Influence du régime prohibitif sur les relations sociales et sur le développement des diverses industries, par Charles Dunoyer (Journal des économistes, septembre 1843)
INFLUENCE DU RÉGIME PROHIBITIF SUR LES RELATIONS SOCIALES ET SUR LE DÉVELOPPEMENT DES DIVERSES INDUSTRIES.
(Mémoire lu à l’Académie des sciences morales et politiques, séance du 12 août 1843.)
J’ai pris, il y a quelque temps, sur le bureau de l’Académie, un volume d’Œuvres diverses, que venait de lui offrir M. Mathieu de Dombasle, et dont un fragment considérable, portant le titre d’Études sur le commerce international, dans ses rapports avec la richesse des peuples, est consacré à la défense ex professo du régime prohibitif.
Ce n’est pas pour ce système une petite bonne fortune, ni un médiocre honneur que d’avoir rencontré un tel apologiste. M. de Dombasle est, sans contredit, une des plus saines et des plus vigoureuses intelligences que possède notre pays. C’est, en même temps, un de ses caractères les plus purs et les plus honorables. Je ne crois pas qu’il soit possible d’unir plus de véritable philosophie à plus d’esprit pratique, ni d’apporter plus de sincérité et de droiture à la recherche de la vérité. Mais il n’a été donné à aucun homme d’être infaillible. II peut arriver aux esprits les plus heureusement doués de se méprendre, même de se méprendre gravement ; et c’est, dans ma conviction, ce qui est arrivé à M. de Dombasle lorsqu’il a entrepris de défendre, en principe, le système plus ou moins restrictif qu’on est dans l’usage de désigner par le nom de système protecteur, ou de système des prohibitions.
Il y a dans cet écrit, en effet, cela de remarquable, que l’illustre agronome ne s’est pas borné à envisager le système en fait. Il aurait pu, sans qu’il fût possible d’y trouver à redire, le considérer comme un fait important, qui a pris sa place et une grande place dans les réalités de ce monde, et qui a créé des intérêts considérables, qu’on ne saurait sacrifier légèrement. Je concevrais que, le prenant sous le point de vue de l’application, il eût exposé, avec la sagacité qui est une des facultés distinctives de son esprit, et avec les lumières et l’expérience qu’il possède, les difficultés qu’il y a de le modifier et les ménagements qu’on ne pourra se dispenser d’apporter à une telle réforme. Mais ce n’est là ni ce qu’il a fait ni ce qu’il a voulu faire. Ce qu’il a entrepris, c’est de défendre le régime en lui-même et en théorie. Il a représenté le système de l’isolement commercial des nations comme un état parfaitement naturel, également favorable à la paix et à la prospérité universelles, qui n’avait par conséquent aucun des inconvénients qu’on lui reprochait, et qu’on ne pouvait trop s’appliquer à rendre durable ; ajoutant que la liberté des communications et des transports, bonne dans les relations intérieures, aurait de détestables effets dans les rapports de peuple à peuple, et ne pouvait devenir jamais la loi du commerce international.
Or, c’est cette apologie, en principe, de l’isolement des nations qui donne un caractère vraiment singulier à la dissertation de M. de Dombasle, et qui en fait, à mon avis, un ouvrage foncièrement erroné. L’erreur est telle qu’on pourrait, si elle était sortie d’une plume moins considérable, la laisser passer sans examen ; mais elle a reçu du nom et de l’habileté de l’auteur une autorité qui l’a déjà rendue contagieuse ; car l’écrit où elle est enseignée, publié isolément sous un autre titre, a eu plusieurs éditions. Je crois donc qu’une réfutation était nécessaire. Toutefois celle que renferment les réflexions que je vais avoir l’honneur de communiquer à l’Académie n’est point directe. Provoqué, heurté, en lisant l’écrit de M. de Dombasle, dans mes convictions les mieux établies, j’ai été entraîné comme malgré moi à en examiner de nouveau la base et à rechercher, avec plus d’attention que je ne l’avais peut-être fait encore, quelles sont au vrai les influences du régime prohibitif, et comment il agit à la fois sur les relations sociales et sur le développement des diverses industries que pratique la société. C’est le résultat de cette recherche que je demande à l’Académie la permission de lui soumettre. Comme M. de Dombasle, je l’ai faite en théorie et dans un intérêt de doctrine. Seulement, je me suis réservé de dire, en finissant, quelques mots des difficultés de l’application, et du concours d’efforts patients et de circonstances heureuses que réclamera dans l’avenir le lent et graduel établissement de libres relations commerciales entre les nations.
Les partisans du régime prohibitif ont beau affirmer le contraire, il demeure constant que la police des nations européennes est entrée dans une fausse voie quand elle s’est arrogé le droit de limiter les mouvements de l’industrie voiturière et de déterminer dans chaque pays ce qu’il serait permis à cette industrie d’importer ou d’exporter.
Je reconnais qu’en fait, et dès l’époque où les relations commerciales entre les grands États de l’Europe ont commencé à prendre de l’activité, on a partout débuté par là : c’était le complément du régime des privilèges ; et l’on comprend aisément que lorsque, dans l’intérieur de chaque pays , on croyait pouvoir protéger toute industrie contre la concurrence même intérieure, a plus forte raison devait-on se croire autorisé à la défendre contre la concurrence du dehors ; rien ne devait sembler si naturel et si permis que de repousser la concurrence étrangère : l’instinct cupide des populations, l’intérêt fiscal des gouvernements, les rivalités nationales, la peur, la haine, la jalousie, l’amour de la vengeance et des représailles, toute sorte de mauvais sentiments devaient pousser à l’emploi de ce moyen ; emploi qu’a su colorer après coup la sagacité naturelle de l’esprit humain, toujours habile à découvrir de bonnes raisons à l’appui des plus mauvaises causes, et qu’elle a peu à peu amplifié, étendu et systématisé.
Que le système donc ait eu ses raisons, cela n’est pas contestable. Que de plus il n’ait pas empêché de certains progrès, et même des progrès considérables, quoique infiniment moins rapides, à coup sûr, et surtout moins heureusement dirigés que si les choses eussent pris un cours plus régulier et plus légitime, cela n’est pas davantage susceptible d’être contesté. Il est permis de supposer qu’à l’exemple des autres privilèges, qui, sous certains rapports et à certaines époques, ont agi comme stimulants, les prohibitions ont pu être un encouragement aussi ; que, dans les pays peu avancés, elles ont pu aider à vaincre l’hésitation des capitalistes, et contribuer à les engager dans des entreprises utiles, mais chanceuses, où ils ne se fussent peut-être pas aventurés sans cet appât. On peut admettre que la certitude donnée à l’industrie indigène de ne pas rencontrer la concurrence étrangère sur le marché national a pu, en lui inspirant de la confiance, lui imprimer d’abord une certaine activité, et concourir ainsi au développement de ses forces. Il est encore plus naturel de croire que ces effets ont dû devenir plus sensibles lorsqu’à la sécurité qu’inspirait l’exclusion de la concurrence étrangère sont venues se joindre, à l’intérieur, les vives excitations de la liberté, et la possession de tous les pouvoirs, de tous les moyens d’action que la liberté a fait naître.
Ainsi, que le régime prohibitif, que le privilège plus ou moins absolu attribué aux producteurs indigènes d’approvisionner les consommateurs nationaux ait dû, comme le système tout entier dont il n’était qu’une dépendance, avoir sa place et une grande place dans l’histoire de la civilisation, et, comme des systèmes pires encore, qu’il ait eu un certain nombre de bons effets, cela n’est certainement pas niable ; mais ce qu’on peut encore moins nier, c’est qu’il n’ait produit un bien plus grand nombre d’effets fâcheux, et que ces effets ne soient de moins en moins rachetés par ce qu’on a pu lui devoir, à quelques égards, de résultats favorables.
La société, en donnant à chaque classe d’industries, dans le régime prohibitif, le monopole du marché national, se rend coupable de beaucoup d’injustice, pour arriver à beaucoup de difficultés et préparer de déplorables perturbations. Les industries nationales, dans ce régime, sont implicitement constituées en grandes corporations privilégiées, et ces corporations sont des forces que le gouvernement crée contre lui-même, qui seront entre elles dans un inévitable état d’hostilité, et qui, réunies, provoqueront immanquablement contre le pays l’animosité et les représailles des autres nations. Je n’ai pas besoin de sortir des faits contemporains pour apercevoir des preuves multipliées de ce que j’avance.
Tout ira bien pour le gouvernement, dans le régime prohibitif, tant qu’il pourra maintenir les diverses industries dans la situation privilégiée qu’il leur aura faite, tant qu’il leur pourra conserver le droit exclusif d’approvisionner le pays. Mais qu’il conçoive, même de très loin, la pensée de rendre aux habitants le droit qui, naturellement, leur devrait appartenir de vendre et d’acheter où bon leur semble, qu’il ait l’air de vouloir leur ouvrir le marché du moindre pays voisin, qu’il parle seulement d’unir commercialement la Belgique à la France, et il entendra de beaux cris, et il verra de belles démarches, et il recevra de fières remontrances ! Tous les intérêts indûment favorisés entreront immédiatement en rumeur ; ils mettront à défendre un privilège inique plus d’ardeur qu’on n’oserait en employer à la défense du droit le plus juste. Il n’y aura pas d’efforts qu’ils ne fassent pour résister à l’admission dans le marché national de tout concurrent étranger. Ils auront l’air d’accuser le gouvernement de méditer leur ruine ; ils le soupçonneront presque de trahison : vous nous avez fourvoyés, sembleront-ils lui dire ; vous nous avez excités par vos tarifs à engager nos capitaux dans des entreprises où nous n’étions pas en mesure de lutter contre des étrangers mieux placés ou plus avancés que nous. Ce n’est pas nous qui vous avons demandé ces primes ; notre désintéressement est bien connu : vous les eussions-nous demandées, il fallait ne pas les accorder si elles étaient injustes ou dangereuses ; il ne vous est plus permis de les retirer maintenant ; vous ne le pourriez sans compromettre notre fortune ; vous n’avez pas le droit d’être généreux, ni même juste à nos dépens ; les droits protecteurs que vous nous avez accordés ne sont pas seulement un fait, mais un principe, etc.
Et ce ne sera pas, comme on a semblé le penser, faute d’attributions suffisantes, ou, comme on s’exprime aujourd’hui, faute d’une suffisante centralisation[1], que le gouvernement se verra entouré de ces résistances : ce sera, tout au contraire, parce que l’erreur ou l’inattention publiques lui auront laissé prendre, à cet égard, plus de pouvoirs qu’il n’en pouvait légitimement et utilement exercer ; parce qu’il se sera arrogé le droit injuste et dangereux de régler les mouvements des diverses industries, qu’il les aura placées dans des situations artificielles et fausses, et qu’il se sera mis lui-même dans l’impuissance de revenir à la justice et au bon sens sans froisser beaucoup d’intérêts. Certes, si, au lieu de créer ainsi par des tarifs, contrairement à tout droit et à toute prudence, des positions exceptionnelles à la plupart des industries, il s’était borné à les faire jouir de cette sûreté qu’il doit également à toutes, en leur laissant d’ailleurs le choix de leurs travaux et la responsabilité de leurs entreprises, il ne se serait pas exposé à de telles difficultés. C’est donc lui qui s’est suscité à lui-même ces obstacles, et le premier effet du régime prohibitif est de lui faire des ennemis de ceux-là même qu’il favorise, et de l’exposer à les voir coalisés contre lui, à la moindre atteinte que pourra recevoir de sa part la position injuste qu’il leur a créée.
Un second effet du même régime sera de mettre aux prises les unes avec les autres les industries indûment favorisées. Chacune d’elles sans doute trouvera fort bon que nul ne puisse s’approvisionner hors du marché national de l’espèce de produits qu’elle crée ; mais aucune n’approuvera qu’on lui interdise de tirer des marchés étrangers mieux pourvus que le marché national, les divers objets qu’elle consomme ; et toutes réclameront, hors en ce qui concerne, bien entendu, les produits de leur fabrique, la liberté des relations avec le dehors. Il pourra sans doute arriver que, pour mieux assurer leur propre privilége, quelques-unes consentent à faire cause commune avec d’autres, et qu’ainsi coalisées elles travaillent ensemble à assurer la durée de leur position. Mais comme, dans ces pactes immoraux, il y aura ordinairement un bon nombre de dupes ; comme toutes les industries liguées n’auront pas au même degré besoin de faveur, et comme aucune ne pourra concourir à assurer à ses complices le monopole du marché national qu’en travaillant à se faire fermer à elle-même les marchés étrangers, il arrivera heureusement que ces coalitions, toujours fort incomplètes, seront en outre médiocrement solides, et qu’à la première occasion un bon nombre d’industries, revenant à leurs tendances individuelles, se mettront en hostilité contre celles qui, par l’excès de leurs exigences, contribueraient le plus à leur faire fermer le marché des autres nations. C’est ce qu’on a vu dans une occasion récente, où un certain nombre d’industries, qui combattaient violemment l’union commerciale avec la Belgique, au nom et dans l’intérêt prétendus du travail national, ont été démenties, accusées, apostrophées par beaucoup d’autres qui, au nom du même intérêt, réclamaient cette union avec non moins d’ardeur que les premières n’en mettaient à la repousser, et où des villes considérables et de nombreuses populations ont formé sur-le-champ des camps séparés et élevé des drapeaux contraires.
Ajoutons que cette hostilité que le système suscite entre les diverses industries se manifeste plus vivement encore entre elles et le gros de la population. On a beau dire à la masse des regnicoles qu’ils sont tous alternativement producteurs et consommateurs, et que les tarifs de la douane sont une garantie pour tous et ne sont en résultat une charge pour personne, que chacun retrouve avec bénéfice dans ses ventes ce qu’il peut payer de trop dans ses achats ; nul n’est dupe de cet artifice de langage, et les producteurs dont le travail n’est que faiblement protégé et ceux qui ne sont pas protégés du tout, ceux en très grand nombre notamment qui dirigent leur activité sur les hommes et dont les produits n’affectent pas un caractère matériel, tous ceux qui exercent quelqu’une des professions dites libérales, les professeurs, les savants, les artistes, les médecins, les avocats, les fonctionnaires de tous les ordres, sentent fort bien que les taxes de la douane sont pour eux une charge sans compensation, qu’elles leur imposent une contribution véritable et souvent très forte ; et si, comme on l’a cent fois observé, il est absurde de prétendre qu’une nation est tributaire de celles à qui elle achète librement, spontanément et à prix loyalement débattu ce qu’elles produisent mieux qu’elle, il ne le serait certes pas de dire qu’elle est tributaire de toutes les industries nationales qui, à la faveur des droits ou des prohibitions de la douane, lui font payer les produits qu’elles créent au-dessus de leur vraie valeur. C’est bien là en effet un tribut véritable, une servitude réelle, une subvention accordée sans service reçu. L’hostilité est donc naturelle, et légitime et nécessaire, entre elle et les industries indigènes qui la rançonnent ainsi, et il ne faut pas être surpris des plaintes animées qu’en toute occasion ces sortes d’exactions lui inspirent.
Le système enfin produit de peuple à peuple plus d’inimitiés encore que dans l’intérieur de chaque nation. Et en effet, s’il a la prétention de favoriser le travail national, il ne dissimule pas qu’il est hostile à l’industrie étrangère. Il fait revivre entre les nations, sur une plus vaste échelle, les anciennes rivalités des ordres et des corporations. Il met aux prises les industries de chaque pays avec les industries étrangères de même nature. Il intéresse les industries rivales à engager, de chaque côté, le pays tout entier dans leur querelle ; et de chaque côté, en effet, ces industries ne négligent rien pour persuader au pays que tout ce qui vit au-delà de la frontière a des intérêts opposés aux siens. Né des sentiments haineux et jaloux qui ont longtemps divisé les peuples, il a besoin, pour se maintenir, de faire considérer la guerre comme leur état naturel. Il perdrait son principal argument si la guerre cessait d’être à craindre ; c’est uniquement, affirme-t-il, dans la prévision de la guerre, et pour qu’on ne soit pas pris au dépourvu dans le cas où elle éclaterait, qu’il prohibe les marchandises étrangères, et qu’il vise à naturaliser dans chaque pays les industries du monde entier. Il lui importe donc que la guerre soit toujours considérée non seulement comme possible, mais comme probable, et il entretient avec soin les préjugés les plus propres à la perpétuer ; il la continue même, autant qu’il est en lui, en tenant les peuples aussi isolés que possible, et en ne cessant de fomenter entre eux l’irritation et la jalousie ; il est la dernière cause qui les sépare, et la force qui, dans l’état présent du monde, oppose le plus d’obstacles aux rapprochements, à l’espèce de fusion que l’industrie voiturière tendrait à opérer entre eux sous mille rapports.
À l’intérieur et à l’extérieur, le régime prohibitif est donc visiblement une cause de trouble et de discorde, et cet effet, qui s’est déjà manifesté par tant de luttes, deviendra de plus en plus évident à mesure que les inconvénients du système deviendront eux-mêmes plus sensibles, et que son existence sera, comme il faut s’y attendre, plus combattue et plus menacée.
En même temps, d’ailleurs, qu’il divise les hommes, il oppose de graves obstacles au progrès des diverses industries. Il a, dans une grande mesure, le tort d’intervertir partout l’ordre naturel de leur développement et d’imprimer à leur expansion une direction très irrégulière ; d’en fomenter dans chaque pays un certain nombre qui n’auraient, pour le moment du moins, aucune chance de s’y établir d’elles-mêmes, et d’y enchaîner l’essor de celles qui pourraient le mieux y réussir ; d’enchérir par là très sensiblement les produits de toutes, et, en troublant ainsi le cours des choses, d’installer partout La Contrebande, qui se donne la mission de rectifier ses plus grands écarts, et qui, de toutes les industries qu’il a la prétention de rendre florissantes, est, sans aucun doute, et au milieu même des efforts qu’il fait pour la réprimer, celle qu’il excite, qu’il chauffe, qu’il fomente le plus vivement.
Il diminue pour toutes, sous un autre aspect, les chances naturelles qu’elles auraient de prospérer. Il ralentit sensiblement leur marche, en isolant les nations qui les pratiquent, et en exigeant que les mêmes découvertes soient refaites autant de fois qu’il y a de peuples séparés. Il la ralentit encore en empêchant très sensiblement les matières premières, les capitaux, les machines, les hommes, les idées, les inventions, les talents de chercher et de trouver leur véritable place.
D’un autre côté, et c’est peut-être là le point capital, l’isolement qu’il produit diminue sensiblement l’activité, en limitant la concurrence. On objecte, il est vrai, qu’il laisse la concurrence entière dans l’intérieur de chaque pays. Mais si cette concurrence intérieure, autrefois si redoutée et si combattue, est tenue maintenant pour favorable, comment arrive-t-il qu’elle ne le soit que dans l’intérieur du marché national, qu’elle cesse de l’être au-delà, et que l’utilité qu’on lui reconnaît s’arrête juste à la frontière ?
Il y a à tenir grand compte, observe-t-on, de la diversité des situations et de la nécessité de les rendre égales pour que la lutte demeure possible à l’industrie des pays les moins avancés. Mais ce n’est là visiblement qu’un prétexte ; car, par la nature même des choses, il existe entre les situations des diversités infinies, non seulement d’État à État, mais de province à province, de territoire à territoire, et, pour ainsi dire, d’entreprise à entreprise : toutes les mines, dans l’intérieur du même pays, ne sont pas susceptibles d’être exploitées avec la même facilité ; tous les laboureurs ne cultivent pas, à beaucoup près, un sol également fertile ; toutes les usines ne sont pas également bien placées ; toutes ne disposent pas de moteurs naturels gratuits ou de moteurs gratuits d’une égale puissance ; toutes n’ont pas à leur service des populations également intelligentes et bien dressées ; là où les conditions sont le plus égales, une multitude de causes peuvent accidentellement les faire varier, une mode nouvelle, un procédé nouveau, un perfectionnement quelconque ; enfin cette diversité et cette mobilité dans les situations sont choses non seulement naturelles et inévitables, mais, dans une certaine mesure, impossibles à effacer.
Si donc des industries rivales, pour pouvoir concourir et avancer simultanément, avaient besoin d’être placées dans des situations identiques, il faudrait, à peu près partout, renoncer à tout progrès un peu général ; car presque nulle part une telle égalité n’existe, ni ne saurait être établie. Mais elle n’est heureusement pas nécessaire, et l’on voit dans l’intérieur de chaque pays des entreprises industrielles de même nature prospérer simultanément, quoique à des degrés divers, dans les situations les plus inégales. Les exemples en sont nombreux dans toutes les industries : dans l’industrie manufacturière, où, d’une entreprise à une autre, se manifestent des différences si marquées, et dans les industries minérale et agricole, où sont exploités avec profit des terrains si divers et dans des situations si inégalement favorables. Or, si ces graves inégalités n’empêchent pas une certaine prospérité commune, dans un cercle limité, pourquoi donc la rendraient-elles impossible dans des espaces plus étendus, où le danger serait affaibli par la distance ? Et quand, dans l’intérieur d’un même pays, et de province à province, on ne sent pas le besoin de compenser par des douanes la différence des situations, comment se ferait-il que, de royaume à royaume, cette compensation fût d’une impérieuse nécessité ? Il faudrait au moins pour cela que, de royaume à royaume, les inégalités de situation fussent infiniment plus prononcées qu’elles ne le sont de province à province, et il est permis d’affirmer qu’il n’en est pas ordinairement ainsi. N’est-il pas évident, par exemple, qu’il n’y a pas, à beaucoup près, aussi loin de l’industrie de Manchester à celle de Mulhouse ou de Saint-Quentin, que de celle-ci à celle de tel autre point de la France, où l’industrie cotonnière en est à peine à ses débuts ; et si telle filature naissante, dans un de nos départements les moins avancés, n’est pas arrêtée par la redoutable concurrence de l’Alsace, n’y a-t-il pas quelque raison de croire que les filatures de l’Alsace ne le seraient pas à leur tour, même par la concurrence des provinces anglaises les plus avancées ?
Non seulement les différences de situation ne sont pas ordinairement d’État à État plus sensibles que de province à province, et n’auraient pas, par conséquent, plus besoin d’être rachetées par des tarifs ; mais à peine même peut-on dire que les tarifs ont pour objet de rendre les situations plus égales ; et cela est si vrai, qu’ils ne sont pas le moins de monde, malgré leur apparente précision, calculés sur le véritable état du pays contre lequel on les dirige ; qu’ils opposent en général la même force de répulsion à des industries placées dans les conditions les plus diverses, et qu’ils se piquent, en France du moins, de les traiter toutes avec une inflexible uniformité.
Il y a d’ailleurs une raison très forte de douter de cette nécessité d’égaliser les situations par des douanes, dans cette circonstance singulière que tous les pays, indistinctement, expriment le même besoin de protection, et que, dès qu’il s’agit de repousser par des tarifs la concurrence extérieure, les industries de tous les pays mettent toutes la même ardeur à se déclarer les moins avancées, et manifestent des frayeurs absolument pareilles, frayeurs qui doivent être nécessairement mal fondées de quelque côté. On sent à merveille en effet que des propositions qui s’excluent ne peuvent pas être également véritables, et qu’il n’est pas simultanément possible, par exemple, que les draps français aient sujet de craindre les draps belges et les draps belges les draps français. Voilà pourtant ce qui arrive, c’est-à-dire que, de tous les côtés à la fois, s’élève ce cri : « Nous sommes les plus faibles ! Nous sommes hors d’état de lutter contre la concurrence de l’étranger ! » Querelle vraiment plaisante, lutte à rebours de toutes les luttes, dans lesquelles chacun s’efforce de paraître le plus fort, tandis qu’ici c’est à qui réussira à se montrer le plus impuissant et le plus débile. S’agit-il par exemple de tissus de laine ? Nos fabricants déclarent que leur ruine est assurée s’ils ne sont protégés contre la concurrence belge par des droits de 30 et 40%, tandis que, de son côté, la Belgique affirme qu’elle est restée énormément en arrière, et qu’elle a eu le tort très grave de ne pas protéger suffisamment son industrie. Des deux parts à la fois ou assure qu’on a toutes sortes de désavantages : on va jusqu’à prétendre du côté de la France que le retrait de la prohibition, quel que fût le droit qui la remplaçât, amènerait une lutte dans laquelle les fabriques françaises demeureraient inévitablement écrasées ; et telle est, en même temps, la terreur éprouvée par la Belgique, qu’on propose d’élever à 280 francs par 100 kilogr. de laine le droit qui n’était jusque-là que de 180 francs. On tient, également des deux côtés, la concurrence anglaise pour quelque chose d’excessivement formidable, d’absolument invincible ; et l’Angleterre toutefois, malgré la terreur qu’elle inspire, est si peu sûre d’elle-même, qu’avant M. Huskisson elle ne trouvait pas ses tissus de laine trop défendus par un droit de 50%, et qu’à l’heure qu’il est, elle les couvre encore d’une protection de 15%. — On trouve un second exemple de ces effrois qui se contredisent, dans la lutte des tissus de coton. Il n’y a que peu d’années encore, l’Angleterre, qui inonde le globe de ses produits en ce genre, qui en exporte annuellement, malgré les prohibitions ou les taxes répulsives qu’elle rencontre presque partout, pour plus de 800 millions de francs, croyait avoir besoin de les défendre sur son propre marché par des droits de 50, 67, 75% ; et d’un autre côté, les fabriques du continent et notamment celles de la France ne voient pour elles de salut possible que dans la prohibition la plus absolue. La Belgique, en convenant de ses progrès, déclare que, pour les indiennes, les produits anglais et français lui font une concurrence qu’elle est tout à fait hors d’état de soutenir ; et la France, à son tour, en reconnaissant que cette industrie a souffert en Belgique depuis que ce pays s’est constitué en état séparé, affirme que les manufactures françaises ne pourraient, sans le plus grand danger, s’exposer à la concurrence belge. — Les poteries, les verreries et maints autres articles donnent lieu aux mêmes manifestations de peur simultanées. Les potiers anglais, qui se croient en état de fabriquer toute sorte de poteries à meilleur marché qu’aucune autre nation du monde, n’en demandaient pas moins, par le tarif encore en vigueur en 1825, une protection de 75%. Quant aux nôtres, des droits protecteurs ne sauraient leur suffire : il ne leur faut pas moins qu’une prohibition absolue ; ils sont, affirment-ils, en arrière de 50 ans, et, tandis qu’ils s’évertuent ainsi à se déprimer eux-mêmes, ceux de la Belgique se déclarent encore inférieurs et exposent compendieusement les raisons de leur impuissance. — Arrivons-nous aux cristaux ? Un fabricant anglais avoue que son industrie est en mesure de se défendre contre la concurrence française ; mais il insiste néanmoins pour être protégé, c’est-à-dire pour être indûment affranchi de toute concurrence extérieure, et quand on lui demande ce qu’il craint, il répond qu’il craint tout et proteste contre tout abaissement des tarifs. À côté de ce fabricant anglais qui craint tout, bien qu’il ne redoute pas la concurrence française, je puis faire figurer un fabricant belge qui accuse la cristallerie française d’inonder de ses produits la Belgique, hors d’état de se défendre, dit-il, malgré l’élévation des droits ; et, en regard de ce dernier, un fabricant français vous attestera que les verreries belges ont sur les nôtres toute sorte d’avantages, qu’elles peuvent donner pour 8 et 20 francs ce que nous ne pouvons donner que pour 13 et 30, et qu’en dépit du droit qui nous protège, elles nous font une concurrence contre laquelle il nous est impossible de lutter[2].
C’est ainsi qu’on s’escrime à paraître petit et faible, et telle est l’émulation de ces frayeurs, qui font également explosion partout, et qui enchérissent les unes sur les autres. Or, on peut bien admettre qu’elles sont toutes sincères, mais non pas qu’elles sont toutes fondées, et que tout le monde a raison d’avoir peur, qu’aucune nation n’est en mesure de supporter la concurrence d’aucune autre.
Je suis bien plus tenté de penser, que leur plus grand intérêt à toutes serait d’être sagement préparées à l’établissement d’un libre concours. L’expérience en effet a prouvé maintes fois et de la manière la plus éclatante, qu’entre des pays placés dans des situations d’ailleurs fort diverses on pouvait supprimer tout tarif, faire disparaître toute ligne de douanes non seulement sans dommage pour l’industrie de chacun, mais avec profit pour celle de tous. Cela a été prouvé par la suppression de nos douanes intérieures et par la substitution d’un seul grand marché national aux innombrables marchés isolés dont notre territoire était formé. Cela a été prouvé par l’adjonction à notre pays du territoire de la Belgique et des anciens départements de la rive gauche du Rhin. Cela a été prouvé par la réunion successive à ce marché, déjà si étendu, de tous les pays qui avaient fini par constituer la France impériale, et par le reculement graduel des lignes de douanes jusqu’aux dernières limites de cet immense marché. Cela vient de nos jours d’être confirmé de nouveau par la réunion à peu près simultanée des nombreux États qui forment l’union commerciale allemande. II est bien avéré qu’en ces divers cas on a pu agrandir ainsi le cercle dans lequel le voiturage pourrait librement exécuter ses transports, sans que les industries rivales et si diversement situées dont on lui permettait de mettre les produits en présence en aient aucunement souffert. Et non seulement elles n’en ont pas souffert, mais il est encore avéré que leur activité commune s’en est sensiblement accrue ; et personne ne conteste, par exemple, que la suppression de nos douanes intérieures et la faculté laissée enfin à l’industrie voiturière de se mouvoir sans obstacle dans toute l’étendue du territoire national n’ait puissamment contribué au développement des industries que le territoire renferme. Personne ne conteste non plus que l’extension graduelle qu’a prise notre marché pendant la durée de la République et de l’Empire, n’ait eu des résultats pareils. Je sais bien que les fauteurs du régime exclusif attribuent surtout ces résultats à l’isolement où la Révolution nous avait placés du reste de l’Europe. Mais les plus exagérés ne nient point que l’agrandissement du marché national n’y ait également concouru : ils ont, au contraire, grand soin, dans l’apologie qu’ils font du blocus continental, de faire remarquer à quel point les inconvénients reprochés à ce système étaient rachetés pour nous par la vaste étendue donnée à notre marché, et ils se prévalent de celle qu’il conserve encore, et de la grandeur de l’espace dans lequel le voiturage peut s’y mouvoir en toute liberté, pour maintenir le régime de l’isolement industriel de la nation et mettre ce régime à l’abri de toute atteinte. Enfin, si l’on ne conteste pas les avantages qu’a eus pour notre industrie l’agrandissement successif du marché national, depuis la suppression des douanes intérieures de l’ancienne France jusqu’aux dernières acquisitions de la France de la Révolution et de l’Empire et au dernier déplacement des douanes impériales, il n’y a pas davantage à contester les services qu’a déjà rendus à l’industrie allemande la suppression de toute barrière entre les divers États qu’embrasse le zollverein. Cet affranchissement a imprimé à l’industrie de tous l’impulsion la plus salutaire ; et non seulement les souffrances partielles qui ont pu résulter sur quelques points d’une liberté brusquement établie n’ont nullement arrêté le cours si heureusement accéléré de la prospérité générale, mais les lieux mêmes qui avaient momentanément souffert se sont promptement relevés, et l’industrie de Berlin, par exemple, un moment déconcertée par le redoutable concours de l’industrie saxonne, s’est bientôt remise de cet ébranlement et trouvée en mesure de lutter contre sa principale rivale. Partout l’activité s’est accrue et la richesse développée ; les plus grands avantages ont été sans doute, ainsi qu’il était naturel, pour les États qui avaient le plus d’avance ; mais tous ont sensiblement profité, et le seul fait de la suppression des lignes de douanes qui les isolaient les uns des autres les a placés collectivement dans les conditions de prospérité les plus complètes où ils se fussent jamais trouvés. Ceci est attesté par tous les écrivains qui ont eu à rechercher et à faire connaître les résultats de l’union douanière allemande.
Il paraît donc certain, des expériences considérables et réitérées l’ont suffisamment établi, qu’on pourrait arriver à la suppression de toute barrière entre des pays très divers et très inégalement avancés, non seulement sans détriment, mais avec profit pour l’industrie des uns et des antres. Cela reste vrai malgré ce qu’on a pu dire des relations du Portugal avec l’Angleterre, et des États à peine éclos du Nouveau-Monde avec l’Europe. La liberté des importations n’a pu détruire dans ces pays des industries qui n’y étaient pas nées, et le régime prohibitif n’aurait pas eu, très assurément, la vertu de les y faire naître. Quand le Portugal aurait refusé de recevoir les produits des fabriques anglaises, et quand les États naissants de l’Amérique auraient repoussé par des douanes les articles manufacturés de l’industrie européenne, il n’aurait certes pas suffi de ces expédients pour faire de ces pays des pays manufacturiers. On peut, je crois, sans beaucoup de témérité, mettre les fauteurs du régime prohibitif au défi de citer des exemples de populations encore engourdies dont ce système ait eu le pouvoir d’éveiller l’activité, ou de nations véritablement actives, que de libres communications avec des sociétés industrieuses et riches aient fait tomber dans l’engourdissement.
Pour bien apprécier, au surplus, l’effet de telles relations, il n’y a qu’à l’observer au sein même de grands pays, où elles mettent en contact des industries et des territoires ayant les intérêts en apparence les plus opposés. Admettons-nous, dans l’intérieur du royaume, qu’il soit au pouvoir des provinces avancées de nuire par leur concurrence à l’avancement des provinces en retard ? Croyons-nous que l’agriculture de la Flandre fasse obstacle à celle du Languedoc, ou que les fabriques de l’Alsace arrêtent les progrès de celles de Rouen ? Pensons-nous qu’il soit au pouvoir de l’industrie lyonnaise d’empêcher qu’il s’établisse des métiers à soie ailleurs que dans le département du Rhône sans le secours des prohibitions, ou que, sans la même assistance, il ne se puisse élever de fabriques de coton ailleurs qu’à Saint-Quentin ou à Mulhouse ? Les partisans du régime prohibitif sont si loin de le supposer, qu’ils ne cessent d’exciter les départements méridionaux, ennemis par position de ce système, à importer chez eux l’industrie des départements du Nord et de l’Est. Imitez, leur dit-on, l’exemple que ces départements vous donnent. Créez au milieu de vous de grands foyers d’industrie : faites des cotons comme à Mulhouse ; faites des soieries comme à Lyon ; fabriquez des draps et des tissus de laine comme à Reims, à Sedan, à Elbeuf, à Louviers : l’état avancé de ces départements vous sera un secours, non un obstacle ; votre paresse sera naturellement stimulée par le spectacle de leur activité ; leur intelligence éveillée donnera l’éveil à la vôtre ; tous leurs ateliers vous sont ouverts ; tous leurs secrets vous sont livrés ; ils ne demandent pas mieux que de vous inoculer leur savoir-faire ; voyez comment sont montés leurs métiers, comment sont organisées leurs fabriques ; demandez-leur des chefs d’atelier ; faites venir de chez eux quelques maîtres-ouvriers qui soient en état de dresser les vôtres… Voilà qui est puissamment raisonné, et je n’ai pas une objection à faire. Mais, s’il est vrai, comme avec raison on l’affirme, que nos départements arriérés peuvent profiter et profitent en effet à un haut degré de leurs libres communications avec ceux qui ont de l’avance, pourquoi ceux-ci souffriraient-ils de communications semblables avec des pays encore plus avancés qu’eux ? S’il n’y a point à s’inquiéter pour la Touraine de la concurrence du Lyonnais, pour le Languedoc de celle de la Normandie, ni pour le Bordelais de celle de l’Alsace, pourquoi s’effrayerait-on pour la Normandie de la concurrence du pays de Liège, ou de celle du Lancashire pour nos départements du Nord ou du Haut-Rhin ?
S’il y avait péril à ouvrir de libres relations avec des pays très industrieux et très riches, il y aurait péril à voir des portions quelconques du royaume s’élever rapidement à un haut degré d’industrie et de prospérité. Il serait aussi à craindre, par exemple, de voir la Picardie et l’Artois devenir industrieux et riches comme la Belgique, que de voir la Belgique même commercialement unie au territoire national. Cependant, quelque progrès que l’Artois et la Picardie pussent faire, imaginerait-on de s’en inquiéter pour l’avancement du reste du pays ? Ne regarderait-on pas, au contraire, cette heureuse transformation comme très favorable aux progrès du reste du royaume ? Mais, s’il n’est pas possible de s’alarmer des rapides développements qu’une partie du territoire pourrait prendre, comment serait-il raisonnablement possible de craindre l’union commerciale au territoire d’un pays très développé ?
La terreur que paraissent causer ces sortes d’unions est d’autant plus singulière que, dès qu’elles s’opèrent par voie de conquête, elles cessent aussitôt d’être redoutées et ne rencontrent plus d’objection d’aucune sorte. Ainsi, que la Belgique, ou tel autre pays dont l’industrie serait encore plus avancée, vinssent à être acquis par la voie des armes, que leur réunion à la France fût confirmée par des traités et par des lois, et nul, j’en suis assuré, n’y verrait à reprendre, et nulle industrie ne s’aviserait de dire que cette union va devenir une cause de ruine et porter le dernier coup au travail national… Cependant, voudra-t-on m’expliquer comment la Belgique, incorporée à la France par voie de conquête, ne causerait aucun dommage à son industrie, et comment elle l’écraserait, au contraire, dans le cas où elle lui serait unie par un lien purement commercial ?
On dit : la Belgique, plus avancée que la France, ferait, dans tous les cas, une concurrence fatale à son industrie ; mais peu importerait, ajoute-t-on, dans le cas où elle lui serait acquise : comme elle ferait alors partie du domaine national, ce que pourraient perdre d’autres régions du royaume serait gagné par celle-ci, et, en résultat, la situation du pays entier resterait la même. — Voilà qui est au mieux, et l’argument serait irrésistible, si les prémisses pouvaient être acceptées. Mais comment admettre que la Belgique, devenue province française, nuirait nécessairement par sa concurrence aux provinces moins avancées, tandis qu’on soutient d’un autre côté que les provinces très avancées ne causent aucun dommage aux provinces restées en arrière ; que leur concours, au contraire, les sert merveilleusement ; que leur prospérité les enrichit ; que leur activité les stimule ; que le Nord encourage le Midi ; que la concurrence intérieure, en un mot, n’a pour tout le pays que des avantages ? On ne pourrait donc pas dire de la Belgique, devenue française, ce qu’on ne dit pas de la Normandie, de l’Alsace, ou de telle autre province, française depuis longtemps ; et ce qui ne serait pas vrai de la Belgique conquise, ne saurait être vrai de la Belgique devenue seulement notre associée. Le seul fait qui reste acquis, c’est toujours ce fait banal, que de libres et loyales communications entre des pays très inégalement développés seraient favorables aux uns et aux autres, et singulièrement aux moins avancés.
C’est à la liberté de ces relations, et non à l’influence des tarifs douaniers, qu’il sera donné quelque jour d’affaiblir, sinon d’effacer entièrement les inégalités de situation existantes entre les industries rivales. Nous voyons comment opère cette liberté dans l’intérieur de chaque pays : elle oblige partout les entrepreneurs à se tenir au courant des découvertes, à introduire dans leurs ateliers les perfectionnements adoptés par leurs rivaux. Elle produirait, en s’étendant, des effets encore plus considérables ; elle imprimerait à tous les arts une plus vive excitation ; elle les contraindrait à mettre leurs procédés au niveau de ceux observés dans les pays qui auraient le plus d’avance ; elle rendrait ces imitations d’autant plus aisées que les relations elles-mêmes seraient devenues plus faciles et plus actives. Ne sait-on pas ce que peut, pour exciter l’émulation, la crainte d’un rival dangereux ? « Lorsque les draps français furent admis en Angleterre, observait, en 1841, lord John Russel, parlant à la Chambre des communes, les draps anglais reçurent une amélioration rapide, et le progrès fut tel qu’on vendit bientôt comme français des articles anglais. Lors de l’admission des soieries et des gants de France, ajoutait le même ministre, on déclara que c’était le signal de la ruine des ouvriers anglais ; et qu’arriva-t-il ? précisément le contraire. » C’était par la crainte de la concurrence extérieure, sous le ministère de M. Canning, que le gouvernement anglais cherchait à aiguillonner l’industrie de ses sujets, et à la rendre plus habile et plus active. Au lieu d’établir de nouvelles prohibitions, il commençait à lever les anciennes, et c’étaient précisément les industries les plus faibles qu’il soumettait les premières au régime fortifiant de la liberté : c’était aux fabricants de soieries, les moins avancés de tous, les moins capables de lutter contre la concurrence française, qu’il retirait d’abord, et avec le plus grand fruit pour eux, le funeste appui des prohibitions. Les mêmes moyens ont produit maintes fois chez nous des effets semblables. En 1823, les fabricants de Lyon niaient la possibilité de fabriquer à meilleur compte qu’ils n’avaient fait jusque-là. Vers cette époque, des ouvriers anglais expatriés les avertirent de ce qui se passait en Angleterre et du développement qu’y prenait la fabrication des soieries. L’éveil fut donné dans la ville, et les mêmes fabricants, qui avaient jusqu’alors obstinément nié la possibilité des économies, découvrirent bientôt qu’il était possible de faire, seulement sur les frais de tissage, une épargne de 50 ou 60%. Un manufacturier très expérimenté, M. Brongniart, directeur de la fabrique royale de porcelaine de Sèvres, était positivement d’avis, il y a vingt ans, qu’il ne manquait chez nous à la poterie, pour obtenir les plus brillants succès, que d’être mise dans la nécessité de lutter contre la concurrence étrangère. Tel est, écrivait-il, l’avantage de la France dans le prix de la plupart des choses nécessaires à ce genre de fabrication, que, malgré l’infériorité d’industrie, on y pourrait fabriquer de la poterie fine, aussi bonne que celle d’Angleterre, à meilleur marché qu’en Angleterre même ; tandis que la poterie fine de France, beaucoup moins bonne que celle d’Angleterre, est plus chère de 20%. Mais, ajoutait-il, il faudrait que les fabricants se donnassent quelque peine, qu’ils fissent des essais longs, souvent infructueux et toujours plus ou moins dispendieux. Or, ne concourant qu’entre eux, et trouvant en France un débit qui leur paraît suffisant, ils n’ont aucun motif puissant de faire des efforts ; ils n’ont point à redouter la concurrence étrangère ; et le gouvernement, qui voulait favoriser leur industrie, lui a fait un tort grave en permettant aux fabricants de rester dans l’apathie. M. Brongniart conseillait, en conséquence, de leur faire sentir l’aiguillon de la concurrence étrangère, et ce conseil, bien qu’il n’ait été suivi qu’avec une excessive timidité, a eu les résultats les plus favorables. « Lorsque la poterie anglaise commença à être admise en France, dit lord John Russel, dans le discours que je citais tout à l’heure, il en résulta tout d’abord une amélioration considérable dans la fabrication de cet article par les ouvriers français. » Et, en effet, la poterie de France a fait depuis de tels progrès qu’elle est aujourd’hui presque aussi recherchée en Angleterre que celle d’Angleterre l’est en France.
Il faut prendre garde d’ailleurs qu’une industrie indigène, pour lutter avec succès contre ses rivales du dehors, même sur son propre marché, n’a pas toujours besoin de travailler avec le même degré d’extension, d’économie et de puissance qu’elle. Il suffit souvent à ses produits, pour trouver sur les marchés étrangers un débit considérable, même alors qu’ils sont d’un prix relativement un peu élevé, de certains mérites qui leur soient propres, unis à leur qualité d’étrangers. Il y a ici à tenir grand compte du goût que les hommes ont partout pour les choses qui viennent de loin, surtout quand elles se recommandent par des qualités particulières véritablement dignes d’être appréciées. Les produits de divers pays, qu’on appelle assez incorrectement similaires, différent presque toujours assez pour ne pas s’exclure, malgré leur prétendue similarité. Autre chose sont, par exemple, les draps de Verviers et les draps de France, les toiles de France et celles de Belgique, les soieries du Levant ou de la Chine et celles de Lyon. Les tissus de coton dont l’Angleterre inonde le globe, et qu’elle donne à des prix si bas, n’empêchent pas les nôtres de trouver hors du royaume un débit fort étendu. Nous en exportons annuellement pour plus de 100 millions, que nous plaçons sans difficulté, malgré la concurrence anglaise ; et, chose étrange ! l’Angleterre elle-même, qui en vend au monde entier, nous en achète pour son propre usage pour plus de 3 millions. Le tout, parce que nos tissus, bien qu’un peu plus chers que les siens peut-être, se distinguent par des qualités tout à fait dignes de les faire rechercher, et ont en outre le singulier mérite de venir de loin, d’être étrangers, d’être français ; comme les siens ont à nos yeux, entre plusieurs autres mérites, le mérite tout à fait spécial d’être anglais. Il suffirait presque toujours de ces différences qui distinguent les produits dits similaires des divers pays, et de cette faveur naturelle et passionnée que rencontrent partout les choses venues de l’étranger, pour que les produits de chaque pays fussent assurés de trouver des acheteurs dans les autres : les poteries fines de France seraient recherchées en Angleterre comme celles d’Angleterre le sont en France ; si les Anglais nous vendaient plus de tissus de coton, nous leur vendrions plus de tissus de soie ; tandis que les soieries de Lyon iraient se faire consommer en Chine, celles de Chine viendraient se faire consommer à Paris. On connaît notre goût bizarre pour les plus laides chinoiseries, uniquement parce qu’elles sont chinoises. Les Chinois, de leur côté, ne montreraient pas une passion moins extravagante pour les produits d’Europe de l’usage le plus commun : « Vous savez, disait le mandarin Choo-Tsun, qu’il est dans la nature du peuple d’estimer les choses qu’il ne connaît que par ouï-dire et de déprécier celles qu’il a sous les yeux ; de passer sans s’arrêter auprès de ce qui est sous sa main pour aller chercher ce qui est au loin, et, bien qu’il ait une chose dans son propre pays, de l’aimer mieux quand elle vient des régions étrangères. Les produits de soie et de coton de la Chine sont en quantité bien suffisante, et pourtant on ne recherche que les draps et les cotonnades des Barbares d’outre-mer. Le peuple, ajoutait le sage mandarin, veut absolument faire usage de monnaie étrangère ; et cette monnaie, quoique inférieure en valeur, est achetée par lui à un taux plus élevé que l’argent sycée indigène, qui est pur. En vain la monnaie indigène a été frappée sur le même patron, sous le nom de pièces de Keangsoo, de Fuhkeen, elle n’a jamais pu avoir cours. » Pour juger, au surplus, de l’extension que pourrait prendre entre les divers pays, l’échange des produits similaires, il suffit de dire qu’en dépit des obstacles que nous oppose le régime prohibitif, nous exportons annuellement, d’après les tableaux de la douane, pour plus de 500 millions de produits manufacturés, qui rencontrent, à peu près partout, des produits plus ou moins semblables, et que probablement il nous en arrive autant au moins que nous en exportons.
C’est singulièrement choisir son temps, convenons-en, pour chercher à restreindre les rapports commerciaux des peuples, que de travailler à resserrer ces rapports, alors précisément que tout conspire à les amplifier ; que de prêcher à l’Europe l’isolement chinois au moment même où la Chine commence à abaisser ses immuables barrières et à entrer en relation avec le monde européen ; que d’exciter les grandes nations à se claquemurer, à se replier de plus en plus sur elles-mêmes, alors précisément que ces nations travaillent avec une émulation et une énergie communes à multiplier entre elles et avec le reste du monde les moyens de communication, à les étendre, à les perfectionner, à les rendre chaque jour plus puissants et plus rapides ; quand elles unissent les points les plus séparés du globe par des services de poste réguliers ; quand elles jettent sur l’Océan un nombre toujours croissant de ces ponts mobiles que la vapeur pousse, en toute saison, à travers les mers les plus orageuses, et qui arrivent à jour marqué ; quand elles lient entre elles par les voies les plus accélérées et les plus directes toutes les capitales du monde chrétien ; quand leurs principales lignes de routes et de chemins de fer rayonnent simultanément vers la frontière, et sont dirigées de manière à s’y rencontrer et à s’engager les unes dans les autres. Voilà pourtant le spectacle dont nous sommes les témoins. Jamais les peuples n’ont fait autant d’efforts pour se rapprocher, pour vivre en quelque façon d’une vie commune ; et jamais, d’un autre côté, ne s’était manifestée une si vive et si universelle recrudescence de zèle pour le maintien, l’extension, l’aggravation du régime prohibitif.
On dit qu’en fait, les grandes nations tendent de plus en plus à se suffire à elles-mêmes ; et l’on ne prend pas garde qu’au contraire elles se deviennent de plus en plus indispensables les unes aux autres, et qu’il n’en est pas une dont l’activité ne fût, à beaucoup d’égards, détruite, et dont l’existence tout entière ne fût profondément troublée si l’industrie voiturière cessait un instant de lui conduire, de tous les points du globe, les objets innombrables que réclament ses travaux et ses consommations. Qu’on songe à ce que les nations avancées de l’Europe sont indispensablement obligées de tirer du dehors, seulement en objets nécessaires à l’exercice de leurs arts manufacturiers, en coton, en soies, en laines, en huiles, en peaux brutes, en bois de construction, de menuiserie, de teinture, d’ébénisterie ; à ce qu’il faut seulement de coton à l’Angleterre pour suffire au travail de ses fabriques ; à tout ce qu’il faut à la France, dont l’industrie, si restreinte encore et qu’on croit d’ailleurs si bien alimentée par le territoire national, ne demande pourtant pas aux autres nations, en matières de toute nature, pour moins de 600 millions de francs, chiffre seulement des valeurs déclarées à la douane ; et qu’on se demande, après cela, ce que deviendrait l’industrie de la France, celle de l’Angleterre, celle en un mot de tous les peuples, si les relations qu’entretient entre eux l’industrie voiturière venaient à être interrompues, s’ils venaient à tomber dans cet isolement qu’on leur recommande avec tant d’instance !
On dit encore qu’en fait, et eu égard aux accroissements que prend l’exportation intérieure, la masse des importations et des exportations diminue ; et l’on ne prend pas garde que cette assertion est en désaccord avec les faits les plus patents ; que tous les documents officiels la contredisent ; que la masse entière des importations et des exportations, qui, d’après Chaptal, n’était, en 1789, que de 1 milliard 172 millions, a été, en 1841, de 2 milliards 187 millions ; que cette masse de transports, qui ne comprend pas celle des importations et des exportations opérées par la contrebande, est infiniment au-dessous de la réalité ; et qu’enfin, nonobstant le surcroît d’excitation imprimé partout aux passions prohibitives, elle s’accroît d’une manière rapide, constante, non interrompue !
On dit également que la masse de transports de beaucoup la plus importante et la plus digne d’être recommandée est celle que l’industrie voiturière exécute dans l’intérieur de chaque pays ; et cela est vrai, en ce sens que les relations les plus naturelles, et par cela même les plus multipliées, sont celles que cette industrie entretient et renouvelle sans cesse entre des lieux et des producteurs voisins. Mais on ne prend pas garde que plus les relations entre voisins sont naturelles, plus elles donnent lieu à des déplacements multipliés, et plus il est absurde d’obliger, dans chaque pays, les habitants des frontières à aller chercher souvent très loin, quelquefois à l’autre extrémité du territoire, ce qu’ordinairement ils trouveraient à quelques pas d’eux, de l’autre côté de la frontière ; qu’agir de cette façon c’est aller précisément contre ces relations naturelles, c’est-à-dire contre ces relations de voisin à voisin, qu’on recommande avec raison comme les plus importantes, et qu’ainsi le régime prohibitif est, en chaque pays, dans toute la zone des frontières, aussi contraire aux relations de proche à proche qu’aux relations avec des pays éloignés.
On dit enfin, et c’est là l’argument le plus banal, que c’est en s’isolant les unes des autres, en limitant les mouvements de l’industrie voiturière, et en lui interdisant un certain nombre d’importations et d’exportations, que les nations sont parvenues, chacune de leur côté, à développer dans leur sein des industries considérables, qui n’y seraient pas nées sans le secours des prohibitions ; et l’on ne prend pas garde qu’en s’exprimant de la sorte ou affirme une chose qu’il n’est au pouvoir de personne de prouver ; que, depuis plusieurs siècles, en effet, le régime prohibitif a été le droit commun de l’Europe ; que c’est sous l’influence de ce régime que l’industrie des nations européennes s’est partout développée, et que nul, par conséquent, ne peut dire ce qui fût arrivé si elle avait pu naître et grandir sous l’influence de relations plus naturelles et plus libérales ; mais que l’analogie conduit à penser que la liberté des communications n’aurait pu qu’en activer partout l’accroissement ; qu’il n’y a nulle raison de croire que cette liberté eût produit sur un très grand théâtre des effets différents de ceux qu’elle a eus dans des espaces plus limités ; qu’on eût probablement débuté partout par les industries les plus naturelles, les plus indiquées par l’état des lieux et le génie des habitants ; mais que c’eût été là, sans contredit, le moyen le plus prompt de se préparer à l’exercice de celles que les circonstances locales favorisaient moins ; que, dès qu’une industrie aurait eu pris sur les points les plus heureux une extension assez grande pour ne plus donner que de faibles profits, elle eût déplacé une partie de ses forces et fût allée s’installer en des lieux où elle eût été plus nouvelle et eût pu donner des profits plus importants ; que, de proche en proche, toutes se fussent ainsi propagées partout où elles auraient eu chance de vie, et que cette marche, qui eût été la plus naturelle, eût été probablement aussi la plus rapide ; qu’on eût fait, par là, de ses forces l’emploi le plus intelligent et le plus fructueux, et qu’on eût évité l’énorme déperdition de celles qu’a exigées partout la mise en œuvre du régime prohibitif ; que, sous l’influence de ce régime, au contraire, on a partout donné plus ou moins, à l’emploi de ses facultés et de ses ressources, une direction irrégulière et forcée ; qu’on a négligé, en maints pays, les industries les plus naturelles pour cultiver celles auxquelles se prêtaient moins la nature du territoire et le génie des populations ; que bien des arts se sont établis ainsi hors de leur vraie place, ou s’y sont développés prématurément ; qu’on a été privé partout du surcroît d’excitation qui fût résulté d’une émulation plus universelle ; que, réduit à sa propre expérience, on a été forcé de faire les mêmes recherches et les mêmes découvertes partout ; qu’on a épuisé des forces immenses à s’emprisonner chez soi, à s’exclure les uns les autres, à se repousser le plus qu’on a pu ; qu’on s’est placé, comme à plaisir, dans les situations les plus compliquées et les plus fausses ; que l’instabilité naturelle des situations s’est accrue de tout ce qu’on a prétendu faire pour les assurer et les rendre invariables ; que les prohibitions, les droits protecteurs, les encouragements, les désencouragements, les mesures soi-disant pondérées, les primes accordées, retirées, rendues, ont accru dans une proportion incommensurable l’incertitude déjà si grande des conditions du travail, et qu’enfin il n’est pas possible d’admettre qu’au milieu d’un tel chaos de règles arbitraires, et dans un état de choses si tourmenté, si contraint, si embarrassé, si rempli d’agitation et d’incertitudes, les industries des divers États de l’Europe aient dû mieux et plus activement se développer qu’elles n’eussent fait dans une situation plus simple et plus véritablement régulière.
Aussi la tendance ouverte, évidente des nations européennes, au milieu même de ces complications et des efforts faits pour les accroître, est-elle de finir un jour par où il est si regrettable qu’elles n’aient pas débuté, et de chercher à sortir de leur isolement commercial, de préparer la suppression d’un certain nombre de lignes de douanes, de travailler à agrandir graduellement leurs marchés. Le nôtre, restreint jadis aux limites de chaque province, s’est étendu, il y a cinquante ans, à tout le territoire national. Quelque chose d’approchant a eu lieu de nos jours en Allemagne par la création du zollverein. Nous visons, de notre côté, à étendre nos relations par des unions du même genre. L’Autriche, assure-t-on, en fait autant en Italie. Il est probable que des associations pareilles tendront à se former ailleurs encore ; que peu à peu l’Europe ne présentera plus qu’un petit nombre de marchés très étendus, et rien n’interdit de croire qu’à la longue ces marchés eux-mêmes, s’ils ne cessent pas absolument d’être séparés, ne le seront que par des barrières toujours plus faibles et plus pénétrables.
Ce sera là sans doute un travail laborieux et lent. Il est subordonné à des conditions qu’on tenterait en vain d’éluder, et qui ne se réaliseront que fort à la longue. Les difficultés seront d’autant plus grandes que les formes du régime parlementaire, de plus en plus généralisées, permettront au système en possession de la place de lutter avec plus d’énergie pour s’y maintenir. Les rivalités nationales ne sont pas tellement affaiblies qu’il ne puisse longtemps encore y puiser les moyens de se défendre. Les rapprochements les plus naturels, combattus à titre de combinaisons libérales, ne réussiront à se faire accepter que comme moyen de défense contre des rivaux réputés plus dangereux. Il faudra se donner le temps, non de convertir des intérêts bien résolus à ne pas se laisser convaincre, mais, en dehors de ces intérêts coalisés et opiniâtrement résistants, d’éclairer les esprits prévenus, et de rendre sensibles pour tout le monde les inconvénients de l’isolement commercial des nations. Il faudra surtout se donner le temps d’apaiser les craintes, les haines, les jalousies qui les séparent encore, et savoir attendre qu’elles se soient plus rapprochées, que leurs intérêts se soient davantage mêlés et confondus, que quelqu’une des plus avancées se soit décidée à donner spontanément l’exemple d’une libéralité intelligente, et finalement que des expériences réitérées et durables les aient mieux instruites toutes des avantages qu’auraient inévitablement pour elles de libres communications.
Mais cet heureux travail, depuis longtemps commencé, auquel tant de forces concourent, et qui est dans l’ordre des développements de la civilisation les plus clairement indiqués, s’accomplira, il n’en faut faire aucun doute ; et, sans aucun doute aussi, à mesure qu’il avancera, à mesure que les nations, appréciant mieux ce qu’elles doivent à l’industrie des transports et l’importance des relations qu’elle établit entre elles, opposeront moins d’obstacles à ses mouvements extérieurs, et la soumettront, dans leurs rapports mutuels, à une police plus éclairée et plus libérale, elle acquerra une puissance d’action considérable que ne comporte pas le régime actuel qu’elle subit. Ce progrès dans les idées et les habitudes sociales est sans contredit celui que réclament le plus impérieusement la plénitude de ses pouvoirs et l’entier développement de ses forces.
Charles Dunoyer.
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[1] Voir dans le Journal des Économistes un article, d’ailleurs excellent, de M. L. Reybaud, intitulé Du fédéralisme industriel, t. III, p. 321 et 322.
[2] Je puise tous ces faits dans les enquêtes et autres documents officiels qui ont été publiés en Angleterre, en France et en Belgique.
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