Le féminisme a-t-il quelque chose à attendre ou à redouter des économistes ?

Dans sa séance du 5 octobre 1903, la Société d’économie politique accueille Mathilde Méliot, journaliste économique et militante féministe. Celle-ci propose à ses confrères la question suivante : Le féminisme a-t-il quelque chose à attendre ou à redouter des économistes ? Dans son propos introductif, elle indique que les femmes, dans leur effort pour obtenir la liberté du travail et l’égalité des droits dans la sphère économique, devraient logiquement être soutenues par les économistes.

Cette espérance n’est pas sans fondement. Contre les corporations qui excluaient légalement les femmes du travail, n’est-ce pas Turgot qui établit l’entière liberté du travail, égale pour les deux sexes ? Son ami Condorcet, économiste à ses heures perdues, ne réclamait-il pas, sans succès, le droit de vote des femmes ? Depuis 1865, les éditions Guillaumin, centre de l’activité des économistes libéraux français, n’étaient-elles pas dirigées par des femmes, Félicité Guillaumin puis Pauline Guillaumin ? N’ont-elles pas accueilli bon nombre d’écrits réclamant une meilleure condition des femmes — on pense à Julie-Victoire Daubié, La femme pauvre au XIXe siècle, publié en 1866. Enfin, comment oublier les combats féministes de Frédéric Passy et d’Yves Guyot, pour qui c’était une préoccupation majeure ?

Malgré le soutien que le libéralisme semble devoir offrir au féminisme, l’attitude, au mieux ambivalente, des économistes présents à la Société d’économie politique en 1903, mérite explication. Face à la question : les femmes doivent-elles obtenir l’égalité complète des droits dans le domaine économique, la réponse de ces économistes, non seulement n’est pas un franc oui, mais elle conduit à la négative par des considérations étonnantes. Alfred Neymarck s’inquiète des effets d’une liberté économique des femmes sur la natalité ; selon MM. Boverat et Essars, « la véritable place de la femme devrait être au foyer ». Enfin M. Hayem ne cache pas le caractère timoré de sa défense de la liberté : « Il ne faut pas aller trop vite dans la voie des réformes égalitaires que préconise Mme Méliot, qui, elle, va de l’avant avec une trop vive impatience. Laissons faire le temps, qui agit sûrement dans le même sens, en améliorant constamment les situations dignes d’intérêt. Soyons féministes avec prudence et mesure. »

Cette attitude générale (hors le cas de Frédéric Passy) illustre la radicalité du message de la liberté, qui froisse nécessairement tous les conservatismes. Il prouve aussi que l’idée de la pure égalité de tous en droit, sans distinction de sexe, de race ou de couleur, n’était peut-être pas aussi imprégnée dans le mouvement des économistes français du tournant des XIXe-XXe siècles que des personnalités comme Frédéric Passy ou Yves Guyot peuvent le laisser supposer. Au début du XXe siècle, l’idéal du laissez-faire est déjà en voie d’extinction, et peu sont les économistes attachés à être des libéraux sans prudence, c’est-à-dire à réclamer partout et toujours une égale liberté pour chacun et chacune. B.M.


SOCIÉTÉ D’ÉCONOMIE POLITIQUE

RÉUNION DU 5 OCTOBRE 1903.

[…] La réunion adopte ensuite comme sujet de discussion la question suivante, proposée par Mme Méliot :

LE FÉMINISME A-T-IL QUELQUE CHOSE À ATTENDRE OU À REDOUTER DES ÉCONOMISTES ?

Mme Méliot expose ainsi le sujet :

Elle commence par établir nettement la question.

Si cette question, dit-elle, devait être comprise à la lettre, mon devoir serait de vous demander, à vous, si le féminisme a quelque chose à attendre ou à redouter des économistes, et de m’en tenir là. Ce serait, en effet, à vous de répondre.

Or, ce n’est pas seulement à la lettre, mais dans son esprit, que je dois ici comprendre la question.

Elle se présente donc, à mon sens, de la façon suivante : quel est l’état actuel du féminisme ; quelles sont les revendications de la femme dans la société moderne ; ces revendications sont-elles raisonnables ou extravagantes ; justes ou injustes ; portent-elles atteinte aux principes nécessaires sur lesquels se basent les Économistes, ou n’y portent-elles pas atteinte ?

Cet ensemble de points résolu, Messieurs, la question posée ce soir devant vous se trouvera solutionnée d’elle-même.

Après avoir esquissé à grandes lignes la situation faite à la femme dans la famille, et dans l’État, dans les divers pays et à travers les siècles, Mme Méliot arrive à l’époque moderne et contemporaine, indique les progrès, lents mais réguliers et continus, de l’affranchissement de la femme, puis le développement, plus précipité, plus étendu, — pour ainsi dire universel, — de son rôle social.

Répondant à ceux qui persistent à vouloir que la femme reste invariablement à son foyer, Mme Méliot a fort judicieusement démontré que ce rôle, enviable en effet, devenait de plus en plus difficile, très souvent même impossible à maintenir, surtout dans certaines classes.

Certes — et c’est fort heureux — la femme qui garde et qui tient habilement sa maison, qui veille attentivement sur son intérieur, humble ou fortuné, qui élève ses enfants, dont elle est la meilleure éducatrice par son exemple et ses conseils, existe toujours et est légion, mais les progrès industriels ont déplacé l’axe de l’activité humaine. La femme filant la laine, le lin, le chanvre, tissant, confectionnant les vêlements de la famille n’existe plus guère ; les filatures, les ateliers, le tissage mécanique ont obligé la femme à déserter la maison ; la mère de famille est bien forcée de chercher sa subsistance ailleurs. Les besoins actuels, sans cesse grandissants, les nécessités impérieuses de la vie moderne, de plus en plus compliquée, la concurrence acharnée que se font les États, la cherté de la vie quotidienne, l’absence du père, du mari, du frère, obligent les femmes à gagner leur vie elles-mêmes, à subvenir, par leurs propres forces, aux besoins journaliers.

La femme restée veuve avec des enfants est forcée de quitter son foyer et de travailler dehors… C’est de là qu’est venue la nécessité pour la femme d’entrer dans les ateliers, dans les usines, c’est-à-dire dans la vie économique proprement dite. Passant brièvement en revue les statistiques mondiales relatives à l’excès numérique des femmes sur les hommes et à l’infériorité injuste de leur salaire, Mme Méliot explique combien c’est à tort et contraire à leurs propres intérêts que les hommes, étant donné cet état de choses inévitable, marquent si souvent une hostilité systématique à la participation des femmes au travail général dans des conditions d’équitable égalité.

Cette opposition irréfléchie et illogique a pour effet une régression du travail féminin et, conséquence fatale, inéluctable, la misère augmente proportionnellement parmi les ouvriers. Mme Méliot a particulièrement insisté, dans ses observations sur les incohérences du Code civil français en ce qui concerne les droits de la femme.

Rien de plus curieux que les absurdes et inexplicables contradictions relevées à cet égard dans nos lois.

Les deux passages suivants donneront une idée du piquant réquisitoire de Mme Méliot contre certains articles du Code relatif aux femmes :

L’art. 8 dit : Tout Français jouira des droits civils.

La femme est-elle Française ? L’homme comprend-il la femme ? Tous les juristes sont d’accord — remarquable et singulière unanimité pour répondre carrément : non ! l’homme ne comprend pas la femme ! et, Madame Méliot est de leur avis. Mais attendons ! Prenons un autre article de ce même Code, l’art. 15, par exemple. Que dit-il ? Un Français pourra être traduit devant un tribunal de France pour des obligations contractées en pays étranger… Ici, nos juristes se rencontrent encore dans une complète unanimité… mais en sens contraire : ils déclarent tous que pour l’interprétation de cet article et pour son application, les femmes doivent être assimilées aux hommes et que Français sous-entend ici Française, qu’il ne sous-entendait pas tout à l’heure ! Ils établissent donc des différences suivant qu’il s’agit d’un droit ou d’une charge. Dans le premier cas, l’homme n’embrasse pas la femme, mais dans le second… il l’étrangle.

L’autorisation du mari, nécessaire toujours, ne l’est pas lorsque la femme est poursuivie en matière criminelle ou de police. Il en résulte que lorsque la femme veut faire quelque chose, elle doit en demander l’autorisation à son mari ; mais dès que la police veut s’emparer d’elle, elle n’est plus dépendante de son mari. Que devient alors l’efficacité de cette prétendue protection que la loi oblige l’homme d’assurer à sa femme ? Il la protège, oui … tant qu’elle ne court aucun danger !

Enfin, Mme Méliot conclut en ces termes :

Puisque le droit des travailleurs est le droit naturel primordial ; puisqu’il prend sa source à la fois dans l’âpre besoin et dans l’égalité psycho-physiologique de l’homme et de la femme le féminisme n’a rien à redouter des Économistes, qui servent et facilitent le libre jeu des forces et de l’énergie.

Reste le second point de la question : a-t-il quelque chose à en attendre ? Ici, Mme Méliot répond nettement : tout !

C’est que les Économistes ne se bornent pas à observer : ils font autre chose qu’observer, dégager des lois, prévenir des erreurs. Ils réclament l’exercice des droits. Et c’est là leur honneur.

La femme, libre, en pleine possession d’exercer ses facultés pour l’amélioration de son être sans rien abandonner de la noble mission que lui a donnée la nature, mission qui n’est exclusive ni du travail cérébral, ni du travail manuel ; la femme, libre d’ajouter son salaire à celui de l’homme ; la femme, libre de concourir à la production générale, puisqu’elle concourt à la consommation ; la femme, augmentant, par ce concours, la somme des produits, répond au desideratum suprême de l’Économie politique.

Les timorés seuls ont peur de la concurrence. Les accapareurs seuls ont peur de la surproduction. Mais les Économistes, qui ne craignent pas la concurrence, qui veulent les produits abondants et libres de circuler, mis à la portée de tous ; qui veulent l’extinction — ou, tout au moins, l’atténuation — du paupérisme par l’abondance du produit, doivent voir certainement, dit l’orateur, dans l’action féministe une action vers la réalisation de leurs vœux les plus chers.

L’égalité de l’homme et de la femme, l’anthropologie la proclame, la femme la réclame. La Sociologie et l’Économie politique l’appuient et… la civilisation cède lentement. C’est pour hâter son œuvre que le féminisme attend l’appui des Économistes.

M. des Essars est venu chercher une définition du féminisme et la spirituelle communication de Mme Méliot la lui a fournie. De cette communication, il ressort que le féminisme c’est la revendication par la femme du droit d’exercer toutes les professions occupées par les hommes et d’obtenir, à travail égal, un salaire égal. Tout cela ne paraît pas être du domaine de l’économie politique, mais plutôt de celui de la sociologie et de la morale. D’ailleurs, il ressort des paroles de Mme Méliot que le féminisme vise plutôt les professions libérales, pour lesquelles il n’y a pas précisément disette de candidats, que les professions qui demandent des efforts physiques ; elle n’a pas parlé de la femme charpentier, maçon, matelot, etc. ; la question se trouve singulièrement restreinte et cette prétérition fait le procès du féminisme en reconnaissant implicitement l’Inégalité des deux sexes.

Ce n’est pas que la femme soit intellectuellement inférieure à l’homme : il serait trop facile de citer des noms pour établir qu’elle est son égale, elle lui est supérieure dans bien des cas ; mais elle est autre, elle n’est pas destinée aux mêmes fins, c’est un fait, voilà tout.

Mais où l’économie politique peut avoir à dire, c’est à propos de l’inégalité du salaire. Elle constate que la femme, consommant moins que l’homme, peut se contenter d’une rémunération moins élevée ; nous nous trouvons alors devant la loi de l’offre et de la demande, c’est-à-dire devant la fatalité.

Si le féminisme n’a presque rien à faire avec l’économie politique, il aura maille à partir avec la démographie.

Notre si regretté confrère Adolphe Coste avait déclaré naguère que là où le féminisme grandissait, la natalité diminuait, car la femme comme l’ouvrier cherche à diminuer son travail, et son plus grand travail est la maternité. Il citait ce qui se passe dans certains États américains, en Australie et à la Nouvelle-Zélande. M. des Essars n’a pas vérifié les faits, mais il les accepte sur l’autorité de M. Coste.

Le point de vue social est encore plus important. Quel plaisir peut avoir le mari à rentrer après le travail dans un intérieur en désordre où il trouvera sa femme écrasée par le labeur de la journée ? Notre éminent collègue M. Cheysson et bien d’autres donnent sans compter le meilleur de leur temps, de leur intelligence et de leur cœur pour procurer à l’ouvrier des logements sains et confortables ; leurs efforts seront stériles si la femme déserte le foyer et ne donne pas au ménage cet aspect propre et décent qui le rend agréable et détourne l’homme du cabaret. Enfin la femme a-t-elle à gagner au féminisme ? C’est au moins douteux. Le féminisme tend à la faire sortir de son rôle d’épouse et de mère, d’économe de la maison, et ce pour un maigre salaire, qu’elle gagnerait facilement par la bonne administration du salaire du mari ; il y a donc lieu de faire les plus expresses réserves sur le bien fondé des aspirations féministes.

M. Alfred Neymarck trouve que Mme Méliot a été un peu sévère pour les économistes, peut-être même injuste. Après l’exposé du rôle de la femme dans l’antiquité, à Rome et à Athènes, au Moyen âge et jusqu’à nos jours, elle a omis de rappeler ce que Turgot, le maître des maîtres, ce que des penseurs, des philosophes-économistes comme Jules Simon, Laboulaye, Baudrillart, Ad. Frank, et tant d’autres qui ont jeté un si vif éclat sur l’Économie politique, ont dit, écrit et soutenu, pour défendre les droits de la femme, relever sa situation et son rôle, sans oublier tout ce qu’a dit et écrit, lui aussi, notre président M. Frédéric Passy.

On peut affirmer que jusqu’au XVIIIe siècle le rôle de la femme était abaissé, secondaire, à part quelques rares et admirables exceptions. Les économistes, Turgot en tête, se sont appliqués à le relever.

Comment ne pas se rappeler en quels termes touchants il s’exprime, dans ses lettres à Mme de Graffigny, sur la mère, sa tendresse, les sentiments qu’elle inculque et doit inculquer à ses enfants ? C’est un honneur ineffaçable pour Turgot d’avoir voulu relever la situation sociale de la femme, d’avoir tenté à une époque où la vertu et la chasteté étaient encore moins respectées dans les mœurs que dans les livres, d’arracher la jeune fille, l’épouse, la mère, en détresse, aux terribles inspirations de la misère et de la faim. Intendant à Limoges, il donna place à la femme dans les ateliers de charité, dans les travaux des routes, lui attribuant une tâche proportionnée à ses forces. Pour elle, comme pour l’enfant, il créa du travail à domicile. Contrôleur général des Finances, il fit plus que de la secourir ; il voulut que toute femme pût vivre du travail de ses mains ; il la délivra de l’odieuse et cruelle exclusion dont la frappaient les règlements de la communauté. L’Édit des jurandes affranchit ainsi le travail de la femme qui put se livrer en pleine liberté à toutes les professions où son habileté et sa délicatesse lui assurent une supériorité incontestable. Turgot a voulu, en protégeant la femme, protéger la famille tout entière et n’est-ce pas de ses idées que Jules Simon s’est inspiré dans son beau livre sur l’Ouvrière ? Jules Simon repousse les théories sentimentales de ceux qui veulent exempter la femme de tout travail mercenaire. Il reconnaît que le salaire de l’ouvrier ne suffit pas toujours pour nourrir lui et les siens, mais comme Turgot, il souhaite que la femme ait du travail à domicile, afin qu’elle reste au foyer et qu’elle ne soit pas séparée de ses enfants. « Si vous voulez, écrit-il, adoucir le sort des ouvrières, donner des garanties à l’ordre, raviver les bons sentiments, faire comprendre, faire aimer la patrie et la justice, ne séparez pas les enfants de leurs mères. » M. Neymarck, voudrait rappeler encore ce qu’ont dit et écrit, sur le même sujet MM. Laboulaye, Baudrillart, Frédéric Passy, Ad. Franck, et montrer ainsi que le féminisme, bien loin d’avoir à craindre quelque danger de la part des économistes, devrait, au contraire, leur être reconnaissant de ce qu’ils ont fait pour le défendre : mais, cependant sommes-nous entièrement d’accord ? M. Neymarck ne le pense pas et tient à préciser comment plusieurs de ses confrères et lui comprennent le rôle que la femme doit remplir dans la société moderne.

Aujourd’hui, sauf dans les ouvrages qui exigent une grande force musculaire, la femme a pris rang partout ; qu’il s’agisse de travail matériel, d’occupations commerciales, industrielles, de carrières libérales. Elle est commerçante, elle paie patente, elle peut voter pour les juges consulaires, mais paraît suivre l’exemple des hommes et n’use guère d’un droit qu’elle a réclamé vivement ; elle est avocat, professeur de droit, elle est médecin, institutrice, homme de lettres, compositeur, économiste, statisticienne, employée dans la banque, les grands établissements de crédit, les administrations publiques, etc. À l’heure actuelle, dans le commerce et l’industrie, plus de 3 millions de femmes et jeunes filles trouvent une occupation quotidienne. Quant aux professions libérales ou aux travaux administratifs, tout récemment pour quelques places libres, mises au concours dans une administration de l’État, des centaines de jeunes filles, munies du diplôme supérieur, se présentaient. Cette extension du féminisme peut avoir ses avantages, au point de vue de la productivité, dans la société moderne, mais ne peut-on pas dire qu’elle est une des grandes causes de l’arrêt dans le développement de la population ? Il serait injuste, assurément, à l’exemple de la société antique, de reléguer la femme dans le gynécée, de lui dénier le droit de travailler, de l’empêcher de tirer parti et profit de ses merveilleuses facultés. Personne de nous ne soutiendrait cette thèse, mais elle doit rester dans son véritable rôle. Comme le disait M. Ad. Franck, « la femme est la reine, l’ange gardien, la divinité du foyer. Nulle part sa présence n’est aussi bienfaisante et aussi nécessaire. Nulle part, elle n’exerce un pouvoir aussi réel, aussi actif, aussi respecté, quand elle-même est respectable et n’a pas été victime d’un choix tout à fait malheureux. « La femme, c’est la maison, dit la Sagesse indienne. Elle absente la famille dispersée a cessé d’exister. »

Que pourrais-je ajouter, dit M. Alfred Neymarck, à d’aussi éloquentes paroles ? Ne refusons pas le travail aux femmes, soit, mais donnons-leur surtout du travail à domicile. N’oublions pas que c’est la femme qui doit maintenir au foyer domestique toutes les vertus, soutenir le courage de l’homme, l’encourager dans son labeur, le défendre contre le découragement, s’occuper de l’éducation des enfants, surveiller leur instruction et à une époque où les idées morales et religieuses semblent s’affaisser, se rappeler qu’elle n’a pas de plus beau rôle que celui d’éducatrice, de moralisatrice, d’auxiliatrice et consolatrice. « Ne séparez pas les enfants de leurs mères », répéterons-nous encore avec Jules Simon, et c’est par ces belles pensées que l’orateur termine, « car les véritables professeurs de morale, ce sont les femmes. »

M. Rouxel trouve que la manière dont la question a été posée laisse à désirer. Il convient, dit-il, de la placer sur le terrain scientifique et non sur le terrain politique. Il eût donc été préférable de dire : Le féminisme a-t-il quelque chose à attendre ou à redouter de la science économique, et non des économistes ? Le problème ainsi posé, il est clair que le féminisme n’a rien à redouter et beaucoup à espérer de l’économie politique.

En effet, que demandent les féministes ? « Plus de justice et plus de liberté pour la femme. » Eh bien, c’est là l’idéal que l’économie politique a proclamé de tout temps : « Toujours plus de justice et plus de liberté pour tout le monde sans aucune exception. » Le féminisme est donc compris dans l’économisme.

Les économistes n’ont d’ailleurs pas attendu jusqu’à ce jour pour prêter leur concours à l’amélioration du sort de la femme. Beaucoup d’entre eux, morts ou vivants, qu’il est inutile de nommer, ont depuis longtemps revendiqué les droits économiques — ce sont les plus nécessaires et les plus urgents, — les droits civils et même les droits politiques de la femme. L’orateur ne veut citer qu’un exemple de la sympathie sincère que les féministes ont rencontré parmi nous.

En 1859, l’Académie de Lyon mit au concours la question suivante : « Étudier, rechercher, surtout au point de vue moral, et indiquer aux gouvernants, aux administrateurs, aux chefs d’industrie et aux particuliers quels seraient les meilleurs moyens, les mesures les plus pratiques : 1° Pour élever le salaire des femmes à l’égal de celui des hommes, lorsqu’il y a égalité de services ou de travail ; 2° Pour ouvrir aux femmes de nouvelles carrières et leur procurer des travaux qui remplacent ceux qui leur sont successivement enlevés par la concurrence des hommes et par la transformation des usages et des mœurs. »

La lauréate de ce concours fut Mlle Victoire Daubié, morte en 1874[1].

La presse politique ou socialiste a-t-elle ouvert ses colonnes à Victoire Daubié pour la propagation de ses idées ? « Je n’en ai jamais entendu parler, dit M. Rouxel. Ce que je sais, c’est que Victoire Daubié a collaboré à l’Économiste français. Cela prouve que les économistes, même les moins radicaux, sont bien disposés en faveur des justes revendications féminines, et que c’est parmi nous que les féministes trouveront les plus fermes appuis. »

Les féministes n’ont d’ailleurs pas grand choix dans leurs alliances : ou s’unir aux économistes, ou s’unir aux socialistes. Que leur réserve la seconde alternative ? Que veulent la plupart des socialistes ? Toujours plus de lois ; toujours plus d’extension de l’autorité, de l’ingérence statale dans les rapports sociaux ; c’est-à-dire : toujours plus d’atteintes à la liberté et à la justice. Sous prétexte de nous protéger, ils nous étouffent. Le salut du féminisme est donc l’alliance économique.

M. Rouxel demande encore la permission de rectifier deux opinions de Mme Méliot qu’il croit erronées.

1° La condition de la femme n’a pas toujours été en s’améliorant, comme par une sorte de fatalité, ainsi que semble le croire Mme Méliot. Elle s’est améliorée ou détériorée suivant qu’il y a eu plus ou moins de liberté générale et spécialement de liberté économique.

Avant l’organisation officielle des corps de métiers, la femme, au même titre que l’homme et en concurrence avec lui, exerçait toutes les professions qu’il lui plaisait d’embrasser. Ce fait ressort du Livre des Métiers d’Étienne Boileau, où l’on n’a fait qu’enregistrer les usages de l’époque, et où l’on peut lire au début de tous les articles : Tout homme ou femme qui veut exercer telle profession le peut en se conformant à telles et telles conditions.

Mais à partir de l’incorporation des métiers, c’est-à-dire des restrictions à la liberté du travail, toute corporation tendant par nature au monopole, les femmes ont été exclues peu à peu et successivement de la plupart des métiers, même de ceux qui leur convenaient le mieux. Et malgré toutes nos révolutions politiques, elles le sont encore !

C’est donc le régime de la liberté économique, et non celui du privilège, qui est favorable à l’amélioration du sort de la femme, aussi bien, d’ailleurs, que de l’homme, car tout se tient.

2° Le second point sur lequel l’orateur diffère de Mme Méliot et des féministes est la question du salaire.

L’infériorité du salaire féminin n’est pas arbitraire, comme on semble le croire. Il ne dépend pas des patrons de l’élever ou de l’abaisser suivant leur fantaisie. La loi de l’offre et de la demande n’est pas naturellement plus dure pour les femmes que pour les hommes. Les salaires féminins sont déprimés par diverses causes, notamment parce que l’ouvrière vit plus économiquement que l’ouvrier et est moins exigeante ; elle est moins exigeante parce que, en général, elle est aidée par son mari, son père, ses frères, etc. ; elle peut ainsi accepter des travaux au rabais et faire à l’ouvrière isolée une concurrence ruineuse.

À ce mal, aucune loi, que je sache, ne peut porter remède. Peut-être même, en examinant la question de près, trouverait-on qu’il y aurait plutôt lieu de supprimer des lois anciennes que d’en faire de nouvelles. Mais il ne faut pas sortir du sujet.

M. Sauvage rappelle quelques souvenirs relatifs à ce qui a été dit au sujet de la non participation des femmes aux travaux grossiers et périlleux du maçon, du charpentier, etc. Il possède une photographie rapportée par lui de Budapest, représentant des femmes exécutant des travaux de maçonnerie en ce qu’ils ont de plus fatigant : transport et élévation de matériaux, par exemple, l’emploi même de ces matériaux et leur mise en place étant exécutés par des hommes. Dans nos campagnes, sur nos côtes, on voit souvent des femmes appliquées à de gros ouvrages. Quant à la question des salaires, n’oublions pas que, parmi les hommes mêmes, on trouve des distinctions fondées sur l’âge et la force des travailleurs. Dans certains ateliers, comme ceux des chemins de fer, par exemple, on voit parfaitement des catégories d’ouvriers gagner des salaires différents pour des travaux en apparence semblables. On observe des différences analogues d’un établissement à l’autre, d’une ville à l’autre. Les salaires, il faut renoncer à vouloir les réglementer : ils sont ce qu’ils sont ; et voilà tout.

M. Boverat n’a qu’une observation à présenter. Il regrette de n’être pas d’accord, une fois n’est pas coutume, avec MM. des Essars et A. Neymarck. Il estime comme eux que la véritable place de la femme devrait être au foyer, mais est-ce toujours possible ? Puisque d’après les statistiques, il y a plus de femmes que d’hommes, il faut bien, à moins de rétablir la polygamie, que la femme trouve honnêtement à gagner sa vie. Le travail à la maison serait désirable et était possible du temps de Turgot, mais avec les progrès de l’industrie, le remplacement du travail à la main par le travail à la machine, l’ouvrière peut-elle se dispenser d’aller à l’usine ?

Dans un échelon plus élevé de la société, la femme recherche les professions d’employée des postes, des télégraphes ou des téléphones, de dactylographe. C’est du fonctionnarisme, mais peut-on reprocher aux femmes de rechercher les emplois de l’État, quand on voit le nombre si considérable de demandes faites par les hommes pour la place la plus infime ?

La femme qui ne trouve pas à se marier a droit à la vie, cependant, et est, par conséquent, obligée de subvenir à ses besoins par son travail. Si par suite de la concurrence ou de besoins moindres que ceux de l’homme, parce qu’elle est plus sobre ou plus économe, elle offre souvent son travail à un prix moins élevé, il n’en est pas moins de toute équité qu’à égalité ou équivalence de travail, elle puisse prétendre au même salaire que l’homme.

M. Emmanuel Vidal se range à l’avis de M. Rouxel en ce qui a trait à la position de la question et il lui semble bien que Mme Méliot a fait à ce sujet une juste réserve dans son exorde. En prenant la question à la lettre, l’orateur est d’avis que le féminisme n’a rien à attendre ni à redouter des économistes. Ces derniers ne sont pas gens à bonnets pointus menaçant, comme les médecins de Molière, certains clients récalcitrants à quelque absorption, de les faire tomber de la bradypepsie dans la catalepsie. L’économie politique est une science d’observation. Les économistes dégagent des lois et ne les font pas. Ceux qui les transgressent sont punis par le fait et, dans ce cas, il n’y a pas revanche des économistes dont les avis ont été méconnus.

Mais les économistes trouvent-ils dans les éléments de leur science quelque chose qui permette de prédire au féminisme le châtiment d’une erreur ? Le féminisme viole-t-il une loi économique ? C’est là qu’est le problème. Or, dit M. Vidal, d’un côté M. Neymarck estime que la femme doit travailler à domicile. Cela ne peut être vrai que pour certains travaux ; mais encore pour ceux-là, comment obliger la femme à travailler à domicile et l’employeur qui veut avoir le travail dont il a besoin à portée de lui, à recourir à ce procédé ? M. Neymarck ne sera pas, sur ce point, interventionniste. Son libéralisme bien connu et bien éprouvé le lui défend. M. des Essars, d’un autre côté, veut que la femme tienne la maison propre, surveille les enfants et les présente au père qui revient du travail. Qui ne souscrirait à ce vœu ? Mais il faut pousser plus loin et vouloir que le père puisse suffire à tout. Or les économistes ne peuvent pas vouloir qu’au cas d’insuffisance, la femme qui peut et qui veut travailler ne travaille pas. Et la famille ! s’écriera-t-on. La famille ! Mais qui donc a demandé que le féminisme s’exerçât au détriment des devoirs de famille ? Le féminisme revendique des droits en supposant l’accomplissement de tous les devoirs, ceux de famille compris. Certes M. des Essars pousse très justement un cri d’alarme quand il envisage la question au point de vue démographique. Pas plus M. des Essars que M. Neymarck ne se montrent des adversaires du féminisme, quand ils assignent à la femme le noble rôle dans lequel cependant ils paraissent la consigner, peut-être un peu étroitement, au sens de l’orateur. Mais le féminisme sort à peine d’une période de combat et ceci tend à répondre à l’argument de M. des Essars invoquant une opinion du regretté Adolphe Coste.

Cela dit, l’économie politique, contrairement à ce que pense M. des Essars, est bien obligée, qu’elle le veuille ou non, d’envisager l’influence de la femme dans la production des richesses. La femme participant à la production générale va-t-elle faire baisser les salaires ? Nous sommes en face d’une tendance générale différente nonobstant le féminisme. La femme va-t-elle aviver la concurrence ? Ce n’est pas nous qui allons nous en effrayer. La femme va-t-elle nous amener la surproduction ? Nous professons tous ici, dit en terminant M. Vidal, qu’il n’y a pas surproduction, quand il n’y a pas satisfaction à tous les besoins, qu’il y a encombrement, ce qui n’est pas du tout la même chose et que dès lors les problèmes de la circulation et de la répartition des biens ne sont pas résolus. Ne nous effrayons donc pas du mouvement féministe.

M. Hayem trouve que Mme Méliot a été plutôt pessimiste dans son exposé du rôle de la femme dans les temps passés et dans la société actuelle.

Au point de vue intellectuel, l’infériorité de la femme n’est nullement démontrée, et la science, la littérature, les arts s’enorgueillissent des succès remportés par des femmes vraiment supérieures. Dans ce sens, toute justice a été rendue au sexe féminin.

M. Hayem relève une contradiction flagrante dans les revendications formulées en faveur de la femme : d’un côté, l’on désire qu’elle reste à son foyer, dont elle doit être l’ange et la gardienne, et, d’autre part, on revendique pour elle le libre accès à toutes les professions, dont l’exercice l’éloignera fatalement, dans la majorité des cas, de ce foyer où l’on voudrait la voir rester.

Il y a des métiers qui sont, à proprement parler, du domaine de la femme : ce sont ceux qu’on désigne par l’expression de métiers à l’aiguille, auxquels travaillent environ un million de femmes. M. Hayem, qui dirige une importante maison du quartier du Sentier, a quelque compétence pour parler de ces métiers, et il assure que Jules Simon, ainsi que M. d’Haussonville et M. Ch. Benoist, qui ont étudié la situation économique et sociale des femmes employées à ce genre d’ouvrage, ont fort exagéré dans un sens pessimiste. Les salaires ont crû constamment et ont certainement augmenté de 35 à 40% depuis trente ans. Il en est de même dans la filature et le tissage et dans une foule de professions où les hommes ne font aucune concurrence aux femmes.

M. Hayem admet très bien que les femmes doivent pouvoir aspirer aux mêmes carrières que les hommes sauf de rares exceptions ; on les a vues envahir certaines professions où elles gagnent des salaires fort convenables, comme télégraphistes, téléphonistes, dactylographes, spécialité où l’on en rencontre qui ont des appointements de 150, 200, 300 francs par mois, salaires que beaucoup d’hommes envieraient.

Il ne faut pas aller trop vite dans la voie des réformes égalitaires que préconise Mme Méliot, qui, elle, va de l’avant avec une trop vive impatience. Laissons faire le temps, qui agit sûrement dans le même sens, en améliorant constamment les situations dignes d’intérêt. Soyons féministes avec prudence et mesure, et aidons les femmes à arriver aux situations avantageuses auxquelles leur énergie et leurs talents leur donnent droit.

Mme Méliot fait remarquer ce qu’il y a d’inconséquent et d’injuste à prétendre, comme l’a dit un précédent orateur, que l’infériorité du salaire de la femme se justifie d’abord par la modicité de ses besoins et de ses consommations par rapport à l’homme ; et ensuite parce qu’elle est à même de tenir elle-même son ménage et de préparer elle-même ses aliments. N’est-ce pas là, pour la femme qui a peiné tout le jour pour gagner sa vie, n’est-ce pas un surcroît de travail d’avoir à faire la cuisine pour ses repas et ceux de la famille ? Et que dire de la malheureuse ouvrière qui attend anxieusement, le soir, son mari qui s’est attardé au cabaret, et qui rentre ivre, ayant dépensé honteusement son salaire ?

M. Neymarck veut que la femme reste à son foyer C’est facile à réaliser, n’est-ce pas ? avec les progrès du machinisme qui mène à la constitution des grands ateliers et à la réduction des travaux qu’on peut exécuter à domicile !

Mme Méliot réclame tout simplement pour les femmes l’égalité et la liberté. Son féminisme va jusqu’à demander pour elles la liberté d’exercer toutes les professions qu’elles sont capables d’exercer.

M. Klotz reconnaît que la femme a le droit de travailler à toute occupation de son choix, mais à charge d’élever ses enfants, ce qui est la première de ses fonctions sociales. Or, comment la femme pourra-t-elle élever ses enfants, si elle quitte constamment sa maison ?

M. Frédéric Passy, président, commence par prendre acte, en remerciant à son tour Mme Méliot de sa très intéressante communication, des paroles par lesquelles elle vient de terminer sa réplique. Il s’agit, a-t-elle dit, de laisser à la femme la pleine liberté de sa personne et de ses actes. C’est bien là, en effet, le résumé de toute cette discussion, et c’est précisément cette formule du « laissez faire » que l’on nous reproche si injustement, à nous autres économistes, parce qu’on ne la comprend point, et qui n’est autre chose que la suppression de toutes les entraves, de toutes les oppressions et de toutes les injustices.

On a, dit M. Passy, critiqué soit la façon dont la question a été posée, soit aussi certaines parties des allégations de notre collègue. Il ne s’associe pas à ces reproches mais il doit dire que, s’il a été très heureusement impressionné par le savant exposé que la Société vient d’entendre, il a été un peu déçu en n’y trouvant rien sur une partie du sujet qui, habituellement, tient beaucoup au cœur des avocates du féminisme. Il veut parler du côté politique de leur programme. Il ne s’étendra pas sur ce sujet puisqu’il a été omis, avec intention probablement, par Mme Méliot. Il dira seulement que, quant à lui, tout en ayant, pendant assez longtemps, conseillé aux femmes de concentrer leurs efforts sur la conquête du droit civil et du libre exercice de toutes les professions, il n’a aucune objection de principe contre leur admission à la jouissance des droits politiques. Il ne voit pas de raison pour leur refuser ces droits qui leur ont été accordés, dans quelques pays déjà, sans que l’on s’en soit mal trouvé, et, de même que les femmes commerçantes contribuent aujourd’hui à élire les juges des tribunaux de commerce, il comprend parfaitement que les femmes qui en ont le goût et la capacité puissent aspirer aux fonctions administratives, être admises dans les académies, ou participer aux élections municipales et législatives et entrer dans les conseils de la cité ou de la nation. Mais s’il se refuse à édicter contre elles, sous prétexte de je ne sais quelle infériorité de nature, des interdictions légales, il estime qu’elles feront bien de se tenir en garde contre les ambitions qui tendraient à les faire sortir de leur rôle naturel et nécessaire de gardiennes du foyer. La famille est, et restera toujours, par destination, leur centre normal et le véritable théâtre sur lequel doit s’exercer leur influence. C’est par rayonnement plutôt que par action directe qu’elles doivent et qu’elles peuvent, dans la plupart des cas, agir sur le milieu social.

Pour la famille elle-même et pour leur propre bien-être, c’est encore au foyer qu’est leur véritable place. Et même au point de vue du budget du ménage, ce n’est pas toujours en allant gagner un salaire au dehors qu’elles y contribuent le plus efficacement. Surveiller, administrer, conserver, c’est produire. J’ai connu, dit M. Passy, deux ménages de paysans. Le nombre des enfants était le même ; le même aussi le salaire des deux hommes ; dans l’un la femme allait travailler aux champs ; dans l’autre, elle restait chez elle. Dans le premier, où le salaire proprement dit était plus élevé, c’était le désordre, la saleté, la misère. Dans le second, c’était l’ordre, la propreté et presque une sorte d’aisance. Le soin intérieur de la femme valait bien des fois ce que son travail au dehors aurait pu rapporter.

Je suis donc, continue M. Passy, tout à fait d’accord avec ceux de nos collègues qui recommandent à la femme, en citant le vers de Ponsard, « de rester chez elle et de filer la laine », je veux dire de s’adonner surtout aux soins nécessaires du ménage. Mais, d’une part, ces soins ne doivent point l’absorber tellement qu’ils lui interdisent toute occupation ou aspiration autre ; et, d’autre part, toutes les femmes ne sont pas à même de s’abstenir du travail extérieur. Il y en a qui sont seules ; qui sont restées veuves avec des enfants, et qui ne peuvent subvenir à leur existence et à celle de leur entourage qu’en exerçant un métier, depuis les travaux manuels parfois les plus durs, comme on nous le disait tout à l’heure, jusqu’aux professions plus relevées, en apparence au moins, comme celles de professeur, de médecin ou d’artiste. La nécessité commande. Et c’est à la fois une méconnaissance absurde des faits et une négation inadmissible du droit que de refuser aux femmes, sous les prétextes divers qui ont été invoqués, l’accession à telles ou telles professions. C’est, comme le rappelait justement M. Alfred Neymark, contre ces interdictions injustes que s’élevait notre grand ancêtre Turgot. « Dieu en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme. Et cette propriété est la première, la plus sacrée, la plus imprescriptible de toutes. » Ainsi parlait le ministre réformateur dans le préambule de l’Édit de 1776. Et cette propriété il ne la réclamait pas moins pour la femme que pour l’homme. Parmi les reproches qu’il adressait aux corporations, figurait le crime d’avoir réservé pour les hommes une partie des métiers qui semblent être par leur nature plus particulièrement du domaine des femmes.

Ce n’est pas seulement, d’ailleurs, continue M. Passy, la loi proprement dite qui, dans bien des cas, a pesé sur la situation des femmes ; c’est l’opinion. « Il y a, disait Napoléon, une chose qui n’est pas française : c’est qu’une femme puisse faire ce qu’elle veut. » En particulier, on ne lui permettait pas, dans bien des cas, au nom de sa dignité, ou de celle des hommes, de se livrer aux occupations auxquelles elle éprouvait le besoin de se livrer. M. Passy a écrit, il y a quarante ans, sous ce titre Le travail des femmes, pour protester contre l’interdiction qui pesait sur les femmes de fonctionnaires ou de professeurs de se livrer, même dans leur chambre ou dans leur salon, à des occupations dont elles pouvaient tirer parti pour augmenter les ressources du ménage. Tel préfet, tel recteur signifiait à un employé ou à un professeur d’avoir à interdire à sa femme de faire, pour les vendre, des objets en tapisserie, en dentelle, au crochet, des dessins ou de la peinture. C’était considéré comme une atteinte à la dignité de leurs fonctions.

Nous n’en sommes plus là. Reste, à l’opposite, l’idée, qui même ici a trouvé encore quelque créance, de la naturelle infériorité du travail et, par conséquent, du salaire de la femme. Sur ce point encore M. Passy croit devoir se prononcer pour l’égalité de droit, sinon toujours, malheureusement, de fait. On a parlé des besoins moindres de la femme. Sont-ils réellement moindres ? Et s’il peut être vrai — pas toujours — qu’elle n’ait pas le même appétit que son concurrent masculin, ne peut-elle pas avoir à côté d’elle d’autres appétits à satisfaire ? Le salaire, d’ailleurs, ne se mesure pas, ou plutôt ne devrait pas se mesurer à l’emploi qui en peut être fait, mais aux services dont il est la rétribution. Ce qu’on paie ce n’est pas la personne ; ce n’est pas même l’effort ; c’est le produit de l’effort. « Quand je travaille pour moi, mon salaire, c’est le produit direct de mon travail, élevé ou bas selon que je travaille bien ou mal. Quand je travaille pour autrui, mon salaire, ce doit être l’équivalent du produit de mon travail. » Aucune raison, donc, pour que, à produit égal, le travail de la femme soit moins rétribué que le travail de l’homme. Il peut se faire que dans beaucoup de cas, dans ceux où la force est un des éléments du travail, le temps de la femme ne vaille réellement pas le temps de l’homme. Mais le contraire peut être vrai aussi, dans d’autres cas, et même exceptionnellement dans celui-là ; et le travail doit être jugé et rétribué en lui-même. Au point de vue économique, il n’a pas de sexe.

Maintenant, si vrai que cela soit, comme, en dépit de tout ce que l’on pourra dire contre elle, c’est toujours la loi de l’offre et de la demande qui s’impose, si les femmes, en se précipitant sur des situations moins rétribuées dépriment elles-mêmes le salaire féminin ; si, en acceptant sans résistance la prétendue loi de l’infériorité de leur salaire, elles contribuent à donner force à cette loi, le mal se perpétuera. Mais la loi écrite n’y peut rien ; ou plutôt elle ne peut que se réformer elle-même en faisant disparaître les inégalités artificielles, les entraves qui pèsent encore sur la condition des femmes, et en leur restituant l’intégralité de leurs droits naturels à la libre concurrence sur tous les points de l’atelier social.

La liberté, donc, et l’égalité de droit, voilà à quoi toujours il faut en revenir. Et pour terminer, dit M. Passy, je félicite de nouveau Mme Méliot d’avoir si bien compris la valeur économique et sociale de notre doctrine de liberté. Elle nous a dit qu’elle n’avait peur ni de la concurrence, ni de la surproduction. La concurrence, quand elle est réelle, quand elle n’est ni faussée ni entravée, c’est la vie au concours, c’est la responsabilité en action, c’est la dignité et c’est le progrès. La surproduction, quand elle se manifeste sur un point ou dans un ordre de travaux, c’est la constatation d’une insuffisance de production sur un autre point et dans un autre ordre de travaux. Où donc a-t-on jamais vu un pays où tous les besoins des habitants fussent complètement et surabondamment satisfaits ? Où y a-t-il des aliments, des vêtements, des outils, des habitations en telle quantité et de telle perfection que personne n’en manque ou n’en désire de meilleurs ? Il y a des pays et des époques où ceux dont les besoins ne sont pas suffisamment satisfaits ne sont pas en mesure d’obtenir par leur travail les produits au moyen desquels ils pourraient se procurer les produits que les autres ne trouvent pas à vendre.

Ce n’est pas l’offre qui est excessive ; c’est la demande qui est insuffisante, parce que, malheureusement, elle n’est pas suffisamment pourvue elle-même ; et c’est, la plupart du temps, sinon toujours, parce que, par la violation du droit naturel de travailler, d’acheter et de vendre sans entraves, l’activité du travail et la libre concurrence ont été contrariées.

La séance est levée à onze heures cinq.

Charles Letort.

 

[1] L’œuvre de Victoire Daubié a été résumée dans la Nouvelle Revue du 15 août 1898, par la comtesse de Mazallan, d’après laquelle M. Rouxel en a donné lui-même une analyse dans le Journal des Économistes du 15 novembre 1898 et dans le Journal d’Hygiène du 4 mai 1899.

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