à la perfection. Si quelque autre province en a, qui soient plus belles, à meilleur marché, ou dont le voisinage de la capitale, ou la commodité d’une mer ou d’une rivière qui y communiquent, en facilite considérablement le transport, les manufactures en question n’auront pas de réussite. Il faut examiner toutes ces circonstances dans l’érection des manufactures. Je ne me suis pas proposé d’en traiter dans cet essai, mais seulement d’insinuer qu’on devrait, autant qu’il se peut, ériger des manufactures dans les provinces éloignées de la capitale, pour les rendre plus considérables et pour y produire une circulation d’argent moins inégale à proportion de celle de la capitale.

Car lorsqu’une province éloignée n’a point de manufacture, et ne produit que des denrées ordinaires sans avoir communication par eau avec la capitale ou avec la mer, il est étonnant combien l’argent y est rare, à proportion de celui qui circule dans la capitale, et combien peu de revenus les plus belles terres produisent au prince, et aux propriétaires qui résident dans la capitale.

Les vins de Provence et de Languedoc, envoyés au tour du détroit de Gibraltar dans le Nord, par une navigation longue et pénible, et après avoir passé par les mains de plusieurs entrepreneurs, rendent bien peu aux propriétaires de Paris.

Cependant il faut nécessairement que ces provinces éloignées envoient leurs denrées, malgré tous les désavantages des voitures et de l’éloignement, ou à la capitale, ou ailleurs, soit dans l’État, soit dans les pays étrangers, afin que les retours fassent le paiement de la balance due à la capitale. Au lieu que ces denrées seraient en grande partie consommées sur les lieux, si on avait des ouvrages ou manufactures pour payer cette balance, et en ce cas le nombre des habitants serait bien plus considérable.

Lorsque la province ne paie la balance que de ses denrées, qui produisent si peu dans la capitale par rapport aux frais de l’éloignement, il est visible que le propriétaire, qui réside dans la capitale, donne le produit de beaucoup de terre dans sa province, pour recevoir peu dans la capitale. Cela provient de l’inégalité de l’argent ; et cette inégalité vient de la balance constante que la province doit à la capitale.

Présentement, si un État ou un royaume, qui fournit d’ouvrages de ses manufactures tous les pays étrangers, fait tellement ce commerce, qu’il tire tous les ans une balance constante d’argent de l’étranger, la circulation y deviendra plus considérable que dans les pays étrangers, l’argent y sera plus abondant et par conséquent la terre et le travail y deviendront insensiblement à plus haut prix. Cela fera que dans toutes les branches du commerce l’État en question échangera une plus petite quantité de terre et de travail avec l’étranger, pour une plus grande, tant que ces circonstances dureront.

Que si quelque étranger réside dans l’État en question, il sera à peu près dans la même situation et la même circonstance où est à Paris le propriétaire qui a ses terres dans les provinces éloignées.

La France, depuis l’érection en 1646 des manufactures de draps, et des autres ouvrages qu’on y a faits ensuite, paraissait faire le commerce dont je viens de parler, au moins en partie. Depuis la décadence de la France, l’Angleterre s’en est mise en possession ; et tous les États ne paraissent fleurissants que par la part plus ou moins qu’ils y ont. L’inégalité de la circulation d’argent dans les différents États en constitue l’inégalité de puissance comparativement, toutes choses étant égales ; et cette inégalité de circulation est toujours respective à la balance du commerce qui revient de l’étranger.

Il est aisé de juger par ce qui a été dit dans ce chapitre, que l’estimation par les taxes de la dîme royale, comme M. de Vauban l’a faite, ne saurait être avantageuse ni praticable. Si on faisait la taxe sur les terres en argent, à proportion des rentes des propriétaires, cela serait plus juste. Mais je ne dois pas m’écarter de mon sujet, pour faire voir les inconvénients et l’impossibilité du plan de M. de Vauban. 

VI. De l’augmentation et de la diminution de la quantité d’argent effectif dans un État

Si l’on découvre des mines d’or ou d’argent dans un État, et si l’on en tire des quantités considérables de matières, le propriétaire de ces mines, les entrepreneurs, et tous ceux qui y travaillent, ne manqueront pas d’augmenter leurs dépenses à proportion des richesses et des profits qu’ils feront : ils prêteront aussi à intérêt les sommes d’argent qu’ils ont au-delà de ce qu’il faut pour leur dépense.

Tout cet argent, tant prêté que dépensé, entrera dans la circulation, et ne manquera pas de rehausser le prix des denrées et des marchandises dans tous les canaux de circulation où il entrera. L’augmentation de l’argent entraînera une augmentation de dépense, et cette augmentation de dépense entraînera une augmentation des prix du marché dans les plus hautes années du troc, et par degré dans les plus basses.

Tout le monde est d’accord que l’abondance de l’argent ou son augmentation dans le troc, enchérit le prix de toutes choses. La quantité d’argent qu’on a apportée de l’Amérique en Europe depuis deux siècles, justifie par expérience cette vérité.

M. Locke pose comme une maxime fondamentale que la quantité des denrées et des marchandises, proportionnée à la quantité de l’argent, sert de règle au prix du marché. J’ai tâché d’éclaircir son idée dans les chapitres précédents : il a bien senti que l’abondance de l’argent enchérit toute chose, mais il n’a pas recherché comment cela se fait. La grande difficulté de cette recherche consiste à savoir par quelle voie et dans quelle proportion l’augmentation de l’argent hausse le prix des choses.

J’ai déjà remarqué qu’une accélération, ou une plus grande vitesse, dans la circulation de l’argent du troc, vaut autant qu’une augmentation d’argent effectif, jusqu’à un certain degré. J’ai aussi remarqué que l’augmentation ou la diminution des prix d’un marché éloigné, soit dans l’État, soit chez l’étranger, influe sur les prix actuels du marché. D’un autre côté l’argent circule dans le détail, par un si grand nombre de canaux, qu’il semble impossible de ne pas le perdre de vue, attendu qu’ayant été amassé pour faire de grosses sommes, il est distribué dans les petits ruisseaux du troc, et qu’ensuite il se retrouve accumulé peu à peu pour faire de gros paiements. Pour ces opérations il faut constamment échanger les monnaies d’or, d’argent et de cuivre, suivant la diligence de ce troc. Il arrive aussi d’ordinaire qu’on ne s’aperçoit pas de l’augmentation ou de la diminution de l’argent effectif dans un État, parce qu’il s’écoule chez l’étranger, ou qu’il est introduit dans l’État, par des voies et des proportions si insensibles, qu’il est impossible de savoir au juste la quantité qui entre dans l’État, ni celle qui en sort.

Cependant toutes ces opérations se passent sous nos yeux, et tout le monde y a part directement. Ainsi je crois pouvoir hasarder quelques réflexions sur cette matière, encore que je ne puisse pas en rendre compte, d’une manière exacte et précise.

J’estime en général qu’une augmentation d’argent effectif cause dans un État une augmentation proportionnée de consommation, qui produit par degrés l’augmentation des prix.

Si l’augmentation de l’argent effectif vient des mines d’or ou d’argent qui se trouvent dans un État, le propriétaire de ces mines, les entrepreneurs, les fondeurs, les affineurs, et généralement tous ceux qui y travaillent, ne manqueront pas d’augmenter leurs dépenses à proportion de leurs gains. Ils consommeront dans leurs ménages plus de viande et plus de vin ou de bière, qu’ils ne faisaient, ils s’accoutumeront à porter de meilleurs habits, de plus beau linge, à avoir des maisons plus ornées, et d’autres commodités plus recherchées. Par conséquent ils donneront de l’emploi à plusieurs artisans qui n’avaient pas auparavant tant d’ouvrages, et qui par la même raison augmenteront aussi leur dépense ; toute cette augmentation de dépense en viande, en vin, en laine, etc. diminue nécessairement la part des autres habitants de l’État qui ne participent pas d’abord aux richesses des mines en question. Les altercations du marché, ou la demande pour la viande, le vin, la laine, etc. étant plus forte qu’à l’ordinaire, ne manquera pas d’en hausser les prix. Ces hauts prix détermineront les fermiers à employer d’avantage de terre pour les produire en une autre année : ces mêmes fermiers profiteront de cette augmentation de prix, et augmenteront la dépense de leur famille, comme les autres. Ceux donc, qui souffriront de cette cherté, et de l’augmentation de consommation, seront d’abord les propriétaires des terres, pendant le terme de leurs baux, puis leurs domestiques, et tous les ouvriers ou gens à gages fixes qui en entretiennent leur famille. Il faut que tous ceux-là diminuent leur dépense à proportion de la nouvelle consommation ; ce qui en obligera un grand nombre à sortir de l’État pour chercher fortune ailleurs. Les propriétaires en congédieront plusieurs, et il arrivera que les autres demanderont une augmentation de gages pour pouvoir subsister à leur ordinaire. Voilà à peu près comment une augmentation considérable d’argent par des mines augmente la consommation ; et en diminuant le nombre des habitants, entraîne une plus grande dépense parmi ceux qui restent. 

Si l’on continue de tirer l’argent des mines, les prix de choses toutes choses par cette abondance d’argent augmenteront à tel point, que non seulement les propriétaires des terres, à l’expiration de leurs baux, augmenteront considérablement leurs rentes, et se remettront dans leur ancien train de vivre, en augmentant à proportion les gages de ceux qui les servent ; mais que les artisans et les ouvriers tiendront si haut leurs ouvrages qu’il y aura un profit considérable à les tirer de l’étranger, qui les fait à bien meilleur marché. Cela déterminera naturellement plusieurs à faire venir dans l’État quantité de manufactures d’ouvrages travaillés dans les pays étrangers, où on les trouvera à grand marché : ce qui ruinera insensiblement les artisans et manufacturiers de l’État qui ne sauraient y subsister en travaillant à si bas prix, attendu la cherté. 

Lorsque la trop grande abondance de l’argent des mines aura diminué les habitants d’un État, accoutumé ceux qui restent à une trop grande dépense, porté le produit de la terre et le travail des ouvriers à des prix excessifs, ruiné les manufactures de l’État, par l’usage que font de celles des pays étrangers les propriétaires de terre et ceux qui travaillent aux mines, l’argent du produit des mines passera nécessairement chez l’étranger pour payer ce qu’on en tire : ce qui appauvrira insensiblement cet État, et le rendra en quelque façon dépendant de l’étranger auquel on est obligé d’envoyer annuellement l’argent, à mesure qu’on le tire des mines. La grande circulation d’argent, qui au commencement était générale, cesse ; la pauvreté et la misère suivent, et le travail des mines paraît n’être que pour le seul avantage de ceux qui y sont employés, et pour les étrangers qui en profitent.

Voilà à peu près ce qui est arrivé à l’Espagne depuis la découverte des Indes. Pour ce qui est des Portugais, depuis la découverte des mines d’or du Brésil, ils se sont presque toujours servis des ouvrages et des manufactures des étrangers ; et il semble qu’ils ne travaillent aux mines, que pour le compte et l’avantage de ces mêmes étrangers. Tout l’or et l’argent que ces deux États tirent des mines, ne leur en fournit pas plus dans la circulation, qu’aux autres. L’Angleterre et la France en ont même ordinairement davantage.

Maintenant si l’augmentation d’argent dans l’État provient d’une balance de commerce avec les étrangers, (c’est-à-dire, en envoyant chez eux des ouvrages et des manufactures en plus grande valeur et quantité que ce qu’on en tire, et par conséquent en recevant le surplus en argent) cette augmentation annuelle d’argent enrichira un grand nombre de marchands et d’entrepreneurs dans l’État, et donnera de l’emploi à quantité d’artisans et d’ouvriers qui fournissent les ouvrages qu’on envoie chez l’étranger d’où l’on tire cet argent. Cela augmentera par degrés la consommation de ces habitants industrieux, et enchérira les prix de la terre et du travail. Mais les gens industrieux qui sont attentifs à amasser du bien n’augmenteront pas d’abord leur dépense ; ils attendront jusqu’à ce qu’ils aient amassé une bonne somme, dont ils puissent tirer un intérêt certain, indépendamment de leur commerce. Lorsqu’un grand nombre d’habitants auront acquis des fortunes considérables, de cet argent qui entre constamment et annuellement dans l’État, ils ne manqueront pas d’augmenter leurs consommations et d’enchérir toutes choses. Quoique cette cherté les entraîne dans une plus grande dépense qu’ils ne s’étaient d’abord proposé de faire, ils ne laisseront pas pour la plupart de continuer tant qu’il leur restera de capital ; attendu que rien n’est plus aisé ni plus agréable que d’augmenter la dépense des familles, mais rien de plus difficile ni de plus désagréable que de la retrancher.

Si une balance annuelle et constante a causé dans un État une augmentation considérable d’argent, elle ne manquera pas d’augmenter la consommation, d’enchérir le prix de toutes choses, et même de diminuer le nombre des habitants, à moins qu’on ne tire de l’étranger une addition de denrées à proportion de l’augmentation de consommation. D’ailleurs il est ordinaire dans les États qui ont acquis une abondance considérable d’argent de tirer beaucoup de choses des pays voisins où l’argent est rare, et où tout est par conséquent à grand marché : mais comme il faut envoyer de l’argent pour cela, la balance du commerce deviendra plus petite. Le bon marché de la terre et du travail dans les pays étrangers où l’argent est rare, y fera naturellement ériger des manufactures et des ouvrages pareils à ceux de l’État, mais qui ne seront pas d’abord si parfaits ni si estimés.

Dans cette situation, l’État peut subsister dans l’abondance d’argent, consommer tout son produit et même beaucoup du produit des pays étrangers, et encore par-dessus tout cela, une petite balance de commerce contre l’étranger, ou au moins garder bien des années cette balance au pair ; c’est-à-dire tirer, en échange de ses ouvrages et de ses manufactures, autant d’argent de ces pays étrangers, qu’il est obligé d’y en envoyer en échange des denrées ou des produits de terre qu’il en tire. Si cet État est État maritime, la facilité et le bon marché de sa navigation pour le transport de ses ouvrages et de ses manufactures dans les pays étrangers, pourront compenser en quelque façon la cherté du travail que la trop grande abondance d’argent y cause ; de sorte que les ouvrages et les manufactures de cet État, toutes chères qu’elles y sont, ne laisseront pas de se vendre dans les pays étrangers éloignés, à meilleur marché quelquefois que les manufactures d’un autre État où le travail est à plus bas prix.

Les frais de voiture augmentent beaucoup le prix des choses qu’on transporte dans les pays éloignés ; mais ces frais sont assez modiques dans les États maritimes, où il y a une navigation réglée pour tous les ports étrangers, au moyen de quoi on y trouve presque toujours des bâtiments prêts à faire voile, qui se chargent de toutes les marchandises qu’on leur confie, pour un fret très raisonnable.

Il n’en est pas de même dans les États où la navigation n’est pas florissante ; on est obligé d’y construire des navires exprès pour le transport des marchandises, ce qui emporte quelquefois tout le profit ; et on y navigue toujours à grands frais, ce qui décourage entièrement le commerce.

L’Angleterre consomme aujourd’hui non seulement la plus grande partie de son peu de produit, mais encore beaucoup du produit des autres pays ; comme soieries, vins, fruits, du linge en quantité, etc., au lieu qu’elle n’envoie chez l’étranger que le produit de ses mines, ses ouvrages et ses manufactures pour la plupart, et quelque cher qu’y soit le travail, par l’abondance de l’argent, elle ne laisse pas de vendre ses ouvrages dans les pays éloignés, par l’avantage de sa navigation, à des prix aussi raisonnables qu’en France, où ces mêmes ouvrages sont bien moins chers.

L’augmentation de la quantité d’argent effectif dans un État peut encore être occasionnée, sans balance de commerce, par des subsides payés à cet État par des puissances étrangères ; par les dépenses de plusieurs ambassadeurs, ou de voyageurs, que des raisons de politique, ou la curiosité, ou les divertissements, peuvent engager à y faire quelque séjour ; par le transport des biens et des fortunes de quelques familles qui, par des motifs de liberté de religion, ou par d’autres causes, quittent leur patrie pour s’établir dans cet État. Dans tous ces cas, les sommes qui entrent dans l’État y causent toujours une augmentation de dépenses et de consommation, et par conséquent enchérissent toutes choses dans les canaux du troc où l’argent entre.

Supposons qu’un quart des habitants de l’État consomment journellement de la viande, du vin, de la bière, etc. et se donnent fort fréquemment des habits, du linge, etc., avant l’introduction de l’augmentation de l’argent, mais qu’après cette introduction, un tiers ou une moitié des habitants consomment ces mêmes choses, les prix de ces denrées et de ces marchandises ne manqueront pas de hausser, et la cherté de la viande déterminera plusieurs des habitants qui faisaient le quart de l’État, à en consommer moins qu’à l’ordinaire. Un homme qui mange trois livres de viande par jour ne laissera pas de subsister avec deux livres, mais il sent ce retranchement ; au lieu que l’autre moitié des habitants qui n’en mangeait presque point, ne s’en sentira pas. Le pain enchérira à la vérité par degré, à cause de cette augmentation de consommation, comme je l’ai souvent insinué, mais il sera moins cher à proportion que la viande. L’augmentation du prix de la viande cause une diminution de la part d’une petite partie des habitants, ce qui la rend sensible ; mais l’augmentation du prix du pain diminue la part de tous les habitants, ce qui la rend moins sensible. Si cent mille personnes d’extraordinaire viennent demeurer dans un État qui contient dix millions d’habitants, leur consommation extraordinaire de pain ne montera qu’à une livre en cent livres, qu’il faudra retrancher aux anciens habitants ; mais lorsqu’un homme au lieu de cent livres de pain en consomme quatre-vingt-dix-neuf livres pour sa subsistance, il sent à peine ce retranchement.

Lorsque la consommation de la viande augmente, les fermiers augmentent leurs prairies pour avoir plus de viande, ce qui diminue la quantité des terres labourables, par conséquent la quantité du blé. Mais ce qui fait ordinairement que la viande enchérit plus à proportion que le pain, c’est qu’on permet ordinairement dans l’État l’entrée du blé des pays étrangers librement, au lieu qu’on défend, absolument l’entrée des bœufs comme en Angleterre, ou qu’on en fait payer des droits d’entrée considérables, comme on fait dans d’autres États. C’est la raison pourquoi les rentes des prairies et des pâturages en Angleterre haussent, dans l’abondance d’argent au triple plus que les rentes des terres labourables.

Il n’est pas douteux que les ambassadeurs, les voyageurs, et les familles qui viennent s’établir dans l’État n’y augmentent la consommation, et que le prix des choses n’y enchérisse dans tous les canaux du troc où l’argent est introduit.

Pour ce qui est des subsides que l’État a reçus des puissances étrangères, ou on les resserre pour les besoins de l’État, ou on les répand dans la circulation. Si on les suppose resserrés, ils ne seront pas de mon sujet, car je ne considère que l’argent qui circule. L’argent resserré, la vaisselle, l’argent des églises, etc., sont des richesses dont l’État trouve à se servir dans les grandes extrémités, mais elles ne sont d’aucune utilité actuelle. Si l’État répand les subsides en question dans la circulation, ce ne peut être que par la dépense, et cela augmentera très sûrement la consommation et enchérira le prix des choses. Quiconque recevra cet argent, le mettra en mouvement dans l’affaire principale de la vie, qui est la nourriture, ou de soi-même ou de quelque autre, puisque toutes choses y correspondent directement ou indirectement.

VII. Continuation du même sujet de l’augmentation et de la diminution de la quantité d’argent effectif dans un État

Comme l’or, l’argent et le cuivre ont une valeur intrinsèque, proportionnée à la terre et au travail qui entrent dans leurs productions, sur les lieux où l’on les tire des mines, et encore aux frais de leur importation ou introduction dans les États qui n’ont pas de mines, la quantité de l’argent, comme celle de toutes les autres marchandises, détermine sa valeur dans les altercations des marchés contre tout autres choses.

Si l’Angleterre commence pour la première fois à se servir d’or, d’argent et de cuivre dans les trocs absolus, l’argent sera estimé, suivant la quantité qu’il y en a dans la circulation, proportionnellement à sa valeur contre toutes les autres marchandises et denrées, et on parviendra à cette estimation grossièrement par les altercations des marchés. Sur le pied de ces estimations, les propriétaires de terres et les entrepreneurs fixeront les gages des domestiques et des ouvriers qu’ils emploient, à tant par jour ou par année, de telle façon qu’ils puissent eux et leur famille s’entretenir des gages qu’on leur donne.

Supposons maintenant que par la résidence des ambassadeurs et voyageurs étrangers en Angleterre, on y ait introduit autant d’argent dans la circulation qu’il y en avait au commencement ; cet argent passera d’abord entre les mains de plusieurs artisans, domestiques, entrepreneurs, et autres qui auront eu part au travail des équipages, des divertissements, etc., de ces étrangers : les manufacturiers, les fermiers et les autres entrepreneurs se sentiront de cette augmentation d’argent qui mettra un grand nombre de personnes dans l’habitude d’une plus grande dépense que par le passé, ce qui conséquemment enchérira les prix des marchés. Les enfants même de ces entrepreneurs et de ces artisans entreront dans une nouvelle dépense : leurs pères leur donneront dans cette abondance quelque argent pour leurs menus plaisirs, dont ils achèteront des échaudés, des petits pâtés, etc., et cette nouvelle quantité d’argent se distribuera de façon que plusieurs personnes qui subsistaient sans manier aucun argent, ne laisseront pas d’en avoir dans le cas présent. Beaucoup de trocs qui se faisaient auparavant par évaluation, se feront maintenant l’argent à la main, et par conséquent il y aura plus de vitesse dans la circulation de l’argent, qu’il n’y en avait au commencement en Angleterre.

Je conclus de tout cela que par l’introduction d’une double quantité d’argent dans un État, on ne double pas toujours les prix des denrées et des marchandises.  Une rivière qui coule et serpente dans son lit, ne coulera pas avec le double de rapidité, en doublant la quantité de ses eaux.

La proportion de la cherté, que l’augmentation et la quantité d’argent introduisent dans l’État, dépendra du tour que cet argent donnera à la consommation et à la circulation. Par quelques mains que l’argent qui est introduit passe, il augmentera naturellement la consommation ; mais cette consommation sera plus ou moins grande suivant les cas ; elle tombera plus ou moins sur certaines espèces de denrées ou de marchandises, suivant le génie de ceux qui acquièrent l’argent. Les prix des marchés enchériront plus pour certaines espèces que pour d’autres, quelque abondant que soit l’argent. En Angleterre, le prix de la viande pourrait enchérir du triple, sans que le prix du blé enchérît de plus d’un quart.

Il est toujours permis en Angleterre d’introduire des blés des pays étrangers, mais il n’est pas permis d’y introduire des bœufs. Cela fait que quelque considérable que puisse devenir l’augmentation de l’argent effectif en Angleterre, le prix du blé n’y peut être porté plus haut que dans les autres pays où l’argent est rare, que de la valeur des frais et des risques qu’il y a à y introduire le blé de ces mêmes pays étrangers.

Il n’en est pas de même du prix des bœufs, qui sera nécessairement proportionné à la quantité d’argent qu’on offre pour la viande, proportionnellement à la quantité de cette viande et au nombre des bœufs qu’on y nourrit.

Un bœuf pesant huit cents livres se vend aujourd’hui en Pologne et en Hongrie deux ou trois onces d’argent, au lieu qu’on le vend communément au marché de Londres plus de quarante onces d’argent. Cependant le setier de froment ne se vend pas à Londres au double de ce qu’il se vend en Pologne et en Hongrie.

L’augmentation de l’argent n’augmente le prix des denrées et des marchandises, que de la différence des frais du transport, lorsque ce transport est permis. Mais dans beaucoup de cas ce transport coûterait plus que la valeur de la chose, ce qui fait que les bois sont inutiles dans beaucoup d’endroits. Ce même transport est cause que le lait, le beurre frais, la salade, le gibier, etc., sont pour rien dans les provinces éloignées de la capitale.

Je conclus qu’une augmentation d’argent effectif dans un État y introduit toujours une augmentation de consommation et l’habitude d’une plus grande dépense. Mais la cherté que cet argent cause, ne se répand pas également sur toutes les espèces de denrées et de marchandises, proportionnément à la quantité de cet argent ; à moins que celui qui est introduit ne soit continué dans les mêmes canaux de circulation que l’argent primitif ; c’est-à-dire, à moins que ceux qui offraient aux marchés une once d’argent, ne soient les mêmes et les seuls qui y offrent maintenant deux onces, depuis que l’argent est augmenté du double de poids dans la circulation, ce qui n’arrive guère. Je conçois que lorsqu’on introduit dans un État une bonne quantité d’argent de surplus, le nouvel argent donne un tour nouveau à la consommation, et même une vitesse à la circulation ; mais il n’est pas possible d’en marquer le degré véritable.

VIII. Autre réflexion sur l’augmentation et sur la diminution de la quantité d’argent effectif dans un État

Nous avons vu qu’on pouvait augmenter la quantité d’argent effectif dans un État, par le travail des mines qui s’y trouvent, par les subsides des puissances étrangères, par le transport des familles étrangères, par la résidence d’ambassadeurs et de voyageurs, mais principalement par une balance constante et annuelle de commerce, en fournissant des ouvrages à l’étranger, pour en tirer au moins une partie du prix en espèces d’or et d’argent. C’est par cette dernière voie qu’un État s’agrandit le plus solidement, surtout lorsque le commerce est accompagné et soutenu par une grande navigation, et par un produit considérable dans l’intérieur de l’État, qui puisse fournir les matériaux nécessaires pour les ouvrages et les manufactures qu’on envoie au-dehors.

Cependant, comme la continuation de ce commerce introduit par degré une grande abondance d’argent, et augmente peu à peu la consommation, et comme pour y suppléer, il faut tirer beaucoup de denrées de l’étranger, il sort une partie de la balance annuelle pour les acheter. D’un autre côté, l’habitude de la dépense enchérissant le travail des ouvriers, les prix des ouvrages des manufactures haussent toujours ; et il ne manque pas d’arriver que quelques-uns des pays étrangers tâchent d’ériger chez eux les mêmes espèces d’ouvrages et de manufactures, au moyen de quoi ils cessent d’acheter ceux de l’État en question : et quoique ces nouveaux établissements d’ouvrages et de manufactures ne soient pas d’abord parfaits, ils retardent cependant et empêchent même l’exportation de ceux de l’État voisin dans leur propre pays, où l’on se fournit à meilleur marché.

C’est ainsi que l’État commence à perdre quelques branches commerce lucratif ; et plusieurs de ses ouvriers et artisans qui voient le travail ralenti, sortent de l’État pour trouver plus d’emploi dans les pays de la nouvelle manufacture. Malgré cette diminution de la balance du commerce de l’État, on ne laisse pas d’y continuer dans les usages où l’on était de tirer plusieurs denrées de l’étranger. Les ouvrages et les manufactures de l’État ayant une grande réputation, et la facilité de la navigation donnant les moyens de les envoyer à peu de frais dans les pays éloignés, l’État l’emportera pendant bien des années sur les nouvelles manufactures dont nous avons parlé, et maintiendra encore une petite balance de commerce, ou du moins le maintiendra au pair. Cependant si quelque autre État maritime tâche de perfectionner les mêmes ouvrages et en même temps sa navigation, il enlèvera par le bon marché de ses manufactures plusieurs branches du commerce à l’État en question. Par conséquent cet État commencera à perdre la balance, et sera obligé d’envoyer tous les ans une partie de son argent chez l’étranger, pour le paiement des denrées qu’il en tire.

Bien plus, quand même l’État en question pourrait conserver une balance de commerce dans sa plus grande abondance d’argent, on peut raisonnablement supposer que cette abondance n’arrive pas sans qu’il n’y ait beaucoup de particuliers opulents qui se jettent dans le luxe. Ils achèteront des tableaux, des pierreries de l’étranger, ils voudront avoir de leurs soieries et plusieurs raretés, mettront l’État dans une telle habitude de luxe, que malgré les avantages de son commerce ordinaire, son argent s’écoulera annuellement chez l’étranger pour le paiement de ce même luxe : cela ne manquera pas d’appauvrir l’État par degré, et de le faire passer d’une grande puissance dans une grande faiblesse.

Lorsqu’un État est parvenu au plus haut point de richesse, je suppose toujours que la richesse comparative des États consiste dans les quantités respectives d’argent qu’ils possèdent principalement, il ne manquera pas de retomber dans la pauvreté par le cours ordinaire des choses. La trop grande abondance d’argent, qui fait, tandis qu’elle dure, la puissance des États, les rejette insensiblement, mais naturellement, dans l’indigence. Aussi il semblerait que lorsqu’un État s’étend par le commerce, et que l’abondance de l’argent enchérit trop les prix de la terre et du travail, le prince, ou la législature, devrait retirer de l’argent, le garder pour des cas imprévus, et tâcher de retarder sa circulation par toutes les voies, hors celles de la contrainte et de la mauvaise foi, afin de prévenir la trop grande cherté de ses ouvrages, et d’empêcher les inconvénients du luxe.

Mais comme il n’est pas facile de s’apercevoir du temps propre pour cela, ni de savoir quand l’argent est devenu plus abondant qu’il ne doit l’être pour le bien et la conservation des avantages de l’État, les princes, et les chefs des républiques, qui ne s’embarrassent guère de ces sortes de connaissances, ne s’attachent qu’à se servir de la facilité qu’ils trouvent, par l’abondance des revenus de l’État, à étendre leurs puissances, et à insulter d’autres États sur les prétextes les plus frivoles. Et toutes choses bien considérées, ils ne font peut-être pas si mal de travailler à perpétuer la gloire de leurs règnes et de leur administration, et de laisser des monuments de leur puissance et de leur opulence ; car puisque, selon le cours naturel des choses humaines, l’État doit retomber de lui-même, ils ne font qu’accélérer un peu sa chute. Il semble néanmoins qu’ils devraient tâcher de faire durer leurs puissances pendant tout le temps de leur propre administration.

Il ne faut pas un grand nombre d’années pour porter dans un État l’abondance au plus haut degré, et il en faut encore moins pour le faire entrer dans l’indigence, faute de commerce et de manufactures. Sans parler de la puissance et de la chute de la république de Venise, des villes hanséatiques, de la Flandre et du Brabant, de la république de Hollande, etc., qui se sont succédées dans les branches lucratives du commerce, on peut dire que la puissance de la France n’est allée en augmentant que depuis 1646, qu’on y érigea des manufactures de draps, au lieu qu’auparavant on les tirait de l’étranger, jusqu’en 1684, qu’on en chassa nombre d’entrepreneurs et d’artisans protestants, et que ce royaume n’a fait que baisser depuis cette dernière époque.

Pour juger de l’abondance et de la rareté de l’argent dans la circulation, je ne connais pas de meilleure régie que celle des baux et des rentes des propriétaires de terres. Lorsqu’on afferme des terres à haut prix c’est une marque que l’argent abonde dans l’État ; mais lorsqu’on est obligé de les affermer bien plus bas, cela fait voir, tout autres choses étant égales, que l’argent est rare. J’ai lu dans un État de la France, que l’arpent de vigne qu’on avait affermé en 1660, en argent fort, auprès de Mantes, et par conséquent pas bien loin de la capitale de France, pour 200 liv. tournois, ne s’affermait en 1700, en argent plus faible, qu’à 100 liv. tournois — quoique l’argent apporté des Indes occidentales dans cet intervalle dût naturellement rehausser le prix des terres, dans l’Europe.

L’auteur attribue cette diminution de la rente à un défaut de consommation. Et il paraît qu’il avait remarqué en effet que la consommation de vin était diminuée. Mais j’estime qu’il a pris l’effet pour la cause. La cause était une plus grande rareté d’argent en France, dont l’effet était naturellement une diminution de consommation. Tout au contraire j’ai toujours insinué dans cet essai, que l’abondance de l’argent augmente naturellement la consommation, et contribue sur toutes choses à mettre les terres en valeur. Lorsque l’abondance de l’argent élève les denrées à un prix honnête, les habitants s’empressent de travailler pour en acquérir ; mais ils n’ont pas le même empressement de posséder aucunes denrées ou marchandises au-delà de ce qu’il faut pour leur entretien.

Il est apparent que tout État qui a plus d’argent en circulation que ses voisins, a un avantage sur eux, tant qu’il conserve cette abondance d’argent.

En premier lieu, dans toutes les branches du commerce il donne moins de terre et de travail qu’il n’en retire : le prix de la terre et du travail étant partout estimé en argent, ce prix est plus fort dans l’État où l’argent abonde le plus. Ainsi l’État en question retire quelquefois le produit de deux arpents de terre en échange de celui d’un arpent, et le travail de deux hommes pour celui d’un seul. C’est par rapport à cette abondance d’argent dans la circulation à Londres, que le travail d’un seul brodeur anglais, couse plus que celui de dix brodeurs chinois ; quoique les Chinois brodent bien mieux et fassent plus d’ouvrages dans la journée. On s’étonne en Europe comment ces Indiens peuvent subsister en travaillant à si grand marché, et comment les étoffes admirables qu’ils nous envoient, coûtent si peu.

En second lieu, les revenus de l’État où l’argent abonde, se lèvent avec bien plus de facilité et en plus grande somme comparativement ; ce qui donne les moyens à l’État, en cas de guerre ou de contestation, de gagner toutes sortes d’avantages sur ses adversaires chez qui l’argent est plus rare.

Si de deux princes qui se font la guerre pour la souveraineté ou la conquête d’un État, l’un a beaucoup d’argent, et l’autre peu, mais plusieurs domaines qui puissent valoir deux fois plus que tout l’argent de son ennemi ; le premier sera plus en état de s’attacher des généraux et des officiers par des largesses en argent, que le second ne le sera en donnant aux siens le double de la valeur en terres et en domaines. Les cessions des terres sont sujettes à des contestations et à des rescisions, et on n’y compte pas si bien que sur l’argent qu’on reçoit. On achète avec de l’argent les munitions de guerre et de bouche, même des ennemis de l’État. On peut donner de l’argent pour des services secrets et sans témoins : les terres, les denrées, et les marchandises ne sauraient servir dans ces occasions, ni même les bijoux ni les diamants, parce qu’ils sont faciles à reconnaître. Après tout, il me semble que la puissance et la richesse comparatives des États consistent, tout autres choses étant égales, dans la plus ou moins grande abondance d’argent qui y circule, hic et nunc.

Il me reste encore à parler de deux autres moyens d’augmenter la quantité d’argent effectif dans la circulation d’un État. Le premier est lorsque les entrepreneurs et les particuliers empruntent de l’argent de leurs correspondants étrangers, pour leur en payer l’intérêt, ou que les particuliers étrangers envoient leur argent dans l’État, pour y acheter des actions ou fonds publics. Cela fait souvent des sommes très considérables dont l’État doit payer annuellement à ces étrangers un intérêt, et ces façons d’augmenter l’argent dans l’État y rendent réellement l’argent plus abondant, et diminuent le prix de l’intérêt. Par le moyen de cet argent, les entrepreneurs de l’État trouvent moyen d’emprunter plus facilement, de faire faire des ouvrages et d’établir des manufactures, dans l’espérance d’y gagner ; les artisans, et tous ceux par les mains de qui cet argent passe, ne manquent pas de consommer plus qu’ils n’eussent fait, s’ils n’avaient été employés au moyen de cet argent, qui hausse par conséquent les prix de toutes choses, comme s’il appartenait à l’État ; et au moyen de l’augmentation de dépense ou de la consommation qu’il cause, les revenus que le public perçoit sur la consommation en sont augmentés. Les sommes prêtées à l’État en cette manière y causent bien des avantages présents, mais la suite en est toujours onéreuse et désavantageuse.  Il faut que l’État en paie l’intérêt aux étrangers annuellement, et outre cette perte l’État se trouve à la merci des étrangers, qui peuvent toujours le mettre dans l’indigence lorsqu’il leur prendra fantaisie de retirer leurs fonds ; et il arrivera certainement qu’ils voudront les retirer, dans l’instant que l’État en aura le plus de besoin ; comme lorsqu’on se prépare à avoir une guerre et qu’on y craint quelque échec. L’intérêt qu’on paie à l’étranger est toujours bien plus considérable que l’augmentation du revenu public que cet argent cause. On voit souvent passer ces prêts d’argent d’un pays à un autre, suivant la confiance des prêteurs pour les États où ils les envoient. Mais à dire le vrai, il arrive le plus souvent que les États qui sont chargés de ces emprunts et qui en ont payé plusieurs de gros intérêts, tombent à la longue dans l’impuissance de payer les capitaux, par une banqueroute. Pour peu que la méfiance s’en mêle, les fonds ou actions publiques tombent, les actionnaires étrangers n’aiment pas à les rappeler avec perte, et aiment mieux se contenter de leurs intérêts, en attendant que la confiance puisse revenir ; mais elle ne revient quelquefois plus. Dans les États qui tombent en décadence, le principal objet des ministres est ordinairement de ranimer la confiance, et par ce moyen d’attirer l’argent des étrangers par ces sortes de prêts : car à moins que le ministère ne manque à la bonne foi et à ses engagements, l’argent des sujets circulera sans interruption. C’est celui des étrangers qui peut augmenter la quantité de l’argent effectif dans l’État. 

Mais la voie de ces emprunts, qui donne un avantage présent, conduit à une mauvaise fin, et c’est un feu de paille. Il faut pour relever un État, s’attacher à y faire rentrer annuellement et constamment une balance réelle de commerce, faire fleurir par la navigation les ouvrages et les manufactures qu’on est toujours en État d’envoyer chez les étrangers à un meilleur marché, lorsqu’on est tombé en décadence et dans une rareté d’espaces. Les négociants commencent à faire les premières fortunes, les gens de robe pourront ensuite s’en approprier une partie, le prince et les traitants pourront en acquérir aux dépens des uns et des autres, et distribuer les grâces selon leurs volontés. Lorsque l’argent deviendra trop abondant dans l’État, le luxe s’y mettra, et il tombera en décadence. 

Voilà peu près le cercle que pourra faire un État considérable qui a du fond et des habitants industrieux. Un habile ministre est toujours en état de lui faire recommencer ce cercle, il ne faut pas un grand nombre d’années pour en voir l’expérience et le succès, au moins des commencements qui en est la situation la plus intéressante. On connaîtra l’augmentation de la quantité de l’argent effectif, par plusieurs voies que mon sujet ne me permet pas d’examiner présentement.

Pour ce qui est des États qui n’ont pas un bon fond, et qui ne peuvent s’agrandir que par des accidents et selon les circonstances des temps, il est difficile de trouver les moyens de les faire fleurir par les voies du commerce. Il n’y a pas de ministres qui puissent remettre les républiques de Venise et de Hollande dans la situation brillante dont elles sont tombées. Mais pour l’Italie, l’Espagne, la France, et l’Angleterre, en quelque état de décadence qu’elles paissent être, elles sont capables d’être toujours portées, par une bonne administration, à un haut degré de puissance, par le seul fait du commerce ; pourvu qu’on l’entreprenne séparément : car si tous ces États étaient également bien administrés, ils ne seraient considérables que proportionnellement à leurs fonds respectifs et à la plus ou moins grande industrie de leurs habitants.

Le dernier moyen que je puisse imaginer pour augmenter dans un État la quantité d’argent effectif dans la circulation, est la voie de la violence et des armes, et elle se mêle souvent avec les autres, attendu que dans tous les traités de paix on pourvoit ordinairement à se conserver les droits de commerce et les avantages qu’on a pu en tirer. Lorsqu’un État se fait payer des contributions, ou se rend plusieurs autres États tributaires, c’est un moyen bien certain d’attirer leur argent. Je n’entreprendrai pas de rechercher les moyens de mettre cette voie en usage, je me contenterai de dire que toutes les nations qui ont fleuri par cette voie, n’ont pas laissé de tomber dans la décadence, comme les États qui ont fleuri par leur commerce.  Les anciens Romains ont été plus puissants par cette voie que tous les autres peuples dont nous avons connaissance ; cependant ces mêmes Romains avant que de perdre un pouce du terrain de leurs vastes États, tombèrent en décadence par le luxe, et s’appauvrirent par la diminution de l’argent effectif qui avait circulé chez eux, et que leur luxe fit passer de leur grand empire chez les nations orientales. 

Tandis que le luxe des Romains, qui ne commença qu’après la défaite d’Antiochus, roi d’Asie, vers l’an de Rome 564, se contentait du produit et du travail de tous les vastes États de leur domination, la circulation de l’argent ne faisait qu’augmenter au lieu de diminuer. Le public était en possession de toutes les mines d’or, d’argent et de cuivre qui étaient dans l’empire. Ils avaient les mines d’or d’Asie, de Macédoine, d’Aquilée, et les riches mines, tant d’or que d’argent, d’Espagne et de plusieurs autres endroits. Ils avaient plusieurs monnaies où ils faisaient battre des espèces d’or, d’argent et de cuivre. La consommation qu’ils faisaient à Rome de tous les ouvrages et de toutes les marchandises qu’ils tiraient de leurs vastes provinces, ne diminuait pas la circulation de l’argent effectif ; non plus que les tableaux, les statues et les bijoux qu’ils en tiraient. Quoique les seigneurs y fissent des dépenses excessives pour leurs tables, et payassent des quinze mille onces d’argent pour un seul poisson, tout cela ne diminuait pas la quantité d’argent qui circulait dans Rome, attendu que les tributs des provinces l’y faisaient incessamment rentrer, sans parler de celui que les préteurs et les gouverneurs y apportaient par leurs extorsions. Les sommes qu’on tirait annuellement des mines, ne faisaient qu’augmenter à Rome la circulation pendant tout le règne d’Auguste. Cependant, le luxe était déjà fort grand, et on avait beaucoup d’avidité, non seulement pour tout ce que l’empire produisait de curieux, mais encore pour les bijoux des Indes, pour le poivre et les épiceries, et pour toutes les raretés de l’Arabie ; et les soieries qui n’étaient pas du crû de l’empire, commençaient à y être recherchées. Mais l’argent qu’on tirait des mines surpassait encore les sommes qu’on envoyait hors de l’empire pour acheter tout cela. On sentit néanmoins sous Tibère une rareté d’argent : cet empereur avait resserré dans son fisc deux milliards et sept cent millions de sesterces. Pour rétablir l’abondance et la circulation, il n’eut besoin d’emprunter que trois cent millions sur les hypothèques des terres. Caligula dépensa en moins d’un an tout ce trésor de Tibère après sa mort, et ce fut alors que l’abondance d’argent dans la circulation fut au plus haut point à Rome. La fureur du luxe augmenta toujours ; et du temps de Pline l’historien, il sortait tous les ans au moins cent millions de sesterces, suivant son calcul. On n’en tirait pas tant des mines. Sous Trajan le prix des terres était tombé d’un tiers et au-delà, au rapport de Pline le jeune ; et l’argent diminua toujours jusqu’au temps de l’empereur Septime Sévère. L’argent fut alors si rare à Rome, que cet empereur fit des magasins étonnants de blé, ne pouvant pas ramasser des trésors assez considérables pour ses entreprises. Ainsi l’Empire Romain tomba en décadence par la perte de son argent, avant que d’avoir rien perdu de ses États. Voilà ce que le luxe causa, et ce qu’il causera toujours en pareil cas.

IX. De l’intérêt de l’argent, et de ses causes

Comme les prix des choses se fixent dans les altercations des marchés par les quantités des choses exposées en vente proportionnellement à la quantité d’argent qu’on en offre, ou ce qui est la même chose, par la proportion numérique des vendeurs et des acheteurs ; de même l’intérêt de l’argent dans un État se fixe par la proportion numérique des prêteurs et des emprunteurs. 

Quoique l’argent passe pour gages dans le troc, cependant il ne se multiplie point, et ne produit point un intérêt dans la simple circulation. Les nécessités des hommes semblent avoir introduit l’usage de l’intérêt. Un homme qui prête son argent sur de bons gages ou sur l’hypothèque des terres, court au moins le hasard de l’inimitié de l’emprunteur, ou celui des frais, des procès et des pertes ; mais lorsqu’il prête sans sûreté, il court risque de tout perdre. Par rapport à ces raisons, les hommes nécessiteux doivent avoir dans les commencements tenté les prêteurs par l’appât d’un profit ; et ce profit doit avoir été proportionné aux nécessités des emprunteurs et à la crainte et à l’avarice des prêteurs. Voilà ce me semble la première source de l’intérêt. Mais son usage constant dans les États paraît fondé sur les profits que les entrepreneurs en peuvent faire.

La terre produit naturellement, aidée du travail de l’homme, quatre, dix, vingt, cinquante, cent, cent-cinquante fois, la quantité de blé qu’on y sème, suivant la bonté du terroir et l’industrie des habitants. Elle multiplie les fruits et les bestiaux. Le fermier qui en conduit le travail a ordinairement les deux tiers du produit, dont un tiers paie ses frais et son entretien, l’autre lui reste pour profit de son entreprise.

Si le fermier a assez de fond pour conduire son entreprise, s’il a tous les outils et les instruments nécessaires, les chevaux pour labourer, les bestiaux qu’il faut pour mettre la terre en valeur, etc., il prendra pour lui, tous frais faits, le tiers du produit de sa ferme. Mais si un laboureur entendu, qui vit de son travail à gages au jour la journée, et qui n’a aucun fond, peut trouver quelqu’un qui veuille bien lui prêter un fond ou de l’argent pour en acheter, il sera en État de donner à ce prêteur toute la troisième rente, ou le tiers du produit d’une ferme dont il deviendra le fermier ou l’entrepreneur. Cependant, il croira sa condition meilleure qu’auparavant, attendu qu’il trouvera son entretien dans la seconde rente, et deviendra maître, de valet qu’il était : que si par sa grande économie, et en se fraudant quelque chose du nécessaire, il peut par degrés amasser quelques petits fonds, il aura tous les ans moins à emprunter, et parviendra dans la suite à s’approprier toute la troisième rente.

Si cet entrepreneur nouveau trouve à acheter à crédit du blé ou des bestiaux, pour les payer à long terme et lorsqu’il sera en état de faire de l’argent par la vente du produit de sa ferme, il en donnera volontiers un plus grand prix que celui du marché contre argent comptant : et cette façon sera la même chose que s’il empruntait de l’argent comptant pour acheter le blé au comptant, en donnant pour l’intérêt la différence du prix du comptant et de celui à terme : mais de quelque façon qu’il emprunte soit au comptant, soit en marchandises, il faut qu’il lui reste de quoi s’entretenir par son entreprise, sans quoi il fera banqueroute. Ce hasard fera qu’on exigera de lui vingt à trente pour cent de profit ou d’intérêt sur la quantité de l’argent ou sur la valeur des denrées ou des marchandises qu’on lui prêtera.

D’un autre côté, un maître chapelier, qui a du fond pour conduire sa manufacture de chapeaux soit pour louer une maison, acheter des castors, des laines, de la teinture, etc., soit pour payer toutes les semaines la subsistance de ses ouvriers, doit non seulement trouver son entretien dans cette entreprise, mais encore un profit semblable à celui du fermier, qui a la troisième partie pour lui. Cet entretien, de même que ce profit, doit se trouver dans la vente des chapeaux, dont le prix doit payer non seulement les matériaux, mais aussi l’entretien du chapelier et de ses ouvriers, et encore le profit en question.

Mais un compagnon chapelier entendu, mais sans fond, peut entreprendre la même manufacture, en empruntant de l’argent et des matériaux, et en abandonnant l’article du profit à quiconque voudra lui prêter de l’argent, ou à quiconque voudra lui confier du castor, de la laine, etc., qu’il ne paiera qu’à long terme et lorsqu’il aura vendu ses chapeaux. Si à l’expiration du terme de ses billets le prêteur d’argent redemande son capital, ou si le marchand de laine et les autres prêteurs ne veulent plus s’y fier, il faut qu’il quitte son entreprise ; auquel cas il aimera peut-être mieux faire banqueroute. Mais s’il est sage et industrieux, il pourra faire voir à ses créanciers qu’il a en argent ou en chapeaux la valeur du fond qu’il a emprunté à peu près, et ils aimeront mieux probablement continuer à s’y fier et se contenter, pour le présent, de leur intérêt ou du profit. Au moyen de quoi il continuera, et peut-être amassera-t-il par degrés quelque fond en se frustrant un peu de son nécessaire. Avec ce secours il aura tous les ans moins à emprunter, et lorsqu’il aura amassé un fond suffisant pour conduire sa manufacture qui sera toujours proportionnée au débit qu’il en a, l’article du profit lui demeurera en entier, et il s’enrichira s’il n’augmente pas sa dépense.

Il est bon de remarquer que l’entretien d’un tel manufacturier est d’une petite valeur à proportion de celle des sommes qu’il emprunte dans son commerce, ou des matériaux qu’on lui confie ; et par conséquent les prêteurs ne courent pas un grand risque de perdre leur capital, s’il est honnête homme et industrieux : mais comme il est très possible qu’il ne le soit pas, les préteurs exigeront toujours de lui un profit ou intérêt de vingt à trente pour cent de la valeur du prêt : encore n’y aura-t-il que ceux qui en ont bonne opinion qui s’y fieront. On peut faire les mêmes inductions par rapport à tous les maîtres, artisans, manufacturiers et autres entrepreneurs dans l’État, qui conduisent des entreprises dont le fond excède considérablement la valeur de leur entretien annuel.

Mais si un porteur d’eau à Paris s’érige en entrepreneur de son propre travail, tout le fond dont il aura besoin sera le prix de deux seaux, qu’il pourra acheter pour une once d’argent, après quoi tout ce qu’il gagne devient profit. S’il gagne par son travail cinquante onces d’argent par an, la somme de son fond, ou emprunt, sera à celle de son profit, comme un à cinquante. C’est-à-dire, qu’il gagnera cinq mille pour cent, au lieu que le chapelier ne gagnera pas cinquante pour cent, et qu’il sera même obligé d’en payer vingt à trente pour cent au prêteur.

Cependant un prêteur d’argent aimera mieux prêter mille onces d’argent à un chapelier à vingt pour cent d’intérêt, que de prêter mille onces à mille porteurs d’eau à cinq cent pour cent d’intérêt. Les porteurs d’eau dépenseront bien vite à leur entretien non seulement l’argent qu’ils gagnent par leur travail journalier, mais tout celui qu’on leur a prêté. Ces capitaux qu’on leur prête, sont petits à proportion de la somme qu’il leur faut pour leur entretien : soit qu’ils soient beaucoup ou peu employés, ils peuvent facilement dépenser tout ce qu’ils gagnent. Ainsi on ne peut guère déterminer les gains de ces bas entrepreneurs. On dirait bien qu’un porteur d’eau gagne cinq mille pour cent de la valeur des seaux qui servent de fond à son entreprise, et même dix mille pour cent, si par un rude travail il gagnait cent onces d’argent par an. Mais comme il peut dépenser pour son entretien les cent onces aussi bien que les cinquante, ce n’est que par la connaissance de ce qu’il met à son entretien qu’on peut savoir combien il a de profit clair. 

Il faut toujours défalquer la subsistance et l’entretien des entrepreneurs avant que de statuer sur leur profit. C’est ce que nous avons fait dans l’exemple du fermier et dans celui du chapelier : et c’est ce qu’on ne peut guère déterminer pour les bas entrepreneurs ; aussi font-ils pour la plupart banqueroute, s’ils doivent.

Il est ordinaire aux brasseurs de Londres, de prêter quelques barils de bière aux entrepreneurs de cabarets à bière, et lorsque ceux-ci paient les premiers barils, on continue à leur en prêter d’autres. Si la consommation de ces cabarets à bière devient forte, ces brasseurs font quelquefois un profit de cinq cent pour cent par an ; et j’ai oui dire que les gros brasseurs ne laissaient pas de s’enrichir lorsqu’il n’y a que la moitié des cabarets à bière qui leur font banqueroute dans le courant de l’année.

Tous les marchands dans l’État, sont dans une habitude constante de prêter à termes des marchandises ou des denrées à des détailleurs, et proportionnent la mesure de leur profit, ou leur intérêt, à celle de leur risque. Ce risque est toujours grand par la grande proportion de l’entretien de l’emprunteur à la valeur prêtée. Car si l’emprunteur ou détailleur n’a pas un prompt débit dans le bas troc, il se ruinera bien vite et dépensera tout ce qu’il a emprunté pour sa subsistance, et par conséquent sera obligé de faire banqueroute.

Les revendeuses de poisson, qui l’achetant à Billingaste, à Londres, pour le revendre dans les autres quartiers de la ville, paient ordinairement par contrat passé par un écrivain expert, un schelling par guinée, ou par vingt-et-un schillings d’intérêts par semaine ; ce qui fait deux cent soixante pour cent par année. Les revendeuses des halles à Paris, dont les entreprises sont moins considérables, paient cinq sols par semaine d’intérêts d’un écu de trois livres, ce qui passe quatre cents trente pour cent par an : cependant il y a peu de prêteurs qui fassent fortune avec de si grands intérêts.

Ces gros intérêts sont non seulement tolérés, mais encore en quelque façon utiles et nécessaires dans un État. Ceux qui achètent le poisson dans les rues paient ces gros intérêts par l’augmentation de prix qu’ils en donnent ; cela leur est commode, et ils n’en ressentent pas la perte. De même un artisan qui boit un pot de bière, et en paie un prix qui fait trouver au brasseur cinq cents pour cent de profit, se trouve bien de cette commodité et n’en sent point la perte dans un si bas détail.

Les casuistes, qui ne paraissent guère propres à juger de la nature de l’intérêt et des matières de commerce, ont imaginé un terme (damnum emergens) au moyen duquel ils veulent bien tolérer ces hauts prix d’intérêt : et plutôt que de renverser l’usage et la convenance des sociétés, ils ont consenti et permis à ceux qui prêtent avec un grand risque, de tirer proportionnellement un grand intérêt ; et cela sans bornes : car ils seraient bien embarrassés à en trouver de certaines, puisque la chose dépend réellement des craintes des prêteurs et des nécessités des emprunteurs.

On loue les négociants sur mer, lorsqu’ils peuvent faire profiter leur fond dans leur entreprise, fusse à dix mille pour cent ; et quelque profit que les marchands en gros fassent ou stipulent en vendant à long terme les denrées ou les marchandises à des marchands détailleurs inférieurs, je n’ai pas ouï dire que les casuistes leur en fissent un crime. Ils sont ou paraissent un peu plus scrupuleux au sujet des prêts en argent sec, quoique ce soit dans le fond la même chose. Cependant ils tolèrent encore ces prêts au moyen d’une distinction (lucrum cessans) qu’ils ont imaginée ; je crois que cela veut dire, qu’un homme qui a été dans l’habitude de faire valoir son argent à cinq cents pour cent dans son commerce, peut stipuler ce profit en le prêtant à un autre. Rien n’est plus divertissant que la multitude des lois et des canons qui ont été faits dans tous les siècles au sujet de l’intérêt de l’argent, toujours par des sages qui n’étaient guère au fait du commerce, et toujours inutilement.

Il paraît par ces exemples et par ces inductions, qu’il y a dans un État plusieurs classes et allées d’intérêts ou de profit ; que dans les plus basses classes, l’intérêt est toujours le plus fort à proportion du plus grand risque ; et qu’il diminue de classe en classe jusqu’à la plus haute qui est celle des négociants riches et réputés solvables. L’intérêt qu’on stipule dans cette classe, est celui qu’on appelle le prix courant de l’intérêt dans l’État, et il ne diffère guère de l’intérêt qu’on stipule sur l’hypothèque des terres. On aime autant le billet d’un négociant solvable et solide, au moins pour un court terme, qu’une action sur une terre ; parce que la possibilité d’un procès ou d’une contestation au sujet de celle-ci, compense la possibilité de la banqueroute du négociant.

Si dans un État il n’y avait pas d’entrepreneurs qui pussent faire du profit sur l’argent ou sur les marchandises qu’ils empruntent, l’usage de l’intérêt ne serait pas probablement si fréquent qu’on le voit. Il n’y aurait que les gens extravagants et prodigues qui feraient des emprunts. Mais dans l’habitude où tout le monde est de se servir d’entrepreneurs, il y a une source constante pour les emprunts et par conséquent pour l’intérêt. Ce sont les entrepreneurs qui cultivent les terres, les entrepreneurs qui fournissent le pain, la viande, les habillements, etc., à tous les habitants d’une ville. Ceux qui travaillent aux gages de ces entrepreneurs, cherchent aussi à s’ériger eux-mêmes en entrepreneurs, à l’envie les uns des autres. La multitude des entrepreneurs est encore bien plus grande parmi les Chinois ; et comme ils ont tous l’esprit vif, le génie propre pour les entreprises, et une grande constance à les conduire, il y a parmi eux des entrepreneurs qui parmi nous sont fournis par des gens gagés : ils fournissent les repas des laboureurs, même dans les champs. Et c’est peut-être cette multitude de bas entrepreneurs, et des autres, de classe en classe, qui, trouvant le moyen de gagner beaucoup par la consommation sans que cela soit sensible aux consommateurs, soutiennent le prix de l’intérêt dans la plus haute classe à trente pour cent ; au lieu qu’il ne passe guère cinq pour cent dans notre Europe. L’intérêt a été à Athènes, du temps de Solon, à dix-huit pour cent. Dans la république romaine il a été le plus souvent à douze pour cent, on l’y a vu à quarante-huit pour cent, à vingt pour cent, à huit pour cent, à six pour cent, au plus bas à quatre pour cent : il n’a jamais été si bas librement que vers la fin de la république et sous Auguste après la conquête de l’Égypte. L’empereur Antonin et Alexandre Sévère, ne réduisirent l’intérêt à quatre pour cent, qu’en prêtant l’argent public sur l’hypothèque des terres.

X. Des causes de l’augmentation et de la diminution de l’intérêt de l’argent, dans un État

C’est une idée reçue de tous ceux qui ont écrit sur le commerce, que l’augmentation de la quantité de l’argent effectif dans un État y diminue le prix de l’intérêt, parce que lorsque l’argent abonde, il est plus facile d’en trouver à emprunter. Cette idée n’est pas toujours vraie ni juste. Pour s’en convaincre, il ne faut que se souvenir qu’en l’année 1720, presque tout l’argent d’Angleterre fut apporté à Londres, et que par-dessus cela, le nombre des billets qu’on mit sur la place accéléra le mouvement de l’argent d’une manière extraordinaire.

Cependant cette abondance d’argent et de circulation au lieu de diminuer l’intérêt courant qui était auparavant à cinq pour cent, et au-dessous, ne servit qu’à en augmenter le prix, qui fut porté à cinquante et soixante pour cent. Il est facile de rendre raison de cette augmentation du prix de l’intérêt, par les principes et les causes de l’intérêt, que j’ai établies dans le chapitre précédent La voici : tout le monde était devenu entrepreneur dans le système de la mer du Sud, et demandait à emprunter de l’argent pour acheter des actions, comptant de faire un profit immense au moyen duquel il pourrait aisément payer ce haut prix d’intérêt.

Si l’abondance d’argent dans l’État vient par les mains de gens qui prêtent, elle diminuera sans doute l’intérêt courant en augmentant le nombre des prêteurs : mais si elle vient par l’entremise de personnes qui dépensent elle aura l’effet tout contraire, et elle haussera le prix de l’intérêt en augmentant le nombre des entrepreneurs qui auront à travailler au moyen de cette augmentation de dépense, et qui auront besoin d’emprunter pour fournir à leur entreprise, dans toutes les classes d’intérêts. 

L’abondance ou la disette d’argent dans un État, hausse toujours ou baisse les prix de toutes choses dans les altercations du troc, sans avoir aucune liaison nécessaire avec le prix de l’intérêt, qui peut très bien être haut dans les États où il y a abondance d’argent, et bas dans ceux ou l’argent est plus rare : haut où tout est cher, et bas où tout est à grand marché : haut à Londres, et bas à Gênes.

Le prix de l’intérêt hausse et baisse tous les jours sur de simples bruits, qui tendent à diminuer ou à augmenter la sûreté des préteurs, sans que le prix des choses dans le troc soit altéré pour cela.

La source la plus constante d’un intérêt haut dans un État, est la grande dépense des seigneurs et des propriétaires de terres, ou des autres gens riches. Les entrepreneurs et maîtres artisans, sont dans l’habitude de fournir de grosses maisons dans toutes les branches de leur dépense. Ces entrepreneurs ont presque toujours besoin d’emprunter de l’argent pour les fournir : et lorsque les seigneurs consomment leurs revenus par avance et empruntent de l’argent, ils contribuent doublement à hausser le prix de l’intérêt.

Au contraire, lorsque les seigneurs de l’État vivent d’économie, et achètent de la première main autant qu’ils le peuvent, ils se font procurer par leurs valets beaucoup de choses sans qu’elles passent par les mains des Entrepreneurs, ils diminuent les profits et le nombre des entrepreneurs dans l’État, et par conséquent le nombre des emprunteurs, et encore le prix de l’intérêt, parce que ces sortes d’entrepreneurs travaillant sur leurs propre fonds n’empruntent que le moins qu’ils peuvent, et en se contentant d’un petit gain empêchent ceux qui n’ont point de fonds de s’ingérer dans les entreprises en empruntant. Voilà aujourd’hui la situation des républiques de Gênes et de Hollande, où l’intérêt est quelquefois à deux pour cent, et au-dessous dans la plus haute classe ; au lieu qu’en Allemagne, en Pologne, en France, en Espagne, en Angleterre et en d’autres États, la facilité et la dépense des seigneurs et des propriétaires de terres entretiennent toujours les entrepreneurs et maîtres artisans de l’État dans l’habitude de ces gros gains, au moyen desquels ils ont de quoi payer un intérêt haut, et encore plus lorsqu’ils tirent tout de l’étranger avec risque pour les entreprises.

Lorsque le prince ou l’État fait une grosse dépense comme en faisant la guerre, cela hausse le prix de l’intérêt par deux raisons : la première est que cela multiplie le nombre des entrepreneurs par plusieurs nouvelles entreprises considérables de fournitures pour la guerre, et par conséquent les emprunts. La seconde est par rapport au plus grand risque que la guerre entraîne toujours.

Au contraire, la guerre finie, les risques diminuent, le nombre des entrepreneurs diminue, et les entrepreneurs même de la guerre cessant de l’être, diminuent leurs dépenses, et deviennent prêteurs de l’argent qu’ils ont gagné. Dans cette situation, si le prince ou l’État offre de rembourser une partie de ses dettes, il diminuera considérablement le prix de l’intérêt ; et cela aura un effet plus certain, s’il est en état de payer réellement une partie de la dette sans emprunter d’un autre côté, parce que les remboursements augmentent le nombre des prêteurs dans la plus haute classe de l’intérêt, et que cela pourra influer sur les autres classes.

Lorsque l’abondance d’argent dans l’État est introduite par une balance constante de commerce, cet argent passe d’abord par les mains des entrepreneurs ; et encore qu’il augmente la consommation, il ne laisse pas de diminuer le prix de l’intérêt, à cause que la plupart des entrepreneurs acquièrent alors assez de fond pour conduire leur commerce sans argent, et même deviennent prêteurs des sommes qu’ils ont gagnées au-delà de celles qu’il faut pour conduire leur commerce. S’il n’y a pas dans l’État un grand nombre de seigneurs et de gens riches qui fassent une grosse dépense, dans ces circonstances l’abondance de l’argent ne manquera pas de diminuer le prix de l’intérêt, autant qu’elle augmentera le prix des denrées et des marchandises dans le troc. Voilà ce qui arrive d’ordinaire dans les républiques qui n’ont guère de fond ni de terres considérables, et qui ne s’enrichissent que par le commerce étranger. Mais dans les États qui ont un grand fond et des propriétaires de terres considérables, l’argent qui s’introduit par le commerce avec l’étranger augmente leur rente, et leur donne moyen de faire une grande dépense qui entretient plusieurs entrepreneurs et plusieurs artisans, outre ceux qui maintiennent le commerce avec l’étranger : cela soutient toujours un haut intérêt, malgré l’abondance de l’argent.

Lorsque les seigneurs et les propriétaires de terres se ruinent par leurs dépenses extravagantes, les prêteurs d’argent qui ont des hypothèques sur leurs terres, en attrapent souvent la propriété absolue ; et il peut bien arriver dans l’État que les prêteurs soient créanciers de beaucoup plus d’argent qu’il n’y en circule : auquel cas on peut les regarder comme propriétaires subalternes des terres et des denrées qu’on hypothèque pour leur sûreté. Que si cela n’a pas lieu, leurs capitaux se perdront par les banqueroutes.

De même on peut considérer les propriétaires des actions et des fonds publics, comme propriétaires subalternes des revenus de l’État qu’on emploie à payer leurs intérêts. Mais si la législature était obligée par les besoins de l’État d’employer ses revenus à d’autres usages, les actionnaires ou propriétaires de fonds publics perdraient tout, sans que l’argent qui circule dans l’État fût diminué pour cela d’un seul liard.

Si le prince ou les administrateurs de l’État veulent régler le prix de l’intérêt courant par des lois, il faut en faire le règlement sur le pied du prix courant du marché dans la plus haute classe, ou approchant : autrement la loi sera inutile, parce que les contractants, qui suivront la règle des altercations, ou le prix courant réglé par la proportion des prêteurs aux emprunteurs, feront des marchés clandestins ; et cette contrainte de la loi ne servira qu’à gêner le commerce et à hausser le prix de l’intérêt, au lieu de le fixer. Autrefois les Romains, après plusieurs lois pour restreindre l’intérêt, en firent une autre pour défendre absolument de prêter de l’argent. Cette loi n’eut pas plus de succès que les précédentes. La loi que fit Justinien pour restreindre les gens de qualité à ne prendre que quatre pour cent, ceux d’un ordre inférieur six pour cent, et les gens de commerce huit pour cent, était également plaisante et injuste, tandis qu’il n’était pas défendu de faire cinquante et cent pour cent de profit par toutes sortes d’entreprises.

S’il est permis et honnête à un propriétaire de terre de donner une ferme à haut prix à un fermier indigent, au hasard d’en perdre toute la rente d’une année, il semble qu’il devrait être permis au prêteur de prêter son argent à un emprunteur nécessiteux, au hasard de perdre non seulement son intérêt ou profit, mais encore son capital, et stipuler tel intérêt que l’autre consentira volontairement de lui accorder ; il est vrai que les prêts de cette nature font plus de malheureux qui en emportant les capitaux aussi bien que l’intérêt, sont plus dans l’impuissance de se relever, que le fermier qui n’emporte pas la terre : mais les lois pour les banqueroutes étant assez favorables aux débiteurs pour les mettre en état de se relever, il semble qu’on devrait toujours accommoder les lois de l’intérêt au prix du marché, comme on fait en Hollande.

Les prix courants de l’intérêt dans un État, semblent servir de base et de règle pour les prix de l’achat des terres. Si l’intérêt courant est à cinq pour cent, qui répond au denier vingt, le prix des terres devrait être de même : mais comme la propriété des terres donne un rang et une certaine juridiction dans l’État, il arrive que lorsque l’intérêt est au denier vingt, le prix des terres est au denier vingt-quatre ou vingt-cinq, quoique les hypothèques sur les mêmes terres ne passent guère le prix courant de l’intérêt.

Après tout, le prix des terres, comme tous les autres prix, se règle naturellement par la proportion des vendeurs aux acheteurs, etc. ; et comme il se trouvera beaucoup plus d’acquéreurs à Londres, par exemple, que dans les provinces, et que ces acquéreurs qui résident dans la capitale, aimeront mieux acheter des terres dans leur voisinage que dans les provinces éloignées, il arrivera qu’ils aimeront mieux acheter des terres voisines au denier trente ou trente-cinq, que celles qui sont éloignées au denier vingt-cinq ou vingt-deux. Il y a souvent d’autres raisons de convenances qui influent sur le prix des terres, et qu’il n’est pas nécessaire de marquer ici, parce qu’elles ne détruisent pas les éclaircissements que nous avons donnés sur la nature de l’intérêt. 


TROISIÈME PARTIE

I. De la richesse

Lorsqu’un État échange un petit produit de terre contre un plus grand dans le commerce avec l’étranger, il paraît avoir l’avantage dans ce commerce ; et si l’argent y circule en plus grande abondance que chez l’étranger, il échangera toujours un plus petit produit de terre contre un plus grand.

Lorsque l’État échange son travail contre le produit de terre de l’étranger, il paraît avoir l’avantage dans ce commerce ; attendu que ses habitants sont entretenus aux dépens de l’étranger.

Lorsqu’un État échange son produit conjointement avec son travail, contre un plus grand produit de l’étranger conjointement avec un travail égal ou plus grand, il paraît encore avoir l’avantage dans ce commerce. Si les dames de Paris consomment, année commune, des dentelles de Bruxelles pour la valeur de cent mille onces d’argent, le quart d’un arpent de terre en Brabant, qui produira cent cinquante livres pesant de lin, qu’on travaillera en dentelles fines à Bruxelles, correspondra à cette somme. Il faudra le travail d’environ deux mille personnes en Brabant pendant une année pour toutes les parties de cette manufacture, depuis la semence du lin jusqu’à la dernière perfection de la dentelle. Le marchand de dentelle ou entrepreneur à Bruxelles en fera les avances ; il paiera directement ou indirectement toutes les fileuses et faiseuses de dentelles, et la proportion du travail de ceux qui font leurs outils ; tous ceux qui ont part au travail, achèteront leur entretien directement ou indirectement du fermier en Brabant, qui paie en partie la rente de son propriétaire. Si on met le produit de terre qu’on attribue dans cette économie à ces deux mille personnes, à trois arpents par tête, tant pour l’entretien de leurs personnes que pour celui de leurs familles qui en subsistent en partie, il y aura six mille arpents de terre en Brabant employés à l’entretien de ceux qui ont part au travail de la dentelle, et cela aux dépens des dames de Paris qui paieront et porteront cette dentelle.

Les dames de Paris y paieront les cent mille onces d’argent, chacune suivant la quantité qu’elles en prennent ; il faudra envoyer tout cet argent en espèces à Bruxelles, en déduisant les frais seulement de l’envoi, et il faut que l’entrepreneur à Bruxelles y trouve non seulement le paiement de toutes ses avances, et l’intérêt de l’argent qu’il aura peut-être emprunté, mais encore un profit de son entreprise pour l’entretien de sa famille. Si le prix que les dames donnent de la dentelle ne remplit pas tous les frais et profits en général, il n’y aura pas d’encouragement pour cette manufacture, et les entrepreneurs cesseront de la conduire ou feront banqueroute ; mais comme nous avons supposé qu’on continue cette manufacture, il est de nécessité que tous les frais se trouvent dans les prix que les dames de Paris en donnent, et qu’on envoie les cent mille onces d’argent à Bruxelles, si les Brabançons ne tirent rien de France pour en faire la compensation.

Mais si les habitants du Brabant aiment les vins de Champagne, et en consomment, année commune, la valeur de cent mille onces d’argent, l’article des vins pourra compenser celui de la dentelle, et la balance du commerce, par rapport à ces deux branches, sera égale. La compensation et la circulation se fera par l’entremise des entrepreneurs et des banquiers en mêleront de part et d’autre.

Les dames de Paris paieront cent mille onces d’argent à celui qui leur vend et livre la dentelle ; celui-ci les paiera au banquier qui lui donnera une ou plusieurs lettres de change sur son correspondant à Bruxelles. Ce banquier remettra l’argent aux marchands de vin de Champagne qui ont 100 000 onces d’argent à Bruxelles, et qui lui donneront leurs lettres de change de même valeur tirées sur lui par son correspondant à Bruxelles. Ainsi les 100 000 onces payées pour le vin de Champagne à Bruxelles, compenseront les 100 000 onces payées pour la dentelle à Paris ; au moyen de quoi on épargnera la peine de voiturer l’argent reçu à Paris jusqu’à Bruxelles, et la peine de voiturer l’argent reçu à Bruxelles jusqu’à Paris. Cette compensation se fait par lettres de change, dont je tâcherai de faire connaître la nature dans le chapitre suivant.

Cependant on voit dans cet exemple que les cent mille onces que les dames de Paris paient pour la dentelle, viennent entre les mains des marchands qui envoient le vin de Champagne à Bruxelles : et que les cent mille onces que les consommateurs du vin de Champagne paient pour ce vin à Bruxelles, tombent entre les mains des entrepreneurs ou marchands de dentelles. Les entrepreneurs de part et d’autre, distribuent cet argent à ceux qu’ils font travailler, soit pour ce qui regarde les vins, soit pour ce qui regarde les dentelles.

Il est clair par cet exemple que les dames de Paris soutiennent et entretiennent tous ceux qui travaillent à la dentelle en Brabant, et qu’elles y causent une circulation d’argent. Il est également clair que les consommateurs du vin de Champagne à Bruxelles soutiennent et entretiennent en Champagne, non seulement tous les vignerons et autres qui ont part à la production du vin, tous les charrons, maréchaux, voituriers, etc., qui ont part à la voiture, aussi bien que les chevaux qu’on y emploie, mais qu’ils paient aussi la valeur du produit  de la terre pour le vin, et causent une circulation d’argent en Champagne.

Cependant cette circulation ou ce commerce en Champagne, qui fait tant de fracas, qui fait vivre le vigneron, le fermier, le charron, le maréchal, le voiturier, et qui fait payer exactement, tant la rente du propriétaire de la vigne, que celle du propriétaire des prairies qui servent à entretenir les chevaux de voiture, est dans le cas présent, un commerce onéreux et désavantageux à la France, à l’envisager par les effets qu’il produit.

Si le muid de vin se vend à Bruxelles pour soixante onces d’argent, et si on suppose qu’un arpent produise quatre muids de vin, il faut envoyer à Bruxelles le produit de quatre mille cent soixante-six arpents et demi de terre, pour correspondre à cent mille onces d’argent, et il faut employer autour de deux mille arpents de prairies et de terres, pour avoir le foin et l’avoine que consomment les chevaux de transport, et ne les employer durant toute l’année à aucun autre usage. Ainsi on ôtera à la subsistance des Français environ six mille arpents de terres, et on augmentera celle des Brabançons de plus de quatre mille arpents de produit, puisque le vin de Champagne qu’ils boivent épargne plus de quatre mille arpents qu’ils emploieraient vraisemblablement à produire de la bière pour leur boisson, s’ils ne produisaient pas de vin. Cependant la dentelle avec laquelle on paie tout cela, ne coûte aux Brabançons que le quart d’un arpent de lin. Ainsi avec un arpent de produit, conjointement à leur travail, les Brabançons paient plus de seize mille arpents aux Français conjointement à un moindre travail. Ils retirent une augmentation de subsistance, et ne donnent qu’un instrument de luxe qui n’apporte aucun avantage réel à la France, parce que la dentelle s’y use et s’y détruit, et qu’on ne peut l’échanger pour quelque chose d’utile après cela. Suivant la règle intrinsèque des valeurs, la terre qu’on emploie en Champagne pour la production du vin, celle pour l’entretien des vignerons, des tonneliers, des charrons, des maréchaux, des voituriers, des chevaux pour le transport, etc., devrait être égale à la terre qu’on emploie en Brabant à la production du lin, et à celle qu’il faut pour l’entretien des fileuses, des faiseuses de dentelles et de tous ceux qui ont quelque part à la fabrication de cette manufacture de dentelle.

Mais si l’argent est plus abondant dans la circulation en Brabant qu’en Champagne, la terre et le travail y seront à plus haut prix, et par conséquent dans l’évaluation qui se fait de part et d’autre en argent, les Français perdront encore considérablement.

On voit dans cet exemple une branche de commerce qui fortifie l’étranger, qui diminue les habitants de l’État, et qui, sans en faire sortir aucun argent effectif, affaiblit ce même État. J’ai choisi cet exemple pour mieux faire sentir comment un État peut être la dupe d’un autre par le fait du commerce, et pour faire comprendre la manière de connaître les avantages et les désavantages du commerce avec l’étranger.

C’est en examinant les effets de chaque branche de commerce en particulier, qu’on peut régler utilement le commerce avec les étrangers : on ne saurait le connaître distinctement par des raisonnements généraux.

On trouvera toujours par l’examen des particularités, que l’exportation de toute manufacture est avantageuse à l’État, parce qu’en ce cas l’étranger paie et entretient toujours des ouvriers utiles à l’État ; que les meilleurs retours ou paiements qu’on retire sont les espèces, et au défaut des espèces, le produit des terres de l’étranger où il entre le moins de travail. Par ces moyens de commercer on voit souvent des États qui n’ont presque point de produits de terre, entretenir des habitants en grand nombre aux dépens de l’étranger : et de grands États maintenir leurs habitants avec plus d’aisance et d’abondance.

Mais attendu que les grands États n’ont pas besoin d’augmenter le nombre de leurs habitants, il suffit d’y faire vivre ceux qui y sont, du crû de l’État, avec plus d’agrément et d’aisance, et de rendre les forces de l’État plus grandes pour sa défense et sa sûreté. Pour y parvenir par le commerce avec l’étranger, il faut encourager, tant qu’on peut, l’exportation des ouvrages et des manufactures de l’État, pour en retirer, autant qu’il est possible, de l’or et de l’argent en nature. S’il arrivait par des récoltes abondantes qu’il y eût en l’État beaucoup de produits au-delà de la consommation ordinaire et annuelle, il serait avantageux d’en encourager l’exportation chez l’étranger pour en faire entrer la valeur en or et en argent : ces métaux ne périssent point et ne se dissipent pas comme les produits de la terre, et on peut toujours avec l’or et l’argent faire entrer dans l’État tout ce qui y manque.

Cependant il ne serait pas avantageux de mettre l’État dans l’habitude annuelle d’envoyer chez l’étranger de grandes quantités du produit de son crû, pour en tirer le paiement en manufactures étrangères. Ce serait affaiblir et diminuer les habitants et les forces de l’État par les deux bouts.

Mais je n’ai point dessein d’entrer dans le détail des branches du commerce qu’il faudrait encourager pour le bien de l’État. Il me suffit de remarquer qu’il faut toujours tâcher d’y faire entrer le plus d’argent qu’il se peut. 

L’augmentation de la quantité d’argent qui circule dans un État, lui donne de grands avantages dans le commerce avec l’étranger, tant que cette abondance d’argent y continue. L’État échange toujours par là une petite quantité de produit et de travail, contre une plus grande. Il lève les taxes avec facilité, et ne trouve pas de difficulté à faire de l’argent dans les cas de besoins publics.

Il est vrai que la continuation de l’augmentation de l’argent causera dans la suite par son abondance une cherté de terre et de travail dans l’État. Les ouvrages et les manufactures coûteront tant, à la longue, que l’étranger cessera peu à peu de les acheter, et s’accoutumera à les prendre ailleurs à meilleur marché ; ce qui ruinera insensiblement les ouvrages et les manufactures de l’État. La même cause qui augmentera les rentes des propriétaires des terres de l’État (qui est l’abondance de l’argent) les mettra dans l’habitude de tirer quantité d’ouvrages des pays étrangers où ils les auront à grand marché : ce sont là des conséquences naturelles. La richesse qu’un État acquiert par le commerce, le travail et l’économie le jettera insensiblement dans le luxe. Les États qui haussent par le commerce ne manquent pas de baisser ensuite : il y a des règles que l’on pourrait mettre en usage, ce qu’on ne fait guère pour empêcher ce déclin. Toujours est-il vrai que tandis que l’État est en possession actuelle de la balance du commerce, et de l’abondance de l’argent il paraît puissant, et il l’est en effet tant que cette abondance y subsiste.

On pourrait tirer des inductions à l’infini pour justifier ces idées du commerce avec l’étranger, et les avantages de l’abondance de l’argent. Il est étonnant de voir la disproportion de la circulation de l’argent en Angleterre et à la Chine. Les manufactures des Indes, comme les soieries, les toiles peintes, les mousselines, etc., nonobstant les frais d’une navigation de dix-huit mois, reviennent à un très bas prix en Angleterre, qui les paierait avec la trentième partie de ses ouvrages et de ses manufactures si les Indiens les voulaient acheter. Mais ils ne sont pas si fous de payer des prix extravagants pour nos ouvrages, pendant qu’on travaille mieux chez eux et infiniment à meilleur marché. Aussi ne nous vendent-ils leurs manufactures que contre argent comptant, que nous leur portons annuellement pour augmenter leurs richesses et diminuer les nôtres. Les manufactures des Indes qu’on consomme en Europe ne font que diminuer notre argent et le travail de nos propres manufactures.

Un Américain, qui vend à un Européen des peaux de castor, est surpris avec raison d’apprendre que les chapeaux qu’on fait de laine sont aussi bons pour l’usage, que ceux qu’on fait de poil de castor, et que toute la différence, qui cause une si longue navigation, ne consiste que dans la fantaisie de ceux qui trouvent les chapeaux de poil de castor plus légers et plus agréables à la vue et au toucher. Cependant comme on paie ordinairement les peaux de castor à ces Américains en ouvrages de fer, d’acier, etc., et non en argent, c’est un commerce qui n’est pas nuisible à l’Europe, d’autant plus qu’il entretient des ouvriers et particulièrement des matelots, qui dans les besoins de l’État sont très utiles, au lieu que le commerce des manufactures des Indes orientales, emporte l’argent et diminue les ouvriers de l’Europe.

Il faut convenir que le commerce des Indes orientales est avantageux à la république de Hollande, et qu’elle en fait tomber la perte sur le reste de l’Europe en vendant les épices et manufactures, en Allemagne, en Italie, en Espagne et dans le Nouveau Monde, qui lui rendent tout l’argent qu’elle envoie aux Indes et bien au-delà : il est même utile à la Hollande d’habiller ses femmes et plusieurs autres habitants, des manufactures des Indes, plutôt que d’étoffe d’Angleterre et de France. Il vaut mieux pour les Hollandais enrichir les Indiens que leurs voisins, qui pourraient en profiter pour les opprimer : d’ailleurs ils vendent aux autres habitants de l’Europe les toiles et les petites manufactures de leur crû, beaucoup plus cher qu’ils ne vendent chez eux les manufactures des Indes, qui s’y consomment.

L’Angleterre et la France auraient tort d’imiter en cela les Hollandais. Ces royaumes ont chez eux les moyens d’habiller leurs femmes, de leur crû ; et quoique leurs étoffes reviennent à un plus haut prix que celles des manufactures des Indes, ils doivent obliger leurs habitants de n’en point porter d’étrangères ; ils ne doivent pas permettre la diminution de leurs ouvrages et de leurs manufactures, ni se mettre dans la dépendance des étrangers, ils doivent encore moins laisser enlever leur argent pour cela.

Mais puisque les Hollandais trouvent moyen de débiter dans les autres États de l’Europe les marchandises des Indes, les Anglais et les Français en devraient faire autant, soit pour diminuer les forces navales de la Hollande, soit pour augmenter les leurs, et surtout afin de se passer du secours des Hollandais dans les branches de consommation, qu’une mauvaise habitude a rendues nécessaires dans ces royaumes : c’est un désavantage visible de permettre qu’on porte des Indiennes dans les royaumes d’Europe qui ont de leur crû de quoi habiller leurs habitants.

De même qu’il est désavantageux à un État d’encourager des manufactures étrangères, il est aussi désavantageux d’encourager la navigation des étrangers. Lorsqu’un État envole chez l’étranger ses ouvrages et ses manufactures, il en tire l’avantage en entier s’il les envoie par ses propres vaisseaux : par là il entretient un bon nombre de matelots, qui sont aussi utiles à l’État que les ouvriers. Mais s’il en abandonne le transport à des bâtiments étrangers, il fortifie la marine étrangère et diminue la sienne.

C’est un point essentiel du commerce avec l’étranger que celui de la navigation. De toute l’Europe, les Hollandais sont ceux qui construisent des vaisseaux à meilleur marché. Outre les rivières qui leur apportent du bois flotté, le voisinage du Nord leur fournit à moins de frais les mâts, le bois, le goudron, les cordages, etc., leurs moulins à scier le bois en facilitent le travail. De plus ils naviguent avec moins d’équipage, et leurs matelots vivent à très peu de frais. Un de leurs moulins à scier le bois épargne journellement le travail de quatre-vingts hommes.

Par ces avantages ils seraient dans l’Europe les seuls voituriers par mer, si l’on suivait toujours le meilleur marché ; et s’ils avaient de leur propre crû de quoi faire un commerce étendu, ils auraient sans doute la plus florissante marine de l’Europe. Mais le grand nombre de leurs matelots ne suffit pas, sans les forces intérieures de l’État, pour la supériorité de leurs forces navales ; ils n’armeraient jamais de vaisseaux de guerre, ni de matelots si l’État avait de grands revenus pour les construire et les solder : ils profiteraient en tout du grand marché.

L’Angleterre, pour les empêcher d’augmenter à ses dépens leur avantage sur mer par ce bon marché, a défendu à toute nation d’apporter chez elle d’autres marchandises que celles de leur crû ; au moyen de quoi les Hollandais n’ayant pu servir de voituriers pour l’Angleterre, les Anglais même ont fortifié par là leur marine ; et bien qu’ils naviguent à plus de frais que les Hollandais, les richesses de leurs charges au dehors rendent ces frais moins considérables.

La France et l’Espagne sont bien des États maritimes, qui ont un riche produit qu’on envoie dans le Nord, d’où on leur porte chez eux les denrées et marchandises. Il n’est pas étonnant que leur marine ne soit pas considérable à proportion de leur produit et de l’étendue de leurs côtes maritimes, puisqu’ils laissent à des vaisseaux étrangers le soin de leur apporter du Nord tout ce qu’ils en reçoivent, et de leur venir enlever les denrées que les États du Nord tirent de chez eux.

Ces États, je dis la France et l’Espagne, ne font pas entrer dans les vues de leur politique la considération du commerce au point qu’elle y serait avantageuse ; la plupart des commerçants en France et en Espagne qui ont relation avec l’étranger, sont plutôt des facteurs ou des commis de négociants étrangers que des entrepreneurs, pour conduire ce commerce de leur fond.

Il est vrai que les États du Nord sont, par leur situation et par le voisinage des pays qui produisent tout ce qui est nécessaire à la construction des navires, en État de voiturer tout à meilleur marché, que ne serait la France et l’Espagne ; mais si ces deux royaumes prenaient des mesures pour fortifier leur marine, cet obstacle ne les en empêcherait pas. L’Angleterre leur en a montré, il y a déjà longtemps, l’exemple en partie ; ils ont chez eux et dans leurs colonies tout ce qu’il faut pour la construction des bâtiments, ou du moins il ne serait pas difficile de les y faire produire ; et il y a une infinité de voies qu’on pourrait prendre pour faire réussir un tel dessein, si la législature ou le ministère y voulait concourir. Mon sujet ne me permet pas d’examiner, dans cet essai, le détail de ces voies : je me bornerai à dire, que dans les pays où le commerce n’entretient pas constamment un nombre considérable de bâtiments et de matelots, il est presque impossible que le prince puisse entretenir une marine florissante, sans des frais qui seraient seuls capables de ruiner les trésors de son État.

Je conclurai donc en remarquant que le commerce qui est le plus essentiel à un État pour l’augmentation ou la diminution de ses forces est le commerce avec l’étranger, que celui de l’intérieur d’un État n’est pas d’une si grande considération dans la politique ; qu’on ne soutient qu’à demi le commerce avec l’étranger, lorsqu’on n’a pas l’œil à augmenter et maintenir de gros négociants naturels du pays, des bâtiments et des matelots, des ouvriers et des manufactures, et surtout qu’il faut toujours s’attacher à maintenir la balance contre les étrangers.

II. Des changes et de leur nature

Dans la ville même de Paris, il coûte ordinairement cinq sols par sac de mille livres, pour porter de l’argent d’une maison à une autre ; s’il fallait toujours le porter du faubourg Saint Antoine, aux Invalides, il en coûterait plus du double, et s’il n’y avait pas communément de porteurs d’argent de confiance, il en coûterait encore davantage ; que s’il y avait souvent des voleurs en chemin on l’enverrait par grosses sommes, escorté, et avec plus de frais ; et si quelqu’un se chargeait du transport, à ses frais et risques, il se ferait payer de ce transport, à proportion des frais et des risques. C’est ainsi que les frais du transport, de Rouen à Paris, et de Paris à Rouen, coûtent ordinairement cinquante sols par sac de mille livres, ce qu’on appelle dans le langage des banquiers, un quart pour cent ; les banquiers envoient l’argent ordinairement en doubles barils, que les voleurs ne peuvent guère emporter, à cause du fer et de la pesanteur, et comme il y a toujours des messagers sur cette route, les frais sont peu considérables, sur les grosses parties qu’on envoie de part et d’autre.

Si la ville de Chalons sur Marne paie tous les ans au receveur des fermes du roi, dix mille onces d’argent d’un côté, et si de l’autre côté les marchands de vin de Chalons ou des environs vendent à Paris, par l’entremise de leurs correspondants, des vins de Champagne pour la valeur de dix mille onces d’argent ; si l’once d’argent en France passe dans le commerce pour cinq livres, la somme des dix mille onces en question s’appellera cinquante mille livres, tant à Paris qu’à Chalons.

Le receveur des fermes dans cet exemple a cinquante mille livres à  envoyer à Paris, et les correspondants des marchands de vin de Chalons ont cinquante mille livres à envoyer à Chalons ; on pourra épargner ce double emploi ou transport par une compensation ou comme on dit par lettres de change, si les parties s’abouchent et s’accommodent pour cela.

Que les correspondants des marchands de vin de Chalons portent (chacun sa part) les cinquante mille livres chez le caissier du bureau des fermes à Paris ; qu’il leur donne une ou plusieurs rescriptions, ou lettres de change sur le receveur des fermes à Chalons, payables à leur ordre ; qu’ils endossent ou passent leur ordre aux marchands de vin de Chalons, ceux-ci recevront du receveur à Chalons les cinquante mille livres. De cette manière, les cinquante mille livres à Paris seront payées au caissier des fermes à Paris, et les cinquante mille livres à Chalons seront payées aux marchands de vin de cette ville, et par cet échange ou compensation, on épargnera la peine de voiturer cet argent d’une ville à l’autre. Ou bien que les marchands de vin à Chalons, qui ont cinquante mille livres à Paris, aillent offrir leurs lettres de change au receveur qui les endossera au caissier des fermes à Paris, lequel y touchera le montant, et que le receveur à Chalons leur paie contre leurs lettres de change les cinquante mille livres qu’il a à Chalons ; de quelque côte qu’on fasse cette compensation, soit qu’on tire les lettres de change de Paris sur Chalons, soit de Chalons sur Paris, comme dans cet exemple on paie once pour once, et cinquante mille livres pour cinquante mille livres, on dira que le change est au pair.

La même méthode se pourra pratiquer, entre ces marchands de vin à Chalons, et les receveurs des seigneurs de Paris qui ont des terres ou des rentes aux environs de Chalons, et encore entre les marchands de vin, ou tout autres marchands à Chalons, qui ont envoyé des denrées ou des marchandises à Paris, et qui y ont de l’argent, et tous marchands qui ont tiré des marchandises de Paris et les ont vendues à Chalons. Que s’il y a un grand commerce entre ces deux villes, il s’érigera des banquiers à Paris et à Chalons, qui s’aboucheront avec les intéressés de part et d’autre, et seront les agents ou entremetteurs des paiements qu’on aurait à envoyer d’une de ces villes à l’autre. Maintenant si tous les vins, et autres denrées et marchandises qu’on a envoyées de Chalons à Paris, et qu’on y a effectivement vendues pour argent comptant, excèdent en valeur la somme de la recette des fermes à Chalons, celles des rentes que les seigneurs de Paris ont aux environs de Chalons, et encore la valeur de toutes les denrées et de toutes les marchandises qui ont été envoyées de Paris à Chalons et qu’on y a vendues pour argent comptant, de la somme de cinq mille onces d’argent ou de vingt-cinq mille liv., il faudra nécessairement que le banquier à Paris envoie cette somme en argent à Chalons. Cette somme sera l’excédent ou la balance du commerce entre ces deux villes ; on l’enverra, dis-je, nécessairement en espèces à Chalons, et cette opération se trouvera conduite de la manière suivante ou de quelque autre manière approchante.

Les agents, ou correspondants des marchands de vin de Chalons et des autres qui ont envoyé des denrées ou des marchandises de Chalons à Paris, ont l’argent de ces ventes en caisse à Paris : ils ont ordre de le remettre à Chalons ; ils ne sont pas dans l’habitude de le risquer par les voitures, ils s’adresseront au caissier des fermes qui leur donnera des rescriptions ou lettres de change sur le receveur des fermes à Chalons, jusqu’à la concurrence des fonds qu’il a à Chalons, et cela ordinairement au pair ; mais comme ils ont besoin de remettre encore d’autres sommes à Chalons, ils s’adresseront pour cela au banquier qui aura à sa disposition les rentes des seigneurs à Paris qui ont des terres aux environs de Chalons. Ce banquier leur fournira, de même que le caissier des fermes, des lettres de change sur son correspondant à Chalons jusqu’à la concurrence des fonds qu’il a à sa disposition à Chalons, et qu’il avait ordre de faire revenir à Paris ; cette compensation se fera aussi au pair, si ce n’est que le banquier cherche à y trouver quelque petit profit pour sa peine, tant de la part de ces agents qui s’adressent à lui pour remettre leur argent à Chalons, que de celle des seigneurs qui l’ont chargé de faire revenir leur argent de Chalons, à Paris. Si le banquier a de même à sa disposition à Chalons, la valeur des marchandises qui y ont été envoyées de Paris, et qui y ont été vendues pour argent comptant ; il fournira encore de même des lettres de change pour cette valeur.

Mais, dans notre supposition, les agents des marchands de Chalons ont encore en caisse à Paris vingt-cinq mille livres qu’ils ont ordre de remettre à Chalons, au-delà de toutes les sommes ci-dessus mentionnées. S’ils offrent cet argent au caissier des fermes, il répondra qu’il n’a plus de fonds à Chalons, et qu’il ne saurait leur fournir de lettres de change ou des rescriptions sur cette ville. S’ils offrent l’argent au banquier, il leur répondra qu’il n’a pas non plus de fonds à Chalons, et qu’il n’a pas occasion de tirer, mais que si l’on veut lui payer trois pour cent de change, il fournira des lettres ; ils offriront un ou deux pour cent, et enfin deux et demi, ne pouvant faire mieux. À ce prix le banquier se déterminera à leur donner des lettres, c’est-à-dire qu’en lui payant à Paris deux livres dix sols, il fournira une lettre de change de cent livres, sur son correspondant de Chalons, payable à dix ou quinze jours, afin de mettre ce correspondant en état de faire ce paiement des vingt-cinq mille livres qu’il tire sur lui ; à ce prix de change, il les lui enverra par le messager ou carrosse en espèce d’or, ou au défaut de l’or, en argent. Il paiera dix livres pour chaque sac de mille livres, ou suivant le langage des banquiers un pour cent ; il paiera à son correspondant de Chalons pour commission cinq livres par sac de mille livres, ou demi pour cent, et il gardera pour son profit un pour cent. Sur ce pied le change est à Paris pour Chalons à deux et demi pour cent au-dessus du pair, parce qu’on paie deux livres dix sols sur chaque cent livres pour le prix du change.

C’est ainsi à peu près que la balance du commerce se transporte d’une ville à l’autre, par l’entremise des banquiers, et en gros articles ordinairement. Tous ceux qui portent le titre de banquiers ne sont pas dans cette habitude, et il y en a plusieurs qui ne se mêlent que de commissions et de spéculation de banque. Je ne mettrai au nombre des banquiers que ceux qui font voiturer l’argent. C’est à eux à régler toujours les changes, dont les prix suivent les frais et les risques du transport des espèces, dans les cas différents.

On fixe rarement le prix du change entre Paris et Chalons à plus de deux et demi ou trois pour cent, au-dessus ou au-dessous du pair. Mais, de Paris à Amsterdam, le prix du change montera à cinq ou six pour cent lors qu’il faudra voiturer les espèces. Le chemin est plus long, le risque est plus grand ; il faut plus de correspondants et de commissionnaires. Des Indes en Angleterre, le prix du transport sera de dix à douze pour cent. De Londres à Amsterdam, le prix du change ne passera guère deux pour cent en temps de paix.

Dans notre exemple présent, on dira que le change à Paris pour Chalons sera à deux et demi pour cent, au-dessus du pair ; et on dira à Chalons que le change pour Paris est à deux et demi pour cent, au-dessous du pair ; parce que dans ces circonstances celui qui donnera de l’argent à Chalons pour une lettre de change pour Paris ne donnera que quatre-vingt-dix-sept livres dix sols, pour recevoir cent livres à Paris : et il est visible que la ville ou place où le change est au-dessus du pair doit à celle où il est au-dessous, tant que le prix du change subsiste sur ce pied. Le change n’est à Paris à deux et demi pour cent, au-dessus du pair pour Chalons, que parce que Paris doit à Chalons, et qu’on a besoin de voiturer l’argent de cette dette de Paris à Chalons : c’est pourquoi lorsqu’on voit que le change est communément au-dessous du pair dans une ville, par rapport à une autre, on pourra conclure que cette première ville doit la balance du commerce à l’autre, et lorsque le change est à Madrid ou à Lisbonne au-dessus du pair pour tous les autres pays, cela fait voir que ces deux capitales doivent toujours envoyer des espèces à ces autres pays.

Dans toutes les places et villes qui se servent de la même monnaie et des mêmes espèces d’or et d’argent, comme Paris et Chalons sur Marne, Londres et Bristol, l’on connaît et l’on exprime le prix du change en donnant et en prenant tant pour cent, de plus ou de moins que le pair. Quand on paie quatre-vingt-dix-huit livres dans une place, pour recevoir cent livres dans une autre, on dit que le change est à deux pour cent au-dessous du pair à peu près : lorsqu’on paie cent deux livres dans une place, pour ne recevoir que cent livres dans une autre, on dit que le change est à deux pour cent exactement au-dessus du pair : quand on donne cent livres dans une place, pour en recevoir cent livres dans une autre, on dit que le change est au pair. En tout cela il n’y a aucune difficulté, ni aucun mystère.

Mais lorsqu’on règle le change entre deux villes ou places, où la monnaie est toute différente, où les espèces sont de différentes grandeurs, finesses, tailles, et même de différents noms, la nature du change paraît d’abord plus difficile à expliquer ; mais dans le fond ce change étranger ne diffère de celui entre Paris et Chalons que par la différence du jargon dont les banquiers se servent. On parle à Paris du change avec la Hollande en réglant l’écu de trois livres contre tant de deniers de gros de Hollande, mais le pair du change entre Paris et Amsterdam est toujours cent onces d’or ou d’argent contre cent onces d’or ou d’argent de même poids et titre : cent deux onces payées à Paris pour recevoir seulement cent onces à Amsterdam, reviennent toujours à deux pour cent au-dessus du pair. Le banquier qui fait les transports de la balance du commerce, doit toujours savoir calculer le pair ; mais dans le langage des changes avec l’étranger, on dira le prix du change à Londres avec Amsterdam se fait en donnant une livre sterling à Londres pour recevoir trente-cinq escalins d’Hollande en banque ; avec Paris, en donnant à Londres trente deniers ou pence sterling, pour recevoir à Paris un écu ou trois livres tournois. Ces façons de parler n’expriment pas si le change est au-dessus ou au-dessous du pair ; mais le banquier qui transporte la balance du commerce en sait bien le compte, et combien il recevra d’espèces étrangères pour celles de son pays qu’il fait voiturer.

Qu’on fixe le change à Londres pour argent d’Angleterre en roubles de Moscovie, en marcs lubs de Hambourg, en richedales d’Allemagne, en livres de gros de Flandres, en ducats de Venise, en piastres de Gènes ou de Livourne, en millerays ou crusades de Portugal, en pièces de huit d’Espagne, ou pistoles, etc., le pair du change, pour tous ces pays, sera toujours cent onces d’or ou d’argent contre cent onces ; et si dans le langage des changes il se trouve qu’on donne plus ou moins que ce pair, cela vient au même dans le fond que si l’on disait le change est de tant au-dessus ou au-dessous du pair, et on connaîtra toujours si l’Angleterre doit la balance ou non à la place avec laquelle on règle le change, ni plus ni moins qu’on le fait dans notre exemple de Paris et de Chalons.

III. Autres éclaircissements pour la connaissance de la nature des changes

On a vu que les changes sont réglés sur la valeur intrinsèque des espèces, c’est-à-dire, sur le pair, et que leur variation provient des frais et des risques des transports d’une place à l’autre, lorsqu’il faut envoyer en espèces la balance du commerce. On n’a pas besoin de raisonnement pour une chose qu’on voit dans le fait et dans la pratique. Les banquiers apportent quelquefois des raffinements dans cette pratique.

Si l’Angleterre doit à la France cent mille onces d’argent pour la balance du commerce, si la France en doit cent mille onces à la Hollande, et la Hollande cent mille onces à l’Angleterre, toutes ces trois sommes se pourront compenser par lettres de change entre les banquiers respectifs de ces trois États, sans qu’il soit besoin d’envoyer aucun argent d’aucun côté.

Si la Hollande envoie en Angleterre pendant le mois de janvier des marchandises pour la valeur de cent mille onces d’argent, et l’Angleterre n’en envoie en Hollande dans le même mois que pour la valeur de cinquante mille onces, (je suppose la vente et le paiement faits dans le même mois de janvier de part et d’autre) il reviendra à la Hollande dans ce mois une balance de commerce de cinquante mille onces, et le change d’Amsterdam sera à Londres au mois de janvier à deux ou trois pour cent au-dessus du pair, c’est-à-dire dans le langage des changes, que le change de Hollande qui était en décembre au pair ou à trente-cinq escalins par livre sterling à Londres, y montera en janvier à trente-six escalins ou environ ; mais lorsque les banquiers auront envoyé cette dette de cinquante mille onces en Hollande, le change pour Amsterdam retombera naturellement au pair à Londres, ou à trente-cinq escalins.

Mais si un banquier anglais prévoit en janvier, par l’envoi qu’on y fait en Hollande d’une quantité extraordinaire de marchandises, que la Hollande lors des paiements et ventes en mars recevra considérablement à l’Angleterre, il pourra dès le mois de janvier, au lieu d’envoyer les cinquante mille écus ou onces qu’on y doit ce mois-là à la Hollande, fournir ses lettres de change sur son correspondant à Amsterdam, payables à deux usances ou deux mois pour en payer la valeur à l’échéance ; et par ce moyen profiter du change qui était en janvier au-dessus du pair, et qui sera en mars au-dessous du pair ; et par ce moyen gagner doublement sans envoyer un sol en Hollande.

Voilà ce que les banquiers appellent des spéculations qui causent souvent des variations dans les changes pour un peu de temps, indépendamment de la balance du commerce ; mais il en faut toujours à la longue revenir à cette balance qui fait la règle constante et uniforme des changes ; et quoique les spéculations et crédits des banquiers puissent quelquefois retarder le transport des sommes qu’une ville ou État doit à un autre, il faut toujours à la fin payer la dette et envoyer la balance du commerce en espèces, à la place où elle est due.

Si l’Angleterre gagne constamment une balance de commerce avec le Portugal, et perd toujours une balance avec la Hollande, les prix du change avec la Hollande et avec le Portugal le feront bien connaître ; on verra bien qu’à Londres le change pour Lisbonne est au-dessous du pair, et que le Portugal doit à l’Angleterre ; on verra aussi que le change pour Amsterdam est au-dessus du pair, et que l’Angleterre doit à la Hollande ; mais on ne pourra pas voir par les changes la quantité de la dette. On ne verra pas si la balance d’argent qu’on tire de Portugal sera plus grande ou plus petite que celle qu’on est obligé d’envoyer en Hollande.

Cependant il y a une chose qui fera toujours bien connaître à Londres, si l’Angleterre gagne ou perd la balance générale de son commerce (on entend par la balance générale, la différence des balances particulières avec tous les États étrangers qui commercent avec l’Angleterre), c’est le prix des matières d’or et d’argent, mais particulièrement de l’or, (aujourd’hui que la proportion du prix de l’or et de l’argent en espèces monnayées diffère de la proportion du prix du marché, comme on l’expliquera dans le chapitre suivant). Si le prix des matières d’or au marché de Londres, qui est le centre du commerce d’Angleterre, est plus bas que le prix de la Tour où l’on fabrique les guinées ou espèces d’or, ou au même prix que ces espèces intrinsèquement ; et si on porte à la Tour des matières d’or pour en recevoir la valeur en guinées ou espèces fabriquées, c’est une preuve certaine que l’Angleterre gagne dans la balance générale de son commerce ; c’est une preuve que l’or qu’on tire du Portugal suffit non seulement pour payer la balance que l’Angleterre envoie en Hollande, en Suède, en Moscovie, et dans les autres États où elle doit, mais qu’il reste encore de l’or pour envoyer fabriquer à la Tour, et la quantité ou somme de cette balance générale se connaît par celle des espèces fabriquées à la tour de Londres.

Mais si les matières d’or se vendent à Londres au marché, plus haut que le prix de la Tour, qui est ordinairement de trois livres dix-huit schillings par once, on ne portera plus de ces matières à la Tour pour les fabriquer, et c’est une marque certaine qu’on ne tire pas de l’étranger, par exemple du Portugal, autant d’or qu’on est obligé d’en envoyer dans les autres pays où l’Angleterre doit ; c’est une preuve que la balance générale du commerce est contre l’Angleterre. Ceci ne se connaîtrait pas s’il n’y avait pas une défense en Angleterre d’envoyer des espèces d’or hors du royaume ; mais cette défense est cause que les banquiers timides à Londres aiment mieux acheter les matières d’or, (qu’il leur est permis de transporter dans les pays étrangers) à trois livres dix-huit schillings jusqu’à quatre livres sterling l’once, pour les envoyer chez l’étranger, que d’y envoyer les guinées ou espèces d’or monnayées à trois livres dix-huit schillings, contre les lois, et au hasard de confiscation. Il y en a pourtant qui s’y hasardent, d’autres fondent les espèces d’or, pour les envoyer en guise de matières, et il n’est pas possible de juger de la quantité d’or que l’Angleterre perd, lorsque la balance générale du commerce est contre elle.

En France on déduit les frais de la fabrication des espèces, qui va d’ordinaire à un et demi pour cent, c’est-à-dire, qu’on y règle toujours le prix des espèces au-dessus de celui des matières. Pour connaître si la France perd dans la balance générale de son commerce, il suffira de savoir si les banquiers envoient chez l’étranger les espèces de France ; car s’ils le font c’est une preuve qu’ils ne trouvent pas de matières à acheter pour ce transport, attendu que ces matières quoiqu’à plus bas prix en France que les espèces, sont de plus grande valeur que ces espèces dans les pays étrangers, au moins de un et demi pour cent.

Quoique les prix des changes ne varient guère que par rapport à la balance du commerce, entre l’État et les autres pays, et que naturellement cette balance n’est que la différence de la valeur des denrées et des marchandises que l’État envoie dans les autres pays, et de celles que les autres pays envoient dans l’État ; cependant il arrive souvent des circonstances et causes accidentelles qui font transporter des sommes considérables d’un État à un autre, sans qu’il soit question de marchandises et de commerce, et ces causes influent sur les changes tout de même que feraient la balance et l’excédent de commerce.

De cette nature sont les sommes d’argent qu’un État envoie dans un autre pour des services secrets et des vues de politique d’État, pour des subsides d’alliances, pour l’entretien de troupes, d’ambassadeurs, de seigneurs qui voyagent, etc., les capitaux que les habitants d’un État envoient dans un autre, pour s’y intéresser dans les fonds publics ou particuliers, l’intérêt que ces habitants tirent annuellement de pareils fonds, etc. Les changes ne manquent pas de varier avec toutes ces causes accidentelles, et de suivre la règle du transport d’argent dont on a besoin ; et dans la considération de la balance du commerce, on ne sépare pas, et même on aurait de la peine à en séparer ces sortes d’articles ; ils influent bien sûrement sur l’augmentation et la diminution de l’argent effectif d’un État, et de ses forces et puissances comparatives.

Mon sujet ne me permet pas de m’étendre sur les effets de ces causes accidentelles, je me bornerai toujours aux vues simples de commerce, de peur d’embarrasser mon sujet, qui ne l’est que trop par la multiplicité des faits qui s’y présentent.

Les changes haussent plus ou moins au-dessus du pair à proportion des grands ou petits frais, et risques du transport d’argent, et cela supposé, les changes haussent bien plus naturellement au-dessus du pair dans les villes ou États où il y a des défenses de transporter de l’argent hors de l’État, que dans celles où le transport en est libre.

Supposons que le Portugal consomme annuellement et constamment des quantités considérables de manufactures de laine et autres d’Angleterre, tant pour ses propres habitants que pour ceux du Brésil ; qu’il en paie une partie en vin, huiles, etc., mais que pour le surplus du paiement il y ait une balance constante de commerce qu’on envoie de Lisbonne à Londres. Si le roi de Portugal fait de rigoureuses défenses, et sous peine non seulement de confiscation, mais même de la vie, de transporter aucune matière d’or ou d’argent hors de ses États, la terreur de ces défenses empêchera d’abord les banquiers de se mêler d’envoyer la balance. Le prix des manufactures anglaises restera en caisse à Lisbonne. Les marchands anglais ne pouvant avoir de Lisbonne leurs fonds, n’y enverront plus de draps. Il arrivera que les draps deviendront d’une cherté extraordinaire ; cependant les draps ne sont pas enchéris en Angleterre, on s’abstient seulement de les envoyer à Lisbonne à cause qu’on n’en peut pas retirer la valeur. Pour avoir de ces draps la noblesse portugaise et autres qui ne sauraient s’en passer, en offriront jusqu’au double du prix ordinaire ; mais comme on n’en saurait avoir assez qu’en envoyant de l’argent hors de Portugal, l’augmentation du prix du drap deviendra le profit de quiconque enverra l’or ou l’argent, contre les défenses, hors du royaume ; cela encouragera plusieurs Juifs, et autres, de porter l’or et l’argent aux vaisseaux anglais qui sont dans la Rade de Lisbonne, même au hasard de la vie. Ils gagneront d’abord cent ou cinquante pour cent à faire ce métier, et ce profit est payé par les habitants portugais, dans le haut prix qu’ils donnent pour le drap. Ils se familiariseront peu à peu à ce manège, après l’avoir pratiqué souvent avec succès, et dans la suite on verra porter l’argent à bord des vaisseaux anglais pour le prix de deux ou un pour cent.

Le roi de Portugal fait la loi ou la défense : ses sujets, même ses courtisans, paient les frais du risque qu’on court pour rendre la défense inutile, et pour l’éluder. On ne tire donc aucun avantage d’une pareille loi, au contraire elle cause un désavantage réel au Portugal parce qu’elle est cause qu’il sort plus d’argent de l’État qu’il n’en sortirait s’il n’y avait pas une telle loi. 

Car ceux qui gagnent à ce manège, soit Juifs ou autres, ne manquent pas d’envoyer leurs profits en pays étrangers, et lorsqu’ils en ont assez ou lorsque la peur les prend ils suivent souvent eux-mêmes leur argent.

Que si l’on prenait quelques-uns de ces contrevenants sur le fait, qu’on confisquât leurs biens et qu’on les fît mourir, cette circonstance et cette exécution, au lieu d’empêcher la sortie de l’argent, ne feront que l’augmenter, parce que ceux qui se contentaient auparavant de un ou deux pour cent pour sortir de l’argent, voudront avoir vingt ou cinquante pour cent, ainsi il est nécessaire qu’il en sorte toujours de quoi payer la balance.

Je ne sais si j’ai bien réussi à rendre ces raisons sensibles à ceux qui n’ont point d’idée de commerce. Je sais que pour ceux qui ont quelque connaissance de la pratique, rien n’est plus aisé à comprendre, et qu’ils s’étonnent avec raison que ceux qui conduisent les États et administrent les finances des grands royaumes, aient si peu de connaissance de la nature des changes, que de défendre la sortie des matières et des espèces d’or et d’argent, en même temps.

Le moyen unique de les conserver dans un État, c’est de conduire si bien le commerce avec l’étranger que la balance ne soit pas contraire à l’État.

IV. Des variations de la proportion des valeurs, par rapport aux métaux qui servent de monnaie

Si les métaux étaient aussi faciles à trouver, que l’eau l’est communément, chacun en prendrait pour ses besoins, et ces métaux n’auraient presque point de valeur. Les métaux qui se trouvent les plus abondants et qui coûtent le moins de peine à produire, sont aussi ceux qui sont à meilleur marché. Le fer paraît le plus nécessaire ; mais comme on le trouve communément en Europe, avec moins de peine et de travail que le cuivre, il est à bien meilleur marché.

Le cuivre, l’argent et l’or, sont les trois métaux dont on se sert communément pour monnaie. Les mines de cuivre sont les plus abondantes et coûtent le moins de terre et de travail à produire. Les plus abondantes mines de cuivre sont aujourd’hui en Suède : il y faut plus de quatre-vingts onces de cuivre au marché pour payer une once d’argent. Il est aussi à remarquer que le cuivre qu’on tire de certaines mines est plus parfait et plus beau que celui qu’on tire d’autres mines. Celui du Japon et de Suède est plus beau que celui d’Angleterre. Celui d’Espagne était, du temps des Romains, plus beau que celui de l’île de Chypre. Au lieu que l’or et l’argent, de quelque mine qu’on les tire, sont toujours de la même perfection, lorsqu’on les a raffinés.

La valeur du cuivre, comme de toutes autres choses, est proportionnée à la terre et au travail qui entrent dans sa production. Outre les usages ordinaires auxquels on l’emploie, comme pour des pots, des vases, de la batterie de cuisine, des serrures, etc., on s’en sert presque dans tous les États pour monnaie, dans le troc du menu. En Suède on s’en sert souvent même dans les gros paiements lorsque l’argent y est rare. Pendant les cinq premiers siècles de Rome, on ne se servait pas d’autre monnaie. On ne commença à se servir d’argent dans le troc, que dans l’année quatre cent quatre-vingt-quatre. La proportion du cuivre à l’argent fut alors réglée dans les monnaies, comme 72 à 1 ; dans la fabrication de cinq cent douze, comme 80 à 1 ; dans l’évaluation de cinq cent trente-sept, comme 64 à 1 ; dans la fabrication de cinq cent quatre-vingt-six, comme 48 à 1 ; dans celle de six cent soixante-trois de Drusus, et celle de Sylla, de six cent soixante et douze, comme 53 1/3 à 1 ; dans celle de Marc Antoine de sept cent douze, et d’Auguste de sept cent vingt-quatre, comme 56 à 1 ; dans celle de Néron l’an de Jésus-Christ cinquante-quatre, comme 60 à 1 ; dans celle d’Antonin l’an de l’ère présente cent soixante, comme 64 à 1 ; dans le temps de Constantin trois cent trente, style présent, comme 120 et 125 à 1 ; dans le siècle de Justinien environ cinq cent cinquante, comme 100 à 1 ; et cela a toujours varié depuis au-dessous de la proportion de 100 dans les monnaies en Europe.

Aujourd’hui qu’on ne se sert guère de cuivre pour monnaie, que dans le troc du menu, soit qu’on l’allie avec la calamine, pour faire du cuivre jaune, comme en Angleterre, soit qu’on l’allie avec une petite partie d’argent, comme en France et en Allemagne, on le fait valoir communément dans la proportion de 40 à 1 ; quoique le cuivre au marché soit ordinairement à l’argent comme 80 et 100 à 1. La raison est qu’on diminue ordinairement sur le poids du cuivre les frais de la fabrication ; et lorsqu’il n’y a pas trop de cette petite monnaie pour la circulation du bas troc dans l’État, les monnaies de cuivre seul, ou de cuivre allié, passent sans difficulté malgré le défaut de leur valeur intrinsèque. Mais lorsqu’on les veut faire passer dans le troc dans un pays étranger, on ne les veut recevoir qu’au poids du cuivre et de l’argent qui est allié avec le cuivre ; et même dans les États où, par l’avarice ou l’ignorance de ceux qui gouvernent, on donne cours à une trop grande quantité de cette petite monnaie pour la circulation du bas troc, et où l’on ordonne qu’on en reçoive une certaine partie dans le gros paiements, on ne la reçoit pas volontiers, et la petite monnaie perd un agio contre l’argent blanc ; c’est ce qui arrive à la monnaie de billon et aux ardites en Espagne pour les gros paiements ; cependant la petite monnaie passe toujours sans difficulté dans le bas troc, la valeur dans ces paiements étant ordinairement petite en elle-même, par conséquent la perte l’est encore davantage ; c’est ce qui fait qu’on s’en accommode sans peine, et qu’on change le cuivre contre de petites pièces d’argent au-dessus du poids et valeur intrinsèque du cuivre dans l’État même, mais non dans les autres États ; chaque État en ayant de sa propre fabrication de quoi conduire son troc du menu.

L’or et l’argent ont, comme le cuivre, une valeur proportionnée à la terre et au travail nécessaires à leur production ; et si le public se charge des frais de la fabrication de ces métaux, leur valeur en lingots et en espèces est la même, leur valeur au marché et à la monnaie est la même chose, leur valeur dans l’État et dans les pays étrangers est constamment la même, toujours réglée sur le poids et sur le titre ; c’est-à-dire, sur le poids seul, si ces métaux sont purs et sans alliage.

Les mines d’argent se sont toujours trouvées plus abondantes que celles de l’or, mais non pas également dans tous les pays, ni dans tous les temps ; il a toujours fallu plusieurs onces d’argent pour payer une once d’or ; mais tantôt plus tantôt moins, suivant l’abondance de ces métaux et la demande. L’an de Rome trois cent dix, il fallait en Grèce treize onces d’argent pour payer une once d’or, c’est-à-dire, que l’or était à l’argent comme 1 à 13 ; l’an quatre cent ou environ, comme 1 à 12 ; l’an quatre cent soixante, comme 1 à 10, tant en Grèce qu’en Italie, et par toute l’Europe. Cette proportion d’1 à 10 paraît avoir continué constamment pendant trois siècles jusqu’à la mort d’Auguste, l’an de Rome sept cent soixante-sept, ou l’an de grâce quatorze. Sous Tibère, l’or devint plus rare, ou l’argent plus abondant, la proportion a monté peu à peu à celle de 1 à 12, 12 1/2 et 13. Sous Constantin l’an de grâce trois cent trente, et sous Justinien 550, elle s’est trouvée comme 1 à 14 2/5. L’histoire est plus obscure depuis ; quelques-uns croient avoir trouvé cette proportion comme 1 à 18, sous quelques rois de France. L’an de grâce huit cent quarante, sous le règne de Charles le Chauve, on fabriqua les monnaies d’or et d’argent sur le fond, et la proportion se trouva comme 1 à 12. Sous le règne de Saint Louis, qui mourut en mille deux cent soixante et dix, la proportion était comme 1 à 10 ; en mille trois cent soixante-un, comme 1 à 12 ; en mille quatre cent vingt-et-un, au-dessus de 1 à 11 ; en mille cinq cent au-dessous de 1 à 12 ; en mille six cent environ, comme 1 à 12 ; en mille six cent quarante-un, comme 1 à 14 ; en mille sept cent, comme 1 à 15 ; en mille sept cent trente, comme 1 à 14 1/2. 

La quantité d’or et d’argent qu’on avait apportée du Mexique et du Pérou dans le siècle passé, a rendu non seulement ces métaux plus abondants, mais même a haussé la valeur de l’or contre l’argent qui s’est trouvé plus abondant, de manière qu’on en fixe la proportion dans les monnaies d’Espagne, suivant les prix du marché, comme 1 à 16 ; les autres États de l’Europe ont suivi d’assez près le prix de l’Espagne dans leurs monnaies, les uns les mirent comme 1 à 15 7/8, les autres comme 1 à 15 3/4, à 15 5/8, etc., suivant le génie et les vues des directeurs des monnaies. Mais depuis que le Portugal tire des quantités considérables d’or du Brésil, la proportion a commencé à baisser de nouveau, sinon dans les monnaies, au moins dans les prix du marché, qui donne une plus grande valeur à l’argent que par le passé ; outre qu’on apporte assez souvent des Indes orientales beaucoup d’or, en échange de l’argent qu’on y porte d’Europe, parce que la proportion est bien plus basse dans les Indes.

Dans le Japon où il y a des mines d’argent assez abondantes, la proportion de l’or à l’argent est aujourd’hui comme 1 à 8 ; à la Chine, comme 1 à 10 ; dans les autres pays des Indes en deçà, comme 1 à 11, comme 1 à 12, comme 1 à 13, et comme 1 à 14, à mesure qu’on approche de l’Occident et de l’Europe : mais si les mines du Brésil continuent à fournir tant d’or, la proportion pourra bien baisser à la longue, comme 1 à 10, même en Europe, qui me paraît la plus naturelle, si on pouvait dire qu’il y eut autre chose que le hasard qui guide cette proportion : il est bien certain que dans le temps que toutes les mines d’or et d’argent en Europe, en Asie et en Afrique, étaient le plus cultivées pour le compte de la république Romaine, la proportion dixième a été la plus constante.

Si toutes les mines d’or rapportaient constamment la dixième partie de ce que les mines d’argent rapportent, on ne pourrait pas encore pour cela déterminer que la proportion entre ces deux métaux serait la dixième. Cette proportion dépendrait toujours de la demande et du prix du marché ; il se pourrait faire, que des personnes riches aimeraient mieux porter dans leurs poches de la monnaie d’or que celle d’argent, et qu’ils se mettraient dans le goût des dorures et ouvrages d’or préférablement à ceux d’argent, pour hausser le prix de l’or au marché.

On ne pourrait pas non plus déterminer la proportion de ces métaux, en considérant la quantité qui s’en trouve dans un État. Supposons la proportion dixième en Angleterre, et que la quantité de l’or et de l’argent qui y circule se trouve de vingt millions d’onces d’argent et de deux millions d’onces d’or, cela serait équivalent à quarante millions d’onces d’argent ; qu’on envoie hors d’Angleterre, un million d’onces d’or des deux millions d’onces qu’il y a, et qu’on apporte en échange dix millions d’onces d’argent, il y aura alors trente millions d’onces d’argent et seulement un million d’onces d’or, c’est-à-dire, toujours l’équivalent de quarante millions d’onces d’argent ; si l’on considère la quantité d’onces, il y en a trente millions d’argent et un million d’onces d’or ; et par conséquent si la quantité de l’un et de l’autre métal en décidait, la proportion de l’or à l’argent serait trentième, c’est-à-dire, comme 1 à 30, mais cela est impossible. La proportion dans les pays voisins étrangers est dixième, il ne coûtera donc que dix millions d’onces d’argent, avec quelques bagatelles pour les frais du transport, pour faire rapporter dans l’État un million d’onces d’or en échange de dix millions d’onces d’argent.

Pour juger donc de la proportion de l’or à l’argent, il n’y a que le prix du marché qui puisse décider ; le nombre de ceux qui ont besoin d’un métal en échange de l’autre, et de ceux qui veulent faire cet échange, en détermine le prix. La proportion dépend souvent de la fantaisie des hommes ; les altercations se font grossièrement et non géométriquement. Cependant je ne crois pas qu’on puisse imaginer aucune règle pour y parvenir, que celle-là : au moins nous savons dans la pratique, que c’est celle-là qui décide, de même que dans le prix et la valeur de toute autre chose. Les marchés étrangers influent sur le prix de l’or et de l’argent plus que sur le prix d’aucune autre denrée ou marchandise, parce que rien ne se transporte avec plus de facilité et moins de déchet. S’il y avait un commerce ouvert et courant entre l’Angleterre et le Japon, si on employait constamment un nombre de vaisseaux pour faire ce commerce, et que la balance du commerce fût en tous points égale, c’est-à-dire, qu’on envoyât constamment d’Angleterre autant de marchandises au Japon, eu égard au prix et valeur, qu’on y tirerait des marchandises du Japon, il arriverait qu’on tirerait à la longue tout l’or du Japon en échange d’argent, et qu’on rendrait la proportion au Japon pareille entre l’or et l’argent, à celle qui règne en Angleterre ; à la seule différence près des risques de la navigation : car les frais du voyage, dans notre supposition, seraient supportés par le commerce des marchandises.

À compter la proportion quinzième en Angleterre, et huitième au Japon, il y aurait plus de 87 pour cent à gagner, en portant l’argent d’Angleterre au Japon, et en rapportant l’or : mais cette différence ne suffit pas dans le train ordinaire, pour payer les frais d’un si pénible et long voyage, il vaut mieux rapporter des marchandises du Japon contre l’argent que de rapporter l’or. Il n’y a que les frais et risques du transport de l’or et de l’argent qui puissent laisser une différence de proportion entre ces métaux dans des États différents ; dans l’État le plus prochain cette proportion ne différera guère, il y aura de différence, d’un État à l’autre, un, deux ou trois pour cent, et d’Angleterre au Japon la somme de toutes ces différences de proportion se montera au-delà de 87 pour cent.

C’est le prix du marché qui décide la proportion de la valeur de l’or à celle de l’argent : le prix du marché est la base de cette proportion dans la valeur qu’on donne aux espèces d’or et d’argent monnayées. Si le prix du marché varie considérablement, il faut réformer celui des espèces monnayées pour suivre la règle du marché ; si on néglige de le faire, la confusion et le désordre se mettent dans la circulation, on prendra les pièces de l’un ou de l’autre métal à plus haut prix que celui qui est fixé à la monnaie. On en a une infinité d’exemples dans l’antiquité ; on en a un tout récent en Angleterre par les lois faites à la tour de Londres. L’once d’argent blanc, du titre d’onze deniers de fin, y vaut cinq schillings et deux deniers ou pence sterling : depuis que la proportion de l’or à l’argent (qu’on avait fixée à l’imitation de l’Espagne comme 1 à 16) est tombée comme 1 à 15 et 1 à 14 1/2 ; l’once d’argent se vendait à cinq schillings et six deniers sterling, pendant que la guinée d’or continuait d’avoir toujours cours à vingt-et-un schillings et six deniers sterling, cela fit qu’on emporta d’Angleterre tous les écus d’un écu blanc, schillings et demi-schillings blancs qui n’étaient pas usés dans la circulation : l’argent blanc devint si rare en 1728 (quoiqu’il n’en restât que les pièces les plus usées), qu’on était obligé de changer une guinée à près de cinq pour cent de perte. L’embarras et la confusion que cela produisit dans le commerce et la circulation, obligèrent la trésorerie de prier le célèbre chevalier Isaac Newton, directeur des monnaies de la Tour, de faire un rapport des moyens qu’il croyait les plus convenables pour remédier à ce désordre.

Il n’y avait rien de si aisé à faire ; il n’y avait qu’à suivre dans la fabrication des espèces d’argent à la Tour le prix de l’argent au marché ; et au lieu que la proportion de l’or à l’argent était depuis longtemps par les lois et règles de la monnaie de la Tour, comme 1 à 15 3/4, il n’y avait qu’à fabriquer les espèces d’argent plus faibles dans la proportion du marché qui était tombée au-dessous de celle de 1 à 15, et pour aller au-devant de la variation que l’or du Brésil apporte annuellement dans la proportion de ces deux métaux, on aurait même pu l’établir sur le pied de 1 à 14 1/2, comme on a fait en 1725 en France, et comme il faudra bien qu’on fasse dans la suite en Angleterre même.

Il est vrai qu’on pouvait également ajuster les espèces monnayées d’Angleterre, au prix et proportion du marché, en diminuant la valeur numéraire des espèces d’or ; c’est le parti qui fut pris par le chevalier Newton dans son rapport, et par le Parlement en conséquence de ce rapport. Mais c’était le parti le moins naturel et le plus désavantageux, comme je vais le faire comprendre. Il était d’abord plus naturel de hausser le prix des espèces d’argent, puisque le public les avait déjà haussées au marché, puisque l’once d’argent qui ne valait que soixante-deux deniers sterling au prix de la Tour, en valait au-delà de soixante-cinq au marché, et qu’on portait hors de l’Angleterre toutes les espèces blanches que la circulation n’avait pas considérablement diminuées de poids ; d’un autre côté, il était moins désavantageux à la nation anglaise de hausser les espèces d’argent que de baisser celles d’or, par rapport aux sommes que l’Angleterre doit à l’étranger.

Si l’on suppose que l’Angleterre doit à l’étranger cinq millions sterling de capital, qui y est placé dans les fonds publics, on peut également supposer que l’étranger a payé ce capital en or à raison de 21 schillings six deniers la guinée, ou bien en argent blanc à raison de soixante-cinq deniers sterling l’once, suivant le prix du marché.

Ces cinq millions ont par conséquent coûté à l’étranger à 21 schillings 6 deniers la guinée, 4 651 163 guinées ; mais présentement que la guinée est réduite à 21 schillings, il faudra payer pour ces capitaux, 4 761 904 guinées, ce qui fera de perte pour l’Angleterre 110 741 guinées, sans compter ce qu’il y aura à perdre sur les intérêts annuels qu’on paie. 

Monsieur Newton m’a dit pour réponse à cette objection, que suivant les lois fondamentales du royaume, l’argent blanc était la vraie et seule monnaie, et que comme telle, il ne la fallait pas altérer.  

Il est aisé de répondre que le public ayant altéré cette loi par l’usage et le prix du marché, elle avait cessé d’être une loi ; qu’il ne fallait pas dans ces circonstances s’y attacher scrupuleusement, au désavantage de la nation, et payer aux étrangers plus qu’on ne leur devait. Si l’on n’avait pas regardé les espèces d’or comme une monnaie véritable, l’or aurait supporté la variation, comme cela arrive en Hollande et à la Chine, où l’or est plutôt regardé comme marchandise que comme monnaie. Si l’on avait augmenté les espèces d’argent au prix du marché, sans toucher à l’or, on n’aurait pas perdu avec l’étranger, et on aurait eu abondamment des espèces d’argent dans la circulation ; on en aurait fabriqué à la Tour, au lieu qu’on n’en fabriquera plus jusqu’à ce qu’on fasse un arrangement nouveau.

Par la diminution de la valeur de l’or, que le rapport de M. Newton a produit de 21 schillings 6 deniers à 21 schillings, l’once d’argent qui se vendait au marché de Londres auparavant à 65 et 65 pence 1/2 ne se vendait plus à la vérité qu’à 64 deniers : mais le moyen qu’il s’en fabriquât à la Tour, l’once valait au marché 64, et si on le portait à la Tour pour monnayer, elle ne devait plus valoir que 62 ; aussi n’en porte-t-on plus. On a véritablement fabriqué aux dépens de la compagnie de la mer du Sud, quelques schillings, ou cinquièmes d’écu, en y perdant la différence du prix du marché ; mais on les a enlevés aussitôt qu’on les a mis en circulation ; on ne verrait aujourd’hui aucune espèce d’argent dans la circulation si elles étaient du poids légitime de la Tour ; on ne voit dans le troc que des espèces d’argent usées, et qui n’excèdent point le prix du marché dans leur poids.

Cependant la valeur de l’argent blanc au marché hausse toujours insensiblement ; l’once qui ne valait que soixante-quatre après la réduction dont nous avons parlé, est encore remontée au marché à 65 1/2 et 66 ; et pour qu’on puisse avoir des espèces d’argent pour la circulation et en faire fabriquer à la Tour, il faudra bien encore réduire la valeur de la guinée d’or à 20 schillings au lieu de 21 schillings, et perdre avec l’étranger le double de ce qu’on y a déjà perdu, si on n’aime mieux suivre la voie naturelle, mettre les espèces d’argent au prix du marché. Il n’y a que le prix du marché qui puisse trouver la proportion de la valeur de l’or à l’argent, de même que toutes les proportions des valeurs. La réduction de M. Newton de la guinée à vingt-et-un schillings n’a été calculée que pour empêcher qu’on n’enlevât les espèces d’argent faibles et usées qui restent dans la circulation ; elle n’était pas calculée pour fixer dans les monnaies d’or et d’argent la véritable proportion de leur prix, je veux dire par leur véritable proportion, celle qui est fixée par les prix du marché. Ce prix est toujours la pierre de touche dans ces matières ; les variations en sont assez lentes, pour donner le temps de régler les monnaies et empêcher les désordres dans la circulation.

Dans certains siècles la valeur de l’argent hausse lentement contre l’or, dans d’autres, la valeur de l’or hausse contre l’argent ; c’était le cas dans le siècle de Constantin, qui rapporta toutes les valeurs à celle de l’or comme la plus permanente ; mais le plus souvent la valeur de l’argent est la plus permanente, et l’or est le plus sujet à variation.

V. De l’augmentation et de la diminution de la valeur des espèces monnayées en dénomination

Suivant les principes que nous avons établis, les quantités d’argent qui circulent dans le troc, fixent et déterminent les prix de toutes choses dans un État, eu égard à la vitesse ou lenteur de la circulation.

Cependant nous voyons si souvent, à l’occasion des augmentations et diminutions qu’on pratique en France, des changements si étranges, qu’on pourrait s’imaginer que les prix du marché correspondent plutôt à la valeur nominale des espèces, qu’à leur quantité dans le troc ; à la quantité des livres tournois monnaie de compte, plutôt qu’à la quantité des marcs et des onces, et cela paraît directement opposé à nos principes.

Supposons ce qui est arrivé en 1714, que l’once d’argent ou l’écu ait cours pour cinq livres, et que le roi publie un arrêt, qui ordonne la diminution des écus tous les mois pendant vingt mois, c’est-à-dire, d’un pour cent par mois, pour réduire la valeur numéraire à quatre livres au lieu de cinq livres ; voyons quelles en seront naturellement les conséquences, eu égard au génie de la nation.

Tous ceux qui doivent de l’argent s’empresseront de le payer, pendant les diminutions, afin de n’y pas perdre ; les entrepreneurs et marchands trouvent une grande facilité à emprunter de l’argent, cela détermine les moins habiles, et les moins accrédités à augmenter leurs entreprises ; ils empruntent de l’argent, à ce qu’ils croient, sans intérêt, et se chargent de marchandises au prix courant ; ils en haussent même les prix par la violence de la demande qu’ils en font ; les vendeurs ont de la peine à se défaire de leurs marchandises contre un argent qui doit diminuer entre leurs mains dans sa valeur numéraire ; on se tourne du côté des marchandises des pays étrangers, on en fait venir des quantités considérables pour la consommation de plusieurs années ; tout cela fait circuler l’argent avec plus de vitesse, tout cela hausse les prix de toutes choses, ces hauts prix empêchent l’étranger de tirer les marchandises de France à l’ordinaire : la France garde ses propres marchandises, et en même temps tire de grandes quantités de marchandises de l’étranger. Cette double opération est cause qu’on est obligé d’envoyer des sommes considérables d’espèces dans les pays étrangers, pour payer la balance.

Le prix des changes ne manque jamais d’indiquer ce désavantage. On voit communément les changes à six et dix pour cent contre la France, dans le courant des diminutions. Les personnes éclairées en France resserrent leur argent dans ces mêmes temps ; le roi trouve moyen d’emprunter beaucoup d’argent sur lequel il perd volontiers les diminutions ; il propose de se dédommager par une augmentation à la fin des diminutions.

Pour cet effet on commence, après plusieurs diminutions, à resserrer l’argent dans les coffres du roi, à reculer les paiements, pensions et la paie des armées ; dans ces circonstances, l’argent devient extrêmement rare à la fin des diminutions, tant par rapport aux sommes resserrées par le roi et par plusieurs particuliers, que par rapport à la valeur numéraire des espèces, laquelle valeur est diminuée. Les sommes envoyées chez l’étranger contribuent aussi beaucoup à la rareté de l’argent, et peu à peu cette rareté est cause qu’on offre les magasins de marchandises dont tous les entrepreneurs sont chargés à cinquante et soixante pour cent à meilleur marché qu’elles n’étaient du temps des premières diminutions. La circulation tombe dans des convulsions ; l’on trouve à peine assez d’argent pour envoyer au marché ; plusieurs entrepreneurs et marchands font banqueroute, et leurs marchandises se vendent à vil prix.

Alors le roi augmente derechef les espèces, met l’écu neuf, ou l’once d’argent de la nouvelle fabrique, à cinq livres, il commence à payer avec ces nouvelles espèces les troupes et les pensions ; les vieilles espèces sont mises hors de la circulation, et ne sont reçues qu’à la monnaie à plus bas prix numéraire ; le roi profite de la différence.

Mais toutes les sommes de nouvelles espèces qui sortent de la monnaie ne rétablissent pas l’abondance d’argent dans la circulation ; les sommes resserrées toujours par des particuliers, et celles qu’on a envoyées dans le pays étranger, excèdent de beaucoup la quantité de l’augmentation numéraire sur l’argent qui sort de la monnaie.

Le grand marché des marchandises en France commence à y attirer l’argent de l’étranger, qui les trouvant à cinquante et soixante pour cent, et à plus bas prix, envoie des matières d’or et d’argent en France pour les acheter ; par ce moyen l’étranger qui les fait porter à la monnaie se dédommage bien de la taxe qu’il y paie sur ces matières ; il trouve le double d’avantage sur le vil prix des marchandises qu’il achète ; et la perte de la taxe de la monnaie tombe réellement sur les Français dans la vente des marchandises qu’ils font à l’étranger. Ils ont des marchandises pour la consommation de plusieurs années ; ils revendent aux Hollandais, par exemple, les épiceries qu’ils avaient tirées d’eux-mêmes, pour les deux tiers de ce qu’ils en avaient payé. Tout ceci se fait lentement l’étranger ne se détermine à acheter ces marchandises de France que par rapport au grand marché ; la balance du commerce qui était contre la France, au temps des diminutions, se tourne en sa faveur dans le temps de l’augmentation, et le roi peut profiter de vingt pour cent ou plus sur toutes les matières qui entrent en France, et qui se portent à la monnaie. Comme les étrangers doivent à présent la balance du commerce à la France, et qu’ils n’ont point chez eux des espèces de la nouvelle fabrique, il faut qu’ils fassent porter leurs matières et vieilles espèces à la monnaie, pour avoir des nouvelles espèces pour payer ; mais cette balance de commerce que les étrangers doivent à la France, ne provient que des marchandises qu’ils en tirent à vil prix.

La France est partout la dupe de ces opérations : elle paie des prix bien hauts pour les marchandises étrangères lors des diminutions, elle les revend à vil prix lors de l’augmentation aux mêmes étrangers ; elle vend à vil prix ses propres marchandises, qu’elle avait tenues si haut lors des diminutions, ainsi il serait difficile que toutes les espèces qui sont sorties de France lors des diminutions y puissent rentrer lors de l’augmentation.

Si l’on falsifie les espèces de la nouvelle fabrique chez l’étranger, comme cela arrive presque toujours, la France perd les vingt pour cent que le roi établit pour la taxe de la monnaie ; c’est autant de gagné pour l’étranger, qui profite en outre du bas prix des marchandises en France. 

Le roi fait un profit considérable par la taxe de la monnaie, mais il en coûte le triple à la France pour lui faire trouver ce profit.

On comprend bien que dans les temps qu’il y a une balance courante de commerce en faveur de la France contre les étrangers, le roi est en état de tirer une taxe de vingt pour cent ou plus, par une nouvelle fabrication d’espèces et par une augmentation de leur valeur numéraire. Mais si la balance du commerce était contre la France, lors de cette nouvelle fabrication, et augmentation, elle n’aurait pas de succès, et le roi n’en tirerait pas un grand profit ; la raison est que dans ces circonstances, on est obligé d’envoyer constamment de l’argent chez l’étranger. Or l’écu vieux est aussi bon dans les pays étrangers que l’écu de la nouvelle fabrique ; cela étant les Juifs et banquiers donneront une prime ou bénéfice entre quatre yeux pour les vieilles espèces, et le particulier qui les peut vendre au-dessus du prix de la monnaie ne les y portera pas. On ne lui donne à la monnaie qu’environ quatre livres de son écu, mais le banquier lui en donnera d’abord quatre livres cinq sols et puis quatre livres dix, et finalement quatre livres quinze : voilà comment il peut arriver qu’une augmentation des espèces manque de succès ; cela ne peut guère arriver lorsqu’on fait l’augmentation après des diminutions indiquées, parce qu’alors la balance se tourne naturellement en faveur de la France, de la manière que nous l’avons expliqué.

L’expérience de l’augmentation de l’année 1726, peut servir à confirmer tout ceci, les diminutions qui avaient précédé cette augmentation furent faites tout d’un coup sans avoir été indiquées, cela empêcha les opérations ordinaires des diminutions, cela empêcha que la balance du commerce ne se tournât fortement en faveur de la France lors de l’augmentation de l’année 1726, aussi peu de personnes portèrent leurs vieilles espèces à la monnaie, et on fut obligé d’abandonner le profit de la taxe qu’on avait en vue.

Il n’est pas de mon sujet d’expliquer les raisons des ministres pour diminuer les espèces tout d’un coup, ni celles qui les trompèrent dans le projet de l’augmentation de l’année 1726 ; je n’ai voulu parler des augmentations et diminutions en France que parce que les effets qui en résultent quelquefois semblent combattre les principes que j’ai établis, que l’abondance ou la rareté de l’argent dans un État, hausse ou baisse les prix de toutes choses à proportion. 

Après avoir expliqué les effets des diminutions et augmentations des espèces, pratiquées en France, je soutiens qu’elles ne détruisent ni n’affaiblissent mes principes, car si l’on me dit que ce qui coûtait vingt livres ou cinq onces d’argent avant les diminutions indiquées, ne coûte pas même quatre onces ou vingt livres de la nouvelle fabrique lors de l’augmentation ; j’en conviendrai sans m’écarter de mes principes, parce qu’il y a moins d’argent dans la circulation qu’il n’y en avait avant les diminutions, comme je l’ai expliqué. L’embarras du troc dans les temps et opérations dont nous parlons, cause des variations dans les prix des choses, et dans celui de l’intérêt de l’argent qu’on ne saurait prendre pour règle dans les principes ordinaires de la circulation et du troc.

Le changement de la valeur numéraire des espèces a été dans tous les temps l’effet de quelque misère ou disette dans l’État, ou bien celui de l’ambition de quelque prince ou particulier. L’an de Rome 157, Solon augmenta la valeur numéraire des drachmes d’Athènes, après une sédition, et abolition des dettes. Entre l’an 490 et 512 de Rome, la république Romaine augmenta par plusieurs fois la valeur numéraire de ses monnaies de cuivre, de façon que leur as est venu à en valoir six. Le prétexte était de subvenir aux besoins de l’État, et d’en payer les dettes, accrues par la première guerre punique : cela ne laissa pas de causer bien de la confusion. L’an 663, Livius Drusus, tribun du peuple, augmenta la valeur numéraire des espèces d’argent d’un huitième, en affaiblissant leur titre d’autant ; ce qui donna lieu aux faux-monnayeurs de mettre la confusion dans le troc. L’an 712, Marc Antoine, dans son triumvirat, augmenta la valeur numéraire de l’argent, de cinq pour cent, pour subvenir aux besoins du triumvirat, en mettant du fer avec l’argent. Plusieurs empereurs dans la suite ont affaibli ou augmenté la valeur numéraire des espèces : les rois de France en ont fait autant en différents temps ; et c’est ce qui est cause que la livre tournois, qui valait ordinairement une livre pesant d’argent, est venue à si peu de valeur. Cela n’a jamais manqué de causer du désordre dans les États ; il importe peu ou point du tout quelle soit la valeur numéraire des espèces, pourvu qu’elle soit permanente ; la pistole d’Espagne vaut neuf livres ou florins en Hollande, environ dix-huit livres en France, trente-sept livres dix sols à Venise, cinquante livres à Parme ; on échange dans la même proportion les valeurs entre ces différents pays. Le prix de toutes choses augmente insensiblement lorsque la valeur numéraire des espèces augmente, et la quantité actuelle en poids et titre des espèces, eu égard à la vitesse de la circulation, est la base et la règle des valeurs. Un État ne gagne ni ne perd par l’augmentation ou diminution de ces espèces, pendant qu’il en conserve la même quantité, quoique les particuliers puissent gagner ou perdre par la variation, suivant leurs engagements. Tous les peuples sont remplis de faux préjugés et de fausses idées sur la valeur numéraire de leurs espèces. Nous avons fait voir dans le chapitre des changes que la règle constante en est le prix et le titre des espèces courantes des différents pays, marc pour marc, et once pour once : si une augmentation ou diminution de la valeur numéraire change pour quelque temps cette règle en France, ce n’est que pendant un état de crise et de gêne dans le commerce ; on revient toujours peu à peu à l’intrinsèque ; on y vient nécessairement dans les prix du marché autant que dans les changes avec l’étranger.

VI. Des banques, et de leur crédit 

Si cent seigneurs ou propriétaires de terre, économes, qui amassent annuellement de l’argent par leurs épargnes pour en acheter des terres dans les occasions, déposent chacun dix mille onces d’argent entre les mains d’un orfèvre ou banquier de Londres, pour n’avoir pas l’embarras de garder cet argent chez eux, et pour prévenir les vols qu’on leur en pourrait faire, ils en tireront des billets payables à volonté, souvent ils le laisseront là longtemps, et lors même qu’ils auront fait quelque achat, ils avertiront beaucoup de temps d’avance le banquier de leur tenir leur argent prêt dans l’intervalle des délais des consultations et écritures de justice.

Dans ces circonstances le banquier pourra prêter souvent quatre-vingt-dix mille onces d’argent (des cent mille qu’il doit) pendant toute l’année, et n’aura pas besoin de garder en caisse plus de dix mille onces pour faire face à tout ce qu’on pourra lui redemander : il a affaire à des personnes opulentes et économes, à mesure qu’on lui demande mille onces d’un côté, on lui apporte ordinairement mille onces d’un autre côté ; il lui suffit pour l’ordinaire de garder en caisse la dixième partie de ce qu’on lui a confié. On en a eu quelques exemples et expériences dans Londres, et cela fait qu’au lieu que les particuliers en question garderaient en caisse pendant toute l’année la plus grande partie des cent mille onces, l’usage de le déposer entre les mains d’un banquier fait que quatre-vingt-dix mille onces des cent mille sont d’abord mises en circulation. Voilà premièrement l’idée qu’on peut former de l’utilité de ces sortes de banques ; les banquiers ou orfèvres contribuent à accélérer la circulation de l’argent, ils le mettent à intérêt à leurs risques et périls, et cependant ils sont ou doivent être toujours prêts à payer leurs billets à volonté et à la présentation.

Si un particulier a mille onces à payer à un autre, il lui donnera en paiement le billet du banquier pour cette somme : cet autre n’ira pas peut-être demander l’argent au banquier ; il gardera le billet et le donnera dans l’occasion à un troisième en paiement, et ce billet pourra passer dans plusieurs mains dans les gros paiements, sans qu’on en aille de longtemps demander l’argent au banquier : il n’y aura que quelqu’un qui n’y a pas une parfaite confiance, ou quelqu’un qui a plusieurs petites sommes à payer qui en demandera le montant. Dans ce premier exemple la caisse d’un banquier ne fait que la dixième partie de son commerce.

Si cent particuliers, ou propriétaires de terres, déposent chez un banquier leur revenu tous les six mois, à mesure qu’ils en sont payés, et ensuite redemandent leur argent à mesure qu’ils ont besoin de le dépenser, le banquier sera en état de prêter beaucoup plus de l’argent qu’il doit et reçoit au commencement des semestres, pour un court terme de quelques mois, qu’il ne le sera vers la fin de ces semestres ; et son expérience de la conduite de ses chalands lui apprendra qu’il ne peut guère prêter pendant toute l’année, sur les sommes qu’il doit, qu’environ la moitié. Ces sortes de banquiers seront ruinés de crédit s’ils manquent d’un instant à payer leurs billets à la première présentation ; et lorsqu’il leur manque des fonds en caisse, ils donneraient toutes choses pour avoir promptement de l’argent, c’est-à-dire beaucoup plus d’intérêt qu’ils ne tirent des sommes qu’ils ont prêtées. Cela fait qu’ils se règlent sur leur expérience pour garder en caisse de quoi faire toujours face, et plutôt plus que moins ; ainsi plusieurs banquiers de cette espèce (et c’est le plus grand nombre) gardent toujours en caisse la moitié des sommes qu’on dépose chez eux, et prêtent l’autre moitié à intérêt et le mettent en circulation. Dans ce second exemple, le banquier fait circuler ses billets de cent mille onces ou écus avec cinquante mille écus.

S’il a un grand courant de dépôts et un grand crédit, cela augmente la confiance qu’on a en ses billets, et fait qu’on s’empresse moins à en demander le paiement ; mais cela ne retarde ses paiements que de quelques jours ou semaines, lorsqu’ils tombent entre les mains de personnes qui n’ont pas coutume de se servir de lui, et il doit toujours se régler sur ceux qui sont dans l’habitude de lui confier leur argent ; si ses billets tombent entre les mains de ceux de son métier, ils n’auront rien de plus pressé que d’en retirer l’argent. 

Si les personnes qui déposent de l’argent chez le banquier sont des entrepreneurs et négociants, qui y mettent journellement de grosses sommes, et bientôt après les redemandent, il arrivera souvent que si le banquier détourne plus du tiers de sa caisse il se trouvera embarrassé à faire face.

Il est aisé de comprendre par ces inductions, que les sommes d’argent qu’un orfèvre ou banquier peut prêter à intérêt, ou détourner de sa caisse, sont naturellement proportionnées à la pratique et conduite de ses chalands ; que pendant qu’il s’est vu des banquiers qui faisaient face avec une caisse de la dixième partie, d’autres ne peuvent guère moins garder que la moitié ou les deux tiers, encore que leur crédit soit aussi estimé que celui du premier. 

Les uns se fient à un banquier, les autres à un autre, le plus heureux est le banquier qui a pour chalands des seigneurs riches qui cherchent toujours des emplois solides pour leur argent sans vouloir, en attendant, le mettre à intérêt.

Une banque générale et nationale a cet avantage sur la banque d’un orfèvre particulier, qu’on y a toujours plus de confiance ; qu’on y porte plus volontiers les plus gros dépôts, même des quartiers de la ville les plus éloignés, et qu’elle ne laisse d’ordinaire aux petits banquiers que les dépôts de petites sommes, dans leurs quartiers ; on y porte même les revenus de l’État, dans les pays où le prince n’est pas absolu ; et cela bien loin d’en altérer le crédit et la confiance, ne sert qu’à l’augmenter.

Si les paiements dans une banque nationale se font en écritures ou virement de parties, il y aura cet avantage, qu’on n’y sera pas sujet aux falsifications, au lieu que si la banque donne des billets on en pourra faire de faux et causer du désordre ; il y aura aussi ce désavantage, que ceux qui sont dans les quartiers de la ville, éloignés de la banque, aimeront mieux payer et recevoir en argent que d’y aller, et surtout ceux de la campagne ; au lieu que si l’on répand des billets de banque. On s’en pourra servir de près et de loin. On paie dans les banques nationales de Venise et d’Amsterdam en écriture seulement ; mais à celle de Londres on paie en écritures, en billets et en argent, au choix des particuliers ; aussi c’est aujourd’hui la banque la plus forte.

On comprendra donc que tout l’avantage des banques publiques ou particulières dans une ville, c’est d’accélérer la circulation de l’argent, et d’empêcher qu’il n’y en ait autant de resserré qu’il y en aurait naturellement dans plusieurs intervalles de temps.

VII. Autres éclaircissements et recherches sur l’utilité d’une banque nationale

Il est peu important d’examiner pourquoi la banque de Venise et  celle d’Amsterdam, tiennent leurs écritures dans des monnaies de compte différentes de la courante, et pourquoi il y a toujours un agio à convertir ces écritures en argent courant. Ce n’est pas un point qui soit d’aucune utilité pour la circulation. La banque de Londres ne l’a pas suivie en cela ; ses écritures, ses billets et ses paiements, se font et se tiennent en espèces courantes : cela me paraît plus uniforme et plus naturel et non moins utile.

Je n’ai pu avoir des informations exactes de la quantité des sommes qu’on porte ordinairement à ces banques, ni le montant de leurs billets et écritures, non plus que celui des prêts qu’ils font, et des sommes qu’ils gardent ordinairement en caisse pour faire face : quelque autre qui sera plus à portée de ces connaissances en pourra mieux raisonner.

Cependant, comme je sais assez bien que ces sommes ne sont pas si immenses qu’on le croit communément, je ne laisserai pas d’en donner une idée.

Si les billets et écritures de la banque de Londres, qui me paraît la plus considérable, se montent une semaine portant l’autre à quatre millions d’onces d’argent ou environ un million sterling ; et si on se contente d’y garder communément en caisse le quart ou deux cents cinquante mille livres sterling, ou un million d’onces d’argent en espèces, l’utilité de cette banque pour la circulation correspond à une augmentation de l’argent de l’État de trois millions d’onces, ou sept cents cinquante mille livres sterling, qui est sans doute une somme bien forte et d’une utilité très grande pour la circulation dans les circonstances que cette circulation a besoin d’être accélérée : car j’ai remarqué ailleurs qu’il y a des cas où il vaut mieux pour le bien de l’État de retarder la circulation que de l’accélérer. J’ai bien ouï dire que les billets et écritures de la banque de Londres ont monté dans certains cas, à deux millions sterling ; mais cela ne me paraît avoir été que par un accident extraordinaire ; et je crois que l’utilité de cette banque ne correspond en général qu’à environ la dixième partie de tout l’argent qui circule en Angleterre.

Si les éclaircissements qu’on m’a donnés en gros sur les revenus de la banque de Venise en 1719 sont véritables, on pourrait dire en général des banques nationales que leur utilité ne correspond jamais à la dixième partie de l’argent courant qui circule dans un État : voici à peu près ce que j’y ai appris.

Les revenus de l’État de Venise peuvent monter annuellement à quatre millions d’onces d’argent qu’il faut payer en écritures à la banque, et les collecteurs établis pour cet effet, qui reçoivent à Bergame et dans les pays les plus éloignés les taxes en argent, sont obligés de les convertir en écritures de banque lors des paiements qu’ils en font à la république. 

Tous les paiements à Venise pour négociations, achats, et ventes, au-dessus d’une certaine somme modique, doivent par la loi se faire en écritures de banque : tous les détailleurs, qui ont amassé de l’argent courant dans le troc, se trouvent obligés d’en acheter des écritures pour faire leurs paiements des gros articles ; et ceux qui ont besoin, pour leur dépense ou pour le détail de la basse circulation, de reprendre de l’argent, sont dans le cas de vendre leurs écritures contre de l’argent courant.

On a trouvé que les vendeurs et acheteurs de ces écritures, sont communément de niveau, lorsque la somme de tous les crédits ou écritures sur les livres de la banque, n’excèdent pas la valeur de huit cent mille onces d’argent ou environ.

C’est le temps et l’expérience qui ont donné (suivant mon auteur) cette connaissance à ces Vénitiens. À la première érection de la banque, les particuliers apportaient leur argent à la banque, pour y avoir des crédits en écritures, pour la même valeur ; dans la suite cet argent déposé à la banque, fut dépensé pour les besoins de la république, et cependant les écritures conservaient encore leur valeur primordiale, parce qu’il se trouvait autant de particuliers qui avaient besoin d’en acheter, que de ceux qui avaient besoin d’en vendre ; ensuite l’État se trouvant pressé donna aux entrepreneurs de la guerre des crédits en écritures de banque, au défaut d’argent, et doubla la somme de ces crédits.

Alors le nombre des vendeurs d’écritures étant devenu bien supérieur à celui des acheteurs, ces écritures commencèrent à perdre contre l’argent, et tombèrent à vingt pour cent de perte ; par ce discrédit le revenu de la république diminua d’un cinquième, et le seul remède qu’on trouva à ce désordre, fut d’engager une partie des fonds de l’État, pour emprunter à intérêt de l’argent en écritures. Par ces emprunts en écritures on en éteignit une moitié, et alors les vendeurs et acheteurs d’écritures se trouvant à peu près de niveau, la banque a recouvré son crédit primitif, et la somme des écritures se trouve réduite à huit cent mille onces d’argent.

C’est par cette voie qu’on a reconnu que l’utilité de la banque de Venise, par rapport à la circulation, correspond à environ huit cent mille onces d’argent ; et si l’on suppose que tout l’argent courant qui circule dans les États de cette république peut monter à huit millions d’onces d’argent, l’utilité de la banque correspond au dixième de cet argent.

Une banque nationale, dans la capitale d’un grand royaume ou État, semble devoir moins contribuer à l’utilité de la circulation, à cause de l’éloignement de ses provinces, que dans un petit État ; et lorsque l’argent y circule en plus grande abondance que chez ses voisins, une banque nationale y fait plus de mal que de bien. Une abondance d’argent fictif et imaginaire cause les mêmes désavantages qu’une augmentation d’argent réel en circulation, pour y hausser le prix de la terre et du travail, soit pour enchérir les ouvrages et manufactures au hasard de les perdre dans la suite : mais cette abondance furtive s’évanouit à la première bouffée de discrédit, et précipite le désordre.  

Vers le milieu du règne de Louis XIV en France, on y voyait plus d’argent en circulation que chez les voisins, et on y levait les revenus du prince sans le secours d’une banque, avec autant d’aisance et de facilité qu’on lève aujourd’hui ceux d’Angleterre, avec le secours de la banque de Londres.

Si les virements de partie à Lyon montent dans une de ses quatre Foires à quatre-vingt millions de livres, si on les commence, et si on les finit avec un seul million d’argent comptant, ils sont sans doute d’une grande commodité pour épargner la peine d’une infinité de transports d’argent d’une maison à une autre ; mais à cela près, on conçoit bien qu’avec ce même million de comptant qui a commencé et conclu ces virements, il serait très possible de conduire dans trois mois tous les paiements de quatre-vingt millions.

Les banquiers, à Paris, ont souvent remarqué que le même sac d’argent leur est rentré quatre à cinq fois dans les paiements d’un seul jour, lorsqu’ils avaient beaucoup à payer et à recevoir.

Je crois les banques publiques d’une très grande utilité dans les petits États, et dans ceux ou l’argent est un peu rare ; mais je les crois peu utiles pour l’avantage solide d’un grand royaume.

L’empereur Tibère, prince sévère et économe, avait amassé dans le trésor de l’empire deux milliards sept cents millions de sesterces, ce qui correspond à vingt-cinq millions sterling, ou cent millions d’onces d’argent ; somme immense en espèces pour ces temps-là, et même pour aujourd’hui ; il est vrai qu’en resserrant tant d’argent, il gêna la circulation, et que l’argent devint bien plus rare à Rome qu’il n’avait été.

Tibère, qui attribuait cette rareté aux monopoles des gens d’affaires et financiers qui affermaient les revenus de l’empire, ordonna par un édit qu’ils achetassent des terres pour les deux tiers au moins de leurs fonds. Cet édit, au lieu d’animer la circulation, la mit entièrement en désordre : tous les financiers resserraient et rappelaient leurs fonds, sous prétexte de se mettre en état d’obéir à l’édit, en achetant des terres, qui au lieu d’enchérir devenaient à beaucoup plus vil prix par la rareté de l’argent en circulation. Tibère remédia à cette rareté d’argent, en prêtant aux particuliers sous bonnes cautions, seulement trois cents millions de sesterces : c’est-à-dire, la neuvième partie des espèces qu’il avait dans son trésor. 

Si la neuvième partie du trésor suffisait à Rome pour rétablir la circulation, il semblerait que l’établissement d’une banque générale dans un grand royaume, où son utilité ne correspondrait jamais à la dixième partie de l’argent qui circule, lorsqu’on n’en resserre point, ne serait d’aucun avantage réel et permanent, et qu’à le considérer dans sa valeur intrinsèque, on ne peut le regarder que comme un expédient pour gagner du temps.

Mais une augmentation réelle de la quantité d’argent qui circule est d’une nature différente. Nous en avons déjà parlé, et le trésor de Tibère nous donne encore occasion d’en toucher un mot ici. Ce trésor de deux milliards sept cents millions de sesterces, laissé à la mort de Tibère, fut dissipé par l’empereur Caligula son successeur dans moins d’un an. Aussi ne vit-on jamais à Rome l’argent si abondant. Quel en fut l’effet ? Cette quantité d’argent plongea les Romains dans le luxe, et dans toutes sortes de crimes pour y subvenir. Il sortait tous les ans plus de six cents mille livres sterling hors de l’empire pour les marchandises des Indes ; et en moins de trente ans l’empire s’appauvrit, et l’argent y devint très rare sans aucun démembrement ni perte de province.

Quoique j’estime qu’une banque générale est dans le fond de très peu d’utilité solide dans un grand État, je ne laisse pas de convenir qu’il y a des circonstances où une banque peut avoir des effets qui paraissent étonnants.

Dans une ville où il y a des dettes publiques pour des sommes considérables, la facilité d’une banque fait qu’on peut vendre et acheter ses fonds capitaux dans un instant, pour des sommes immenses, sans aucun dérangement dans la circulation. Qu’à Londres un particulier vende son capital de la mer du Sud, pour acheter un autre capital dans la banque ou dans la compagnie des Indes, ou bien dans l’espérance que dans quelques temps il pourra acheter à plus bas prix un capital dans la même compagnie de la mer du Sud, il s’accommode toujours de billets de banque, et on ne demande ordinairement l’argent de ces billets que pour la valeur des intérêts. Comme on ne dépense guère son capital, on n’a pas besoin de le convertir en espèces, mais on est toujours obligé de demander à la banque l’argent nécessaire pour la subsistance, car il faut des espèces dans le bas troc.

Qu’un propriétaire de terres qui a mille onces d’argent, en paie deux cents pour les intérêts des fonds publics, et en dépense lui-même huit cents onces, les mille onces demanderont toujours des espèces ; ce propriétaire en dépensera huit cents, et les propriétaires des fonds en dépenseront 200. Mais lorsque ces propriétaires sont dans l’habitude de l’agio, de vendre et d’acheter des fonds publics, il ne faut point d’argent comptant pour ces opérations, il suffit d’avoir des billets de banque. S’il fallait retirer de la circulation des espèces pour servir dans ces achats et ventes, cela monterait à une somme considérable, et gênerait souvent la circulation, ou plutôt il arriverait dans ce cas qu’on ne pourrait pas vendre et acheter ses capitaux si fréquemment.

C’est sans doute l’origine de ces capitaux, ou l’argent qu’on a déposé à la banque et qu’on ne retire que rarement, comme lorsqu’un propriétaire des fonds se met dans quelque négoce où il faut des espèces pour le détail, qui est cause que la banque ne garde en caisse que le quart ou la sixième partie de l’argent dont elle fait ses billets. Si la banque n’avait pas les fonds de plusieurs de ces capitaux, elle se verrait, dans le cours ordinaire de la circulation, réduite comme les banquiers particuliers à garder la moitié des fonds qu’on lui met entre les mains, pour faire face ; il est vrai qu’on ne peut pas distinguer par les livres de la banque ni par ses opérations, la quantité de ces sortes de capitaux qui passent en plusieurs mains. Dans les ventes et achats qu’on fait dans Change Alley, ces billets sont souvent renouvelés à la banque et changés contre d’autres dans le troc. Mais l’expérience des achats et ventes de capitaux des fonds fait bien voir que la somme en est considérable ; et sans ces achats et ventes, les sommes en dépôt à la banque seraient sans difficulté moins considérables.

Cela veut dire que lorsqu’un État n’est point endetté, et n’a pas besoin des achats et ventes de capitaux, le secours d’une banque y sera moins nécessaire et moins considérable.

Dans l’année 1720, les capitaux des fonds publics et des bubbles qui étaient des attrapes et des entreprises de sociétés particulières à Londres, montaient à la valeur de huit cents millions sterling, cependant les achats et ventes de capitaux si venimeux se faisaient sans peine, par la quantité de billets de toutes espèces qu’on mit sur la place, pendant qu’on se contentait des mêmes papiers pour le paiement des intérêts ; mais sitôt que l’idée des grandes fortunes porta nombre de particuliers à augmenter leur dépense, à acheter des équipages, des linges et soieries étrangères, il fallut des espèces pour tout cela, je dis pour la dépense des intérêts, et cela mit tous les systèmes en pièces.

Cet exemple fait bien voir que le papier et le crédit des banques publiques et particulières peuvent causer des effets surprenants dans tout ce qui ne regarde pas la dépense ordinaire pour le boire et pour le manger, l’habillement et autres nécessités des familles ; mais que dans le train uniforme de la circulation, le secours des banques et du crédit de cette espèce est bien moins considérable et moins solide qu’on ne pense généralement. L’argent seul est le vrai nerf de la circulation.

VIII. Des raffinements du crédit des banques générales

La banque nationale de Londres est composée d’un grand nombre d’actionnaires qui choisissent des directeurs pour en régir les opérations. Leur avantage primordial consistait à faire un partage annuel des profits qui s’y faisaient par l’intérêt de l’argent, qu’on prêtait hors des fonds qu’on déposait à la banque ; on y a ensuite incorporé des fonds publics, dont l’État paie un intérêt annuel.

Malgré un établissement si solide, on a vu (lorsque la banque avait fait de grosses avances à l’État, et que les porteurs de billets de banque appréhendaient que la banque ne fût embarrassée) qu’on courait sus et que les porteurs allaient en foule à la banque pour retirer leur argent : la même chose est arrivée lors de la chute de la mer du Sud, en 1720.

Les raffinements qu’on apportait pour soutenir la banque et modérer son discrédit, étaient d’abord d’établir plusieurs commis pour compter l’argent aux porteurs, d’en faire compter de grosses sommes en pièces de six et de douze sols, pour gagner du temps, d’en payer quelques parties aux porteurs particuliers qui étaient là à attendre des journées entières pour être payés à leur tour ; mais les sommes les plus considérables à des amis qui les emportaient et puis les rapportaient à la banque en cachette, pour recommencer le lendemain le même manège : par ce moyen la banque faisait bonne contenance et gagnait du temps ; en attendant que le discrédit se ralentit ; mais lorsque cela ne suffisait pas, la banque ouvrait des souscriptions, pour engager des gens accrédités et solvables, à s’unir pour se rendre garants de grosses sommes et maintenir le crédit et la circulation des billets de banque. 

Ce fut par ce dernier raffinement que le crédit de la banque se maintint en 1720, lors de la chute de la mer du Sud ; car aussitôt qu’on sut dans le public que la souscription fut remplie par des hommes riches et puissants, on cessa de courir à la banque, et on y apporta à l’ordinaire des dépôts.

Si un ministre d’État en Angleterre, cherchant à diminuer le prix de l’intérêt de l’argent, ou par d’autres vues, fait augmenter le prix des fonds publics à Londres, et s’il a assez de crédit sur les directeurs de la banque pour les engager (sous obligation de les dédommager en cas de perte) à fabriquer plusieurs billets de banque, dont ils n’ont reçu aucune valeur, en les priant de se servir de ces billets eux-mêmes pour acheter plusieurs parties et capitaux des fonds publics ; ces fonds ne manqueront pas de hausser de prix, par ces opérations ; et ceux qui les ont vendus, voyant ce haut prix continuer, se détermineront peut-être, pour ne point laisser leurs billets de banque inutiles et croyant par les bruits qu’on sème que le prix de l’intérêt va diminuer et que ces fonds hausseront encore, de les acheter à un plus haut prix qu’ils ne les avaient vendus. Que si plusieurs particuliers, voyant les agents de la banque acheter ces fonds, se mêlent d’en faire autant croyant profiter comme eux, les fonds publics augmenteront de prix, au point que le ministre souhaitera ; et il se pourra faire que la banque revendra adroitement à plus haut prix tous les fonds qu’elle avait achetés, à la sollicitation du ministre, et en tirera non seulement un grand profit, mais retirera et éteindra tous les billets de banque extraordinaires qu’elle avait fabriqués.

Si la banque seule hausse le prix des fonds publics en les achetant, elle les rabaissera d’autant lorsqu’elle voudra les revendre pour éteindre ses billets extraordinaires ; mais il arrive toujours que plusieurs particuliers voulant imiter les agents de la banque dans leurs opérations, contribuent à les soutenir ; il y en a même qui y sont attrapés faute de savoir au vrai ces opérations, où il entre une infinité de raffinements, ou plutôt de fourberies qui ne sont pas de mon sujet. 

Il est donc constant qu’une banque, d’intelligence avec un ministre, est capable de hausser et de soutenir le prix des fonds publics, et de baisser le prix de l’intérêt dans l’État au gré de ce ministre, lorsque les opérations en sont ménagées avec discrétion, et par là de libérer les dettes de l’État ; mais ces raffinements qui ouvrent la porte à gagner de grandes fortunes, ne sont que très rarement ménagés pour l’utilité seule de l’État ; et les opérateurs s’y corrompent le plus souvent. Les billets de banque extraordinaires, qu’on fabrique et qu’on répand dans ces occasions, ne dérangent pas la circulation, parce qu’étant employés à l’achat et vente de fonds capitaux, ils ne servent pas à la dépense des familles, et qu’on ne les convertit point en argent ; mais si quelque crainte ou accident imprévu poussait les porteurs à demander l’argent à la banque, on en viendrait à crever la bombe, et on verrait que ce sont des opérations dangereuses.

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.