In memoriam. Edgard Depitre (1881-1914), mort pour la France

Jeune professeur, co-directeur de la Revue d’histoire des doctrines économiques, Edgard Depitre rééditait les grands économistes libéraux du passé, les Physiocrates en tête. Il préparait d’autres rééditions — qui auraient été si utiles pour que la France se souvînt de son héritage libéral — quand la guerre se déclara. Il est mort au combat, en novembre 1914.


 In memoriam

Edgard Depitre (1881-1914), mort pour la France

Revue d’histoire économique et sociale, huitième année, 1920

EDGARD DEPITRE

Edgard DEPITRE était né le 7 juin 1881, dans la jolie cité de Villers-Cotterets. Brillant élève de la Faculté de droit de Paris, il débuta dans la vie scientifique, le 13 décembre 1905, par une excellente thèse de doctorat ès sciences politiques et économiques sur le Mouvement de concentration dans les banques allemandes, qui fut admise avec les éloges du jury.

Ses hautes qualités, mises en lumière par les examens qu’il avait subis, lui valurent d’être chargé, dès novembre 1906, d’une conférence à la faculté.

Le 18 juin 1907, il passa sa seconde thèse (doctorat ès sciences juridiques) avec le même succès que la première. Elle avait pour sujet : les Caisses de liquidation des opérations sur marchandises. Ces travaux indiquaient que la pensée de Depitre s’orientait de préférence vers les questions économiques.

Lors de la fondation de la Revue d’histoire des doctrines économiques, devenue depuis lors Revue d’histoire économique et sociale, nous eûmes l’heureuse fortune de pouvoir nous l’attacher en qualité de secrétaire de la rédaction. Depuis cette date, il ne cessa de consacrer tout son dévouement et le meilleur de son activité à cette publication qui lui était chère. Il y prit le goût et même la passion des recherches historiques sur les doctrines et les faits économiques. Sa vocation se trouva dès lors irrévocablement fixée.

En 1908, il apporta à la Revue une Note sur les œuvres économiques de Cournot, fragment d’une étude plus vaste qu’il se proposait de publier, mais qui, hélas ! ne devait jamais voir le jour. Au mois de novembre de la même année, reçu premier au concours d’agrégation des Facultés de droit et attaché désormais, d’abord en qualité d’agrégé chargé de cours, puis en qualité de professeur adjoint, à la Faculté de droit de l’Université de Lille, où il laisse de profonds et unanimes regrets, il continua pendant un certain temps, avec l’aide d’Henry Vouters, à se charger du secrétariat de notre Revue, malgré la lourde charge d’un enseignement à ses débuts. En 1911, ses occupations professionnelles étant devenues moins écrasantes, il accepta de s’associer à la direction de cet organe. Comme don de joyeux avènement, il nous donna un article sur les Origines de la prohibition des toiles peintes, embryon du livre remarquable qu’il fit paraître en 1912 sur la Toile peinte en France au XVIIe et au XVIIIe siècle.

L’œuvre d’Edgard Depitre comprend encore (sans parler de nombreux comptes rendus et analyses) :

Dans la « Revue d’histoire économique et sociale », un article sur le Système et la querelle de la Noblesse commerçante (1913), et un autre, posthume, sur les Prêts au commerce et aux manufactures de 1740 à 1789 (1914-1919, no 2) ;

Dans la « Collection des Économistes et Réformateurs sociaux de la France », la réédition de : Le Mercier de la Rivière, l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (1910) avec une Notice ; — Herbert, Essai sur la police générale des grains, et Montaudoin de la Touche, Supplément à l’Essai (1911) avec Notice et Table analytique ; Dupont de Nemours, De l’exportation et de l’importation des grains, et L.-P. Abeille, Premiers opuscules sur le commerce des grains (1911) avec Notice et Table analytique ;

Dans les publications de « l’Association nationale française pour la protection légale des travailleurs », une étude sur la Réglementation légale de la durée du travail des employés (1911) ;

Enfin, une Préface à la troisième série des « Mémoires et Documents pour servir à l’histoire du commerce et de l’industrie en France » (1913).

Edgard Depitre était en pleine possession de son talent. Documentation irréprochable, impeccable précision, style élégant et clair, tels sont les principaux mérites de son œuvre déjà importante. Ce qu’il laisse nous cause le profond et douloureux regret de ce que, travailleur infatigable, il eût donné à la science, si tout à coup la patrie n’eût réclamé de lui le suprême sacrifice.

Ce sacrifice, nous savons qu’il l’accomplit dans la plénitude d’une volonté prête à l’acceptation de tous les devoirs. De Cambrai, le 17 août 1914, il écrivait à M. Deschamps : « J’ai une section de soixante hommes ; je m’efforce de gagner leur confiance et leur affection… Nous attendons de marcher avec impatience (c’est lui-même qui souligne) ; cette vie de caserne est odieuse en un pareil moment ; matériellement, nous serons plus mal au bivouac, mais moralement !… Les forces morales y sont, je vous le jure, et vous pouvez être assuré d’avoir à réapprendre d’ici six mois toute votre géographie de l’Europe. » Mais bientôt son régiment, chassé par l’invasion, fut évacué sur Aubusson. C’est là qu’il vit pour la première fois son second enfant, né au lendemain de la mobilisation. Puis vint l’heure du combat, si ardemment désirée… Depitre tomba, le 14 novembre 1914, au cours de la terrible et glorieuse bataille des Flandres, sur le front de Dixmude à Ypres, à Bischoote, là où la lutte fut le plus acharnée, ayant eu, avant de mourir, la radieuse vision d’une nouvelle victoire prolongeant celle de la Marne. On ne retrouva son corps qu’après l’armistice. Il fut cependant possible de l’identifier sûrement.

Nous qui avons connu la beauté de son âme et l’exquise délicatesse de son cœur, nous voulons dire ici d’un mot — il ne permettrait pas plus — la toujours saignante blessure qu’est pour nous sa mort.

A. Deschamps, A. Dubois, E. Allix.

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