Fondation d’une université à Londres

Jean Baptiste Say, Fondation d’une université à Londres. Revue encyclopédique, septembre 1828, p. 537-549.


FONDATION D’UNE UNIVERSITÉ À LONDRES.

La fondation d’une Université à Londres est un événement dans l’histoire des progrès de l’esprit humain. Londres est actuellement la plus grande ville de l’Europe, et peut-être du monde[1] : une population de douze cent mille habitants ; des richesses plus considérables qu’on n’en voit rassemblées en aucun autre lieu du globe de pareille étendue ; des communications établies par mer avec le monde entier ; une réunion de gens de mérite dignes d’être les concitoyens des Bacon, des Newton et des Locke ; toutes ces circonstances semblaient appeler depuis longtemps un grand foyer d’instruction publique qui n’existait pas ; et si quelque chose doit surprendre, ce n’est pas qu’on ait créé de nos jours une Université à Londres, c’est qu’on ne l’ait pas formée plus tôt.

La philosophie et les lumières ont fait leur profit de ce retard. Les autres universités ont été fondées par l’ascendant du pouvoir sacerdotal ou politique, et ne se ressentent que trop de leur origine. On se proposait d’y recruter la caste sacerdotale ; le pouvoir voulait y diriger les études dans le sens de ses intérêts, en éloigner les idées capables de relever l’homme à ses propres yeux, et y trouver des pépinières de flatteurs ou des serviteurs habiles. Il n’est pas jusqu’à la plus récemment formée de ces institutions, celle dont Napoléon avait voulu se faire un titre de gloire, qui n’ait eu pour objet principal de façonner les générations selon des vues personnelles. Le gouvernement se mêlait de tout, dirigeait tout, reconnaissait à peine les droits de l’autorité paternelle, et soumettait le génie lui-même à son compas.

L’Université qui se forme à Londres est beaucoup plus de notre siècle. Elle est l’œuvre de la nation anglaise, et non d’une dynastie ou d’une congrégation. Tous ceux qui par leurs talents, ou par leur fortune, ou par leur position sociale, peuvent concourir à ce noble projet, sont admis à y coopérer. Les vieilles universités d’Oxford et de Cambridge sont devenues insuffisantes sous tous les rapports. À Oxford on n’instruit que ceux qui font profession de la religion anglicane, et on les oblige à prononcer des serments, quelquefois difficiles quand on respecte sa conscience et le bon sens. Quoique Cambridge se soit un peu relâchée de ses anciens règlements et admette les étudiants des sectes dissidentes, elle ne leur confère point de degrés. Dans l’une comme dans l’autre, les dépenses sont excessives ; et quoiqu’elles gênent beaucoup de familles, ces familles sont obligées de s’y faire inscrire plusieurs années d’avance, lorsqu’elles veulent que leurs fils y soient admis.

On peut ajouter que le droit et la médecine ne font point partie de l’enseignement de ces Universités, et que les degrés y sont conférés trop tard pour que les jeunes gens puissent s’adonner, en temps utile, aux professions lucratives, et commencer, par les premiers grades, les fonctions importantes de la société.

Nulle réponse satisfaisante n’a pu être faite à ces objections. L’Université d’Édimbourg, celles d’Allemagne, et les écoles de France, obtenaient la préférence sur des institutions beaucoup trop pédantesques, qui autrefois ont eu leur utilité, mais que les progrès du siècle et des lumières laissaient trop en arrière.

On a choisi Londres pour le siège de cette nouvelle université, en raison de son importance et de ses relations avec toutes les possessions britanniques. Les fondateurs ont calculé que cette capitale seule renferme cinq mille jeunes gens de seize à vingt et un ans, dont les familles seraient en état de faire tous les frais qu’exige cette instruction. Mais une raison prépondérante est la facilité qu’offre, pour le choix des professeurs, une grande capitale, rendez-vous ordinaire d’une foule d’hommes de mérite en tout genre.

L’emplacement dont on a fait choix est situé entre Upper Gower Street et la new road, c’est-à-dire dans la partie la plus aérée et la plus propre de Londres, et autant à portée de tous les quartiers qu’il est possible d’y être dans une cité d’une si vaste étendue. Le terrain contient 7 acres de superficie. Le bâtiment, dont on a déjà construit les portions qui doivent servir les premières, se compose d’un corps principal long de 430 pieds anglais, avec deux ailes considérables, qui formeront ensemble trois côtés d’un quadrangle. La portion qu’on termine actuellement contiendra quatre amphithéâtres, dans chacun desquels 440 étudiants seront commodément assis. On y trouvera de plus deux salles de leçons pour 270 étudiants chacune, et cinq salles pour 170 étudiants chaque. La bibliothèque et le musée auront l’un et l’autre une longueur de 118 pieds sur 50 de large, et 23 de hauteur. Le même bâtiment offrira de plus une salle pour les cérémonies publiques, et un musée anatomique, ainsi qu’une suite de chambres pour des laboratoires de chimie, de physique et de mécanique ; sans compter un fort grand nombre de salles, de cabinets, pour l’usage du conseil de l’Université, des professeurs et des autres officiers de l’établissement.

Dans l’intervalle des études, les étudiants, outre les cours ou jardins, trouveront des cloîtres ou promenoirs et un restaurateur ; enfin la bibliothèque et les musées leur permettront de remplir utilement leurs moments de loisir. Mais ni leur logement, ni même celui des professeurs, ne feront partie de l’édifice.

Les fondateurs de l’établissement se composent de donateurs proprement dits, et d’actionnaires ou propriétaires, à la manière des sociétés anonymes. Ce sera un louable objet de dispositions testamentaires. L’Université jouira de certaines contributions acquittées par les étudiants. La principale portion des honoraires des professeurs en proviendra ; ils seront par là directement intéressés à rendre leur enseignement attrayant et utile. On paraît certain que ces rentrées suffiront en outre, non seulement pour acquitter un intérêt de 4% des avances des actionnaires, mais pour augmenter successivement les bibliothèques et les collections. On a publié deux listes des donateurs et des souscripteurs, qui présentent déjà plus de neuf cents noms des personnes les plus respectables de l’Angleterre.

Voici ceux des membres du conseil : James Abercrombie, M. P. [2] ; milord Auckland ; Georges Birkbeck ; Brougham, M. P., F. R. S. Thomas Denman ; le comte Dudley and Ward (l’ancien ministre des affaires étrangères) ; I. L. Goldsmid, F. R. S. ; Olinthus Gregory ; George Grote jun. ; Joseph Hume, M. P., F. R. S. ; le marquis de Landsdowne, F. R. S. ; James Loch, M. P. ; Lushington, M. P. ; Macaulay, F. R. S. ; James Mill (l’historien de l’Inde anglaise) ; James Morrison ; le duc de Norfolk ; le vicomte Sandon, M. P. ; John Smith, M. P. ; William Tooke, F. R. S. ; Henry Warburton, M. P., F. R. S. ; Henry Waymouth ; John Wishaw, F. R. S. ; Thomas Wilson. C’est Leonard Horner, des Sociétés de Londres et d’Édimbourg, qui est administrateur.

Ainsi voilà un immense établissement d’instruction publique, absolument libre sous la surveillance des lois, mais dont l’autorité ne pourra se mêler pour y façonner à son gré des courtisans ou des moines. Les fondateurs jouiront de quelques privilèges, comme celui de faire admettre des étudiants. Quoique l’Université ne puisse exercer aucun droit de police au-delà de son enceinte, elle offrira quelque garantie aux familles et aux tuteurs des élèves, en n’accordant son attache aux personnes tenant des pensionnaires, ou aux répétiteurs, qu’autant qu’ils seront dignes de confiance. D’avance elle annonce qu’elle exigera d’eux des habitudes régulières et morales ; qu’ils ne souffriront pas que leurs pensionnaires rentrent à des heures indues, ou mènent une vie licencieuse ; ils devront même exiger d’eux qu’ils assistent aux exercices publics d’un culte quelconque ; ce qui a paru nécessaire pour consacrer la tolérance de tous les cultes. Ils devront rendre compte sans retard à l’administration universitaire de tout dérangement notable de conduite ou de santé ; ils ne recevront aucun autre pensionnaire que les étudiants de l’Université ; et enfin leurs prétentions devront être modérées. C’est en remplissant toutes ces conditions qu’ils obtiendront l’assentiment de l’Université. On conçoit qu’elles sont toutes dans l’intérêt des jeunes gens et des familles ; et nous ne serions pas surpris qu’elles attirassent autour de l’Université de Londres des étudiants de toutes les parties du monde civilisé. Quoique l’Université d’Édimbourg fût située beaucoup plus loin du centre de l’Europe, l’Europe est pleine de médecins, de professeurs et de savants qui, éloignés des Universités d’Oxford et de Cambridge par l’intolérance et la dépense, rendent témoignage de la solidité des études qu’on y a faites.

C’est le 30 avril 1827 que la première pierre de l’édifice fut posée. Elle le fut de la main d’un frère du roi, le duc de Sussex, qui avait été invité par le conseil de l’Université à la cérémonie et au dîner qui, en Angleterre, couronne ordinairement ces sortes de solennités. La circonstance est consacrée dans une inscription gravée sur une planche de cuivre, en langue latine, comme si la langue vulgaire n’avait pas son mérite, et comme si les langues vivantes n’étaient pas les organes naturels des connaissances dont se glorifie le siècle où nous vivons !

Le révérend Maltby, prédicateur de la Société de Lincoln’s Inn, prononça une prière que l’auditoire écouta debout et découvert. Le docteur Lushington, membre du parlement, adressa ensuite la parole à son altesse royale, et fit valoir les très bonnes raisons qu’on a eues d’établir un grand foyer d’instruction dans une ville aussi importante, mais où il pouvait se dispenser de la saluer du nom de la reine des cités. Il est temps de renoncer à ces titres fastueux que les nations se donnent à elles-mêmes, dans les occasions où nul ne peut les contredire. Il n’est aucune ville qui puisse raisonnablement prétendre à aucune domination, et nulle domination n’est désirable. Dans le même discours on appelle Londres le marché de l’univers ; et en effet, on peut venir de partout faire des achats et des ventes à Londres ; mais il n’est pas de marché dont on ne puisse en dire autant ; et ceux de New York, de Kanton et de Bordeaux ont des avantages qui leur sont particuliers, et que celui de Londres lui-même aurait mauvaise grâce à leur disputer.

Le prince répondit en termes très convenables et très applaudis, comme on peut s’y attendre, et un dîner de quatre cent trente couverts termina la journée.

Depuis ce moment, les bâtiments se sont élevés avec cette rapidité qui fait honneur en général à la nation anglaise et aux entreprises conduites par des particuliers. Les noms des étudiants s’inscrivent en très grand nombre. On les engage à visiter leurs professeurs. Les professeurs les questionnent sur le degré d’instruction où ils sont parvenus d’avance, et préparent leurs leçons en conséquence. Elles commenceront au mois d’octobre de cette année. Le cours entier des études universitaires comprendra quatre années ; mais l’élève, suivant sa force, pourra commencer à la seconde année ou aux suivantes. Il paiera une fois pour toutes pour son inscription 2 liv. st. ; et quant aux honoraires des professeurs, la dépense moyenne de chaque année sera, pour les étudiants, de 22 liv. 7 s. 6 d. st. pour ceux qui seront présentés par un des fondateurs, et de 26 liv. 17 s. 6 d. st. pour ceux qui ne jouiront pas de cette recommandation.

Plusieurs des professeurs ont donné un programme de leur enseignement. La langue et la littérature romaines (c’est leur expression) auront pour professeur M. John WILLIAMS. Il est entendu que pour suivre cette étude, il faudra avoir passé les éléments du latin. Le professeur fera comprendre le mérite caractéristique de chaque auteur, et se servira de cette explication pour faire connaître les développements successifs qu’a reçus le langage des anciens romains, aussi bien que les événements de leur histoire. Son objet sera moins de faire de ses élèves d’élégants latinistes, que de les rendre familiers avec les usages, les arts et les mœurs de l’ancienne Rome.

La langue des antiquités, la littérature des anciens Grecs auront pour professeur M. George LONG, ci-devant membre du collège de la Trinité, à Cambridge. Chacun de ces enseignements comprendra deux années, qui fourniront une classe d’aînés et de cadets.

Le professeur de mathématiques sera M. Augustus de MORGAN. Dans le plan général d’études arrêté par le conseil de l’Université, les mathématiques seront de même partagées en deux classes, celle des cadets et celle des aînés. Les sujets seront distribués de manière que le cours de la première année suffise pour apprendre ce qu’il y a de plus essentiel à savoir pour exercer les professions d’application, telles que celles d’ingénieurs civils, de chefs de manufactures et autres analogues, La seconde année embrassera les hautes mathématiques, qui ne seront suivies que par ceux des étudiants qui se croiront capables de les entendre. Les étudiants qui voudront obtenir un certificat du professeur devront subir un examen.

La physique et l’astronomie auront pour professeur M. Dyonisius LARDNER. Il entremêlera, comme on le pense bien, la physique rationnelle et la physique expérimentale. Il admettra les personnes d’un âge mûr à suivre ses leçons, en acquittant les honoraires attribués au professeur ; mais les étudiants seront soumis à des examens particuliers, où l’on s’assurera de leurs progrès.

La chimie sera expliquée par M. Edwan TURNER. Indépendamment de l’enseignement de la science et de ses plus récentes découvertes, le professeur fera connaître les relations qu’elle a avec les arts industriels et avec les autres sciences. C’est ainsi qu’il expliquera le blanchiment, les teintures, les arts métallurgiques, la formation de l’acier, etc. On voit quel profit les étudiants de différentes parties du monde pourront retirer des progrès obtenus par les Anglais dans les arts. Le temps des jalousies nationales est passé, et le professeur d’économie politique, grâces aux derniers perfectionnements de cette science, sera en état de démontrer à ses auditeurs que les véritables sources des richesses nationales ne se trouvent pas plus dans le monopole des connaissances que dans le monopole des industries.

Cette nouvelle science de l’économie politique sera professée par M. MACCULLOCH, qui a fait ses preuves dans plusieurs cours publics qu’il a prononcés à Londres, et dans plusieurs articles habilement développés, soit dans l’Encyclopédie britannique, soit dans la Revue d’Édimbourg, journal rédigé par les premiers écrivains de la Grande-Bretagne, et auquel on ne peut reprocher que d’être trop exclusivement l’organe du parti whig, et de s’être livré à de ridicules diatribes contre le caractère français et contre les savants de notre nation.

M. Macculloch annonce qu’il développera les circonstances les plus favorables à la plus grande production des richesses (c’est-à-dire des produits utiles et désirables pour l’homme), avec le moins de travail possible. Selon lui, tous les perfectionnements obtenus, ou qu’on peut se flatter d’obtenir dans le grand art de se procurer les choses indispensables, utiles ou agréables à la vie, peuvent se ranger sous un de ces trois chefs : 1° la sûreté des propriétés ; 2° l’accumulation des capitaux ; 3° l’introduction des échanges. Plusieurs considérations importantes se rattachent à ces sujets, telles que les monnaies, les contrats, la population.

Le professeur, après avoir traité de la production des richesses, expliquera leur distribution ; car tout individu qui ne vit pas de la munificence gratuite d’un autre, subsiste de ce qu’il retire lui-même de ses terres, de ses capitaux ou de son travail, et il est important que l’on sache comment ces portions de revenus lui arrivent. « Tout homme, dit le docteur PALEY, remplit sa tâche. L’espèce varie, voilà toute la différence ; car il y a bien des travaux indépendamment de celui des bras, et beaucoup d’industries (outre celles du corps) qui ne sont pas moins nécessaires et n’exigent ni moins d’assiduité, ni moins de fatigues, ni moins d’inquiétudes. Les hommes d’une condition élevée ne sont pas exempts de travail ; seulement leur travail est d’une autre sorte ; il peut être plus ou moins agréable pour eux ; mais il n’en est pas moins nécessaire à l’existence de la société. »

C’est dans cette seconde partie du cours que le professeur examinera l’effet obtenu des différents plans adoptés ou proposés pour venir au secours de l’indigence. Il développera ensuite les lois qui président à la consommation des richesses ; c’est-à-dire, qu’il assignera la différence qui existe entre la consommation reproductive et la consommation stérile. On voit que c’est le plan suivi par un économiste d’une autre nation, disciple comme M. Macculloch d’Adam Smith, et qui a cherché à compléter la doctrine de cet illustre Écossais.

On ne saurait trop applaudir le savant professeur, lorsqu’il promet d’apprendre à ses auditeurs à juger d’après eux-mêmes, à examiner les questions avec toute candeur, à décrire plutôt qu’à dogmatiser, à être lents à conclure et à ne donner leur confiance qu’aux résultats d’une soigneuse et laborieuse investigation.

Le professeur de législation sera M. John AUSTIN, de qui l’on possède plusieurs morceaux de critique et de jurisprudence qui peuvent faire présumer qu’il ne se traînera point dans les ornières de la jurisprudence anglaise, et n’abondera pas dans le sens des préjugés nationaux. Les jurisconsultes de la France et de l’Allemagne ne lui sont pas étrangers. Le droit des gens, ou plutôt le droit international, fera partie de son enseignement.

Quant au droit positif, c’est-à-dire aux corps de lois par lesquelles la nation anglaise est régie, il aura pour professeur M. Andrew AMOS. Jusqu’à présent, les gens de chicane ont été presque les seuls instituteurs de droit de la nation anglaise ; il est inutile d’insister sur l’influence que des idées plus étendues, soustraites à leur mesquine influence, auront désormais sur le perfectionnement des lois.

Les chaires de philosophie morale et d’histoire ne sont pas encore remplies. Outre que le conseil de l’Université a quelque peine à trouver des professeurs du premier ordre, il a pensé que les études des premières années étaient peut-être des préalables nécessaires à un enseignement qui suppose plus de maturité dans l’esprit.

Les langues vivantes et les littératures modernes occuperont une grande place dans les enseignements de l’Université de Londres ; et ce sera un des traits qui la distingueront le plus de toutes les universités existantes. [3]

La langue et la littérature anglaises auront pour professeur M. Thomas DALE. Ce cours comprendra naturellement deux parties, la grammaire et la composition. Cette dernière comprendra les préceptes et les exemples ; c’est-à-dire, l’examen des règles reconnues pour être les plus utiles dans la composition, et la critique des écrivains qui ont marqué dans les divers genres de composition, dans la poésie et dans la prose.

Une difficulté se présente dans l’étude de la langue et de la littérature anglaises, et elle est telle que l’avenir seul pourra la résoudre. Il est de l’essence des langues vivantes d’être progressives. Des mots nouveaux, des locutions nouvelles s’introduisent avec des besoins, des goûts qui se succèdent. Une grande nation impose à cet égard ses lois à toutes les populations qui parlent son langage ; mais, lorsque deux grandes nations parlent le même idiome, lorsque ces deux nations sont situées dans deux hémisphères différents, lorsqu’elles ont des gouvernements, des intérêts, des opinions divers, peut-être même opposés, peuvent-elles constamment parler le même langage ; et si elles doivent varier dans cet élément de la civilisation, laquelle des deux nations fera la loi à l’autre ? La Grande-Bretagne et les États-Unis parlent encore la même langue : ces deux États la parleront-ils toujours ? Et quand il s’y manifestera des différences, lequel des deux systèmes faudra-t-il suivre ? Chaque État prêchera pour ses habitudes : en se communiquant, s’entendront-ils ? Les étrangers à l’un et à l’autre feront-ils deux études, au lieu d’une ? Quelque chose d’à peu près analogue paraît avoir eu lieu entre l’espagnol et le portugais. Quelque chose de semblable se manifestera entre les idiomes de la péninsule ibérique et ceux du Nouveau-Monde.

Pour en revenir à l’Université de Londres, la langue et la littérature allemandes y seront professées par M. Ludwig von MÜHLENFELLS, de l’Université d’Heidelberg.

La langue et la littérature des Italiens auront pour professeur M. Antonio PANIZZI, de l’Université de Parme.

La langue et la littérature des Espagnols seront développées par Don Antonio Alcala GALIANO.

On n’a pas encore pourvu à la chaire de la langue française. Il y aura une chaire d’hébreu, occupée par M. Hyman HURWITZ.

Quelques autres chaires ont été instituées depuis peu. M. Robert GRANT sera professeur d’anatomie comparée et de zoologie. Son cours comprendra les animaux fossiles, ces animaux qui n’existent plus que dans leurs débris.

M. John LINDSEY professera la botanique. On conçoit aisément que cette science comprendra deux grandes divisions : l’une, la physiologie végétale, et l’autre la botanique systématique. Dans la première, le professeur fera connaître les organes des végétaux et leurs fonctions ; ce qui le conduira à exposer les lois générales de la végétation. Dans la seconde division, les plantes seront classées suivant les rapports qui les lient, et non suivant des caractères arbitraires puisés dans des points peu importants de leur structure. Cependant, le professeur ne négligera point de faire connaître le système artificiel de Linnée, ni les méthodes métaphysiques et ingénieuses de quelques autres botanistes. La botanique fossile et la formation des herbiers ne seront pas négligées.

L’anatomie humaine et comparée aura pour professeur M. Granville Sharp PATTISON.

La physiologie sera expliquée par M. Charles BELL.

La nature et le traitement des maladies, les accouchements et les maladies des femmes et des enfants, la clinique interne, la clinique externe, et la pharmacie, seront l’objet d’autant d’enseignements différents.

Au total, l’Université de Londres offrira un foyer scientifique imposant, et embrassera des connaissances qui n’étaient développées en Angleterre qu’accidentellement et par des talents épars. Mais nous reviendrons en terminant sur ce grand progrès d’une instruction libre. La matière de l’enseignement, c’est-à-dire les choses existantes sont indépendantes de toute organisation politique. Elles s’offrent à quiconque juge à propos de les étudier, et nul pouvoir n’est admissible à décider ce que l’homme doit apprendre et ce qui lui est interdit de savoir.

Savoir le plus qu’il peut, doit être l’objet de ses désirs. Aux secrets de la nature que le génie lui-même a tant de peine à pénétrer, il est insensé d’ajouter des difficultés de convention, fondées sur les institutions humaines, gouvernées par les volontés arbitraires des hommes, et quelquefois des plus insensés d’entre eux.

Une autre observation suggérée par le tableau que nous venons de tracer, c’est l’absence de ces prétendues sciences qui, comme le blason, n’ont que des traits de pure convention, et sont dépourvues de toute utilité. On a tant à apprendre, nous ignorons encore tant de choses réelles, que c’est un véritable gain que de ne pas farcir la tête des jeunes gens des rêveries de nos devanciers, ou des hochets dont ils amusaient leur vanité.

Le parti tory, qui compte dans ses rangs tous les évêques, et qui est maintenant protégé par le duc de Wellington, président du conseil, cherche à nuire, autant qu’il dépend de lui, à l’établissement de l’Université de Londres et à la propagation des lumières ; il emploie à cet effet une tactique dont les Jésuites de France lui ont fourni l’idée. Il fonde à Londres, à côté de l’Université, une autre école où l’on n’enseignera que les vieilles doctrines, en suivant les vieilles méthodes[4]. Cette circonstance est très heureuse ; car elle est propre à mettre en évidence les résultats des unes et des autres. On verra sortir de l’une de ces institutions des fanatiques et des suppôts de tous les vieux préjugés, de tous les abus dont se fatigue enfin la nation anglaise ; l’autre produira des hommes de mérite, des hommes au niveau de leur époque, et animés de ce patriotisme éclairé qui soutient la prospérité d’un pays. Il est vrai qu’une mauvaise administration ne confie pas les places aux hommes qui méritent de les remplir ; mais une mauvaise administration ne dure pas toujours. 

J.-B. S.

 

 

 

——————

[1] On est un peu revenu de l’opinion qu’on avait de la vaste étendue et de l’immense population des villes de la Chine. Elles ne sont pas, à beaucoup près, aussi compactes que les grandes villes de l’Europe ; les étages des maisons ne s’y élèvent pas au-dessus les uns des autres à une aussi grande hauteur, et les renseignements statistiques ne sont pas, dans les États asiatiques, soumis à une assez grande publicité pour inspirer beaucoup de confiance.

[2] On sait que les lettres M. P. désignent les Membres du Parlement, et les lettres F. R. S. (Fellow of the Royal Society) les membres de la Société royale, ou Institut.

[3] On se souvient que les langues vivantes et l’histoire moderne, c’est-à-dire les langues les plus utiles et l’histoire la plus avérée, étaient enseignées dans les écoles centrales que l’on supprima pour faire place à l’Université française, de sorte que l’Université fut un moyen dont on se servit pour rendre l’enseignement moins universel.

[4] On pourrait nommer cette école : rétrospective institution.

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.