Exposition des produits de l’industrie

Exposition des produits de l’industrie, par M. Théodore Fix (Journal des économistes, avril 1844)


EXPOSITION DES PRODUITS DE L’INDUSTRIE.

Le caractère des différentes phases de l’histoire de chaque peuple s’est toujours traduit en certaines manifestations symboliques qui donnent une idée assez exacte des intérêts, des passions et des tendances de ces peuples dans les périodes qu’ils ont traversées. Les jeux olympiques, les combats de gladiateurs, les tournois du Moyen âge, les conciles, les magnificences des Médicis, de Jules II, de Léon X, sont autant de signes caractéristiques de diverses époques. Dans ces grandes solennités, les intérêts les plus élevés venaient se confondre avec la gloire, et les triomphes des individus rejaillissaient sur la nation tout entière. Souvent les forces actives de la société étaient mises au service d’une pensée unique, et tout semblait concourir vers un même but. La guerre et les beaux-arts ont été la grande préoccupation de l’antiquité. L’époque de Périclès a fait oublier les héroïques combats des Grecs, et le siècle d’Auguste a quitté le temple de Janus pour celui des Muses. Ces changements se sont souvent renouvelés et se renouvelleront encore dans la rotation des destinées humaines. Les idées, et les mouvements que celles-ci impriment aux peuples ne sont, au reste, que des oscillations, tantôt lentes, tantôt rapides, mais renfermées dans des limites providentielles. La guerre, les sciences, les arts et l’industrie ont absorbé, selon les temps et les peuples, à des degrés divers, les facultés individuelles, et les cultes ont nécessairement varié avec les dominations. Aujourd’hui, c’est le règne de l’industrie, des occupations pacifiques, et les sciences, qui étaient autrefois au service des armes, sont maintenant soumises à l’action fécondante du travail.

Toutes les sciences sont sœurs et donnent un appui simultané au développement d’un fait général. De notre temps, elles convergent vers l’industrie et servent de base aux plus ingénieuses applications. Elles ne sont plus l’aliment d’une stérile curiosité ou le secret de quelques esprits privilégiés ; répandues partout, elles ont fait alliance intime avec le travail des populations en leur révélant à la fois le mystère de leur propre force et celui des forces de la nature.

En disant que l’industrie accroît les richesses, et que celles-ci développent la civilisation, nous ne faisons que proclamer une vérité vulgaire. La misère et la pauvreté sont les compagnes inséparables de l’ignorance et de la barbarie. Le bien-être est une condition fondamentale de la moralité des populations ; en leur inspirant le goût des jouissances avouées par la raison, on stimule l’amour du travail et on fait éclore des talents de tout genre. L’histoire de la civilisation est en quelque sorte l’histoire du travail, l’histoire des sciences appliquées aux besoins et aux jouissances des hommes. L’industrie, dans les temps modernes, a bien un objet spécial nettement déterminé ; mais, dans ses limites mêmes, elle demande le concours de presque toutes les connaissances et facultés humaines. Considérée dans ses parties purement techniques, ses points de contact avec la morale, les mœurs et le sentiment esthétique d’une nation ne se présentent point, à la vérité, au premier abord d’une manière décisive. Mais, envisagée dans son but et dans ses conséquences, on aperçoit bientôt son affinité universelle avec toutes les autres manifestations morales et matérielles des hommes. L’industrie se généralise dans le monde avec le travail ; ses découvertes et ses conquêtes se propagent rapidement, et il s’établit une espèce de solidarité entre les productions des latitudes les plus éloignées. Il ne s’agit plus de satisfaire uniquement des besoins grossiers et primitifs, et d’arracher péniblement à la nature les fruits et les objets pour les nécessités locales. Dans une certaine phase de la civilisation, de simples satisfactions du goût se transforment en besoins et élargissent ainsi indéfiniment le vaste domaine de l’industrie. Les nations ne se contentent plus des productions de leur propre territoire ; elles obtiennent par des échanges les objets les plus variés, et les hommes, quelle que soit leur patrie, semblent ainsi participer aux richesses générales du globe. Ce merveilleux mouvement acquiert chaque jour une nouvelle activité, et pénètre dans les régions les plus lointaines. Partout on se livre au travail avec une ardeur inconnue aux siècles passés, et des intérêts nouveaux ont changé la face des sociétés. Ce mouvement a créé d’immenses rivalités. L’émulation s’est emparée des peuples et des individus. L’esprit d’invention ne sommeille jamais et nulle part, et, sous l’empire de ce phénomène, les richesses et le bien-être des nations prennent un développement rapide.

L’industrie, avec toutes ses apparences de paix et de concorde, n’est cependant pas invariablement inoffensive, et son action salutaire est quelquefois troublée par le frottement des intérêts, par de fausses prévisions, par la cupidité des acteurs et par les rivalités nationales. Dans l’industrie, comme à la guerre, on recherche des victoires et des triomphes. La lutte, dans la première, est moins sanglante, et l’on s’y dispute des profits seulement ; mais l’harmonie est compromise, et souvent d’autant plus difficile à rétablir, que, pour la plupart du temps, les combattants n’usent que d’armes légitimes et de moyens qui ont pris place dans le droit public et dans les législations civiles. Le mot concurrence sert de drapeau et de frontispice dans toutes les grandes batailles industrielles, et le libre emploi que chacun peut faire de ses facultés fait cependant tourner ces luttes vives et incessantes au profit des intérêts généraux. Que de moyens sont mis en usage pour acquérir une supériorité dans telle ou telle branche d’industrie ! Que de combinaisons subtiles sont tour à tour appliquées ou repoussées pour résoudre le triple problème du bon marché, de la qualité et du goût dans les produits ! Voilà la trilogie qu’il s’agit de réaliser pour tenir sans partage le sceptre de l’industrie. Le bas prix sans la qualité est un leurre ; la qualité sans le bas prix ne répond point aux impérieuses nécessités de la concurrence, et crée d’ailleurs, dans la région des consommateurs, beaucoup d’appelés et peu d’élus. Enfin le goût, qui est, si l’on veut, la condition morale de l’industrie, l’épuration de ce que les instincts, les besoins et les jouissances peuvent avoir de grossier, le goût est à lui seul le véritable sceau de la perfection, et peut devenir, dans le luxe et dans l’abondance, un moyen de purification et la source de certaines perfections morales.

Nous venons d’énoncer la triple condition qui doit dominer la sphère d’activité de l’industrie moderne. Quels sont les moyens de réaliser ces conditions ? Nous n’avons point à les examiner ici dans leur ensemble, et notre attention se portera seulement sur un point spécial déterminé, sur cette grande solennité à laquelle sont conviés, non seulement les princes de l’industrie, mais encore les soldats de cette nombreuse milice qui gouverne aujourd’hui le monde. Bientôt le génie industriel de la France se trouvera concentré dans quinze mille mètres carrés, et les découvertes de vingt générations viendront se renfermer dans cette étroite surface. Que de temps et de labeur n’a-t-il point fallu pour arriver à cette expression, sans doute encore incomplète, de la capacité humaine ! Combien d’intelligences d’élite ont apporté leur contingent à la création de ces réalités qui étonnent aujourd’hui les imaginations les plus hardies, les plus aventureuses ! Tout cela, nous le répétons, est cependant encore incomplet, et chaque jour l’action magique des sciences vient augmenter le nombre des instruments de l’industrie.

Les expositions des produits de l’industrie ont-elles une utilité réelle, évidente, et sont-elles un moyen de progrès et la source de perfectionnements appréciables ? Voilà une question qui surgit à chaque exposition. Nous devons le dire, elle est généralement résolue par l’affirmative. Cependant, cette opinion a aussi ses adversaires. Les produits qu’on expose, disent ceux-ci, ne sont point l’expression réelle de l’état de notre industrie ; ce sont des objets de choix fabriqués pour la circonstance, et pour lesquels les producteurs n’ont reculé devant aucun sacrifice. Ils ne donnent en aucune façon la mesure de la capacité industrielle de la France ; ce sont des échantillons exceptionnels obtenus également par des moyens exceptionnels. Les prix, dit-on encore, qui sont dans la production industrielle une question de vie ou de mort, ont été entièrement perdus de vue dans la fabrication des objets exposés. Ces objections, et plusieurs autres que nous croyons inutile de reproduire, ont leur valeur, et indiquent jusqu’à un certain point le caractère des expositions ; mais elles ne résolvent pas le problème. La science est antérieure à l’art, comme l’art est antérieur aux applications usuelles et à la diffusion générale des procédés, du moins lorsque la civilisation est sortie des limbes d’un empirisme élémentaire. Les progrès et les découvertes procèdent par essais, par échantillons ; les formes de celles-ci peuvent bien être complètes sans être répandues, et il ne faut pas confondre les difficultés de l’innovation avec l’innovation elle-même. Quand l’art et la science ont rempli leur office, que l’invention est faite, on trouve alors facilement de nouveaux procédés pour la généralisation de l’œuvre. La fabrique s’en empare, et les artifices techniques ne tardent pas à manifester leur puissance et leur efficacité. Telle a été l’origine et l’histoire de toutes les découvertes, de tous les perfectionnements. Il faut d’abord établir le fait, et le généraliser ensuite ; ce sont deux missions entièrement distinctes et qui produisent rarement des effets simultanés. Ainsi, en se plaçant uniquement au point de vue de la perfection de l’œuvre, et en faisant à la fois abstraction des moyens qu’il a fallu pour la produire, et du prix courant qu’elle devrait avoir pour figurer dans la circulation industrielle, son apparition publique a une incontestable utilité. Elle est le premier terme d’une suite de nouvelles expériences, et le signe évident d’une difficulté vaincue. La facilité de l’exécution et le bas prix ne sont pas d’ailleurs d’invariables conditions de succès ou d’utilité pour certains produits. Par exemple, le prix dans un héliomètre, un cercle de Borda ou un théodolite, n’est qu’une circonstance assez insignifiante pour l’astronome et pour le géomètre, qui ne s’enquièrent jamais des difficultés d’exécution de l’instrument. Cette observation, sans doute, ne s’applique pas aux objets d’un usage très répandu ; mais, nous le répétons, la nécessité de les multiplier conduit nécessairement au perfectionnement des procédés, et par conséquent à la réduction graduelle des prix.

Mais ce n’est point là la seule influence des expositions, et à la faculté de produire des chefs-d’œuvre de fabrication vient se joindre le désir des récompenses et des distinctions qui, à leur tour, engendrent l’émulation, de légitimes rivalités, et deviennent un stimulant très vif pour les découvertes et les perfectionnements. C’est un grand concours où chacun vient donner la mesure de son talent, de son habileté ; c’est un grand concours encore où chacun vient recevoir des impressions, puiser des exemples, des leçons ou des encouragements. Il est impossible de nier sérieusement l’effet moral de ces solennités nationales, et quoiqu’elles n’expriment pas d’une manière exacte la force technique et mercantile de l’industrie, elles sont néanmoins un élément de progrès et un stimulant parfaitement approprié aux mœurs et aux exigences de notre époque. Que les récompenses ne soient pas décernées avec cette rigoureuse justice et cette intégrité stoïque qu’on pourrait attendre d’un tribunal infaillible : cela est inévitable. Que les distinctions honorifiques soient quelquefois un encouragement pour l’avenir plutôt qu’une récompense pour le passé : cela est possible. Mais, dans son ensemble, l’institution est bonne ; elle ennoblit l’amour-propre et la vanité, et fait dériver de ces deux qualités qui participent à la fois de l’infirmité et de la vertu, des conséquences réellement utiles. Le monde n’est pas composé de grands esprits qui ne sont accessibles qu’à cette gloire impérissable qui tire sa source de belles actions, de grands services rendus à l’humanité. Les récompenses industrielles sont d’ailleurs pour la plupart du temps un véritable Gulistan, où les récoltes les plus solides viennent se confondre avec le parfum de la renommée. Une médaille vaut mieux qu’une enseigne, et la croix de la Légion-d’Honneur exerce une attraction plus forte qu’un brevet d’invention. Ainsi, l’on trouve à l’exposition gloire et fortune.

Nos expositions doivent-elles être nationales ou cosmopolites ? Se borneront-elles aux collections françaises, ou serait-il convenable de donner accès aux produits manufacturés de tous les pays étrangers ? Sans doute, la comparaison de nos produits avec ceux des nations voisines ne serait pas sans intérêt pour l’avancement de notre industrie. Mais comment réunir les éléments d’une pareille comparaison ? Ce n’est pas sur quelques rares échantillons qu’on pourrait juger l’état et la valeur des industries respectives. En étendant aux étrangers la faculté d’exposer, ceux-ci n’en profiteraient évidemment que dans des limites tout à fait restreintes, tant à cause des frais et des difficultés de transport, qu’à cause des nombreuses formalités administratives et douanières qu’il y aurait à remplir. Si malgré cela, contrairement à toutes les probabilités, les exposants étrangers se trouvaient en aussi grand nombre que les regnicoles, on aurait alors un immense bazar dans lequel il ne serait plus possible de démêler les qualités techniques et commerciales des produits. Dans cette dernière hypothèse, il ne serait pas permis d’être plus rigoureux pour l’admission des spécimens étrangers que pour celle des échantillons français, sous peine de soulever à l’étranger de justes et universelles réclamations. À ces inconvénients viendraient se joindre d’autres difficultés encore. Pour apprécier d’une manière complète les produits de l’industrie, il faut connaître les éléments de la production et se placer autant que possible au point de vue des forces primaires dont a pu disposer le manufacturier ou le fabricant ; car, pour juger d’une manière équitable la capacité ou l’habileté d’un homme, le juge ne peut pas faire entièrement abstraction des conditions d’activité ou de labeur où il s’est trouvé. Or, comment ramener ces conditions à une expression unique pour huit ou dix pays divers qui nous enverraient une grande variété d’échantillons de leurs produits ? Cela nous paraît absolument impossible, et nous croyons dès lors que l’administration a bien fait de ne point étendre aux étrangers la faculté de présenter leurs produits à la prochaine exposition.

Est-ce à dire pour cela qu’il faille faire abstraction des progrès de l’industrie de nos voisins, des découvertes qui se font autour de nous et des perfectionnements qui viennent enrichir chaque jour le domaine déjà si vaste de l’industrie ? C’est quelquefois le langage des partisans du système prohibitif, qui n’ont pas de plus redoutable ennemi que le progrès, et dont tout le patriotisme consiste à vendre cher et à gagner beaucoup. Il y a cependant des moments où ces principes viennent à fléchir, et les prohibitionnistes ont, comme les sophistes, des mouvements de naïve expansion, où les vanités du métier viennent masquer l’égoïsme du monopole. Ainsi, à chaque exposition, nous laissons bien loin derrière nous tout ce que l’Angleterre renferme de plus ingénieux, de plus parfait. Nos marchandises pendant deux mois sont meilleures et pas plus chères que celles de la Grande-Bretagne, et il n’y a pas jusqu’à nos maîtres de forges qui ne disent qu’avec trois ou quatre petites circonstances il leur serait facile de rivaliser avec les exploitations fabuleuses de nos voisins. Mais l’exposition fermée, les croix et les médailles distribuées, la scène change, et l’Olympe industriel s’abaisse. On descend doucement et clandestinement de ces régions élevées, et l’on ne craint pas d’insinuer et de dire, la fête une fois passée, que nous sommes inférieurs aux Anglais, aux Belges, aux Suisses, aux Allemands, pour la fabrication des fers, des fontes, des étoffes de laine, de soie, de coton, de chanvre et de lin ; pour les aiguilles, les clous ; en un mot, pour les produits les plus riches et les plus répandus, comme pour les articles les plus insignifiants ; et l’on demande au gouvernement, par toutes sortes de voies, de nous protéger avec d’inflexibles tarifs contre ces redoutables légions industrielles de l’étranger. Alors l’administration ne saurait jamais aller trop loin, et malheur à elle si, malgré les taxes et les douaniers, les étrangers et la contrebande prennent une place trop large sur nos marchés ! On ne fait pas de distinction entre l’ennemi, et, aux yeux du prohibitionniste, les marchandises qui ont régulièrement passé notre triple ligne de douanes deviennent aussi funestes à la prospérité du pays que celles que nous fournit le commerce interlope. Les infirmités que nous venons de signaler et qui affectent si profondément la plupart de nos manufacturiers, sont certainement une des parties les plus curieuses de l’histoire de notre temps. Ce n’est pas tout. Aux prétentions d’une clôture hermétique vient se joindre cette autre prétention d’avoir chaque jour de nouveaux et de plus larges débouchés pour l’exportation des produits français. Nos producteurs repoussent en général les traités de commercé, non que la science leur ait appris que ce genre de transactions n’a aucune influence favorable sur les échanges, mais parce qu’ils voient dans un traité des concessions réciproques, et qu’ils veulent uniquement accepter et non pas faire des concessions.

Voici donc quelle serait la position du gouvernement dans l’ingénieux système que nous devons à la sagacité de nos industriels : d’une part, surélévation des tarifs à mesure que les produits étrangers se perfectionnent, afin d’exclure à peu près complétement ces produits de la consommation française, pour le plus grand profit et la plus grande gloire des producteurs nationaux ; d’autre part, élargissement progressif des débouchés à l’étranger, afin que les marchandises françaises puissent se produire sans difficulté sur tous les marchés du globe. Ces marchandises, bien entendu, seront payées en numéraire ou en traites sur la France, parce que, en thèse générale, nous ne devons laisser pénétrer chez nous aucun article manufacturé dont nous avons le similaire, quelque avantageux qu’un pareil échange pourrait être pour nos consommateurs et pour les intérêts généraux. Voilà le problème dans toute sa simplicité. Qu’un pays, les États-Unis, le Mexique, l’association allemande, par exemple, vienne à augmenter ses droits d’entrée sur les marchandises étrangères, aussitôt les réclamations arrivent de toutes parts au gouvernement ; les Chambres de commerce, l’industrie parisienne, celles des cotons, des soieries, des draps, adressent incontinent des mémoires aux ministres afin d’obtenir le redressement de ce qu’on appelle une iniquité ou même une insulte faite à la dignité française. À quoi bon la diplomatie, s’écrie-t-on, si elle ne peut nous préserver de ces molestations ? Mon Dieu ! au lieu de faire un appel à la diplomatie, il serait plus simple de faire un appel, nous ne dirons pas à la science économique, vu que les praticiens la méprisent, mais uniquement à la logique, à la simple logique des affaires, qui enseigne qu’on ne peut pas vendre sans acheter, et qu’on ne peut acheter sans vendre. En d’autres termes, le mouvement commercial n’est qu’une suite non interrompue d’échanges, et à la longue on donne invariablement des marchandises contre des marchandises ; le débit des unes détermine le débit des autres.

Nous avons dit que les trois conditions qui devaient présider d’une manière générale au travail industriel et en assurer le succès, étaient le bas prix des produits, la qualité, les formes et les apparences plus ou moins parfaites. Il est évident qu’un système de douanes qui renchérit toutes les matières premières, qui grève de droits énormes une foule d’instruments de travail, tels que machines et mécaniques, qui fait hausser les salaires par l’élévation du prix des subsistances, s’oppose complétement à la solution de ce premier problème. Ah ! si l’on voulait suivre rigoureusement cette maxime, chacun chez soi, chacun pour soi, le régime prohibitif pourrait au moins se défendre par des raisons spécieuses, et l’on proclamerait qu’il est heureux de rester immobile au milieu du mouvement rapide des arts industriels. Mais alors il faut évidemment abandonner nos prétentions au commerce extérieur et à la navigation ; il faut renoncer à cette suprématie industrielle qu’on rêve toujours pendant la durée des expositions, et il faut se dire résolument que la plupart des produits de nos fabriques n’ont désormais que faire sur les marchés des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la Belgique, de l’association allemande, de la Suisse, etc. Il faut choisir entre ce parti et la soumission aux lois nouvelles de la concurrence. Celles-ci ouvrent à l’activité humaine une large carrière, laborieuse, il est vrai, mais fournissant sans cesse des ressources inconnues et des résultats inespérés. La concurrence ne laisse sommeiller aucune de nos facultés ; elle est le stimulant de toutes les conceptions, de toutes les entreprises ; elle développe les talents les plus divers, et entretient le travailleur dans cette ardeur nécessaire au succès et sans laquelle les sciences et les arts resteraient stationnaires.

À égalité de prix, la qualité supérieure obtient ou devrait obtenir invariablement la préférence. La qualité implique les conditions les plus favorables et les plus appropriées à l’usage qu’on veut faire d’un produit quelconque. Ces qualités sont nombreuses et varient à l’infini. Selon les objets, elles consistent dans la solidité, dans la durée, dans la légèreté, dans l’élégance, dans la précision, et en général dans les différentes conditions qui répondent le mieux à nos jouissances, à nos besoins et à nos goûts. Une partie des efforts technologiques se porte sur le perfectionnement de la qualité. Malheureusement, dans ces efforts, l’industrie moderne a plutôt visé aux apparences qu’à la réalité, et l’art s’est mis fréquemment au service de la fraude. Il y a un rapport étroit entre le prix et la qualité : le prix, relativement à celle-ci, est une expression absolue, et l’acheteur s’en fait toujours une idée nette et précise. Il n’en est pas de même de la qualité, qui est la donnée variable et le terme le plus incertain dans une transaction. L’abaissement progressif des prix, résultat inévitable de la concurrence, a souvent lieu au détriment de la qualité, et le producteur cherche à masquer autant que possible cette circonstance aux yeux de l’acheteur. De nombreux et coupables artifices se sont ainsi naturalisés dans l’industrie. Non seulement on substitue, dans la même catégorie de produits, des qualités inférieures aux qualités supérieures ; mais on vend encore un produit pour un autre, et les mélanges et les fraudes ont porté une immense et déplorable confusion dans le commerce. Un pareil état de choses est également fâcheux pour le marché intérieur et pour les exportations. L’esprit de rivalité, au lieu de se diriger sur l’amélioration des procédés et sur le perfectionnement des produits, se fatigue à créer des illusions et des mérites imaginaires aux marchandises destinées à subir la concurrence. C’est là un grand malheur pour l’industrie, surtout lorsqu’elle doit trouver en partie ses moyens d’existence et de vitalité sur les marchés lointains. Nous le disons à regret, de toutes les grandes nations manufacturières, la France est celle qui inspire le moins de confiance aux consommateurs étrangers. Le crédit de notre commerce a éprouvé de rudes atteintes dans les régions transmarines et même dans plusieurs pays de l’Europe ; des fraudes coupables ont fait un tort immense à nos rapports commerciaux avec l’étranger. Sans doute les manufacturiers ne sont pas toujours complices de ces fraudes. Il y a d’ailleurs des matières qui sont plus accessibles aux falsifications du commerçant qu’à celles du producteur. Cependant, une foule d’objets sortant des manufactures françaises sont loin d’être irréprochables, et l’acheteur confiant n’est que trop souvent trompé sur la qualité et sur la quantité. Que de plaintes n’entend-on pas chaque jour à ce sujet ! Qu’on lise les rapports de nos consuls et de nos navigateurs officiels sur le commerce extérieur de la France, et principalement sur notre trafic avec les peuples qui n’ont encore que des notions confuses sur la véritable valeur des marchandises, et l’on verra alors jusqu’à quel point le nom français a été décrédité, et combien nous avons à redouter des compétiteurs plus loyaux et plus probes. Le gouvernement n’ignore pas cet état de choses, et il se propose même de soumettre aux Chambres certaines mesures répressives pour ramener l’industrie et le commerce dans les voies de probité hors desquelles il n’y a pas de véritables succès. Mais une pareille réforme est plutôt du ressort des mœurs que de la législation. Non seulement il est presque impossible de découvrir et d’atteindre la plupart des fraudes, mais l’application des moyens préventifs et répressifs est encore entourée de telles difficultés, qu’on doit craindre de froisser la liberté du travail sans arriver au but désiré. Les expositions des produits de l’industrie, qui fournissent sous d’autres rapports plusieurs termes d’appréciation, ne donnent aucune lumière sur le point qui nous occupe. Autant on est ingénieux à falsifier les produits d’une fabrication courante, autant on se donne de peine pour imprimer aux échantillons exposés le sceau des qualités naturelles et de la loyauté, et le fabricant se gardera bien de faire naître le moindre doute à cet égard.

L’Angleterre est aujourd’hui, sans contredit, à la tête de la production industrielle du globe. Ses richesses minérales, l’abondance de ses capitaux, l’activité et le génie de la nation, le développement de sa marine et sa politique commerciale enfin, lui ont assuré cette suprématie pour longtemps. Cependant, la France possède aussi de grands éléments de succès : la richesse de son sol, la variété de ses produits, l’esprit inventif et intelligent des habitants, et leur goût parfait, sont autant de moyens de prospérité réelle et durable. Nous sommes supérieurs à toutes les autres nations pour tout ce qui tient au goût, à l’élégance des formes, à la délicatesse du travail ; nous avons, en un mot, au plus haut degré le sentiment du beau, non seulement dans les arts plastiques, mais encore dans les arts industriels. Rien n’égale, par exemple, la perfection de nos étoffes façonnées et de nos toiles imprimées ; nos pâtes céramiques, nos bronzes et nos meubles ont des formes sans cesse plus parfaites, et presque toujours irréprochables. Notre bijouterie et notre joaillerie, ainsi qu’une foule d’objets de luxe, ne craignent aucune concurrence ; cela est si vrai, que pour tous ces articles nous n’avons que des imitateurs et point de rivaux. L’Angleterre le sait bien, et plus d’une fois la sollicitude de son gouvernement s’est portée sur des circonstances qui, chez nous, sont une propriété originelle et nationale. Les enquêtes faites dans la Grande-Bretagne en 1835 et 1836, par ordre de la Chambre des communes, sur les beaux-arts dans leurs rapports avec les manufactures, ont fait ressortir en partie les causes d’infériorité des manufactures anglaises pour tout ce qui tient au dessin et aux formes. Quoique le comité n’ait pas voulu en convenir positivement, il résulte toutefois de l’ensemble des faits et des dépositions, qu’on attribue au catholicisme une haute et salutaire influence sur les beaux-arts, et que les proscriptions du rite protestant nuisent au développement du beau et au progrès des arts. C’est une question depuis longtemps jugée, et que le comité aurait pu admettre sans difficulté. Mais en dehors de ce fait général, et en dehors même du génie particulier au peuple français, il y a une foule de circonstances qui contribuent à répandre chez nous le goût des arts, et à perpétuer ce sentiment en quelque sorte inné du goût et de la perfection des formes. Nos musées, non seulement sont accessibles à tout le monde, mais ils sont encore fréquentés par toutes les classes de la société. La France est le pays de l’Europe qui possède le plus de monuments exposés aux regards du public. Partout nos ouvriers trouvent d’excellents modèles de peinture et de sculpture ; toutes les villes importantes ont des écoles publiques de dessin ; les bibliothèques sont ouvertes aux plus humbles, et les artistes arrivent en France aux plus hautes fonctions. Nous avons à l’Académie des beaux-arts des graveurs ; l’Académie des sciences a admis dans son sein, il y a quelques années, un fabricant d’instruments de physique qui est aussi membre du bureau des longitudes. L’Académie royale de Londres exclut les graveurs, et, à plus forte raison, un artisan qui fabrique des instruments de précision. L’œuvre partage toujours un peu le sort de l’artiste, et quand celui-ci n’occupe pas une haute position dans la vie réelle et dans l’opinion publique, les arts se ressentent naturellement de cette indifférence et de cette ingratitude. C’est là ce qui arrive dans la Grande-Bretagne. Nous ne devons pas nous arrêter dans une carrière si féconde en grands et utiles résultats ; nous devons soigneusement conserver et faire fructifier un patrimoine que le peuple le plus industrieux de la terre nous envie. Au point où en est arrivée la civilisation, les jouissances et le luxe marchent, dans la production générale, pour ainsi dire de pair avec les besoins, et les arts étendent sans cesse leur empire, en descendant jusqu’aux industries les plus modestes.

Cette supériorité, la plus noble de toutes puisqu’elle se lie à nos facultés les plus éminentes, puisqu’elle est le développement du sentiment esthétique dans toutes les classes de la société, ne traîne après elle aucun de ces inconvénients, presque inévitables dans toutes les innovations des arts mécaniques. L’intelligence du travailleur n’a point à redouter, dans cette sphère, l’uniformité souvent abrutissante qui suit les autres découvertes industrielles, et qui assujettit l’ouvrier à des mouvements purement mécaniques. Dans l’application des beaux-arts à l’industrie, l’imagination ne rencontre aucune limite. Les sujets d’étude varient à l’infini, et des ressources intarissables font naître sans cesse des formes et des combinaisons nouvelles. C’est sous ce rapport que les expositions périodiques peuvent devenir une école temporaire pour les manufacturiers français. C’est là qu’on peut étudier l’expression la plus complète du goût dans les arts appliqués à l’industrie. C’est dans le rapprochement de cette foule d’objets divers qu’on puisera facilement des inspirations, et que l’artiste recevra des impressions qu’il n’aurait certainement pas trouvées dans la solitude. Le goût a toujours été un caractère distinctif de l’industrie française, et si nous sommes restés inférieurs à l’Angleterre pour certains procédés techniques, si nous n’avons pas si bien réussi dans l’application des sciences, du moins avons-nous su donner à plusieurs de nos produits manufacturés cet avantage précieux qui les fait souvent rechercher, indépendamment de leur prix et de leur qualité. Nous devons soigneusement conserver ces traditions, si utiles à la diffusion des produits français, si respectées par tous les peuples qui ne sont pas uniquement assujettis à la matière, et qui voient dans l’industrie un instrument de civilisation et une cause de progrès moral.

Ainsi, nous devons avant tout visiter le temple de l’industrie avec un sentiment épuré du beau, avec les impressions que nous ont laissées les chefs-d’œuvre de l’art, avec la réminiscence de ces élégants détails que le travail de tous les âges fait passer journellement sous nos yeux, et avec cette pensée générale surtout que l’utilité seule ne constitue pas la perfection, mais que la beauté des formes et des manifestations matérielles en est la condition suprême. Ce point de vue n’affecte en aucune façon l’office des sciences, et les juges de ce grand concours conservent chacun l’indépendance de leur spécialité, l’autorité de leurs études et de leur expérience. Ils se réuniront dans une pensée commune, et nous saurons ce que l’intelligence et l’activité nationales ont trouvé de nouveau pour les besoins des masses, pour la délicatesse du luxe, pour la satisfaction du goût et pour les progrès généraux de la richesse publique.

Théodore Fix

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.